Marie-Christine Grimard | Au-dessus du puits

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proposition n° 1

Elle pousse le portail rouillé qui n’a pas servi depuis des lustres si l’on en croit la rouille qui étouffe les gonds. Un crissement désagréable déchire le matin. Une pancarte aux couleurs agressives vante les qualités du lieu offert à la revente depuis peu. Elle réalise un peu tard qu’un nouveau passage a été ouvert un peu plus loin dans le mur d’enceinte. Tellement habituée à passer par la grille, toujours ouverte dans son souvenir, elle n’avait pas vu cette saignée dans le mur de pierres dorées. On dirait une injure faite aux hommes qui l’avaient bâti cet ouvrage massif à mains nues, deux siècles auparavant. Décidément, elle n’aurait pas dû revenir. Elle a l’impression que cette première entorse à ses souvenirs, sera suivie de nombreuses autres. Trop tard, puisqu’elle est là, autant faire taire l’émotion qui lui serre le cœur.

Ses talons claquent sur les pavés de la cour, elle se souvient que l’un d’eux était incrusté d’une ammonite, tout près du mur de la grange ou vers le puits, elle ne se souvient plus exactement. Elle le cherche en vain, il lui semble que la cour a rétréci. C’est sans doute elle qui a grandi depuis sa dernière visite entre ces murs. Combien de temps déjà, elle n’ose compter. Après tout, elle est passé si vite cette petite quarantaine d’années...

La grange a disparu. Désormais transformée en habitation, elle est ornée de quatre ouvertures modernes imitant des verrières d’ateliers. Elle s’approche de l’une d’elle, étonnée que le regard traverse maintenant le corps de ferme. De l’autre côté du bâtiment, elle aperçoit le puits trônant au centre de la cour Nord. Une joie idiote l’envahit, tant elle est heureuse qu’ils ne l’aient pas détruit. Elle se souvient du jour mémorable où elle avait subi la plus grosse remontrance de sa vie au pied de ce puits. Avec Roger son copain d’enfance, elle jouait dans cette cour chaque après-midi après l’école. Ce jour-là, ils se lançaient une balle au-dessus du puits lorsque l’objet rebondit sur la margelle et tomba dans l’eau. Ils savaient bien qu’ils n’avaient pas le droit de s’approcher du puits, mais personne n’était là pour le voir, et Roger, toujours téméraire avait décidé de la tenir au-dessus du puits pour qu’elle attrape le seau afin de faire descendre au fond pour récupérer la balle. Alors qu’elle grimpait sur son dos pour atteindre la margelle, son père, était arrivé miraculeusement avant que le drame ne se produise. Sur le coup, du haut de ses cinq ans, elle avait trouvé injuste les coups et les paroles reçues. Aujourd’hui en y repensant devant ce puits, aux pierres rénovées éclatantes sous le soleil de juin, elle frissonne, réalisant que sa vie aurait pu finir ce jour-là au fond du puits.

L’émotion est intacte, elle entend encore les paroles de son père et revois les larmes de sa mère, ce soir-là, regrettant de lui avoir causé autant de tracas avec quarante ans de retard.

proposition n° 2

Devant elle, le puits occupe tout l’espace. Dans son souvenir il était au milieu de la cour pavée, mais elle réalise qu’il est dans l’angle entre la grange et l’écurie de l’ancienne ferme. Personne ne peut deviner ce qu’il y avait derrière ces murs, la rénovation ayant fait disparaître toute trace du passé de ce hameau. Le puits lui semble plus petit ; l’auraient-ils rétréci en le restaurant ? Elle hésite à s’approcher, comme si les recommandations de sa mère résonnaient encore à ses oreilles. Les pierres vermoulues, leur couleur dorée vire maintenant au beige grisé. Des campanules s’agrippent au fond des joints distendus formant des coussins mauves entre les pierres, où les abeilles s’affairent. Son cœur se serre, elle se souvient du sourire de sa mère devant la beauté des campanules de son jardin. L’image de ces cascades de fleurs ayant colonisé les margelles du puits, lui aurait beaucoup plu. Elle s’approche de la margelle, ferme les yeux et laisse courir ses doigts sur les aspérités des pierres dorées. Soudain, elle le reconnaît, il n’a pas changé, c’est juste sa main qui a grandi. Une brise légère tourne entre les murs, soulevant un parfum d’eau croupie et d’herbe fraîche. Elle se penche, l’œil noir qui l’effrayait, enfant, en la fixant du fond du puits, est toujours là. La seule différence est qu’elle ne le craint plus. Les cils de mousse qui encadraient ce regard noir ont disparu, les graminées qui ondulent le long des parois lui donnent un petit air étonné. Finalement, ce puits a gardé sa beauté et tout son mystère, elle est heureuse que la rénovation du hameau l’ait oublié. Quel dommage, si le génie de l’eau avait été chassé par la modernité.

proposition n° 3

Rassurée d’avoir retrouvé un peu de son enfance au fond du puits, elle se redresse et examine les murs qui l’entourent. La forme des toitures n’a pas changé mais certaines ouvertures n’existaient pas. Leurs encadrements de fenêtres ont été fabriqués à l’identique, si bien qu’elles semblent avoir toujours été là. Les chéneaux de zinc découpés en forme d’as de pique scintillent au soleil de juin. Ils sont aussi beaux que dans son souvenir. Absorbée dans sa contemplation, elle sent un regard peser sur ses épaules. Cette sensation la renvoie quarante ans auparavant, lorsque sa mère la surveillait depuis la fenêtre de la galerie située au premier étage du bâtiment principal. Elle sait très bien de quelle fenêtre provient le poids de ce regard, mais n’ose se retourner. Un nuage passe devant le soleil la faisant frissonner, ou peut-être est-ce la crainte de croiser ce regard aujourd’hui disparu. Prenant une inspiration, elle se retourne au ralenti. Personne à la fenêtre. Peut-être a-t-elle rêvé…

Elle fait face au bâtiment, où elle a vécu les dix premières années de sa vie. Il lui semble qu’elle est revenue chez elle. Il n’y a plus les géraniums de sa mère aux fenêtres, mais quelques énormes jardinières modernes anthracite délimitent les espaces privatifs entre les appartements.

Aura-t-elle le courage de visiter ce village reconstitué, pétri de confort moderne, ou gardera-t-elle ses souvenirs intacts ? C’est beaucoup d’émotion pour une même journée, après tout le hameau tout juste rénové est à la vente depuis quelques jours seulement. Elle peut revenir dans quelques jours, lorsqu’elle se sentira plus forte.
Une ombre passe derrière la fenêtre de leur ancienne cuisine. Elle retient son souffle, mais le soleil sort des nuages et vient frapper le carreau, l’éblouissant. Elle cherche ses lunettes de soleil et les chausse fébrilement. Lorsqu’elle relève la tête, il n’y a plus personne derrière les carreaux.

proposition n° 4

Elle frissonne, cette journée est un peu forte en émotions. Elle a besoin de prendre un peu de recul. Elle n’aurait pas dû venir, finalement. Le temps a tellement modifié ce hameau qu’elle a l’impression que son enfance n’a pas existé.

Elle se demande ce que penseraient les hommes qui vivaient dans cette ferme au dix-huitième siècle. Ils étaient métayers du château voisin, et n’avaient pas dû quitter ce lieu de toute leur vie. L’ensemble des bâtiments était entouré de champs cultivés jusqu’à la colline où un bois délimitait la propriété du comte. Elle s’était souvent promenée dans ce bois, jusqu’au pavillon de chasse d’où l’on avait une vue panoramique jusqu’aux contreforts des Alpes, les jours de beau temps.

Le chemin qui mène au bois, descend entre les murs de pierres sèches. Elles tiennent encore sans mortier depuis deux siècles au moins. Elle se souvient que derrière ces murs, une vigne déployait ses vrilles donnant un vin clairet acidulé, intitulé pompeusement « Beaujolais village ». Les pierres du chemin sont toujours aussi rebelles. Elles roulent sous les talons, faisant trébucher les distraits, descendant en cascade jusqu’au fond du vallon dans un concert de castagnettes. Elle reconnaît ce chant minéral et descend en courant comme à dix ans, sans tomber miraculeusement. Devant elle, la masse sombre du bois barre l’horizon. Elle se souvient du petit chemin qui le sillonne en partant à gauche du grand chêne. Elle s’approche, mais le chemin n’existe plus. Peu importe, elle se souvient du passage, écarte les branches et se glisse entre les futaies. Quelques dizaines de mètres plus loin, le sentier réapparaît, comme si les arbres s’étaient éloignés pour la laisser passer. Elle retrouve ses marques, entre les racines devenues énormes, des petites cavités parsemées de petites boulettes noires, servent de terrier aux lièvres de tout le voisinage. Elle entend des frôlements dans les fourrés et voit quelques animaux détaler à son arrivée. Curieusement, elle n’a jamais eu peur dans ce bois, qu’elle a parcouru par tous les temps. Elle pourrait retrouver son chemin les yeux fermés. Les fourrés sont plus fournis, les ronces plus longues, les arbres plus grands, mais la configuration des lieux est toujours la même. Elle sait qu’elle va déboucher sur une clairière dans quelques mètres où les hommes ont construit la glacière du château.

Elle est là, masse ovoïde couverte de mousse, semblant surgie du sol couvert de feuilles mortes, comme si la croûte terrestre avait accouchée d’un être fabuleux le matin même. Elle est toujours aussi intimidante. La porte est bloquée, presque pourrie ; elle la pousse d’un coup d’épaule, assaillie d’une odeur d’humus enfermée là depuis son enfance. Soudain impressionnée, elle n’ose entrer sous la voûte, de crainte que le sol ne s’effondre sous ses pas. Elle remet la porte en place et recule jusqu’à la lisière de la forêt, jette un dernier coup d’œil à la masse sombre de la glacière qui semble de nouveau endormie sous les futaies, et se retourne vers le chemin d’accès.

L’ensemble du hameau lui apparaît brillant de toutes ses pierres dans le soleil. Sa structure en coquille escargot lui saute aux yeux. De gauche à droite, s’enroulent autour du puis, les divers bâtiments, l’écurie, la grange, la laiterie, les remises et la maison d’habitation. Elle admire cette organisation que les hommes donnaient à leur environnement, les bâtiments dédiés au fourrage et aux animaux situés au nord, protégeant du froid, l’habitat humain. Elle admire la beauté de ces pierres tirées du sol même où ces hommes vivaient et mouraient.

Elle a bien fait de revenir finalement, retrouver ses racines lui donnera la force de poursuivre son chemin. Rassérénée par ces retrouvailles au goût d’enfance, elle redescend vers le hameau.

proposition n° 5

Lorsqu’elle revient dans la cour, des visiteurs sont arrivés, détaillant les divers corps de bâtiments en essayant de les retrouver sur un plan qu’ils déploient devant eux. Les enfants courent autour du puits, réprimandés par leur père. Elle sourit malgré elle, de la vie qui continue entre ces murs…

Timide, elle les salue d’un geste, et baisse les yeux en les croisant et se dirige vers la grille. Les pavés usés n‘ont pas été remplacés. Elle se souvient avoir glissé avec son vélo aux petites roulettes d’apprentissage, et sent de nouveau la brûlure des gravillons sur ses genoux.

Son regard est attiré par une irrégularité du sol. C’est l’ammonite qu’elle cherchait en arrivant , la croyant plus près du puits. Elle s’accroupit, émue comme si elle avait retrouvé une amie, la caresse de l’index suivant les volutes du coquillage enfermé au sein de la pierre depuis des millénaires.

En la regardant, elle se souvient soudain que cette pierre « habitée » faisait partie de leur trésor. Ils étaient quatre enfants du même âge à vivre dans ces lieux. Ils avaient inventé des histoires de rois, de bandits de pirates et de princesses, tout un parcours secret dans ces murs centenaires, dont les détails lui revenaient en mémoire. Que d’heures passées ici, à inventer leur vie ou celle de ceux qui les avaient précédé dans cette enceinte de pierres !

proposition n° 5

Elle se remémore ceux qu’elle a croisés dans ces murs, ils ont été si nombreux que plusieurs noms lui échappent.

Ce hameau formé d’un ensemble de bâtiments fermiers réhabilités dans les années cinquante, est situé « Montée du Lavoir » dans la commune de Charnay. Aujourd’hui, le promoteur immobilier l’a pompeusement rebaptisé « Le Clos du Château » si l’on en croit les panneaux publicitaires fleurissant tout le long de la départementale allant de Villefranche à Lozanne. Elle sourit en pensant aux « Chatelains » qui l’habitaient lorsqu’elle avait cinq ans.

Dans le bâtiment qui abritait la laiterie au rez-de-chaussée, un appartement vieillot était aménagé au premier. On y accédait par un escalier de pierres glissantes, aux marches creusées au milieu par les centaines de pas qui les avaient foulées. Madame Roiron, une infirmière retraitée ayant fait la guerre de Quatorze, y habitait. Chez elle, on avait l’impression d’entrer dans la caverne d’Ali-Baba. Un parfum de violette et d’encaustique flottait au milieu de centaines d’objets hétéroclites, transformant le salon en cabinet de curiosités où enfant, elle passait des heures en contemplation lorsque qu’elle accompagnait sa mère en visite. Elle se souvient encore du goût doucereux des pastilles que la vieille dame lui offrait, le regard pétillant, lui tendant en tremblant une boite en fer blanc estampillée « La véritable pastille Vichy ». Aujourd’hui, encore, elle ne peut voir une boîte de ces bonbons sans penser à elle.

De l’autre côté de la cour, la maisonnette la plus proche du portail servait de conciergerie. Monsieur et Madame Dubuis habitaient là depuis une petite cinquantaine d’années. Elle, toujours vêtue de noir, semblait faire exactement la moitié de la taille de son mari derrière lequel elle disparaissait entièrement dans tous les sens du terme. Lui, homme à tout faire à la stature de déménageur, possédait une voix de stentor qui l’utilisait avec parcimonie mais que l’on entendait jusqu’au village voisin. Il surveillait les allées et venues et nul ne pouvait passer le portail sans son approbation. Elle se souvient des heures passées chez eux à la regarder crocheter ou faire le pain lorsqu’elle attendait que sa mère rentre. Ce pain compact et léger à la fois, fait avec de l’eau où elle faisait macérer des plantes inconnues, avait un goût inimitable, un mélange de figue et vigne rouge.

La fermière, Madame Madeleine, était toujours souriante. Elle s’afférait du lever au coucher du soleil, quand elle avait terminé sa lessive à grand coup de battoir dans le lavoir, elle allait traire ses vaches puis confectionnait des fromages blancs. Elle croit bien ne l’avoir jamais vu s’assoir. Elle garde le goût du lait entier tout juste tiré, dans un coin de sa mémoire. Aujourd’hui la laiterie est désaffectée, servant de remise à vélo. Elle y entre en baissant un peu la tête, le sol n’ayant pas été déblayé depuis des années. Sur l’appui de la fenêtre elle remarque une boite métallique, totalement rouillée, arborant encore une étiquettes orange barrées de lettres bleues : « Pulvérisé POULAIN chocolat en poudre solubilisé, le meilleur des chocolats instantanés.. » la fin de la phrase se noyant dans les coulures de rouille.

Elle ressort au soleil, et réalise soudain que tous les êtres dont elle se souvient, ont aujourd’hui disparu. Le silence qui règne dans cette cour pavée lui glace le cœur. Qui se souviendra de ce qu’elle était lorsqu’elle aura rejoint les fantômes que le vent fait tournoyer entre ces murs ?

proposition n°7

Elle a besoin d’air, tout à coup. Si elle se souvient bien, il y avait un porche qui menait au jardin où sa mère faisait pousser fleurs et légumes. On dirait qu’ils l’ont condamné. A la place elle remarque une loggia recouverte d’un plancher de bois où l’on a installé des transats, des oliviers en pots et une table de jardin. Elle s’approche en hésitant. Une pancarte avec une flèche indiquant « appartement témoin » l’invite à entrer.

Elle pousse la porte vitrée et se retrouve dans un salon aménagé en bureau où une hôtesse l’accueille avec un sourire commercial. Elle explique qu’elle cherche un appartement en rez-de-jardin avec un extérieur privatif. La jeune femme, lui indique sur le plan les surface disponibles à la vente, sans se douter qu’elle connaît les bâtiments mieux qu’elle. Elle repère facilement celui qui donne sur le jardin de sa mère et demande à le visiter. La commerciale lui demande de remplir un dossier avec ses coordonnées, ce qu’elle fait rapidement. Peu importe si elle reçoit des offres immobilières à n’en plus finir, si c’est le prix à payer pour visiter appartement et revoir le jardin de sa mère. Elle commence à s’impatienter lorsque la jeune femme cherche au milieu de centaines de clés dans un tableau mural, en vain. Son collègue arrive avec des visiteurs et remet la clé dans le tableau. Enfin, elle va pouvoir descendre au jardin, elle tremble légèrement mais sourit à la jeune femme pour cacher son trouble. Elles suivent un corridor passant au fond de l’ancien porche et débouchent sur une large entrée, où se distribuent trois appartements et un escalier monumental qu’elle reconnaît avec un pincement de cœur. Les marches de marbre blanc sont intactes, la rambarde de fer forgé a été repeinte en gris anthracite à la mode moderne, elles se dirigent vers une porte en contre-bas, descendent cinq marches et entrent dans un coquet salon au décor blanc et bois clair, scandinave minimaliste. Elle sait qu’elles se trouvent dans l’ancienne cave, où une immense baie vitrée triple a été percée, donnant sur le jardin. Le reste de l’appartement lui importe peu, elle ouvre la porte-fenêtre et sort sur la terrasse en béton.

Sa déception est immense. La terrasse sonne sur un carré de pelouse de deux cent mètre carrés, barré par un mur de pierres sèches plus haut qu’elle. Elle n’aperçoit que la cime des cèdres qui encadraient le jardin. Elle ne pourra voir ce qu’il reste de la bande de terre où elle cultivait des roses trémières et des dahlias multicolores à cette époque de l’année.

Elle s’approche du mur, la jeune commerciale reçoit un coup de fil et retourne dans l’appartement pour répondre. Elle attrape une chaise de jardin, la pose contre le mur et grimpe. Ça y est, elle peut l’apercevoir entre les arbustes qui ont pris une ampleur incroyable. Le mur est couvert de volubilis, alors que sa mère passait son temps à les maintenir dans un coin pour qu’ils n’envahissent pas tout. Ils ont gagné finalement. Une seule rose trémière a survécu, éclatante, couleur pèche de vigne. Magnifique corole à contre-jour remplissant à elle seule tout l’espace.

La vie est encore là, finalement. Maman serait contente de la voir, pense-t-elle, la gorge serrée.

Un oiseau chante, laissant éclater sa joie au sommet du cèdre.

Oui, la vie gagne toujours songe-t-elle en essuyant une larme.

proposition n° 8

Le moment de magie est terminé. La jeune commerciale sort de l’appartement et pousse un cri en la voyant perchée sur sa chaise de jardin, au moment où un énorme coup de vent traverse la cour. Surprise, elle vacille et s’accroche au mur pour ne pas tomber. Un coup de tonnerre déchire le ciel suivi en quelques secondes d’une pluie battante qui la trempe des pieds à la tête.

La jeune femme rentre en courant et lui fait signe de la suivre. Elle obtempère un peu honteuse de s’être laissée surprendre, mais contente que la pluie soit venu noyer ses larmes. Ce moment difficile et la relation qu’elle entretient avec ces murs, ne regardent qu’elle. Cette jeune femme ne pourrait pas comprendre, il est inutile de lui faire des confidences. Elle lui explique qu’elle souhaitait examiner le voisinage et les nuisances possibles avant de se décider pour cet appartement. L’autre sourit rassurée par son explication et lui propose un café pour la réchauffer.

Elles remontent dans le bureau où elle demande à voir les plans généraux qu’elle examine avec soin, essayant de retrouver les traces du passé. Peu à peu les souvenirs se reconstruisent et elle réalise que peu de changements structurels ont été faits et elle reconnaît les murs où elle a vécu. La pluie s’est installée, frappant aux carreaux lui donnant un prétexte pour détailler les lieux plus longtemps. Elle reconnaît la grande grange où son père garait sa Panhard bleue métallisée aux enjoliveurs en forme d’œil de biche. Elle semble intacte. Elle demande si elle peut la visiter. La jeune femme se confond en excuses, lui expliquant qu’elle n’a pas la clé de ce bâtiment puisqu’il n’a pas encore été rénové, mais que son patron sera présent le lendemain et qu’elle pourra lui poser la question si elle le souhaite.

Elle remercie la jeune commerciale pour toutes ses explications et prend congé. Dehors, la pluie redouble, gainant d’argent les pierres dorées. Elle connaît bien cette brillance pour l’avoir vu mille fois et sait que si le soleil sort des nuages, la façade s’habillera de diamants en un instant.

Il serait temps de rentrer maintenant, pluie ou pas, elle se promet de revenir demain. Elle n’en n’a pas fini avec son passé…

proposition n° 9

Les pavés deviennent glissant et les chéneaux gargouillent de plus en plus fort. On dirait un groupe de percussionnistes répétant sans chef d’orchestre. Le timbre minéral domine, mais les cataractes glougloutantes ne sont pas en reste. La forme arrondie de cette cour entourée de hauts murs augmente la résonance. Un éclair zèbre le ciel, illuminant les façades, quelques secondes plus tard, un second coup de tonnerre remplit l’espace, se répercutant de murs en murs en cascade métallique.

Puis le silence revient, oppressant. On dirait que les oiseaux se terrent, craignant que l’orage ne les débusque. La pluie a cessé aussi soudainement qu’elle était tombée, lui laissant le temps de traverser la cour. Un chien jappe au loin en une longue mélopée plaintive. Elle tend l’oreille. Il lui semble entendre les aboiements de Pirus, le chien de son amie Françoise qui vivait au village situé plus haut sur la colline. Elle se ravise, Pirus est mort depuis longtemps mais peut-être a -t-il un arrière-arrière petit fils qui a hérité de son timbre de voix…

Le vent se lève chassant les nuages menaçant, la lumière semble renaître. Un oiseau entame ses vocalises, suivi par tous les autres. Curieusement, elle avait besoin de leur joie pour quitter ce lieu plus sereine. Elle les remercie d’un geste de la main, et remonte les marches pour se diriger vers la grille d’entrée.

proposition n° 10

Elle pose la main sur la grille, puis se retourne.

Un dernier coup d’œil circulaire à ce lieu où elle a vécu tant de choses et elle pourra rentrer chez elle.

Le silence occupe l’espace mais elle sait qu’il n’est qu’un leurre. Elle entend la fermière chanter au fond de sa laiterie, la dernière chanson yé-yé à la mode qu’elle aimait tant. Elle l’a écouté si souvent le soir, en allant chercher le lait et les fromages blancs pour sa famille. Elle avait une belle voix de soprano, mais préférait les chansonnettes entendues au « Petit conservatoire de Mireille » la veille au soir, aux grands airs d’opéra que Madame Roiron à la voix de baryton, écoutait sur son tourne-disque antique et entonnait à son tour pour ne pas être en reste. A chaque étage, ses plaisirs…

La voix de Catherine Langeais sortait par la fenêtre des Dubuis, accompagnée du parfum d’un gâteau aux amandes qui refroidissait sur l’appui de fenêtre.

En allant chercher son lait, elle s’arrêtait pour écouter ce concert de notes disparates, Elle adorait entendre la joie que ces morceaux généraient dans le cœur des deux chanteuses. Que la mélodie soit fausse ou juste importait peu, ce qui comptait c’était le bonheur du partage.

Ce soir, les murs lui rendent ces morceaux de bonheur musical, peu importe si son imagination est à la baguette. Elle les savoure comme la petite fille qu’elle était.
Où est-elle partie cette enfant, qui aimait le parfum des roses trémières et de l’eau du puits, le chant des merles et celui de la fermière, le goût du fromage fraichement battu et celui du lait chaud et crémeux, le chant du vent et les colères de l’orage ?

Elle est restée entre ces murs de pierres dorées, mais chaque soir lorsque la nuit se fait lourde, elle court encore dans la lande jusqu’au bois de Bayère, avec les fauvettes et les renards, elle chante encore avec la fermière, elle goûte les gâteaux aux amandes encore chauds sur la fenêtre, elle admire le sourire de sa mère devant ses roses trémière, et elle partage le rire de ses amis.

On n’enferme pas les souvenirs, ils s’envolent avec le cœur des enfants jusqu’à l’étoile où les attendent ceux qu’ils ont aimés.



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1ère mise en ligne 14 juin 2018 et dernière modification le 20 juin 2018.
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