Cécile Baltz | Dérives

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l’auteur

D’origine franco-russo-polono-tcherkesse, Cécile Baltz vit depuis plusieurs années entre la France et le Québec, ce qui explique sans doute son envie d’explorer le fait littéraire sous toutes ses latitudes. Sa page Facebook.

le pitch

Texte écrit suite à un séjour de plusieurs mois au Maroc, c’est en terre américaine que Dérives a trouvé son mode d’existence – d’abord sous le nom de Rivages. La suite de sensations et d’émotions brutes qui le constituent en font un matériau malléable, propre aux expérimentations (à venir, l’hypermédia). Un écriture protéiforme d’où tente d’émerger une vérité sur la condition du voyageur en transit perpétuel. Voir cette première version vidéo du texte, lors de sa présentation au Printemps des Poètes de Québec 2013 : Dérives, vidéo, 13’30.

le texte

 

Il est l’heure de fumer. Nous avons à proximité une belle excuse pour nous isoler : la fontaine d’argile, au bleu indigo, secrétée par la falaise. L’endroit est peu fréquenté, car les uniques marches du chemin sont des roches, qui obligent à se tenir en équilibre au-dessus des flots. C’est ici que nous dormions l’an passé. Je reconnais chaque effritement de la roche, ma vision se réfracte, je vois Maria et Luz, les deux Sévillanes se tenant par la main en entrant dans l’eau, nues. Bien sûr, il y avait des guitares, qui jouaient sur le rythme de darbouka. Nous dînions de coquillages et de pains ronds. Nous déféquions dans un trou commun. Nous vivions heureux de se sentir jeunes, de nous en contenter, et surtout, d’avoir quitté momentanément le monde. Enfin presque, puisque chacun avait à portée de main son téléphone cellulaire.

Le bleu irréel de la terre recouvre désormais la presque totalité de ma peau. Le rite du cataplasme d’argile agit comme une thérapie pour le corps. Je regarde Reda, qui s’enduit le visage et les cheveux comme un Massaï, tandis que j’applique de la terre sur son dos. Deux animaux en période de rut. Impossible en revanche de se laisser aller à ses instincts à cette heure. Nous restons un instant étendus sur le sable, les membres écartés. La couche de boue soyeuse, en séchant, s’incruste dans chacun de nos pores. Lorsque la coquille se racornit, l’eau de mer nous redonne notre enveloppe charnelle, revigorée comme après une mue saisonnière.

L’après-midi a glissé sur nous sans ennui. L’oisiveté, dans ces conditions, relève de la méditation. Juste être là. Présent. Surtout ne rien faire. Laisser le temps passer, et nous transporter de l’autre côté, vers l’inconnu. Exister pleinement par le simple fait de se trouver quelque part, à un moment précis, et savoir que l’on s’y accomplit. Ressentir son corps non plus comme un instrument. Le rivage nous transforme.

Quel plaisir de voir la plage se vider de son contenu humain ! Les lieux retrouvent leur nature profonde. La caresse abrasive de l’air s’adoucit. Les paillotes bâties à la hâte ressemblent à de petites cases. Reda a trouvé un typer qui nous hébergera. Celui-ci se fout de l’interdiction. Nous choisissons la musique, une douce mélodie de oud, un jus d’oranges fraîches servi à notre table sur la terrasse. L’espace nous possède autant que nous le possédons.

Le soleil finit de se couler à la mer. Moment d’extase touristique. Nous saluons la fin du jour par une dernière promenade en liberté sur le rivage. Seule une famille a osé s’attarder sur les lieux aujourd’hui. Pourtant, le couvre-feu ne s’abattra pas avant vingt-deux heures. J’ai le sentiment que l’effervescence de mon séjour africain culmine, aujourd’hui, sur ce bout de plage transformé en zone interdite, bercée par la musique d’un célèbre métis de Jamaïque qui s’écoule d’un poste de radio posé à même le sable.

So, Africa unite
‘Cause the children wanna come home.
Africa unite
‘Cause we’re moving right out of Babylon, yea,
And we’re grooving to our Father’s land, yeaa

À quelques pas, les exclamations du petit attroupement familial émergent par-delà la mélodie. Les silhouettes élégantes portent un toast au bonheur futur d’un couple dont on fête des fiançailles. Tous nous saluent d’un sourire courtois lorsque nous passons à leur hauteur. Puis l’ambiance festive s’amenuise à mesure que nous entamons le retour vers notre point de chute.

Nous retrouvons Ottman, notre hôte, agenouillé au-dessus d’une grosse pierre, avec dans la main un couteau à la lame incurvée. Il hache dans un mouvement de balancier des fleurs de cannabis séchées qui se réduisent instantanément en poudre. Il a préparé pour nous un plat de lentilles tenu au chaud dans une grosse marmite en émail. Chacun de nos gestes prend maintenant une signification rituelle, même les plus anodins, se nourrir, parler... Comme si le temps ne se comptait plus en secondes, mais en moments de vie gagnés sur le début de la clandestinité.

Dans un moment il sera vingt-deux heures. À cet instant, nous serons hors-la-loi. Ce ne sont pas uniquement les dirhams qui ont incité Ottman à nous héberger. Il partage notre aventure en l’accueillant. Il propose à Reda de goûter un peu de son kif, et sort de sa poche la petite boule plastifiée qui le renferme. Reda remplit copieusement sa pipe, enflamme sa tête et me la tend. L’effluve organique de l’herbe me rappelle des odeurs d’épidermes. J’aspire trois fois au bout du tuyau le meilleur de la plante, profondément, et laisse à l’amateur averti la délicatesse d’évacuer la cendre. D’un souffle, il fait surgir la braise de la tête en argile qui recrache sur le sable le déchet de sa consommation.

Une onde langoureuse court du long de mes bras jusqu’à l’extrémité des phalanges, en chatouillant mes mains, qui se détendent sans s’engourdir. Les tonalités de gris bleuté du paysage se brouillent ; des pigments de lumière aquatiques vont et viennent devant mes yeux au rythme des flots qui les charrient. D’un coup, ma nuque se renverse sur l’endos de la chaise, et la falaise en surplomb semble prête à s’abattre de toute sa masse rocailleuse. Le vertige me soulève, et mes yeux se scellent sur une nuit constellée de galaxies en expansion.

Les fiançailles se sont interrompues d’elles-mêmes. Le silence a envahi l’espace. Désormais, seuls les militaires et les propriétaires de gargotes sont autorisés à profiter du rivage emmuré d’argile. Je goûte au plaisir de posséder Reda, qui maîtrise mieux que quiconque le sens du risque dans son pays. J’ai déjà apprécié en sa compagnie les largesses des autorités locales, et je sais que nulle loi n’est définitive au Royaume du Maroc. Rien ne coûte de les défier, surtout si elles ne sont pas coraniques. Toutes les autres appartiennent au domaine des hommes, et ces derniers, je le découvre, sont malléables au gré des circonstances et de leurs intérêts.

Sa main chaude enveloppe la mienne : « Viens ». Je me laisse soulever jusque dans « la chambre ». Il ôte son short de surfer, moi ma robe d’été un peu élimée à force d’être portée. Nous sommes depuis le matin dans un état d’excitation exacerbé. Nos peaux s’entrelacent, et son corps entraîne le mien contre le matelas. Aucune caresse lors de cette étreinte. Nul besoin de romantisme au cœur de cette nuit à vif. Son sexe de pierre me traverse de fulgurances électriques. Mes muscles se pétrifient tout à coup, et leur relâchement subit me libère de l’immense tension accumulée.

« Joyeux anniversaire, hopi ». C’était mon offrande du jour, chéri : s’évader du quotidien accablant sous le soleil de la Monarchie chérifienne. La satisfaction d’avoir bravé temporairement un interdit. J’observe dans l’ombre son profil qui interroge le toit. Que faire maintenant ? Impossible de dormir, impossible de sortir. On n’entend plus que les ronflements rauques du vieux vrombir jusqu’à nos oreilles, et des échos de talkie-walkie nous parvenant d’en haut.

J’approche mon visage du sien, qui s’adoucit : « Dors bébé ». Lui ne dormira pas, c’est certain. Pour cela, il faudrait qu’il ait absorbé sa dose de THC. Une bombe pour les neurones. Ses pupilles tremblent, ses paupières s’abaissent frénétiquement. Non, il n’a pas peur. Mon passeport français me protège de bien des mésaventures, auxquelles lui ne pourra échapper que par la ruse. Depuis le début, il a tenté de me préserver de tous les maux accablant cette terre, à la vitrine si hospitalière, si chaleureuse... Il n’a pas fallu longtemps avant que le glacis pittoresque ne se fonde sur une réalité sordide : les filles réduites à la prostitution, le mal-être profond de la jeunesse : j’ai vécu mon idylle les yeux grands ouverts. Ce soir, le voyage a repris la forme d’un songe. Dormons.

*

— Yalla ! Yalla !

Quoi ? Je serre fort le drap contre ma poitrine. Non, je ne rêve plus. Du brouillard émerge un type à la moustache en crocs, accoutré d’un gros treillis militaire ; il se tient à trois pas devant moi.

« Vous n’avez pas le droit de rester ici ! »

Reda, tu es où ? Il est là, à côté de moi. Sa dureté attristée me fait comprendre que le départ est sans appel.

« Dis-lui de s’en aller au moins, pour que je puisse m’habiller ». L’œil bovin du type à la mitraillette me toise longuement, avant qu’enfin il ne se retourne. Reda endosse notre sac. Il faut quitter les lieux, c’est tout. J’observe Ottman me sourire et nous saluer, avant de regagner sa paillasse, l’air serein.

Nos pieds nus s’enfoncent dans une mélasse glacée qui alourdit la marche, alors que les deux paires de bottes nous escortant labourent le sable d’un sillon mécanique. Les soldats nous reconduisent jusqu’au bas de la falaise. La lune règne sur les hauteurs. Le moustachu jouit une dernière fois de son autorité de circonstance :

« Et n’y revenez pas, hein.
— Non, Monsieur » lui réponds-je sur un ton assez doucereux, afin qu’il prenne mon ironie pour de la déférence...

Des pierres dans la montée nous liment la plante des pieds. Où allons-nous ? Quelle question absurde. Nous montons. La tête me tourne, il faut s’assoir un moment, le corps à moitié dans le vide. Reda en profite pour rouler le joint qui le démange depuis la veille. Sa fumée se dilue dans l’obscurité. Je fixe hallucinée les lignes courbes que dessine le point de braise incandescent. La senteur puissante de menthe fraîche du haschich au moins le bienfait de me faire oublier que je suis assoiffée. Il ne semble plus y avoir âme qui vive à Las Cuevas. La mer disparaît à mesure que nous remontons le sentier. L’eau forme un plasma noir qui envahit le paysage. Quel individu sensé pourrait tenter de se jeter dans ce gouffre de l’Atlantique ?

Reda serre doucement mon poignet : « Je connais un restaurant là-haut. Ils nous accueilleront. Ne t’inquiète pas ». Je passe une main suave sur son visage, pour lui dire en même temps Je t’aime et Merci d’exister.

Nous apercevons de très loin deux lueurs orangées vers lesquelles convergent tous les insectes errants dans la pénombre. Je n’ai plus la lucidité de calculer la distance qui nous sépare du lieu. J’essaie juste de distinguer une forme, dont les contours se précisent peu à peu. Il s’agit d’une bâtisse en bois entourée de broussailles, au milieu desquelles se dégage un chemin de craie. Seuls quelques travailleurs de la plage demeurent attablés à cette heure. Le patron est un Andalou - je le reconnais à son accent zézayant - qui parle parfaitement l’arabe maghrébin : il emploie les mots d’argot, s’énerve sur le plongeur en le traitant de zob, vide d’un trait son verre d’anisette, et, se tournant aussitôt vers le ciel, lui lance ce mot rédempteur de tous les péchés en terre d’Islam : « Lâfoooo ». Au coup d’œil affuté qu’il nous jette, je vois qu’il a tout de suite deviné la raison de notre échouage. Le tableau de mes cernes et de mes chevilles lacérées par les plantes doit être suffisamment éloquent : « Vous étiez en bas,  ? »

Je lui réponds de mon espagnol bon marché :

— Claro hombre. Et maintenant nous sommes ici, devant toi.
— Pues, síentate, chica. Vous voulez à boire, je suppose, et autre chose ?

Le trou béant dans mon ventre ne réclame rien d’autre qu’une pissara. Le repas des ouvriers qui s’en vont travailler aux petites heures du jour est celui dont nous nous gavons, à Fez, au retour des virées nocturnes. Le bol servi fume délicieusement de son contenu vert tendre. Son goût est affiné grâce à un filet huile d’olive forte et nuancée au palais comme une eau-de-vie, et relevé par une touche de paprika rouge enflammé. Reda se sert un peu de thé. De mon côté, je préfère la saveur douce de la luisa, une tisane à l’arôme de verveine citronnée. Jamais je ne me suis sentie plus aristocrate qu’à ce moment de ma vie... Mais la question revient, lancinante : que ferons-nous de la nuit ?

Reda ressent mon inquiétude. Il s’est levé, et part maintenant à la recherche de l’Andalou, passé dans l’arrière-salle. Juste à côté des miennes, les mains d’un musicien se mettent à frapper les cordes de son instrument, un guembri, dont les notes sourdes s’égrènent doucement. Le son retombe dans ma conscience en d’énormes gouttes de pluie. Mon esprit se repose. Après tout, nous avons vécu un moment de vie pleine sur cette plage. Quelle puérilité tout de même ! Avec ces jeux risqués d’enfant gâtée, j’aurais pu me créer de vrais problèmes... Le séjour dans une prison marocaine, même pour une seule nuit de garde à vue, doit fissurer le cerveau de plaies irrémédiables. Un frisson glace ma colonne vertébrale, et me fait apprécier d’autant plus le confort sommaire de ma chaise de paille.

Reda est de retour des cuisines. Les traits de son visage sont crispés. « On ne peut pas rester là. Le propriétaire n’a pas de place, il loge déjà les types qui travaillent pour lui ». Ça m’est égal amour, nous nous allongerons au bord du chemin cette nuit, et le temps passera langoureusement lorsque je respirerai l’odeur de ta peau. Le jour venu et les militaires partis, nous retournerons sur nos pas, nous retrouverons la plage éclatante de lumière, et nous irons nous blottir dans un renflement de la rocaille pour avoir un peu d’ombre et de paix. Je n’ai rien besoin de plus cette nuit.

Deux hommes en uniforme se sont avancés pendant que nous divaguions. Inutile de comprendre l’arabe pour savoir lequel est le supérieur hiérarchique. Ils stagnent un long moment devant l’échoppe, le chef demande à l’Andalou de remplir sa gourde en métal. Leur attitude détachée ne laisse rien transparaître de la tâche hautement protectrice qui leur a été attribuée : ces deux hommes sont bien les gardiens de l’Occident. Le Berbère allume une cigarette. J’imagine que son paquet de Malboro espagnol lui provient de la taxe officieuse sur le travail de contrebande. L’officier lance un regard appuyé vers notre table. Reda le salue dans une langue dont les sonorités me sont inconnues.

Il s’est levé calmement en glissant dans sa poche le tuyau de bois de sa pipe, et s’approche à présent du Rifi. Arrête putain, déjà qu’ils nous ont laissés partir sans nous passer les menottes, tu ne vas pas en plus aller les narguer ! Inutile de le lui dire. Je le connais comme un frère : il calcule chacun de ses actes, et à cette minute-ci je sens qu’il contrôle la situation. Je le perçois à ses gestes, à son regard assurés. L’autre lui sourit, et ils entament une discussion au ton amical, entrecoupée parfois de silences troublés. Quelques instants plus tard, Reda se retourne, en me faisant signe de rester assise : « On va faire un tour plus haut ; je ne tarderai pas. D’accord ? » Non. Il ne peut rien arriver de mauvais tant que nous sommes ensemble. Tu me l’as tant répété. J’essaie de saisir une expression sur la face du militaire ; impossible de rien y déceler. Un son aigrelet sort de ma bouche comme par mégarde :

— D’accord.
— À tout à l’heure, hopi.

*

Il ne reste plus que moi sur le haut de falaise. Le moindre bruit me soulève les entrailles : une respiration humaine, de la terre grattée, un éclat de pierre. Confiance. Je mesure toute l’étendue de ce mot. Sans cela je serais déjà en train de m’accrocher à la pente pour rejoindre la route goudronnée, ou de hurler à l’aide afin qu’on vienne me secourir. Amour signifie d’abord confiance. Jamais je n’aurais cru aimer Reda à ce point. J’essaie de remonter à la source de notre histoire, de me rappeler les soirées sur la terrasse embaumée par la lumière du soir, les après-midi dans les cafés en hauteur de la Médina, tous les repas partagés autour d’un tajine succulent dans lequel chacun puisait de la main droite sa part de nourriture. Mes paupières se ferment et je vois ses yeux qui ne me quittent pas, j’entends sa voix apaiser mes angoisses...

Petit à petit, les sensations corporelles de la liberté me tirent de la réalité exiguë. Il est revenu seul. Aucun soldat en vue.



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1ère mise en ligne 28 avril 2013 et dernière modification le 4 juin 2013.
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