Carine Osmont | À l’arrière

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Carine Osmont. Vit en Angleterre. N’a jamais écrit donc cet atelier c’est pour l’audace d’essayer.
proposition n° 1

Elle reste à l’arrière. Ne rejoint pas le groupe. Ne passe pas le porche de marbre blanc. Devant elle, une longue allée de statues et de croix. De vieux hêtres si pleins d’histoires qu’on aimerait qu’ils parlent, et si hauts qu’ils en coupent la voix au ciel bas. Le bruit des pas lents sur le gravier, des pas qui hésitent, des pas qui reviennent sur leurs pas, des pas qui voudraient être ailleurs. Et des dos. Des dos bien droits, bien dignes. Des dos courbés respectueux de l’occasion, et des dos d’enfants, des dos qui ne comprennent pas, des dos qui n’ont rien à faire là. Son dos à elle ils ne le voient pas. Ses pas ils ne les entendent pas. À peine l’ont-ils remarquée la femme à l’entrée du cimetière.

proposition n° 2

Repassé le porche de marbre, une mer d’indifférence. La vie se cache derrière des murs épais qui se cachent derrière des portails hauts et sombres qui mangent le trottoir devenu trop étroit.Le bruit des roues a remplacé celui des pas. Quelques chats et la sonnerie d’un téléphone que personne ne décroche.

proposition n° 3

A sa gauche, la nuit tombe sur la maison à demie terminée. Les maçons conversent sur le toit, un murmure à peine perceptible après les coups de marteaux. Ils ont l’air de géants,les maçons perchés sur le toit. La nuit va bientôt se briser sur leurs nuques exposées. Sous leurs pieds, quatre murs de briques rouges, aveugles. Pour qui ces murs et pour qui ce toit ? Pour qui ces plans et ces calculs ? Et tous ces trous que l’on bouche ?

proposition n° 4

La montagne. Plutôt une grosse colline, mais elle porte un nom de montagne. Une petite route escarpée bordée de pins, ici on l’appelle la Montée des Résistants, grimpe jusqu’au sommet du sombre promontoire. On dit d’elle qu’elle est une falaise morte, mais l’on devine l’activité nocturne des racines, les arbres qui trébuchent vers l’avant les vents qui viennent à leur rencontre. Le parfum des feuilles et du lichen portent jusqu’à l’entrée de la ville.

proposition n° 5

Au pied de la montagne, trois lieux de départ, ou d’arrivée, c’est selon. La gare ferroviaire, celle d’autobus qui la jouxte, et puis plus à gauche la gare maritime. Tout un monde de passage qui grouille au pied de la falaise morte. Il n’y a pas assez de places de parking alors on se gare comme on peut, la tête sur la route, le cul sur le trottoir. Ou bien carrément en travers de l’espace vert où il est de toutes façons interdit de jouer. Interdit de se reposer. D’ailleurs on ne voit aucun promeneur. Ils ont livré passage à la vitesse. À la répétition aussi. Au suivant. Au suivant. Au suivant.

proposition n° 6

Prendre la ville comme elle vient. Ici le paradis est une impasse, le commerce une chasse, la liberté un cul-de-sac. Il faut revenir sur ses pas pour pouvoir rêver de Cornouailles et d’Atlantique. S’arrêter rue de la soif pour y trinquer aux amis réunis. Puis repartir par monts et par vaux pour saluer Cérès, Thémis et Minerve.

proposition n° 7

Elle n’était pas revenue depuis plus de trente ans. Le numéro de la rue où elle avait passé les premières années de sa vie se confondait dans son esprit avec d’autres numéros, des indicatifs téléphoniques. Son bâtiment à elle faisant l’angle avec une autre rue. Mais c’était peut-être autrement. Elle vivait au-dessus d’une pharmacie alors, et au bout de la rue on trouvait le boucher et puis le boulanger. Mais c’était peut-être autrement. Le boucher et le boulanger ont disparu, mangés par des espaces vides et à louer. Le square où elle passait ses weekends avec les autres gamins du quartier, le square des premières fois a perdu son âme d’enfant. Il est devenu parking. Il y a bien la pharmacie. En tout cas une pharmacie. Mais celle-ci dévore la moitié du trottoir. Quel numéro était-ce ?

proposition n° 8

« Eune vraie pissie de cat » dit le vieux accoudé au bar du Moine Joyeux. Ses compagnons avaient acquiessé d’un air inquiet. « Gare à la vouéchie. Mon parapie y résistera pas ». Ils avaient continué de partager leurs impressions humides jusqu’ après midi, profitant d’un bref rayon de soleil pour regagner leurs pénates et foulant de leurs pieds usés les breumâs qui s’élevaient du sol.

proposition n° 9

Les parieurs arrivaient au compte-goutte. Au bruit de la vieille porte qui grinçait avec chaque nouvel arrivant répondait celui du zinc à chaque verre posé. Et puis le bruit des chaises que l’on tire, que l’on pousse, que l’on bouscule au gré des paris. Potin d’Amour. Lutin d’Isigny. Fakir du Vivier. Kool des Caux. Chaises, verres, zinc, paris. Les sons familiers se mêlaient aux voies amicales et braillardes réunies autour du seul poste de télévision. 18, 17, 3 et le 7.

proposition n° 10

D’abord l’odeur de levure, d’éthanol et de fermentation. Une odeur chimique et aseptisée de molécules volatiles. Et puis l’odeur suggérée de la vigne, des récoltes et du brassage. L’odeur se fait parfum. Parfum d’un moment, d’un partage, de retrouvailles. Saisir la chope comme on saisit l’instant. Le geste presque sûr joint à une parole parfois laborieuse. Les doigts avides mesurent la force du verre et écrasent d’un geste inconscient les larmes de la bière. Enfin le goût du malt dans la bouche. L’orge que l’on a torréfié et qui rappelle le pain et le caramel. Le houblon celui d’un territoire amer.

proposition n° 11

Jeudi matin au local des familles, on assiste à un étrange ballet : des parents, des épouses, des enfants. Certains se reconnaissent, se sont déjà vus. On entame une conversation gênée et malhabile. D’où on vient, de la route à faire, du temps que ça prend. S’installe une habitude entre les quatre murs de béton gris. Une sorte de rituel qui permet parfois des rires presque indécents aux oreilles des nouveaux venus. C’est l’heure de la visite. On se lève, on se dit au revoir d’un geste simple et discret de la tête. On se reverra dans dix jours.

proposition n° 12

Pour se rendre au port il lui faut longer un long parking, le plus long parking de la ville. 30 ans auparavant le parking était une plage, une toute petite plage où elle retrouvait ses copines le dimanche mais qui n’était d’aucune utilité à la ville. Alors on avait recouvert le sable de béton et le bruit des voitures avait remplacé les rires adolescents. A l’autre bout du parking, un tunnel piéton aux parois excavées, vieux de plus de cent soixante dix ans, donne directement sur le port. Le tunnel acceuille musiciens, mimes et marchands de babioles le soir. Certains de ces marchands aiment à raconter comment, pendant l’occupation, ce tunnel avait abrité une garnison entière. Mais la pierre érodée a perdu a mémoire.

proposition n° 13

Il y a un espace entre deux rangées d’arbres où l’herbe pousse libre. De la vieille route médiévale qui longe ces arbres naissent des ombres de maisons souvent abandonnées. Elle avait l’habitude de traverser cette route, autrefois, quand le bois était son terrain de jeu. Elle revient aujourd’hui comme une fille qui a abandonné ses parents. Mais aucun fantôme n’accroche son regard, aucune ombre pour lui tendre les bras. Elle se tient là, à la frontière de la lumière et de l’effroi, scrute un lieu qui n’est plus, ziguezague immobile entre deux temps. Elle attend que le mal passe, dos aux fantômes, se souvient à la chaîne : son esprit s’accroche aux figures archaïques comme une main s’accroche à un garde-fou une nuit de grand gel.

proposition n° 14

Les doigts de la tante triturent le col du pull de laine. Le moindre fil leur semble difficile à tirer. L’anneau de l’oncle pèse un poids immense et rend encore plus laborieux le va-et-vient des aiguilles. L’esprit de l’oncle qui se désagrège comme un gâteau de mariage oublié sur une table, lourd d’expériences vaines, riche de soupçons, de rumeurs, de fantasmes, qui part en miettes sous la lame du moindre fait. Nerveuse, le regard noir, la fille essuie les tasses, vieillit autrement. Le bruit de la cafetière dans l’évier, ce sont les fantômes qui la réprimandent. Parfois, quand elle regarde au-delà du jardin bien ratissé vers le ciel peu soigné, elle laisse le robinet les brûler les mains. Dans l’autre pièce, au beau milieu d’une dispute, deux femmes belles, fières, vives, subtiles. On entend leurs cris au travers des vieux murs de pierre. Tous ces couteaux rouillés dans mon dos, à mon tour de les planter dans le tien, ma semblable, ma sœur !

Les doigts de la tante triturent le col du pull de laine. Le moindre fil leur semble difficile à tirer. L’anneau de l’oncle pèse un poids immense et rend encore plus laborieux le va-et-vient des aiguilles. L’esprit de l’oncle qui se désagrège comme un gâteau de mariage oublié sur une table, lourd d’expériences vaines, riche de soupçons, de rumeurs, de fantasmes, qui part en miettes sous la lame du moindre fait. Nerveuse, le regard noir, la fille essuie les tasses, vieillit autrement. Le bruit de la cafetière dans l’évier, ce sont les fantômes qui la réprimandent. Parfois, quand elle regarde au-delà du jardin bien ratissé vers le ciel peu soigné, elle laisse le robinet les brûler les mains. Dans l’autre pièce, au beau milieu d’une dispute, deux femmes belles, fières, vives, subtiles. On entend leurs cris au travers des vieux murs de pierre. Tous ces couteaux rouillés dans mon dos, à mon tour de les planter dans le tien, ma semblable, ma sœur !

proposition n° 15

Je vous vois hésiter depuis toute à l’heure, vous nous suivez du regard mais vous n’osez pas franchir le porche, comme si vous craigniez qu’en avançant, qu’en vous tenant parmi nous, on pourrait se souvenir de votre nom, vous vous demandez s’il est possible de vivre décemment sans franchir le pas, s’il est possible de rester sur votre position et de ne pas regarder en arrière mais pensez donc à tout ce qui vous aveugle, tout ce qui vous échappe, le porche n’est pas une présage, ce n’est qu’un porche.



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1ère mise en ligne 16 juin 2018 et dernière modification le 30 juin 2018.
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