Nicole Begzadian | Les emmurés

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Mini bio et liens à compléter.
proposition n° 1

La voiture glisse doucement tout au long du sens unique ; repérer sur la façade sans numéro où se situent les fenêtres – cellier, cuisine et balcon de la salle-à-manger qui nourrissaient leurs rêves et leurs peurs d’enfants ? C’est de ce côté- là, c’est plus difficile à repérer, l’endroit d’où ils coulaient leurs regards vers des lieux extérieurs espérés et interdits.

Des troènes ; humer leur odeur entêtante jusqu’à l’évanouissement. Des troènes, seul lien entre ce premier lieu et celui de l’exil paternel. Dans la rue, devant, des marquages au sol : payant ; la ville croît. Une herbe rase où poussent sans retenue les déchets de la restauration rapide et les rejets des trafics. La mauvaise herbe a changé de genre.
C’est pour leur éviter les rencontres avec la lie que la mère les tenait enfermés derrière les carreaux. Elle ne savait pas la force de l’œil. Elle aurait dû fermer les volets, qu’ils ne voient pas : le mur en bas de l’immeuble, les trains, ceux de marchandises et ceux de voyageurs, très tôt ils avaient fait la différence et plus tard ils avaient compris que quand ceux de marchandises emmenaient des voyageurs, l’horreur violait le monde.
Eux, emmurés dans un HLM, au premier étage, face aux voies ferrées.

proposition n° 2

La barre de cinq étages longe toute la rue Stalingrad, comme un rempart à la rue qui suit les lignes de chemin de fer. Des fenêtres aveugles ou des trous de celliers alternent avec des balcons nus ou très chargés : les antennes paraboliques se réjouissent de recevoir l’invisible. Aujourd’hui le bâtiment ouvre sur un rond-point desservant le pont au-dessus des rails.

Les fenêtres observées sont au premier étage. Le trou noir du cellier condense toutes les peurs, de dehors, et même à cette distance, il reste inquiétant. À ses côtés, le mur se casse sur l’ouverture du balcon, avancée assez chiche, hautes fenêtres. Puis vient celle basse et large de la cuisine, petits volets blancs repliés sur les bords, aération incrustée dans la vitre. La présence du cellier indique un appartement pouvant loger une famille nombreuse.

Le regard est porté à partir de la rue Landy, on ne savait pas son nom, on savait seulement qu’on ne pouvait pas la rejoindre. Seul espace autorisé, celui conduisant aux caves et au local « poubelles », bande de ciment clair protégé par un petit muret.
L’aujourd’hui et l’hier de l’image diffèrent. Les celliers ont gagné des vitres, l’herbe devant le bâtiment a cédé la place au goudron et emplacements gratuits pour les résidents, les portes ne s’ouvrent plus qu’en réponse à un code.

proposition n° 3

Les troènes s’appuient contre des grilles rouillées, dérisoires protections des rails. Gare de transit. Combien de trains par jour ? Suffisamment pour que leur musique assure la basse continue de la ville, pour que la ville tire sa renommée des mots si souvent entendus : « Saint-Pierre-des-Corps. Saint-Pierre-des-Corps. Trois minutes d’arrêt. Correspondance pour Tours sur ce même quai en face – correspondance pour… » Et s’égrène la litanie des noms de lieux qui ont déjà construit le voyage mental. Des rails partout une plaine de rails et d’aiguillages que l’entrée de la gare ne laisse pas deviner. La rondeur des courbes intérieures comme prélude aux jambes fuselées ? Sur le parvis de la gare, Don Quichotte veille. Pas de moulins à conquérir mais des places à libérer dans le dépose-minute si souvent engorgé. Plus loin le pont, celui des marches enfantines qui laissaient deviner par son treillis les lignes de ciel superposées aux lignes de terre, marée brune ; pour l’apercevoir il fallait l’aide d’un grand qui vous portait au-dessus du parapet ou la jonction des deux structures reliées par un jour. Au-delà du pont la campagne maintenant envahie par les lotissements de la Ville-aux-Dames. Se questionner sur la consanguinité qui a pu naître dans la proximité de ces deux lieux, avec ces deux noms. Autrefois chemins à parcourir sur du falun grossier sans craindre la voiture, aujourd’hui allées goudronnées où poussent comme des champignons des ralentisseurs et des chicanes.

proposition n° 4

Les routes qui entourent Saint Pierre ouvrent sur l’ailleurs aujourd’hui dénué de magie : on ne peut plus s’y perdre, on peut y tourner longuement ; entre rails et Loire la ville est bordée, adossée à sa grosse voisine bourgeoise, elle suit à l’opposé l’ancien courant du Cher, qui inondera peut-être un jour les deux villes, mais qui pour le moment charrie sur ses voies un flot quasi ininterrompu de véhicules. La tour de l’autoroute proclame la double appartenance, Tours la bourgeoise, Saint Pierre l’ouvrière. La haie des toits en V renversé des usines rappelle le carton du memory Alphabet, U – Usine, reconnu dans la joie de trouver le réel dessiné comme il est perçu, comme plus tard la pointe de Bretagne des livres de géographie vue d’avion. Saint Pierre, cité ouvrière, petites maisons toutes identiques des cheminots, jardins partout. Ruban bleu, la Loire. Rubans marron, les rails. Ruban noir l’autoroute. Lieu de passage si noué à ses voisines qu’il en perdrait sa vie si le fer n’y tissait un solide réseau.

proposition n° 5

Lignes géométriques des voies. De l’herbe entre les rails, de longs trains de marchandises attendent de livrer leurs trésors à quelque contrée ignorée. On ne sait pas que chaque passage nourrit des enfants intrépides derrière les fenêtres de l’immeuble repeint de blanc, comme aseptisé. Disparues les traces de balles en mousse qui – minutieusement – visaient au départ de la main les faucheux au rendez-vous des amours. On comptait à haute voix jusqu’à chaque victoire. Deux ou trois balles en main, tenir le plus longtemps possible, aligner le plus grand nombre de cadavres sanguinolents sur un mur alors sale. Au sol, le ciment gris, toujours derrière le muret. Au-dessus, des balcons empilés, gardiens des bric-à-brac pour ceux qui n’ont pas d’extérieur cour, d’extérieur jour. Cordes à linge chargées. Des fenêtres dégueulent les matelas à sécher. Matelas rouge ! Les lampadaires de la rue jurent par leur modernité. Quel architecte est venu mettre sa patte ?

Ils éclairent la rouille des poteaux de chemins de fer, rectangulaires et austères ou les platanes, écrans au regard. On ne sait plus qui vit là.
Sur un balcon un homme obèse fume à l’ombre d’un parasol. Son gros bras passe dessus la rambarde du balcon la main semble ridiculement petite. Les persiennes de mauvais plastique sont le plus souvent fermées, une lame seulement ouverte.

On ne sait pas si les gens ont peur du jour. Des fleurs luttent contre la grisaille qui s’invite sur les murs, entre les balcons : tâches, coulures de pluie plus foncées sur les étages supérieurs.

En bas les troènes toujours : parking délimité par leur présence, places dessinées au sol, bandes blanches sur bitume noir.

Voitures petites, l’une d’elle à vendre.

On ne sait pas qui vit là ni pourquoi au milieu du désert de vie, un balcon prétend se faire jardin, presque forêt vierge. On ne sait pas si le regard porte toujours sur les trains qui s’en vont.

proposition n° 6

On ne sait pas. On n’y comprend rien. Le nom de la rue s’impose dans les conversations mais on parle d’un autre Stalingrad, pas celui de la ville rouge depuis 1920, Saint-Pierre-des-Corps mais celui du pays dont on dépendait jusqu’en 1992. Les conversations des grands sont trop compliquées et trop animées. On préfère se cacher. Il n’empêche que cette rue, côté ville pas côté rail, cette rue qui, d’ailleurs, se nomme avenue, cette rue si petite dans le souvenir, si longue dans la réalité, cette rue, Stalingrad, vient heurter quelque chose quand on en parle à la maison, cette rue, scène des fous du volant ou des fous de la vie, cette rue, qui nourrira les cauchemars, interrogera, aussi, longtemps, car dans la bouche du père elle dit un ailleurs, un pays rouge, aussi, qui a… les enfants ne veulent pas entendre. Leur école sera celle de la république, à l’abri de la mairie, plus rassurante, on y proclame la liberté.
La rue Victor Hugo vous conduit à l’école publique pendant que votre mère vous récitent quelques vers de ses poèmes et vous apprend Liberté, d’Éluard. Les pas scandés dans et vers l’ouverture au monde à six ans, votre première année d’école. L’autre sortie vous amène vers un autre pilier de la société, la santé : à Champ Girault, le dispensaire recevait toute la famille qui passait comme à l’armée pour le rappel des vaccins. Au-delà de ces deux lieux l’éducation vous apprenait à retenir le nom de la personne à saluer sous peine de l’humilier. Bien s’arrêter au « Monsieur » ou « Madame » ou « Mademoiselle. » Dire le nom de l’autre était l’attraper dans son espace et en conséquence lui manquer de respect.

proposition n° 7

Il reste une adresse sur une enveloppe vide. Le temps se moque éperdument du nombre de jours qu’il égrène. Ce dont il est sûr c’est qu’il poursuit sa route. Les chiffres se jouent de leur inscription : ils changent de place, ils changent de lieu. Avant l’enveloppe une mémoire à ausculter, stéthoscope du souvenir en main. Attention aux amplifications, aux souffles perçus derrière le battement essentiel, aux accélérations et ralentissements.

La marche qui mène au numéro affiché est tout sauf raisonnable, tout sauf ordonné. L’agitation qui précède l’arrivée d’un évènement attendu lance ses assauts. Le numéro du souvenir contrarie celui du papier. Dans la même rue, celle des exécutions en Russie, vous roulez si doucement que votre allure devient suspecte.

Flâner dans une rue est aujourd’hui quasi interdit. 272, vous stoppez la voiture, vous écarquillez les yeux. La mémoire peut-elle autant tricher ? Jamais vous n’avez logé dans des petites maisons de cheminots. Et vos trains ? Où sont-ils ? Bien trop loin pour être vus. Revenir. Fouiller les papiers, trouver l’enveloppe. S’y rendre. Le regard n’est pas du côté du numéro. 201.

Vous voulez entrer, un digicode vous dissuade d’y aller. Vous avisez les noms. Dans quel espoir fou ? Aucun ne suscite le doigt de s’y aventurer. Vous n’irez pas sonner. Vous regarderez. De la rue Landy. Le balcon. Des enfants. Un regard.

proposition n° 8

Il pleut.

Fenêtres ouvertes sur cuisine pour chasser les odeurs, ça laisse entrer les bruits. Le cri est arrivé de dehors côté Stalingrad. Pas rue Landy côté néon à lumière orange. Pas du côté obscur. Le soir est tombé, un corps a volé, ça brille au sol, ça brille fort, la pluie, du côté de la rue Landy, les troènes brillent aussi, côté Stalingrad, les freins crissent, le corps vole, le cri court. La pluie glisse le corps se démantèle le cri cesse. La pluie, ça glisse les gens à l’intérieur. Les rues désertes, ça lisse les bruits. Rubans d’eau mouillée en continue au passage des voitures. Un corps envolé un corps perdu une âme partie : à six ans, à dix-huit ans, même histoire, l’oubli paie son tribut à la pluie. Répéter l’envol. La pluie vide. La pluie nettoie. Il pleut.

proposition n° 9

Le petit ongle gratte le mur pour trouver le talc à appliquer sur les fesses des poupées.

Les cheveux de ces mêmes poupées balaient maintenant le sol.

Le cri s’élève, scandé, deux voix à l’unisson, comme une chanson à deux temps, le premier plus long que le second, une blanche et une noire « Maman – Ma Mam-Ma-Mam… » Jusqu’à épuisement ou suspension. Bruit : quelqu’un monte dans l’escalier. Tout à coup aux aguets. « Maarchand, Marchand d’tapis ! Maarchand, Marchand d’tapis ! » Trois coups frappés à la porte. Vite se déplacer en silence pour se cacher comme s’il pouvait voir à travers les murs. Trois coups frappés à la porte, on ne respire plus. L’appel reprend en s’éloignant. On sort de la cachette, toute ouïe tendue vers le bruit de la clé dans la serrure qui ne vient pas. On s’assied, dans la chambre, côté Stalingrad, fatigué d’attendre, d’entendre au loin les trains, au dehors la rue, sons tous étouffés car fenêtres et portes fermées. Les jambes fourmillent on se relève on monte sur le lit ça couine on fait la danseuse sur le bord ça glisse ça crie le bois dans la joue la roulade au sol pour fuir la douleur le bois a mordu la chair les pleurs la mère ça crie ça ouvre ça dispute ça soigne. L’oreille peut aller dormir tout doux…tout doux.

proposition n° 10

Quand le départ en vacances se précise, le mouchoir imbibé avec de l’’eau de Cologne est préparé : il vise à éviter les vomissements que vous connaissez dans les transports, même en train. Il sera plaqué sur votre nez à la première nausée. Quand la chaleur monte comme en l’été 2018 le rail chauffe parfois jusqu’à faire flamber un transformateur, souvent sans dommage autre que celui de remplir d’une odeur insoutenable les narines de ceux qui vivent à côté, et de décupler le crissement des roues des trains qui y circulent. Ça sent le fer de forgeron. Ça sent aussi le fer quand la mère s’affaire au repassage pour le père ; elle pose le linge, dépose dessus la pattemouille humidifiée juste ce qu’il faut, appuie le fer, un chuintement puissant s’en dégage en même temps qu’une vapeur à éviter le port de lunettes. L’odeur du linge propre emplit l’espace, on voudrait que jamais elle ne s’arrête sauf pour celle des crêpes. Quand le père est là, c’est jour de crêpes, on est huit à table. La mère commence tôt, chacun en mangera trois, une salée, deux sucrées ; la poêle essaie d’imiter le bruit du fer sur le linge lorsqu’elle reçoit la louchée de pâte dans le beurre grésillant. Le museau des enfants pointe juste au-dessus de la table, les plus malins savent venir au début pour grappiller les « gâchées », celles qui se refusent à se plier au savoir-faire de la mère. Le lendemain matin au réveil l’odeur flotte encore dans l’air de l’appartement.

Glacé, le bord de la baignoire sabot. Glacée, l’eau qui tombe sur la colère de l’enfant, transi. Poussiéreux, le journal volé à la chaudière pour y lire en cachette. Gras, ce même papier qui noircit si fort les doigts qu’il faudra se carapater, se laver les mains, que le délit de lecture ne soit plus visible. Lisse, la joue du père après le rasage. Douce. Cuisante, la volée de cuillère à pot transformée en cuillère à peau. Claquant et froid, l’arrière de la cuisse quand, le dos appuyé au mur du fond du couloir, la colère de l’enfant affirme sa mélopée jusqu’à l’engourdissement. Amère, la Nivaquine dérobée à la mère qui lutte contre le paludisme. Enchanteurs ou effrayants les mots des parents : « Hanoï, Ouagadougou, la peste, ma ti-aï, Stalingrad… »

Un abricot. Pour vous. Si rare ! Vous vous méfiez. Vous l’auscultez. Rien à redire, bien jaune orangé, bien rond, pas blessé, vous vous rassurez. Vous croquez dedans. Vous partez bientôt en train. Vous sentez le sucré du jus couler dans votre bouche. Vous vous réjouissez. Vous êtes tranquille. Vous dégustez. Vous prenez une seconde bouchée. Vous voudriez hurler. Peut-être le faites-vous. Le comprimé chargé de contrarier le mal des transports a noyé d’amertume langue et palais. Plus tard. Sur le quai. Le train arrive. La nausée aussi. Goût acide en bouche, salivation, déglutition, vous endiguez le reflux. D’autres fois, il gagnera mais plus jamais vous n’accepterez le miracle de l’abricot avant le départ. En bouche, elle fond. On la prend d’abord avec les dents, d’un coup de langue on la projette au fond de la bouche, on tente de mâcher lentement pour la faire durer mais elle est partie, avalée, engloutie. Heureusement il en reste. On recommence ; on se promet de la retenir. Déjà disparue. En quatre bouchées sucrées, il n’y en a plus. On attend la suivante. On sait que c’est la dernière. On veut cette fois y aller tout doucement. Rien à faire. Déjà partie. On regarde autour de soi c’est pareil pour tous sauf pour la grande qui nargue : « Elles sont bonnes, ces crêpes ! » Elle cligne de l’œil ; on voudrait le lui crever.

proposition n° 11

La soufflerie, énormes ventilateurs encagés, est le premier murmure du lieu.
Le carré de la grande place face à la mairie a vu pousser le supermarché dont les noms varient au gré des accords économiques mais qui reste fidèle à son monde comme à son ombre. À l’intérieur les caissières et maintenant caissiers saluent chacun avec la familiarité que donne le passage quotidien. Ici on ne vient pas faire ses courses, on vient échanger quelques mots, peut-être les seuls reçus de la journée. À l’extérieur le monde des mendiants. Monde variable selon les saisons. Les mendiants de l’hiver ne sont pas ceux de l’été. Ils sont isolés ou en groupe. Le langage commence par leur position dans l’espace juste avant l’entrée du magasin : ceux des caddies, ceux de la porte coulissante, ceux du mur. Ceux-là sont seuls. Souvent sans regard. Souvent sans mot. Parfois un écriteau auquel personne ne prête attention. Un récipient avec un sou pour donner envie d’en mettre d’autres peut-être. Les extrémités des corps – cals, rougeurs, boursouflures, écorchures – parlent mieux que le rectangle de carton posé à côté d’eux. Quand ils sont en groupe, c’est la force de leur socialité qui surprend le plus. Dans d’autres régions c’est autour du thé que l’on prend des nouvelles de toute la famille. Ici, la canette semble être un greffon de leur main, extension naturelle de leur corps et c’est avec elle qu’on place le souci des autres au cœur de la rencontre, au cœur de leurs réunions, et parfois de leurs petits commerces.

proposition n°12

Un goulet jaune. Pente douce et bras arrondis de chaque côté comme si on voulait y conduire chacun avec douceur. Au centre pour les téméraires quelques petites marches feront sauter avec fracas les valises maltraitées. Le couloir long est percé de droite et de gauche par des ouvertures sur la lumière et le froid (ou le chaud) ; la première est faite d’un escalier très large, quatre grosses valises peuvent s’y croiser, pas le temps des salutations, la personne à retrouver dans le hall de la gare ou la correspondance sur l’autre quai attend. Les pas sont pressés, personne ne flâne ici, les mouchoirs serrés dans les mains, les yeux tamponnés, les billets compostés, les au-revoir interminables. Le goulet absorbe ou rejette les émotions en pelote, tire ses fils comme ceux qui, dans le ciel, guident et nourrissent les trains. L’escalier semble interminable, un ascenseur vient secourir les voyageurs-tortues, qui emmènent leur maison dans des valises qu’ils ne peuvent soulever sans se faire aider. Enfant, quand on est en bas il faut lever les yeux au ciel ; quand on est en haut il faut éviter le vertige ; et toujours, toujours, réfréner l’envie de courir. Quand vous descendez, on craint de vous perdre, quand vous montez, on craint de vous retrouver sur les voies. Il vous faut rester à côté des grands et des monstres à roulettes si bruyants.

proposition n° 13

Face à la gare le bus 10 délivre des entorses au genou. Trois personnes attendent, branchées à leur portable. Elles prennent le 5, vous le 10. L’attente est préférable à une marche devenue très lente et douloureuse. La ville est petite, maisons de granit resserrées autour de l’église et du centre héliomarin. À pied le tour est concevable. Un chemin de sculptures en métal guide l’avancée vers des rocs gris et vert rouille. L’attente est longue. Ce matin agitée, elle est partie sous le brouillard. La toucher n’a pas été possible. Attendre son retour. Appuyée contre le granit, la ville laisse les marcheurs l’arpenter, se cacher dans ses anfractuosités, la capturer dans des appareils tenus le plus souvent à l’oreille. « Ok, ça marche. » Toute personne est accueillie ici, la multiplicité des difformités indique sa nature soignante. Un homme jeune vient de partir. Un autre arrive, face à l’élément marin, penché sur les coquillages, solitaire, attentif. Quelqu’un sifflote, comme une musique ajoutée aux percussions des pneus sur les pavés. Criaillements. Un cormoran pêche, retourne d’un coup sec un lit d’algues pour y trouver sa pitance. D’autres passent, ailes étendues. Des portes claquent. Moteurs en sourdine. Autour le brouillard. Moteur sur l’eau, rires. On ne voit rien. On l’attend. On la sait. Peut-être est-ce le murmure de son éternel roulement. Formes étranges en un abandon qui pourrait faire injure à l’organisation de la ville, proprette, régulière, massive. Des mouettes s’annoncent. Vitesse de vol à faire pâlir tous les instruments de mesure. Odeur d’iode si forte que le crachin est pardonné. Crissement des graviers. Appels d’oiseaux, de gens. « Ça sent très fort l’iode ! Mais ça sent QUE l’iode. Ah la praire trois centimètres la palourde quatre. » Le couple d’âge moyen regarde le panneau informatif accroché au mur avant la descente. Lui, lunettes à la main, peau aussi rouge que son sweet, elle, la peau blanche exacerbée par son habit noir. Après une méditation devant le panneau illustré, « le rouge et le noir » disparaissent. Comme on est mené ! Merci Stendhal. Deux mètres de murs de granit encadrent le chemin. À l’aplomb de l’attente, quatre ou cinq mètres, il ne faudrait pas basculer. Cris d’enfants, cris d’oiseaux, à l’identique. Brouillard toujours sur son corps mouvant qui avance ; pourtant la mer se dérobe et cache ses rochers. Le bus arrive : « Vous savez comment ça marche ? Vous validez et rechargez quand vous voulez ! » Si la vie était aussi facile !

proposition n° 14

Qui aurait pu deviner qu’elle irait habiter sur le trottoir face à la pizzeria dont vous aviez envoyé la photo il y a quelques mois ? Un rond jaune de pâte, un sourire rouge de sauce tomate, deux yeux d’olive noire, Pizza X, le diminutif d’un être cher, le nom du patron, un espagnol joufflu et secret à qui il ne faudrait pas demander de prendre les commandes qui arrivent très nombreuses au bar. Lui cuisine. Qu’on ne se trompe pas ! Ce doute écarté, il est tout sourire comme son effigie, smiley sorti des ordinateurs, qui signale son commerce, au coin de la rue qui conduit à la gare. Qui aurait imaginé que les gardes corps servent de sièges aux clients trop nombreux qui, de ce fait doivent attendre ? Commande passée, on peut repartir mais il est plus simple de patienter. Comment le faire aujourd’hui sans portable ? Si t’es pas clodo, c’est pas possible.

Un solide fessier musclé est appuyé contre le garde-corps ; bras croisé sur un tee-shirt vieux rose, l’homme, grand, peau noire, parle, décontracté, à son voisin, inconnu il y a quelques minutes. On est trop éloigné pour percevoir les échanges, on sait cependant qu’ils ont trouvé un sujet commun tant le plaisir de leurs échanges est manifeste.

L’autre, petit, gringalet, peau blanche, semble réjoui de cette complicité éphémère qui a la juste valeur de n’engager que le temps de la préparation de la pizza. On en ressortira avec la joie intérieure d’avoir vécu un « moment », un temps où l’autre et soi sont là ensemble, un temps qu’on ne connait plus guère, le partage d’une pizza entre amis n’entravant en rien les flux mondiaux reçus en continu sur smartphone. Cordon ombilical de la matrice internet jamais rompu ; une mère n’a jamais porté autant de petits dans son ventre simultanément. Un jour, le ventre explosera.

Enfance. Un jeune, cheveux longs attachés en catogan, lunettes de rockeur mélange les époques. On sait déjà qu’il est perdu dans le temps, il ne sait pas choisir où s’inscrire. Tee-shirt, jean, costume de rigueur des jeunes qui ignorent tout de leur enfermement au code vestimentaire. Ses gestes sont si aléatoires que ses bras semblent désarticulés ; on devient curieux de voir comment les jambes se débrouillent. On est sûr que le hasard conduit son être intérieur, que la guitare qu’il porte dans son dos tente, vainement, de lui servir de colonne vertébrale. Elle tient une partition en ébauche.

proposition n° 15

Je te vois tourner autour du lieu primal comme le cri celui qui sort dont on ne sait rien avant de l’avoir poussé ce lieu qui te dit tout un tout insondable cela-même que tu fouilles depuis que tu es entré dans la rue dans l’écriture tu te postes comme un guetteur mais pas de came à passer juste le seuil des enfers à franchir tu repars tu pourrais être un chien tout renifle toi tu humes cette odeur propre aux HLM à cinquante ans de distance tu la reconnais tes oreilles voudraient s’écarquiller comme tes yeux les trains ont perdu leur cadence les messages de correspondances sont entrecoupés de messagers d’alerte tu voudrais retourner derrière le rideau sentir le rêche de sa broderie dans tes mains minuscules entendre et voir comme autrefois tu imagines même sonner chez les nouveaux locataires tu regardes les noms de l’exil tu ressens l’inutilité du mouvement aller pêcher le rêve chez l’autre alors qu’il se fragmente en toi tu longes – où est le licol – doucement par tous les temps les faces de l’immeuble tu retournes le soir des pluies tu convoquerais presque un accident pour entendre le vacillement du temps tu ne sais plus si tu cherches un bout de réel niché dans un creux de mémoire ou une bille en terre usagée grêlée de petits points blancs sur corps gris qui roulerait avec son lot de joies et de tristesse tu sais que les frottements que les fondements sont là la lutte du père la première journée d’école la mère récitait les poèmes la fin prématurée de l’école mai 68 la voiture de la directrice de l’école en feu devant le portail d’entrée là accroché à un rideau là l’enfermement là la maltraitance là la peur là tout ce qui fonde l’être là tu cours tu voudrais t’enivrer creuser palper ce qui s’échappe au-delà de tout ce que ta mémoire ou celle des autres a conservé un point aveugle qui un jour va s’écrire à force de se taire peut-être. Je renferme une part de l’histoire qui se construisait avec ton père devant tes yeux incrédules.

proposition n° 16

Je te vois tenter de resserrer le cercle autour de cet immeuble comme si tu voulais creuser jusqu’à ce que sa façade muette parle. Des gens vivent ici, des gens vivaient ici, on ne sait quel chemin les a mené à Stalingrad. On voit chaque jour des gens sortir presque en tenue d’apparat, on ignore la misère qui fourmille derrière des vitres occultées par des rideaux. Je te sais fasciné par l’histoire de « L’adversaire », cet homme qui s’invente une vie puis tue sa famille quand il risque d’être découvert. Tu te souviens qu’un jour on t’a demandé si ton père ne serait pas mercenaire. On voit une famille, une mère et trois enfants, sortir de l’immeuble mais on n’entend pas que la ville bruit et cache derrière ses murs trois autres petits êtres qui scandent des mots pour chasser la peur de l’absence. Je te rappelle l’origine de ton nom rebelle et ce pas que chacun fera vers elle par son inscription sociale, geste envers ce père apatride. Le logement social capte les murmures de ceux qui n’ont pas le droit à la parole ; il s’endort à l’abri des volets qui chaque soir se referment. Ce qu’il ne dit pas, c’est la chasse à l’extraordinaire. Le lisse, seul, est toléré. Ce qu’il ne sait pas, c’est que ce qu’il enclot de peur et de honte poursuit sa course dans chacun des petits êtres. L’immeuble se dresse sans langue. Celui qui y loge en parle sept. La litanie du conte du tueur de mouches « J’en ai tué sept, j’en ai tué sept » résonne comme un ricanement. Celui qui y loge parle sept langues, en écrit quatre. On ne sait pas que l’enfermement se conjugue du pater (coupé du pays lâché par ceux qui « l’accueillent » aujourd’hui) à la mère (coupée de ses racines, sommée de rester avec ses petits, un par an ça vous tient en place) aux enfants qui, à partir du cinquième, ne voit l’extérieur qu’avec l’année de l’école primaire, lors des marches quasi militaires du dimanche et lors de ces précieuses vacances à la campagne dans une maison délabrée. On ne sait pas que dans une niche de l’immeuble s’organise la lutte pour la survie d’un peuple, on ne sait pas que la politique rime avec charisme, avec horreur aussi, les enfants au milieu des menaces, on ne sait pas si l’essor du travail social et ses tentacules protectrices est souhaitable. Je te vois tenter de trier les arêtes de ce poisson géant qui t’a été donné. Tu risques bien de tomber sur une façade vide à pleurer, vide à psalmodier « maman, maman » jusqu’à son retour de l’école avec les trois grands.

proposition n° 17

Tu sors. Tu entres à l’école primaire, ton petit cœur gonfle de joie, tu sais déjà lire, écrire et compter, tu aimes apprendre et puis il y a tous les autres, comme toi, pour apprendre, tu crois, tu aimes participer à l’école, c’est vraiment une bouffée de plaisir que tu traverses à chaque journée. L’école est proche, enfin tu sors des murs, ton doigt, celui qu’il faut lever pour prendre la parole est toujours pointé vers le ciel, tu sens que tu agaces mais il t’en faut plus pour arrêter de le tendre. Enfin, on t’appelle au tableau, tu es fier, tu sais ! Les boucles. Tu écris les « l » parfaitement. Oui. Mais dans le mot choisi se promène un « t ». Alors s’élève, victorieux « Ah ! Monsieur « je sais tout », tu te trompes ! Le « t » ne double pas son trait. Retourne à ta place et apprends à les faire ! » Humilié, l’enfant, non de s’être trompé, non d’être rejeté, mais de voir et de sentir l’air ravi de la maîtresse d’avoir rivé son clou au petit « je sais tout ».

HLM, soir. Le salon sert de chambre. Les lunettes ont été imposées à l’enfant qui n’en voulait pas même s’il se couchait sur sa feuille pour mieux voir ce qu’il écrivait. Lunettes donc. Puisque lunettes, il faut, lunettes l’enfant met. Et refuse de les quitter. L’enfant dort dans le canapé-lit du salon avec son frère. Plus tard l’enfant bercera de ses chansons ce frère pour qu’il trouve le sommeil. Pour l’heure, l’enfant s’endort. Avec ses lunettes. Sinon crise ! La mère évite. L’enfant s’endort. La mère glisse les lunettes hors du visage. L’enfant se réveille. Sans un mot, reprend ses lunettes, les remet sur son nez, se rendort. Se réveille dès que la main maternelle cherche à les lui enlever. Ce que l’enfant ne sait pas dire, c’est que le point d’appui des lunettes sur son nez lui sert de somnifère ou de berceuse, comme on voudra, que le contact des ailes sur le nez favorise l’engourdissement précédant la plongée dans le sommeil. L’enfant lutte jusqu’à… Intérieur jour. Le père mange des œufs. Six. Huit. Il s’étouffe. Il peine à reprendre respiration, hoquette devant l’enfant transi, ce père dont il ne sait rien qui part et revient sans travailler, « sans rapporter l’argent pour eux » comme dit la mère, ce père manque de s’affaler dans sa crise respiratoire. L’enfant guette en se faisant tout petit. Il y a des moments où il serait bon de disparaître. Le soir il écoute les parents parler. Le soir il grappille quelques mots. Ce soir-là il comprend : le père est malade. De quoi ? Il ne sait pas. De quoi ? D’une maladie qui ne dit pas son nom, d’une maladie qui dit sa fin, à lui, le père. Il comprend. Le père, c’est pas pour toujours.

proposition n° 18

L’oubli paye son tribut à la pluie. Stalingrad tu te dégrades. Oublie Stalingrad. La pluie lave la pluie nettoie. Lave les blessures lave les erreurs lave l’oubli ravive la nature le brillant des feuilles des troènes la vie sourit Stalingrad Staline un bout d’horreur passe et s’oublie dans la rue du logement social de la commune rouge face à la rue Landy qui languit des départs des non-dits des mots enclavés dans l’oubli. La pluie pl luit lui le père tellement chuchotant Stalingrad ses plans ses amis « allez les enfants dans vos chambres on a à parler » colin-maillard dans la chambre lui le rêveur revues pornos retrouvées à la cave quand Lui a lâché la vie un jour de pluie jour de soleil pour aller chercher le curé c’était ailleurs ce jour de pas pluie pas parapluie parapeur ça n’existe pas ça n’existe pas « la fourmi de dix-huit mètres ça n’existe pas » pas pas papa Staline papa en grade pas pas papa pluie parapleure pas pleurer pas souffrir se cacher raser les bords s’y tenir pour ne pas tomber sombrer sombre vie exode exil mort tenir le bord entre Stalingrad et Landy partir avec chaque train se délivrer de la pesanteur mortelle des lieux par l’œil « tchi tchi on va à Neuilly ».

proposition n° 19

Immeuble des années soixante-dix dans résidence privatisée, studio avec balcon, on y donne une fête, tu es la vedette pour mieux faire surprise on t’enferme dans la salle de bain, tu veux sortir, tu quémandes, pour que la fête soit belle ton absence est encore requise, on ne t’ouvre pas, tu tambourines, salle de bain sans fenêtre, la seule ouverture est cette foutue porte que l’on refuse de t’ouvrir, tu tempêtes, tu veux sortir, tu cries, tu veux sortir, tout à coup on prend mesure de ton désarroi, la porte s’ouvre, tu es en larmes une chambre d’enfant une chambre d’enfermement t’a sauté au visage, la fête est gâchée, on s’y applique pourtant mais la joie est flétrie.

Elle explose. Tant et si souvent qu’il est décidé que l’hôpital psychiatrique la contiendra, que la chambre d’isolement est le seul endroit qui retiendra le déferlement de ses accès de folie. Tu dois la conduire. Tu n’es pas en accord avec le traitement mais tu dois l’accompagner. Tu vas avec elle et ses grigris qu’elle tient fermement dans ses mains. À l’hôpital, les formalités prennent du temps, elles sont remplies par l’infirmière, tu entres avec elle dans la chambre d’isolement, pour qu’elle n’ait pas peur, pour qu’elle ait confiance. La porte capitonnée reste ouverte, tu prends le temps de lui expliquer qu’elle va rester ici le temps qu’il lui faudra pour aller mieux, tu te prépares à quitter les lieux quand la porte se referme soudain. Un malade l’a poussée. Une porte est faite pour être fermée ! Tu es là, avec elle, tu observes le lit sans métal ni bois, les murs capitonnés, la fenêtre bloquée, le bruit de la ventilation t’envahit à outrance. Tu tentes de maintenir le calme en toi. Pourtant tu sais que tu es enfermé avec elle dans un lieu où celui qui y demeure ne peut sortir ni même le demander ; crier, tempêter, ce lieu est fait pour absorber cela ; personne ne viendra. Tu essaies de te manifester, de signaler ta présence à la lucarne grillagée. Derrière on te voit mais personne ne vient : c’est normal de vouloir sortir et de ne pas pouvoir quitter l’isolement ; dans cette chambre tu ne décides plus de rien. Ça doit apaiser, il semble. Tu te résignes. Tu vas t’asseoir à côté d’elle, elle qui semble indifférente à son enfermement, elle qui pose ses questions rituelles auxquelles tu donnes les réponses rituelles qui la rassurent et tu tentes de respirer, tu perçois le bruit de l’aération de plus en plus intensément, tu vois la bouche au plafond seule ouverture dans ce cube capitonné. Tu attends. Te demande si on va te libérer de cette prison au murmure si régulier que tu penses que rester ici suffirait à te rendre fou. Une demi-heure se passe avant que l’infirmière ne s’avise de ton absence et ne vienne te délivrer. Tu inspires profondément.

Salle des poudres du château du Taureau ; tu viens encore une fois de chanceler sur la norme et de jouer le réel au lieu de le vivre. Tu trébuches une fois de trop. « Entre ! Entre là-dedans ! » Tu entres. La porte se referme. Tu vas mettre toi-même la clenche dans la porte. La pièce est vaste. Enfermé. Une fraction de seconde. Le lieu est public, les gens veulent voir. On t’ouvre. Les gens attendent la fin de tes facéties, de tes inepties. Est-ce si idiot de faire reculer l’horreur de l’enfermement en le rejouant, encore et toujours ?

proposition n° 20

Une barre d’immeuble regarde des rails, des aiguillages, un pont emprunté par des voitures. Son regard vide est occulté à certains endroits par des volets. La nuit les lampadaires la teinte d’un orange terne. Deux rues la bordent. Un parking devant puis la petite rue Landy. Derrière l’avenue Stalingrad aux pavés orange rosé. La barre s’est habituée aux bruits des nombreux trains qui circulent, ferrailles criantes vers des ailleurs dont elle ignore jusqu’au nom. Elle sait que l’on compte sur elle pour abriter les pauvres gens, ceux qui ne peuvent aller autre part. Elle sait aussi qu’elle a des frères et sœurs dispersés dans les villes et les villages ; on leur demande seulement d’être là, murs, fenêtres et plafonds, c’est bien suffisant, un intérieur pour ceux qui, sans eux, n’en auraient pas. La barre tient depuis soixante-dix ans, quelquefois elle sent qu’on la rafraîchit, elle se retrouve blanche comme dans sa jeunesse. Elle remercie le lifting qui bientôt craque sous les assauts de ses occupants. Elle parle aux troènes et à l’herbe jaunie qui souvent l’accompagnent. Elle leur conseille la patience et la tolérance quand on la piétine trop ou qu’on la brûle. Elle entend certaines fois des chants et de la douceur s’échapper de certaines de ses cages. Alors, elle sourit ; et se félicite de se tenir, là, aux côtés des oubliés.

proposition n°21

Le treillis de briques laisse passer le soleil de l’est. Plaques de ciment gris. Dessus galet large et plat, gris granité. Chapeau de bambou clair sur tubes musicaux. Des feuilles vertes sur lignes d’écorce marron, alternance verticales, horizontales, presque un livre à lire. Une baguette de plastique d’abord coudée, court le long du mur. Deux oreilles, un miaulement, chat sur carrelage gris foncé. Ovale de table blanche et de dossiers blancs, le tout en fer ; un bâton gris clair et blanc se dresse avec un doigt recourbé. Casier à plantes en bois, feuilles de menthe poivrée et de désespoir du peintre en pagaille. Vitres martelées. Dans sa transparence barrée de deux supports verticaux rouille et blancs, un sac à dos gris et blanc montre son ventre. Bouche d’eau, trous noirs sur rouille, regard, dit-on. Croisement de lignes noires en losange, le paillasson extérieur. Seuil de porte, ligne métal gris, bois blanc, carrelage large gris, tapis noir tressé, talons de chaussures dressés sur couleur claire d’un panier en osier casé à proximité d’une prise électrique. Manche tombante d’un vêtement, soleil matinal sur carrelage, brillance et chaleur en coin. Corne du tapis, corne ombrée de la manche. Doigt de pieds au soleil. Pieds sur le carrelage, pieds d’été déjà colorés. Chatière, bloc carré de sa porte transparente sur porte de bois blanc. Sac de cuir sur chemise grise. Les verticales : tube clair, tube noir, poteaux carrés épais, lignes comme à n’en plus finir. Désordre des pavés disjoints de la cour.

proposition n° 22

Du mur on ne dira rien. Jaune pisseux ou vert fade comme dans tous les HLM. Si. On peut dire du mur que sa couleur annonce le logement social. Une porte fait face dans le couloir à une double porte vitrée et opaque. Une autre ouvre sur le cellier, l’antichambre de la découverte puisque toujours ouvert sur l’extérieur. Ça sent la pomme de terre. Un coin. Le coin : évier, gazinière, objets cachés partiellement par le corps de la mère. Au-dessus le chauffe-eau – l’échafaud ? Une table de formica occupe tout l’espace, chaises autour, pour y adorer les crêpes quand le père est là, pour y abhorrer le bœuf bourguignon quand les allocations sont versées. Lino pailleté orange vieilli, tubes des chaises trop fins pour dissimuler le bourguignon mâché et recraché dans l’attente du passage salvateur du chat. Une table de mots. Père et mère parlent. Une langue s’échange par-dessus la tête des enfants. Une langue bizarre : « ti-aï Hanoï Ouagadougou terreur Staline Stalingrad Paris Châtelet cinéma glace Koursk Nikita Kroutchev. » Nikita c’est le petit nom qu’on donne parfois à la petite de la famille ; on chante Nikita jolie fleur de java quand on est gai. Vous découvrez aujourd’hui que le « Nikita » de la chanson est en réalité « Rikita ».

proposition n° 23

Sur le pont. Ciel nuageux et lumineux. Une voiture rouge circule dans la rue Landy, du côté du triangle formé avec la rue de l’autre côté des HLM de quatre étages, parallélépipèdes fuyants percés d’ouvertures offertes au soleil. Protection imaginaire de parasols. Au fond sur le troisième côté du triangle des arbres et une tour de quinze étages. Dans le triangle, voitures et arbres se disputent le territoire. Le muret. Toujours là. Une porte ouverte.
Un arc vouté, fer et verre. Devant une voiture. Coin d’immeuble. Volets clos. En face, l’arbre. Deux fois la hauteur de la gare. Horloge à quatorze heures cinquante. Lampadaire. Fouillis de fils d’acier au loin derrière.
Poteaux d’acier verticaux. Câbles chargés et tendus entre eux. Poutrelles d’acier en renfort avec un écartement régulier. Ciel moutonneux. Trois places de parking inutilisées. Troènes. Platanes. Lampadaires. Des étoiles de fer en haut des poteaux. Un train arrive un train part, les annonces les accompagnent.

ST PIERRE DES CORPS-TOURS
POSTE 4

Ce pourrait être un bâtiment russe tant il est austère et laid. Trois piliers, de grands carreaux blancs de ciment, fenêtres en hauteur. Mais il signe, quand le train arrive en gare en direction de Tours, le repère pour regarder le logement, le lieu de l’enfance. Rails et poteaux. Repère A du quai le plus proche de la vue sur ses fenêtres. Une barrière bloque le passage sur les rails autrefois traversés pour rejoindre le quai de départ.

Avenue Stalingrad. Le nom de la rue est inscrit du côté des maisons qui font face aux bâtiments, au coin, le café de la gare. Maisonnettes joliettes avec jardins. Volvograd, le nom insiste dans la mémoire ; les journalistes du monde plaisantent « la ville qui roule pour Staline ». En réalité Volgograd, ancien nom de Staline. Comment conserver Stalingrad, aujourd’hui, comme nom de voie ?

proposition n° 24

Nul autre enfermement il y a cent ans que celui que la terre agricole impose à ceux qui la travaillent. Ici la terre n’a de sillons que ceux de la polyculture. Les maraîchers vont vendre leurs productions à la ville voisine. Les fermes maillent le territoire, on peut même vendanger à Saint-Pierre-des-Corps.

Nul autre enfermement il y a cinquante ans que celui auquel pauvreté et folie assignent à résidence. Pas surveillée comme en URSS (ou en Chine) encore que l’essor du travail social commence à installer une veille qui peut conduire l’enfant du pauvre à la DDASS. Dans les HLM on se méfie autant de l’assistante sociale que du marchand de tapis. C’est que la première, on est obligé de la faire entrer, le second peut rester à la porte. La force de l’enfermement : on veut retourner l’argumentaire de sa défense dans tous les sens, un peu comme l’écriture, le déformer, le briser, le reconstruire, le façonner, le mouler, lui donner l’apparence attendue pour le visiteur. L’enfermement donne du temps. À l’assistante sociale, on lui donne la réalité qu’elle peut voir, supporter. Les trains charrient les histoires des gens qu’ils transportent. Un immeuble avec un minuscule muret regarde ceux qui viennent, ceux qui partent.

Nul autre enfermement aujourd’hui que celui de la terreur. D’autres – le crayon hésite entre histoires et misères – habitent aujourd’hui au-dessus du muret. Le regard assassin de la petite fille croisée lorsque vous êtes revenu sur les lieux dit la suspicion de la société. Cette rue peut bien garder le nom d’une bataille gagnée sur l’horreur en même temps que celui d’un criminel politique. Les crimes ne sont que les déchets de l’omelette. Pour qu’elle soit goûteuse, il faut casser beaucoup d’hommes.

Face au rail la cité disparaîtra quand le train suspendu apparaîtra. Le privilégié rejettera le petit peuple aux marges d’une cité devenue trop coûteuse pour lui. Le HLM fera une mue quatre étoiles. Saint-Pierre, encore ?

proposition n°25

Les petits-enfants verront-ils le muret qui protégeait le jeu de balles de leurs grands-parents ? Le train à suspension magnétique chassera-t-il les logements sociaux ? Tours absorbera-t-elle Saint-Pierre comme elle a par le passé annexé les quartiers de la Fuye et du Canal ? À ce moment-là le train transsonique enlèvera-t-il tous les câbles, tous les fils, liens avec le passé ? Peut-être que tous les bruits de la gare se tairont, pourra-t-on alors encore évoquer le retour ? Les logements auront-ils éclaté en bulles sécurisées par œil-code ? Odeurs, bruits et fureurs, quelles teneurs, quelles essences ? La ville sans nom rasée pour un nouveau mode de transport portera-t-elle encore son histoire ?

proposition n° 26

Le père est mort. Le camion est devant la porte. Le mobilier dedans. Poids-lourd. Trois marches pour monter dans la cabine. Jamais vu le monde d’aussi haut. Déjà, dans cette hauteur, dans ce regard nouveau, de la magie. Une ampleur inconnue dans la poitrine.

Le père est mort. L’émotion est dans la montée dans la cabine. À la tombée du soir. On roulera de nuit. On ne sait pas le pourquoi du choix. On ne sait rien. On ne questionne pas. On monte quand on vous le dit.

Le père est mort. Le camion s’ébranle. Il roule. Longtemps. Il avance avec la nuit. Du point d’arrivée vous ne savez rien, du point de départ vous avez tout oublié. Le père est mort. Cela suffit pour rouler.

La nuit. Une lumière. Parfois. Les yeux guettent – écarquillés peut-être. « Mes yeux veulent tout voir, tout savoir … » La comptine de l’enfance résonne dans son innocence, dans sa force. Lumières multiples aperçues en haut d’une côte puis disparues dans le creux de la route. Réapparues puis occultées par un virage. Grossissant avec l’avancée du camion. Là. Dans la poitrine de la joie. Sortir. De la nuit. Les cloches sonnent. Un père est mort. Une ville surgit.

proposition n° 27

Longtemps vous vous êtes assis dans un train qui passait presqu’à coup sûr devant ces carrés que vous observiez, annotiez, dans un coin à part, un coin justement où l’on ne revient pas, un coin à l’abri du monde, à l’abri de vous.

Parfois vous faisiez semblant d’être plongé dans un livre quand l’annonce de la proximité du lieu – aimé haï vous ne saviez pas – sortait les voyageurs de leur sommeil ou provoquait la fermeture des écrans ; le train amorçait son changement de rails dans un crissement si familier que son absence aurait provoqué l’inquiétude plutôt que le soulagement du silence.

Et quelques jours après alors que vous logiez dans la ville voisine, vous reveniez rôder sur les bords du triangle. Vous vous engagiez dans la rue Landy, ressentiez comme une agression personnelle, comme une opération chirurgicale qui triture, extirpe, reconstruit et recoud toute transformation de ses éléments : ses lampadaires de ciment amputés remplacés par des tubulaires, la lumière jaune maintenant teintée d’orange, la terre recouverte de bitume, l’arrêt des voitures devenu payant et vous souffriez des sutures de la cicatrisation qui laisse toujours ces bourrelets disgracieux ou ces veines plus claires.

Puis vous repartiez vers les lieux de terre que vous aviez choisis, humer ses odeurs, plonger vos mains dans leurs chairs noires, garder la trace sous vos ongles, goûter le plaisir de croquer dans les quelques fruits ou légumes qu’ils vous avaient offerts.

Aussitôt vous saviez que vous y retourneriez à l’affût d’un signe à la recherche de…

proposition n° 28

« Saint-Pierre-des-Corps-trois minutes d’arrêt. » Il n’y avait pas de correspondance ce jour-là. Il fallait « s’assurer de n’avoir rien oublié à votre place. » Puis il fallait quitter la gare.

Quand vous reveniez des vacances d’été, celles dans la maison délabrée où la liberté totale s’opposait à l’enfermement rituel de la vie en ville, le chemin du quai à l’immeuble était le seul à autoriser l’air dans la poitrine. La mère poussait la marmaille devant elle sur ce bout de quai alors que les voix des correspondances et les fumées de la loco pour Tours se mélangeaient et imprégnaient votre peau. Vous traversiez ce passage rabaissé marqué en jaune qui conduisait à la rue, poussiez le portillon et passiez dans la rue Landy. Là, les vacances étaient finies.

Au bout du quai seuls les personnels autorisés peuvent traverser, munis d’un gilet jaune ou orange, c’est écrit. Aujourd’hui, le quidam passe obligatoirement par le souterrain pour rejoindre son chez-lui. Goulet d’étranglement des voyageurs avant le déversoir dans la gare vitrée puis sur la place. Saint-Pierre vous accueille par une tour mais se disculpe aussitôt en présentant ses charmantes maisons, ses rues aux noms des grands écrivains, ses rues symboles de la résistance, esprit qui imprègne encore la tenue des affaires de cette ville. Vous revoyez le préau de l’école. Deux enfants vendent la production de menthe de leur jardin sauvage, la maison est en rénovation. La Rabatterie dresse ses tours comme une fermeture de zone avant la Loire, cependant si vous êtes au quinzième vous disposez d’une vue imprenable sur son cours. Ouverture et fermeture, les deux faces de la bande de Möbius.

proposition n° 29

La gare. Lui tourner le dos. Faire face à l’immeuble. Blanchi récemment. Parasol vert pomme ouvert sur un balcon, plus loin des géraniums rouges sur « votre » balcon. Des enfants, grands. Ça vit donc. Une fille trop vite grandie, un garçon trop rond. Un frère, une sœur. Une mère. Consignes – pour les courses sans doute. Une main trie les fleurs, balance les rejetées au sol devant le bâtiment dès que les jeunes s’éloignent, ferme la porte-fenêtre. Avancée des jeunes. Échanges de regards. La fille, furieuse. La colère venue d’ailleurs. Les paroles du garçon rond à côté de la fille malingre et furieuse disent « apaise-toi, pense à autre chose », la colère cependant reçue contre vous. Blessure. Intrusion. Quelles raisons de rôder dans ce lieu ? Son regard. Refus.

Sur le pont un homme. De votre sourire, il tire un salut franc et jovial.

Un autre plus loin zigzague. Le croisement sans heurt est difficile à éviter. Mais possible. Il est retiré en lui. Votre chant lui fait lever la tête, qui retombe.

proposition n° 30

Les drapeaux claquent sur la façade de la mairie. Pas un drapeau ! Beaucoup de drapeaux. Ce n’est pas dimanche, pas forcément. Pourtant il n’y a jamais d’école ce jour-là. Seulement ce jour-là, on doit s’habiller en dimanche. La tenue est prête. Chemisier blanc ou chemise blanche, jupe plissée pour les filles, pantalon court pour les garçons, chaussettes qui tiennent, pas celles qui godillent sur les chevilles au premier mouvement, chaussures vernies pour les filles, cirées pour les garçons. Il faut bien se tenir. On va faire la représentation. Les plus grands, en tout cas. Le rendez-vous est à l’école avec les maîtres. Il faut calmer l’agitation des petits. On sort. La fanfare est là. Les personnages importants aussi. Et du monde que vous n’avez jamais vu. Ça parle lentement. On croirait qu’on enterre quelqu’un. On a envie de sauter, de gambader, de grimper sur le monument aux morts. On sait qu’on a intérêt à se retenir. La fanfare entonne sa musique, les enfants des écoles s’époumonent. Ils chantent la résistance. Soudain la foule se disloque. C’est fini. Il faut rentrer, quitter les vêtements du dimanche. Retourner à l’informe. Chaque année les frères et sœurs vous disent que c’est pour vous la fanfare et les drapeaux. Vous les croyez. C’est votre jour de naissance. Chez vous on ne fête pas les anniversaires. Sauf le vôtre avec la fanfare pour les morts et les personnages importants qui rappellent la nécessité du souvenir. Quand vient votre tour d’aller chanter devant le monument aux morts, vous comprenez. Drapeaux et fanfare ne disaient rien de votre naissance. Vous garderez une bribe de cette croyance tapie en vous.

proposition n° 31

La ville ne dit pas la mort. La ville ne dit pas la naissance. La ville dit une partie de vie, celle de l’enfermement et celle de l’ouverture. Elle dit l’arrivée et le départ. Comme on est né ailleurs, on meurt ailleurs. Quand on va dans la ville, on ne sait pas si on y restera. La mort vient quand elle veut, où elle veut. Elle éparpille les corps de la famille dans les villages voisins dans le pays d’exil. Elle sépare les êtres du même nom quand ils sont étrangers. Et pourtant la ville porte ce nom parce qu’autrefois la riche ville voisine s’y débarrassait de ses morts. On ne sait pas où est le cimetière aujourd’hui et on ne veut pas aller y voir. On le trouvera plus tard.

Ville ou village, un autel, un cercueil, des gens, épars ou nombreux, une tristesse si visible qu’elle en devient parfois impudique. Un camion au pas, une file derrière, des cris, des sanglots, des étreintes de personnes qui jamais ne vous auraient touché, des mots qui jamais n’auraient dû être prononcés tant ils n’appartiennent qu’au semblant et à la cérémonie obligée. Le chagrin est ailleurs. Il viendra dans toutes les premières fois de la vie quotidienne en l’absence de l’être qui a plié bagage. Une odeur, un bruit, une couleur ranimeront le mort.

proposition n° 32

Un ciel peut-être blafard blabla sans fard blablacar un ciel perdu un ciel quand dans le dernier wagon du train rails et ciel se rejoignent dans leur point de fuite le wagon tape ses accroches d’acier sur les rails ça fuit ça fuit mais ça reste relié point infime entre le haut et le bas la musique s’infiltre dans la fuite le professeur de dessin a pris le temps d’aiguiser votre regard vide sur ce point de fuite terre ou ciel au bout.

Renversé la tête dans le siège suivre la course des fils sur le côté balloté dans ce roulement qui s’est modifié au fil des ans moins de chocs un glissé plus feutré des crissements d’entrée de gare ou de virage plus discret la ligne treize du métro s’immisce avec son tempo dans celui de votre train pas de ciel dans le métro un plafond qui aimerait qu’on le regarde comme un train avec un ciel peut-être comme un livre dont on lit les nuages les couleurs changeantes du matin au soir du blanc pâle au rose tyrien d’un soleil épuisé et pressé d’aller se rafraichir dans une Loire vigoureuse jouisseuse de refléter les variations de son ciel quand les camaïeux gris se frottent aux sombres des bleus indigo en plein jour on croit la nuit finale venir le ciel tombe dans les yeux de ceux qui le regardent.

proposition n° 33

Une femme tombe en panne de voiture.

Une femme roule sa valise à roulettes, bruit sur pavés irréguliers.

Un enfant crie.

Un jeune homme revisse sa bouteille d’eau minérale plastique et entre dans la gare.

Une personne apprend à conduire.

Un homme au coude levé téléphone.

Un jeune homme foulard jaune au bras marche, pas tranquille.

Une femme sportive habillée de blanc et une femme obèse habillée de noir échangent des « ça va ? » et traversent rapidement la place.

L’homme au téléphone agite sa main. Le mot « négative » se dégage des autres bruits.

Don Quichotte semble montrer quelque chose.

Un homme en voiture s’étonne de voir quelqu’un assis sur un plot devant la gare pour écrire.

L’homme à la bouteille ressort de la gare, dévisse sa bouteille et boit.

L’homme au téléphone dit « je pense » et « c’est pas agréable de… »

Le bruit de la ville mange ses paroles.

« Addis-Abeba » quand même.

Un couple de femmes tourne leurs visages vers le soleil.

Des bras semblent marcher, les pieds peinent à les rattraper.

Un père traîne son enfant derrière son vélo dans une carriole qui couine.

Il est à contresens.

Son autre fils pédale derrière lui.

Une voiture immatriculée à Paris arrête son moteur à quelques mètres de celui qui écrit.

Un homme grand polo rouge casque blanc sur les oreilles avance en regardant son portable.

Qui n’a pas de portable à la main ou à l’oreille ?

La femme de la voiture parisienne attend.

Il tourne le dos à l’immeuble de son enfance.

Il entend les bruits de l’enfance et voit les situations à l’âge adulte.

La bouteille d’eau tenue par de nombreuses personnes indique qu’il fait chaud.

Un homme tire deux valises, une dans chaque main.

La femme robe bleue de coton organise sa voiture à l’arrêt.

L’arrivée du train est imminente, un coup de sifflet, plusieurs taxis arrivés.

Un jeune homme replie le linge tiré de cabas plastiques.

Ces sacs de courses lui servent de valises.

Le logo sonore de la gare retentit.

Des personnes se pressent.

Le sifflet retentit impérieux.

Une femme ferme son porte-monnaie.

Les taxis passeront-ils ?

La femme de Paris est stationnée dans un endroit interdit.

Klaxon du train et crissements de freins, il entre en gare.

Un chauffeur de taxi vient dire à la femme qu’elle n’est pas à sa place.

Il lui montre les places « handicapé ».

Il tonne « vous n’allez pas rester là devant la gare à emmerder tout le monde ? »

Elle s’en va stationner où c’est encore interdit.

Il s’en retourne aussi.

proposition n° 34

Au nord, vous remontez pour arriver sur les quais de la Loire, voie de Tours à Blois. Devant vous, une butte, en contrebas un ruban changeant d’argent ou de couleur sombre selon le ciel conduit votre regard à gauche vers les deux pics hérissés de la cathédrale de Tours qui vous a vu naître, à droite vers le pont de Montlouis, ouvrage moderne à rambarde bleu-vert qui autorise à suivre la Loire sur la rive gauche ou droite comme le cœur vous en dit. En bas du quai dont l’herbe est fauchée de manière raisonnée, donc sauvage et folle, un autre ruban plus proche, de falun compressé, réunit voyageurs à pied ou à vélo, promeneurs du soir, familles, sportifs appliqués ou photographes naturalistes. La ville est oubliée. La Loire et les arbres.

Au sud marcher devient une épreuve. Traversée des anciennes zones industrielles, enfilades d’entrepôts, de routes ferroviaires désaffectées, déchetterie, magasins sans âme, amas de tôles organisées pour la consommation de masse, parkings à perte de vue, toujours pleins comme si l’achat s’érigeait en matière à penser, sans autre choix. Quelques terres envahies d’herbe laissent deviner un passé agricole. En poussant au-delà du Cher, on rencontre la cité bourgeoise de Saint Avertin. Changement de monde. Puis le Bois des Hâtes, poumon des week-ends et niche de votre potamot. Plus loin encore le crématorium : la structuration d’espaces fleuris habille le « jardin du souvenir » et fait oublier le cimetière qui lui fait suite.

À l’est, là où le soleil se lève, l’alternative offerte illustre bien le vingtième siècle : pavillons individuels en alignement de la Ville-aux-Dames, rues et maisons souvent semblables. On ne peut qu’y errer à la recherche des vestiges d’un passé maraîcher qui surgit au détour d’une ferme solide ; à l’instar de Saint-Pierre, il fallait alimenter la grosse ville voisine ; et plus loin entrepôts et zones commerciales. Rien de palpitant sinon l’Île aux Vaches qui ne compte plus de ruminants, à moins que l’on ne se considère de cette race par notre regard tourné vers le « oui-go », train à bas prix qui traverse la Loire en un sillage coloré et disparaît.

À l’ouest l’autoroute marque la frontière avec Tours en une ligne toujours bruyante de jour comme de nuit dont les premiers quartiers appartenaient autrefois à Saint-Pierre. Tours, vous entrez dans un monde où les constructions de cheminots laissent peu à peu la place aux riches demeures cossues. Les maisons cachent soigneusement leurs jardins, la vie y est douce. Ses beaux quartiers s’organisent autour de la place de l’hôtel de ville, place Jean-Jaurès qui rappelle qu’un jour le monde socialiste a cru à son utopie, et le long des deux axes perpendiculaires qui structurent la ville et se croisent ici. Tours fait sa mue, d’un riche passé médiéval à un monde contemporain ; elle intègre les éléments de la modernité en alliant Buren à l’arrivée du tram et conserve son histoire en valorisant ses passages et ses places ou rues anciennes. Tours ville de culture et de gastronomie, ville en travaux pour des motifs plus que discutables, Tours ville étudiante où la guinguette devient institution, Tours, toute en contraste, seule ville en France à vivre avec le Sanitas, une de ses cités, en son cœur.



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1ère mise en ligne 13 juin 2018 et dernière modification le 15 septembre 2018.
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