Né en 1957 dans une banlieue chic, revient faire ses premiers pas dans la sciure de la boucherie paternelle, en banlieue ouvrière. Sa mère rêvait d’être marchande de bonbons en vendant du jambon. N’avait rien publié avant les livres en communauté des ateliers de François Bon, la classe ! Mais, pour l’heure n’est jamais passé à la télé, n’a jamais marqué le but victorieux, n’est jamais monté sur les planches. Après avoir tenté de faire de son mieux, persévère avec assiduité dans cette voie. Son blog : les destinataires éclairés s’étoffe avec un article journalier pendant le mois de juin 2018.
Il avait retrouvé une pochette de photos, sur laquelle était écrit 1990. Il y avait 33 photos dont 25 précisément de la rue des Bleuets, où il avait passé enfance et jeunesse. Sa vie était ailleurs depuis longtemps et il n’avait aucune attache dans ce quartier. Il y avait là sur les images ses parents et son frère, et des amis et de la famille. Tous étaient venus pour donner un coup de main pour le déménagement. Lui était là, mais sans ces photographies, il n’aurait jamais eu aucun souvenir de cette journée, pourtant si particulière. C’était le dernier jour à cet endroit, la dernière journée de la Boucherie des Coteaux car tel était le nom de la boutique. On disait toujours comme ça pour parler du lieu, la boutique, qui occupait le rez de chaussé de la maison de banlieue, dans ce quartier où les rues avaient des noms de fleurs. Des prises de vues ont été faites aussi dans la petite cour, et derrière. Derrière, c’était la resserre, là où se trouvaient le grand frigo, et la grande table de bois sur laquelle étaient posés le quartiers de bœufs pour être découpés. Les parents étaient arrivés là au milieu des années 50, ils quittaient l’endroit quarante ans plus tard. Il ne se souvient pas de la dernière fois où il était venu avant ce jour définitif, mais il était bien certain qu’après celui-ci, il n’y revint jamais.
Une longue devanture en verre épais. A chaque bout, une porte également transparente et qui se verrouillait par le bas. Devant, un large trottoir puisque la maison était un peu plus que les autres en recul de la rue, et des clients en profitaient pour poser là leur bagnole. Une marquise en dur qui se prolongeait par un store de toile épaisse pour le soleil lorsqu’il chauffait trop. Un grand rideau rouge à bandes noires cachait l’intérieur lorsque la boutique était fermée. Deux fenêtres aux volets métalliques à l’étage, peints d’un marron soutenu. Du toit, l’on aperçoit le battant ouvert d’un Vélux, un peu à gauche, comme une bouche mangeant les tuiles. A droite le grand portail métallique coulissant est grand ouvert, laissant voir la cour et les garages dans le fond. Le cerisier n’est plus là depuis longtemps.
Face à la boutique, une petite impasse desservait une dizaine de maisons, débutant sur la gauche par un terrain vague. Le maçon de la première maison l’avait réquisitionné pour entreposer des voitures sur lesquelles il passait le plus clair de son temps libre, la tête sous le capot. A droite, était une coquette maisonnette en vert et blanc. La voisine d’en face prenait un malin plaisir à venir chercher à manger juste au moment de la fermeture des rideaux. De petites portes en ferraille desservaient d’humbles maisons avec leurs jardinets qu’il fallait traverser pour accéder aux habitations. La ruelle n’était pas goudronnée et les jours de pluie, c’était vraiment dégueulasse, noire comme de la désolation. C’était du mâchefer, pareil aux pistes de l’hippodrome de Vincennes. Les noms de chaque famille lui étaient connus, leurs histoires aussi. De l’étage au dessus de la boutique, on devait voir Paris, mais c’est pas sûr.
La rue parallèle au nord, c’était la rue des Courlis, celle du sud la rue de la Marjolaine. Les rues perpendiculaires à l’ouest c’étaient la rue des Lilas, à l’est l’avenue de la Victoire. Mais la petite rue des Bleuets traversait la rue des Lilas jusqu’à celle des Alouettes où elle butait sur le mur du Stade des Courlis. Avant cela pourtant, elle avait un petit affluent constitué par la rue des Glaïeuls qui n’était pourtant qu’une impasse. D’ailleurs, l’impasse devant la boutique avait aussi le nom de rue, la rue des Héliotropes. De l’autre côté, vers l’est, elle traversait aussi l’avenue de la Victoire pour continuer sur une vingtaine de mètres et arriver devant la façade d’une maison. Le seul pavillon qui profitait de la vue en enfilade de toute la rue. Tout ça se coupait à angle droit, et c’était tout plat sur des centaines de mètres à la ronde. La vraie frontière, au nord, c’était la voie de chemin de fer.
D’abord, c’est le rouge qui prédomine, largement, et la transparence de la devanture donne cet effet brillant aux grands rideaux pourtant bien pales, mats. Ils étaient épais et lourds, de toile rigide. Cette couleur, selon l’inclinaison du soleil, ou les réverbérations dues aux ciels si bas, si gris qui souvent faisaient notre quotidien, se reflétait sur le large trottoir de ciment clair. Son rebord était fait de longues pierres de granit, sans doute, peu larges et pas très hautes mais faisant pourtant caniveau. Pas très haute pour laisser accès aux voitures et rentrer dans la cour, à côté de la boutique. Du coté gauche, la pierre qui terminait l’espace propre à la boucherie, était cassée ou peut-être l’avait-on coupée pour permettre le passage d’un écoulement. Elle était biseautée et de ce fait, était devenue outil puisqu’elle servait à affûter le grattoir à billots. Ce n’était pas un fil comme un couteau, cette lame. Au contraire, il la fallait plate, justement pour que cet angle bien droit du morceau de métal gratte finement le bois attendri et fragilisé par l’humidité des viandes et les entailles des couteaux, les coups des feuilles. Les soirs d’hiver, quand la nuit était tombée depuis longtemps, le frottement sur la pierre faisait des étincelles, accompagnant le bruit saccadé comme un usinage industriel. Et c’est un endroit précis qui toujours était utilisé, créant ainsi une entaille, la scarification de la pierre du trottoir.
Presqu’en face, mais déjà depuis bien avant ce moment du déménagement, dans un passé devenu tellement lointain que pour bon nombre de ces commerces déjà ils étaient devenus maisons d’habitation, était un salon de coiffure. On ne sait plus quel était le nom de l’artisan, mais son prédécesseur s’appelait Monsieur Rossignol, nom bucolique s’il en est pour un salon dans la rue des Bleuets. Contemporaine de ce prédécesseur, à côté dans l’autre rue, était l’épicerie de Madame Chagot, qui restait fidèle cliente de la boucherie bien après la fermeture de son estencot. Alentour dans les rues voisines, tout un tas de commerces animaient chacune d’elles. Le bistrot de « Chez Tadet », la mercerie de « Chez Viviane », la marchande de journaux de l’angle de la rue des Courlis, dont j’ai oublié le nom, et la boulangerie des Winter, amis des parents au point qu’ils ont partagé quelques jours de vacances en bamboche matin midi et soir à coup de casse-croûtes solides entre déjeuners et diners plantureux. L’époque voulait qu’il fallait montrer à table qu’on ne regardait pas à la dépense, mais en partageant de bons moments dans tous les « Hôtel du Cheval Blanc », les « Auberge du Bord de l’Eau », les « Restaurant de l’Écu », sans oublier les « Café de la Poste » ou « Relais du Commerce » toujours sur la route pour le verre de rafraîchissement ou le café supplémentaire de la matinée. Seule la pharmacie de la rue de la Marjolaine, tenue par la famille Pariètti, et le bar-tabac de l’angle avec la rue des Lilas persistent aujourd’hui. D’autres artisans du bâtiment, plombiers, maçons ou électriciens avaient transformé cours et garages en ateliers et réserves. Joyeuse période du petit commerce, au cœur des trente glorieuses. Se savaient-ils dans cette opulence à jamais perdue, comme leurs noms, sortis des mémoires des habitants d’aujourd’hui ?
L’un de ces commerces, le bistrot de « Chez Tadet », était devenu une sorte d’énigme car à chaque fois que je devais y aller pour porter une commande, je me trompais de chemin. Alors tombé dans une rue différente de ma destination prévue, me revenait en tête la fois précédente et encore d’avoir loupé la rue dans laquelle je devais tourner. Qu’est-ce qui pouvait ainsi, systématiquement, m’empêcher d’atteindre mon but directement ? Une sorte de confusion permanente devait embrumer mon esprit pour chacune de mes livraisons.
Ça faisait du bruit sur la marquise, du bruit sur les Velux et sur les tuiles. Dans la boutique, ce cliquetis indiquait tout de suite l’averse et les clients se précipitaient au sortir de leurs voitures. Souvent Madame était déposée devant le magasin pendant que Monsieur allait un peu plus loin pour se garer ou même faisait le tour du pâté de maisons afin de la reprendre à sa sortie. Une sorte de petit bordel de circulation advenait alors car souvent les véhicules mal stationnés gênaient la fluidité du trafic. La clientèle pédestre, quant à elle, alimentait le service « Objets trouvés » du commerce. Bien souvent, entre les conversations de la clientèle, les emplettes agrémentées des conseils de cuisson, des parapluies étaient oubliés dans la boite prévue pour les recueillir pendant les courses. Le soleil parfois revenu pendant ce temps faisait oublier l’ondée et le parapluie avec lequel on arrivait. Il fallait alors bien noter qui était venu pour le restituer ensuite, mais certains ont fini dans le patrimoine familial, après un an et un jour !
Ça tapait sur la troisième marche de l’escalier quand il s’agissait de demander de l’aide pour servir à la boutique, du plat de la main et parfois avec une voix énergique en supplément pour indiquer l’urgence soudaine. Aux moments d’affluence, entre le brouillard des conversations, le sifflement léger des lames de couteau reprenant leur fil sur le fusil, les ouvertures et fermetures des portes des vitrines et du frigo, les tambourinades de la feuille coupant les os des côtelettes avec ce petit rebond final comme une pièce de machine s’arrêtant sur une butée, la sonnerie de téléphone surpassait ce joyeux tintamarre. Un seul combiné servait pour toute la maison et se trouvait sur la paroi du mur de cet escalier qui reliait l’arrière boutique à l’appartement. Il devait donc être bien sonore, ce téléphone, pour être entendu de tout en haut, comme du fond de la cour. Le voisinage devait d’ailleurs bien en profiter aussi, mais je n’ai pas souvenir d’une seule plainte. Des chiens du voisin nous aurions pu nous plaindre, qui nous gueulaient dessus à chaque passage devant la grille de séparation de nos maisons, mais on ne dit jamais rien qui puisse être un reproche à son voisinage lorsque l’on tient commerce, le voisin est avant tout un client. Les étés chauds, les moteurs des deux grands frigos ronflaient jour et nuit, mais on ne prenait conscience de leur fonctionnement qu’aux moments du lancement ou de l’arrêt. Par le velux ouvert, dans la tiédeur du soir, je rêvassais sans doute et mon esprit divaguait parmi les bruits de frottements, les claquements des tampons des wagons et les accélérations des diesels des motrices de la gare de triage voisine, non loin de la gare du Val d’Argenteuil.
a : Viande et froidure, suif et chaleur. La porte des frigos séparait deux mondes, l’intérieur où les odeurs sont atténuées au point de presque disparaître, ou du moins de se mélanger en une seule odeur de viande froide, et l’extérieur avec des bacs d’os et de déchets qui, par jours d’été un peu trop ensoleillés, empestaient la décomposition et le fétide. Bien plus aimables étaient les effluves des odeurs de cuisson les jours de cuisine des rillettes, dans la grande marmite grise, d’un métal rugueux, épais. Sur le dessus, des pieds de cochon entiers étaient posés et mijotaient toute la nuit, régal du casse-croûte matinal, brûlant sur la langue.
b : Gras séché sur les doigts, toucher de la viande froide en poussant un quartier pour attraper un truc derrière, la poignée métallique toute marquée de petites irrégularités dues aux coups répétés. La peau glacée après avoir plongé les bras dans le bac de saumure pour attraper du lard ou des pieds de cochon, avec le picotement du sel qu’il fallait ensuite évacuer en se les passant sous l’eau du robinet qui, bien que fraîche également, semblait presque tiède, douce. Les bords des daubières métalliques égratignaient les doigts par leurs rebords plein d’aspérités, et collaient aux doigts lorsqu’elles étaient bien froides. A l’inverse, un peu de tiédeur rendait tout glissant, même les jambons secs échappaient des mains. Pas de caresses, pas de toucher léger ou d’effleurement, mais toujours la prise ferme, le porté, le coincé, le soulevé, le pressé, l’écarté. Tout avec les mains, seuls les quartiers de bœuf, les demis cochons ou les agneaux trouvaient place sur les épaules pour être déplacés.
c : Tout en effectuant les missions commerciales attendues, il n’était pas rare de picorer un petit morceau de charcuterie, comme on mange un bonbon. Une étagère odorante de sucré en proposait tout un assortiment, le piquant du citron effervescent à la fadeur calculée d’espèces d’hosties multicolores. Les mioches du quartier savaient bien qu’il leur suffisait de faire un minimum de gringue à la patronne pour repartir avec deux ou trois délices dans la main. J’espère qu’ils en ont encore aujourd’hui des souvenirs suaves, doux en bouche.
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Droits & copyrights réservés à l'auteur du texte, qui reste libre en permanence de son éventuel retrait.
1ère mise en ligne 13 juin 2018 et dernière modification le 30 septembre 2018.
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Il avait retrouvé une pochette de photos, sur laquelle était écrit 1990. Il y avait 33 photos dont 25 précisément de la rue des Bleuets, où il avait passé enfance et jeunesse. Sa vie était ailleurs depuis longtemps et il n’avait aucune attache dans ce quartier. Il y avait là sur les images ses parents et son frère, et des amis et de la famille. Tous étaient venus pour donner un coup de main pour le déménagement. Lui était là, mais sans ces photographies, il n’aurait jamais eu aucun souvenir de cette journée, pourtant si particulière. C’était le dernier jour à cet endroit, la dernière journée de la Boucherie des Coteaux car tel était le nom de la boutique. On disait toujours comme ça pour parler du lieu, la boutique, qui occupait le rez de chaussé de la maison de banlieue, dans ce quartier où les rues avaient des noms de fleurs. Des prises de vues ont été faites aussi dans la petite cour, et derrière. Derrière, c’était la resserre, là où se trouvaient le grand frigo, et la grande table de bois sur laquelle étaient posés le quartiers de bœufs pour être découpés. Les parents étaient arrivés là au milieu des années 50, ils quittaient l’endroit quarante ans plus tard. Il ne se souvient pas de la dernière fois où il était venu avant ce jour définitif, mais il était bien certain qu’après celui-ci, il n’y revint jamais.
Proposition 3 : Se retourner
Une longue devanture en verre épais. A chaque bout, une porte également transparente et qui se verrouillait par le bas. Devant, un large trottoir puisque la maison était un peu plus que les autres en recul de la rue, et des clients en profitaient pour poser là leur bagnole. Une marquise en dur qui se prolongeait par un store de toile épaisse pour le soleil lorsqu’il chauffait trop. Un grand rideau rouge à bandes noires cachait l’intérieur lorsque la boutique était fermée. Deux fenêtres aux volets métalliques à l’étage, peints d’un marron soutenu. Du toit, l’on aperçoit le battant ouvert d’un Vélux, un peu à gauche, comme une bouche mangeant les tuiles. A droite le grand portail métallique coulissant est grand ouvert, laissant voir la cour et les garages dans le fond. Le cerisier n’est plus là depuis longtemps.
Face à la boutique, une petite impasse desservait une dizaine de maisons, débutant sur la gauche par un terrain vague. Le maçon de la première maison l’avait réquisitionné pour entreposer des voitures sur lesquelles il passait le plus clair de son temps libre, la tête sous le capot. A droite, était une coquette maisonnette en vert et blanc. La voisine d’en face prenait un malin plaisir à venir chercher à manger juste au moment de la fermeture des rideaux. De petites portes en ferraille desservaient d’humbles maisons avec leurs jardinets qu’il fallait traverser pour accéder aux habitations. La ruelle n’était pas goudronnée et les jours de pluie, c’était vraiment dégueulasse, noire comme de la désolation. C’était du mâchefer, pareil aux pistes de l’hippodrome de Vincennes. Les noms de chaque famille lui étaient connus, leurs histoires aussi. De l’étage au dessus de la boutique, on devait voir Paris, mais c’est pas sûr.
La rue parallèle au nord, c’était la rue des Courlis, celle du sud la rue de la Marjolaine. Les rues perpendiculaires à l’ouest c’étaient la rue des Lilas, à l’est l’avenue de la Victoire. Mais la petite rue des Bleuets traversait la rue des Lilas jusqu’à celle des Alouettes où elle butait sur le mur du Stade des Courlis. Avant cela pourtant, elle avait un petit affluent constitué par la rue des Glaïeuls qui n’était pourtant qu’une impasse. D’ailleurs, l’impasse devant la boutique avait aussi le nom de rue, la rue des Héliotropes. De l’autre côté, vers l’est, elle traversait aussi l’avenue de la Victoire pour continuer sur une vingtaine de mètres et arriver devant la façade d’une maison. Le seul pavillon qui profitait de la vue en enfilade de toute la rue. Tout ça se coupait à angle droit, et c’était tout plat sur des centaines de mètres à la ronde. La vraie frontière, au nord, c’était la voie de chemin de fer.
D’abord, c’est le rouge qui prédomine, largement, et la transparence de la devanture donne cet effet brillant aux grands rideaux pourtant bien pales, mats. Ils étaient épais et lourds, de toile rigide. Cette couleur, selon l’inclinaison du soleil, ou les réverbérations dues aux ciels si bas, si gris qui souvent faisaient notre quotidien, se reflétait sur le large trottoir de ciment clair. Son rebord était fait de longues pierres de granit, sans doute, peu larges et pas très hautes mais faisant pourtant caniveau. Pas très haute pour laisser accès aux voitures et rentrer dans la cour, à côté de la boutique. Du coté gauche, la pierre qui terminait l’espace propre à la boucherie, était cassée ou peut-être l’avait-on coupée pour permettre le passage d’un écoulement. Elle était biseautée et de ce fait, était devenue outil puisqu’elle servait à affûter le grattoir à billots. Ce n’était pas un fil comme un couteau, cette lame. Au contraire, il la fallait plate, justement pour que cet angle bien droit du morceau de métal gratte finement le bois attendri et fragilisé par l’humidité des viandes et les entailles des couteaux, les coups des feuilles. Les soirs d’hiver, quand la nuit était tombée depuis longtemps, le frottement sur la pierre faisait des étincelles, accompagnant le bruit saccadé comme un usinage industriel. Et c’est un endroit précis qui toujours était utilisé, créant ainsi une entaille, la scarification de la pierre du trottoir.
Presqu’en face, mais déjà depuis bien avant ce moment du déménagement, dans un passé devenu tellement lointain que pour bon nombre de ces commerces déjà ils étaient devenus maisons d’habitation, était un salon de coiffure. On ne sait plus quel était le nom de l’artisan, mais son prédécesseur s’appelait Monsieur Rossignol, nom bucolique s’il en est pour un salon dans la rue des Bleuets. Contemporaine de ce prédécesseur, à côté dans l’autre rue, était l’épicerie de Madame Chagot, qui restait fidèle cliente de la boucherie bien après la fermeture de son estencot. Alentour dans les rues voisines, tout un tas de commerces animaient chacune d’elles. Le bistrot de « Chez Tadet », la mercerie de « Chez Viviane », la marchande de journaux de l’angle de la rue des Courlis, dont j’ai oublié le nom, et la boulangerie des Winter, amis des parents au point qu’ils ont partagé quelques jours de vacances en bamboche matin midi et soir à coup de casse-croûtes solides entre déjeuners et diners plantureux. L’époque voulait qu’il fallait montrer à table qu’on ne regardait pas à la dépense, mais en partageant de bons moments dans tous les « Hôtel du Cheval Blanc », les « Auberge du Bord de l’Eau », les « Restaurant de l’Écu », sans oublier les « Café de la Poste » ou « Relais du Commerce » toujours sur la route pour le verre de rafraîchissement ou le café supplémentaire de la matinée. Seule la pharmacie de la rue de la Marjolaine, tenue par la famille Pariètti, et le bar-tabac de l’angle avec la rue des Lilas persistent aujourd’hui. D’autres artisans du bâtiment, plombiers, maçons ou électriciens avaient transformé cours et garages en ateliers et réserves. Joyeuse période du petit commerce, au cœur des trente glorieuses. Se savaient-ils dans cette opulence à jamais perdue, comme leurs noms, sortis des mémoires des habitants d’aujourd’hui ?
L’un de ces commerces, le bistrot de « Chez Tadet », était devenu une sorte d’énigme car à chaque fois que je devais y aller pour porter une commande, je me trompais de chemin. Alors tombé dans une rue différente de ma destination prévue, me revenait en tête la fois précédente et encore d’avoir loupé la rue dans laquelle je devais tourner. Qu’est-ce qui pouvait ainsi, systématiquement, m’empêcher d’atteindre mon but directement ? Une sorte de confusion permanente devait embrumer mon esprit pour chacune de mes livraisons.
Ça faisait du bruit sur la marquise, du bruit sur les Velux et sur les tuiles. Dans la boutique, ce cliquetis indiquait tout de suite l’averse et les clients se précipitaient au sortir de leurs voitures. Souvent Madame était déposée devant le magasin pendant que Monsieur allait un peu plus loin pour se garer ou même faisait le tour du pâté de maisons afin de la reprendre à sa sortie. Une sorte de petit bordel de circulation advenait alors car souvent les véhicules mal stationnés gênaient la fluidité du trafic. La clientèle pédestre, quant à elle, alimentait le service « Objets trouvés » du commerce. Bien souvent, entre les conversations de la clientèle, les emplettes agrémentées des conseils de cuisson, des parapluies étaient oubliés dans la boite prévue pour les recueillir pendant les courses. Le soleil parfois revenu pendant ce temps faisait oublier l’ondée et le parapluie avec lequel on arrivait. Il fallait alors bien noter qui était venu pour le restituer ensuite, mais certains ont fini dans le patrimoine familial, après un an et un jour !
Ça tapait sur la troisième marche de l’escalier quand il s’agissait de demander de l’aide pour servir à la boutique, du plat de la main et parfois avec une voix énergique en supplément pour indiquer l’urgence soudaine. Aux moments d’affluence, entre le brouillard des conversations, le sifflement léger des lames de couteau reprenant leur fil sur le fusil, les ouvertures et fermetures des portes des vitrines et du frigo, les tambourinades de la feuille coupant les os des côtelettes avec ce petit rebond final comme une pièce de machine s’arrêtant sur une butée, la sonnerie de téléphone surpassait ce joyeux tintamarre. Un seul combiné servait pour toute la maison et se trouvait sur la paroi du mur de cet escalier qui reliait l’arrière boutique à l’appartement. Il devait donc être bien sonore, ce téléphone, pour être entendu de tout en haut, comme du fond de la cour. Le voisinage devait d’ailleurs bien en profiter aussi, mais je n’ai pas souvenir d’une seule plainte. Des chiens du voisin nous aurions pu nous plaindre, qui nous gueulaient dessus à chaque passage devant la grille de séparation de nos maisons, mais on ne dit jamais rien qui puisse être un reproche à son voisinage lorsque l’on tient commerce, le voisin est avant tout un client. Les étés chauds, les moteurs des deux grands frigos ronflaient jour et nuit, mais on ne prenait conscience de leur fonctionnement qu’aux moments du lancement ou de l’arrêt. Par le velux ouvert, dans la tiédeur du soir, je rêvassais sans doute et mon esprit divaguait parmi les bruits de frottements, les claquements des tampons des wagons et les accélérations des diesels des motrices de la gare de triage voisine, non loin de la gare du Val d’Argenteuil.
a : Viande et froidure, suif et chaleur. La porte des frigos séparait deux mondes, l’intérieur où les odeurs sont atténuées au point de presque disparaître, ou du moins de se mélanger en une seule odeur de viande froide, et l’extérieur avec des bacs d’os et de déchets qui, par jours d’été un peu trop ensoleillés, empestaient la décomposition et le fétide. Bien plus aimables étaient les effluves des odeurs de cuisson les jours de cuisine des rillettes, dans la grande marmite grise, d’un métal rugueux, épais. Sur le dessus, des pieds de cochon entiers étaient posés et mijotaient toute la nuit, régal du casse-croûte matinal, brûlant sur la langue.
b : Gras séché sur les doigts, toucher de la viande froide en poussant un quartier pour attraper un truc derrière, la poignée métallique toute marquée de petites irrégularités dues aux coups répétés. La peau glacée après avoir plongé les bras dans le bac de saumure pour attraper du lard ou des pieds de cochon, avec le picotement du sel qu’il fallait ensuite évacuer en se les passant sous l’eau du robinet qui, bien que fraîche également, semblait presque tiède, douce. Les bords des daubières métalliques égratignaient les doigts par leurs rebords plein d’aspérités, et collaient aux doigts lorsqu’elles étaient bien froides. A l’inverse, un peu de tiédeur rendait tout glissant, même les jambons secs échappaient des mains. Pas de caresses, pas de toucher léger ou d’effleurement, mais toujours la prise ferme, le porté, le coincé, le soulevé, le pressé, l’écarté. Tout avec les mains, seuls les quartiers de bœuf, les demis cochons ou les agneaux trouvaient place sur les épaules pour être déplacés.
c : Tout en effectuant les missions commerciales attendues, il n’était pas rare de picorer un petit morceau de charcuterie, comme on mange un bonbon. Une étagère odorante de sucré en proposait tout un assortiment, le piquant du citron effervescent à la fadeur calculée d’espèces d’hosties multicolores. Les mioches du quartier savaient bien qu’il leur suffisait de faire un minimum de gringue à la patronne pour repartir avec deux ou trois délices dans la main. J’espère qu’ils en ont encore aujourd’hui des souvenirs suaves, doux en bouche.
Droits & copyrights réservés à l'auteur du texte, qui reste libre en permanence de son éventuel retrait.
1ère mise en ligne 13 juin 2018 et dernière modification le 30 septembre 2018.
Cette page a reçu 542 visites hors robots et flux (compteur à 1 minute).