Sybille Cornet | Vieuxvert

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Je suis metteuse en scène, théâtre pour enfants et adolescents, et écris habituellement mes spectacles. Actuellement je prépare un projet intitulé Faire l’école aux grands singes, projet interactif qui tourne uniquement dans les classes d’école et qui interroge et expérimente l’ennui du corps en classe. Je fais aussi de la direction d’acteur, et quelque fois d’ailleurs il m’arrive de diriger Vincent Tholomé même si il ne se qualifierait peut-être pas lui-même d’acteur.

proposition n° 1

Rrrrrrr rrrrrr rrrrr font les roulettes de la valise roulant avec difficulté sur le macadam de la rue étroite. Crrr Crrrrr fait la valise en escaladant vaille que vaille la bordure et brouf fait-elle en retombant lourdement sur le trottoir. Rrrr cloc rrrr cloc rrr cloc font les roulettes de la grosse valise en mordant péniblement les pavés puis en tombant dans les raynures séparant les pavés de pierres du trottoir. Pffff fait la petite dame en tirant la lourde valise sur les pavés de pierre. Pffff pffff fait-elle en soufflant dans la montée tout en tirant la lourde valise derrière elle. Pffff souffle –t-elle et aie pense-t-elle à chaque fois qu’elle appuie sur son genoux gauche qui la fait souffrir.

Numéro 73. 73-5= 68. 68 maisons. Mais divisé par deux. Reste 34 maisons. Rrrr cloc rrrr cloc font les roulettes de la lourde valise. Pffff fait la grosse bouche en soufflant. 34 Maisons donc pense-t-elle. Plus que 34 maisons. Arrivée devant le numéro 47. 47- 5 = 42. Divisé par 2, plus que 21, 21 maisons Puis 12, 7, et puis quand il n’en reste que 2 elle ralenti. Le genoux fait mal. La valise s’alourdit. Mais le cœur aussi. Puis elle retient son souffle et avance.

proposition n° 2

Venir - revenir – revenir de très loin – pour faire la connaissance d’un lieu – qu’on a pourtant connu – fréquenté – habité - très loin dans l’enfance - revenir devant un lieu qu’on a connu – puis oublié – un lieu dont on ne sais plus grand chose aujourd’hui –

Façade grise – 3 étages - maison imposante – à front de rue - mais à l’air minable – en déliquescence – au rez - porte d’entrée – à deux battants – peinture écaillée – bois à nu – grisé par la pluie – pièces de bois manquantes – rez toujours - deux hautes et larges fenêtres aux vitres sales - au-dessus de la porte – accroché à la façade – une enseigne – défraîchie - sorte de double cône tournant – de couleur rouge et bleue - signalant un salon de coiffure – mais en panne - premier étage - balcon de pierres – dangereusement écroulé – juste au dessus - traces d’écoulement d’eau – sur la façade - crépi moisi – et partiellement désolidarisé de la façade - 2 ème étage – sur le côté droit d’une fenêtre – traces noires indiquant un incendie passé – troisième étages – lucarnes en zinc – ouvragées -

proposition n° 3

Plus haut, une pharmacie. Campée sur ses chaussures à talons rouge vif, immobile derrière la double porte vitrée de sa pharmacie, la pharmacienne. Son sourire est pincé, presque grimaçant. Elle a une crinière bouffante, blonde et bouclée, partiellement relevée en chignon, ce qui lui donne l’air d’une courtisane de Louis XIV.

De l’autre côté la rue, un salon lavoir qui fait également nettoyage à sec. Et repassage. L’employé, la trentaine, immobile derrière son comptoir, est chauve. Il rabat avec pudeur les quelques rares cheveux qu’il lui reste pour couvrir le mieux possible son crâne brillant.

Le reste des maisons de la rue sont sans intérêt particulier. Des maisons de briques orangées aux dimensions raisonnables, ni trop grandes ni trop petites, des maisons familiales, des maisons moyennes, des maisons de province en somme.

Et pourtant surprenant, dans le bas de la rue, faisant le coin avec une avenue plantée de vieux tilleuls qui s’engage vers le haut de la ville, une grosse maison de maître surmontée pompeusement d’une tourelle un peu ridicule. Tout autour de cette demeure, un minuscule parc sombre avec étang encerclé par une grille en fer forgé. On y fait bed and breakfast. Elle y a pris une chambre. Pour plusieurs jours, peut-être plusieurs semaines, le temps qu’il lui faudra pour s’imprégner de la maison, de la rue, de la ville, ou pour tenter de se souvenir, mais de quoi ? elle ne sait pas encore.

proposition n° 4

Passé le coin de la pharmacie, la rue a disparu. S’étend alors une longue avenue qui descend vers la ville. Elle va la prendre. Comme ça. Pour voir. Pour sentir. Elle va la descendre. A pieds.
L’avenue est longue. Calme. Presque sans vie. Il est onze heures du matin. Sur sa gauche un garage. C’est un bâtiment de ciment blanc. Un seul niveau. Une grande vitrine arrondie façon années soixante. A l’intérieur des motos. Des Harley Davidson. Neuves. Des grosses cylindrées. Le garage ne lui rappelle rien.

Une rue c’est une succession de façades. Mais une façade ne dévoile rien ou presque de la vie qui s’y cache. Comment comprendre une ville si elle ne s’ouvre pas à nous ? à nos regards ? si elle ne se déplie pas devant nous ?

Elle ne le sait pas mais un homme entre deux âges viendra dans l’après-midi acheter une Harley Davidson jaune, une 1250, le modèle dont il a rêvé depuis l’enfance, qu’il gardera un certain temps puis offrira à son fils pour ses 21 ans.

En face du garage, une maison sans fenêtre. Une façade en briques blanches, muette. Et une lourde porte de bois rustique. Fixée à la porte avec de grosses vis dorée, une plaque de laiton annonçant un club privé. Elle ne peut voir que dans l’arrière salle du club il y a un tripot. La nuit on y joue au poker. Un homme y perdra bientôt tout ce qu’il possédait. Et le lendemain matin, sans avoir avoué sa ruine ni à sa femme ni à ses enfants, il descendra dans sa cave et se tirera une balle dans la tête.

A droite comme à gauche, des maisons cossues, des maisons de maître. Avec jardinet à l’avant. Roses rouges. Perron de pierre. Fenêtres agrémentées de vitraux colorés. De la rue, personne ne peut entendre le cri muet des maris cocus.

Plus bas, sur la gauche de la rue, un terrain vague. Empli de carcasses de voitures. Un groupe d’adolescents y viendra l’été prochain s’installer tous les soirs au volant de voitures rouillées pour y boire des bières chaudes. Appuyant en vain sur des klaxons muets.

A côté du terrain vague, une maison basse, toute simple. La façade de briques jaune est triste. Elle ignore que derrière les rideaux, au rez de chaussée, une vieille dame aveugle et très croyante tricote des bandages de laine à destination des lépreux d’Inde, qu’elle remettra au prêtre de la paroisse.

Elle se retourne, la rue est vide, toujours silencieuse. Tout est immobile. La rue ne lui rappelle rien. Au loin, elle remonte sans doute vers le haut de la ville. Plus tard, elle ira y faire un tour.

proposition n° 5

Elle regarde plus attentivement la maison. Le balcon du premier étage est fendu. Il a été vaguement sécurisé à l’aide de barres de métal plates qui le soutiennent. Sur la façade, entre le premier et le deuxième étage, des champignons, de longs et fins champignons d’un bleu encre poussent sous le crépi moisi. De la maison s’échappe un filet d’air froid. L’air qui lui arrive est humide et légèrement fétide. Elle traverse la rue et s’asseoit juste en face. Sur une des marches de la maison d’en face. Elle regarde la maison elle se dit : la maison, la maison est morte.

proposition n° 6

Midi. 3ème jour. Petit marmiton, restaurant friterie. Voisin du numéro 5. Situé entre le numéro 5 et la pharmacie faisant le coin. Elle, pousse la porte de verre. Salle étriquée et sombre. Petites tables individuelles, nappées de blanc. 7 tables en tout. S’assied. Serveur arrive (nom Tankred Hauzeur), grand baraqué, 27 ans, un tatouage au bras gauche. Elle, demande dans son français hésitant une spécialité locale. Le serveur : Une spécialité locale ? pas sûr de bien comprendre va voir la patronne. La patronne, (madame Mosselman, 51 ans, anciennement institutrice à l’école des Hougnes) vient à la table et après réflexion lui conseille les boulets frites sauce lapin. Mais s’exclame étonnée : Il y a donc des touristes à Vieuxvert ? (nom de la ville). Nadine Luth, 47 ans, vivant dans la rue prend mine de rien part à la conversation. Elle (la prétendue touriste) raconte dans son français hésitant (accent anglophone prononcé) qu’elle est originaire de la ville. Née dans la maison voisine où sa mère a grandit. Même si elle ne s’en souvient plus. Madame Luth, lui propose de lui faire découvrir le quartier (elle est femme au foyer, s’ennuye et est battue par son mari mais on ne l’apprendra que plus tard). Elle (celle qu’on ne prend plus pour une touriste mais pour une « locale délocalisée ») accepte. Arrivée des boulets sauces lapin. Repas rapide. Mais enthousiaste. Et comme dessert ce sera quoi ? demande le serveur Tankred Hauzeur, 27 ans, tatoué au bras gauche quand il revient. Même cinéma de questions sur les spécialistés locales. Discussion entre madame Mosselman (la patronne) et madame Luth (la voisine). On s’accorde pour suggérer une part de tarte au riz macaron (une autre spécialité locale). Service un peu manièré du serveur (le boulet sauce lapin et la tarte au riz macaron ayant soudain pris du grade). Discussion avec madame Luth sur les habitants de la maison voisine (numéro 5). Madame Luth (du numéro 53) ayant dans l’enfance bien connu certains de ses habitants. Et tout spécialement Hélène (dite Nene).

proposition n° 7

J4 : Le rendez-vous a lieu le lendemain 11h devant la maison de N. L. rencontrée la veille au restaurant friterie Le petit Marmiton. N. L. qui lui a proposé de l’emmener dans son quartier d’enfance tout près juste là à quelques rues et de lui raconter tout simplement des choses comme ça lui vient et elle l’australienne (qu’on appellera C. pour la nommer puisqu’au final son nom nous importe peu) a pris ça pour une aubaine la proposition de N. L. un premier fil un tout premier fil à tirer déplier un tout premier fil auquel s’accrocher un fil pour commencer son histoire à elle quelque part. N. L. marche vite et elle C. avec son genoux qui fait mal peine à suivre mais elle appuie comme elle peut la main sur la jambe droite pour alléger un peu le genoux gauche et elle se dit quelle chance quelle chance j’ai (bien sûr dans sa tête ce n’est pas ces mots-là exactement qu’elle forme puisque C. a passé l’entièreté de sa vie ou presque en Australie (une petite ville aussi perdue dans le désert d’Australie qu’un patelin de Cowboy dans le vaste Ouest) et a toujours parlé Anglais mais bref) .

Bref.

N. L. marche dans la rue un peu vite peut-être l’émotion allez savoir et C. trottine derrière et traîne la patte et souffle et peine et les voici déjà arrivées dans le quartier des Hougnes.

Au carrefour arrêt circonstancié. N.L. lui indique tout d’abord une maison blanche haute un peu austère sans rideaux on voit à l’intérieur c’est comme en Hollande à Amsterdam dit-elle où l’on peut regarder à travers de grandes fenêtres dans des intérieurs sobres et vivement éclairés les gens vivre sans pudeur aucune au vu et sus de tous presque comme dans les films. Cette maison c’est la maison d’un peintre un type il ne peignait que des toiles hyper réalistes avec des aplats de couleurs froides pas de reliefs jamais des instants arrêtés comme des clichés photographiques reportés sur des toiles mais dans des cadrages étranges par exemple des voitures des formules 1 il peignait ça des formules 1 des courses de formules 1 des plans larges de la course ou alors des détails un pilote au volant pendant l’arrêt à l’écurie le changement d’un pneu ou même juste une roue de formule 1 un gros plan sur le pneu avec très lisible la marque Good Year (c’est vrai demande N. L. toi qui parle anglais c’est vrai que good Year ça veut dire bonne année drôle de nom pour une marque de pneus non ?) ou bien ou bien il peignait (un peu gêné N. L. rit pour indiquer qu’elle ne sais pas si elle peut si elle doit aborder ce genre de sujet avec C.) des femmes des femmes nues en porte jartelle avec des chapeaux borsalino ou des détails de sexes de femme une femme qui se touche le sexe ce genre de choses. Ce type était fou. La plus jeune des filles Nanou ma voisine ma meilleure amie.

Et là dit N.L. (elle indique une rue sur la gauche, la rue est plane, une rue résidentielle particulièrement calme) là c’est la rue de mon enfance et au moment de pointer un endroit précis du doigt endroit sans doute particulièrement cher à son cœur sa maison peut-être ou plus simplement un trottoir où elle aurait appris à rouler à vélo ou peut-être où elle aurait embrassé un garçon pour la première fois là soudain là là la tête se tourne et fixité du regard bouche qui s’ouvre corps qui se tend et suspension et silence et comme arrêt dans le temps. Là un mur il y avait un mur dit N.L. désemparée un gigantesque mur haut et long des dizaines de mètre de mur un mur de briques surmonté de barbelés et il était si haut ce mur nous enfants on ne voyait pas derrière mais de toute façon personne personne ne voyait derrière c’était terrible dit-elle ce mur ce mur qui était comme une coupure dans l’espace c’était comme si rien derrière n’existait comme si la ville s’arrêtait là comme si le monde s’arrêtait là et ça faisait peur d’habiter au bord du monde et puis maintenant plus de mur un champ ouvert un immense terrain vague des grues des pelleteuses des tas de briques et de ferraille un champ de ruines. Emotion dans la gorge de N. L. une larme cherche presque son chemin. Depuis toujours ici une prison c’était la prison de la ville elle était vieille vous voyez vétuste plus aux normes les prisonniers faisaient tout le temps grêve ils montaient sur les toits et criaient on les entendait hurler de colère et puis les sirènes de police ici dans une petite ville tranquille ce n’était plus possible et là là ils l’ont détruite ça y est ils l’ont abattue. On dirait que le mur en s’écroulant a privé N.L. et son monde intérieur de sens que le vide créé a aspiré une partie de son enfance et qu’elle ne sait plus très bien qui elle est.

N.L. est comme perdue il lui fait du temps pour se reprendre après elle bafouille et s’excuse confuse de ne pouvoir continuer la visite.

Puis tout de même se fait demi-tour et emmène C. jusqu’à son ancienne école l’école des Hougnes (où si l’on se souvient Madame Mosselman, actuelle patronne de la friterie restaurant Le petit Marmiton sévissait comme institutrice, à noter, c’est un détail mais qui a son important, que dans cette ville (Vieuxvert) une friterie se dit une friture mot issu sans aucun doute possible du flamand patois non pas local mais de Flandres région adjacente à la Wallonie mais les migrations économiques ont toujours été légion dans la région, le nom même (le patronyme Mosselman) qui signifie l’homme aux moules (pêcheur de moules, vendeurs de moules ?) est lui-même issu de cette même région à savoir la Flandre ibid). C’est ici donc dit N. L. qui tente de se rassembler que j’ai fait mes années primaires dans cette école communale tout ce qu’il y a de plus commune de plus banale une école populaire avec ses épidémies de poux et ses cris d’enfants perçants des cris d’enfants je vous avoue il ne me reste que ça comme souvenir des cris perçants d’enfants et le mal de tête qui allait avec. L’école est en briques rouges des briques rouges et sales une école fermée sur elle-même sans verdure sans arbre ni perspective autre que celle d’un ciel tout petit enfermé entre les murs de cette cour cour qui ressemble à s’y méprendre à celle d’une usine d’une caserne ou oui d’une prison.

proposition n° 8

Vieuxvert ce n’est pas le Sud, ce n’est pas les grands soleils chauds qui vous brûlent la peau l’été jusqu’à ce qu’elle craque comme un poulet en broche, non, Vieuxvert ce n’est pas ça. Ce n’est pas non plus les ciels dégagés d’un bleu puissant, ces ciels transparents infinis de profondeur, non, non plus. Vieuxvert ce n’est pas non plus la Sibérie, des hivers au froid croquant, à la neige moelleuse qui donne envie de s’y jeter et même d’y dormir non. Non Vieuxvert, à Vieuxvert il pleut. Oui il pleut tout le temps. Ou presque. Et à Vieuxvert il y a toutes sortes de pluies. On raconte que les Inuits ont un grand nombre de mots pour designer la neige, 52 pour être exact. Et bien les Vieuxverriens sont les Inuits de la pluie. Sauf qu’à la vérité même si il y a un grand nombre de pluies différentes les Vieuxverriens ne possèdent pas 52 mots désignant la pluie. Et même les Inuits, en réalité n’en ont que 12. A Vieuxvert la pluie on l’appelle plouve. Et quand il pleut on dit : i plou. Mais pour les grosses pluies battantes, celles qui vous prennent au dépourvu en pleine rue alors que vous n’avez pas votre parapluie, qui vous lessivent, qui transpercent tout, le pull le pantalon et même la toile prétendûment imperméable, celles qui déferlent contre les pare-brise, qui tambourinent sur les toits, alors là le mot, le mot qu’on dit là-bas c’est drache. On n’a l’air de rien sous la drache, que d’une vieille loque mal essorée et même après, quand enfin ça s’est calmé, dans les chaussures ça fait ploutch ploutch. Et ça, ça à Vieuxvert c’est une bonne drache. Oui à Vieuxvert on dit i drache. Et à Vieuxvert i plou et i drache souvent. Et tout près de Vieuxvert, il existe même un lieu, un village, tout petit, qui s’appelle Houtsiplou et ça veut dire Ecoutes’ilpleut. Oui c’est le nom du village. Et bien sûr tout le monde à Vieuxvert rêve secrètement d’être de Houtsiplou. Rien ne peut égaler ça. De venir de là. Même si à Vieuxvert, à Vieuxvert aussi, bien sûr, on écoute la pluie.

proposition n° 9

Où l’on imaginera plus que l’on apprendra comment (et non pourquoi) madame N.L. est est battue par son mari

C. est couchée dans un transatlantique dans le jardin de N.L., il est 15H57, il fait bon, ciel nuageux . Hier, N. L. a proposé à C de venir prendre le thé, déguster une part de gâteau de Vieuxvert et profiter du jardin. C. a généreusement dit oui. Je dis généreusement car recevoir nécessite parfois plus de générosité que de donner si on considère que personne ne donne sans attendre rien en retour. Contre la jouissance du jardin, du transatlantique, il est tout naturellement sous-entendu que C. devra prêter l’oreille aux récits de N. L., que ceux-ci l’intéressent ou non, qu’elle soit (ou non) toujours en plein jetlag et finalement qu’elle comprenne (ou non) suffisamment le français. C. est infirmière de métier, métier s’il en est de dévotion à l’autre. C. pratique donc l’écoute empathique de façon plus que régulière (quelque fois 20h d’affiliée quand elle est de garde en hôpital), elle est donc pour ainsi dire « formatée » à l’écoute active (ou passive). Cependant, aujourd’hui, et peut-être clairement pour la première fois de sa vie, elle désire écouter autre chose que des loghorrées continues de femme plus ou moins désespérée, plus ou moins maltraitée. Aujourd’hui, parce qu’elle a fait ce voyage de l’Australie jusqu’ici à la recherche de ses racines, elle désire être là pour elle-même, pour prendre soin d’elle et de son histoire. Et pour cela, elle désire écouter la rue, la ville, elle désire tenter de retrouver peut-être au fond d’elle un sentiment de vague familiarité avec l’espace qui l’environne. Un rayon de soleil traverse le feuillage du grand tilleul sous lequel sont installés les transats. C. en profite pour fermer les yeux, joïr de ce moment. Espérant vaguement que ses yeux à présent clos donneront subtilement à madame Luth le signe qu’elle désire rentrer en elle-même, et profiter un instant et dans un relatif silence de la quiétude du jardin. Madame Luth reçoit-elle ce signe ? Peut-être. Peut-être sa voix a-t-elle fléchit quelque peu. Mais reprenant de plus belle le flux reprend, soutenu. C. écoute d’une oreille distraite. Parviennent jusqu’à elle et de façon récurrente des mots comme pieds, ventre, secouer, timbre poste, cuisine, lourde casserole, lumière éblouissante, assis à plusieurs, cris, je.
C. tente de s’abstraire et se concentrer sur ses sensations physiques. Tout particulièrement les odeurs. Celle persistante du tilleul, arbre (elle le découvrira plus tard) omniprésent dans la petite ville. Le silence se fait presque dans sa tête. La douce brise la berce. L’image d’une tortue lui passe par la tête. Cette vision la surprend. Elle tente de s’y accrocher mais très vite elle s’évanouit. Elle tente de rattraper la sensation fugitive mais rien à faire elle s’est enfuie. Passe dans le ciel un petit avion de plaisance dont le ronronnement se mêle aux paroles de madame Luth.

Pour laisser place au retour d’un flot de mots de madame Luth. Cette fois, comme si il s’agissait d’un autre épisode des déboires de Madame Luth, elle entend les mots.

Vrrrrr, ronronnement de moteur, son qui se déplace dans le ciel, dans l’espace du ciel, de droite à gauche (entendu du point d’écoute de C.),puis disparaissant vers l’ arrière, derrière le transat de C., flux de mots de madame Luth, formant un discours indistinct et contenant les mots garde-robe, bureau de poste, clés, cris, silence, ronronnement du moteur d’avion au lointain, passage d’une voiture dans la rue à l’avant de la maison, passage de vitesse, puis s’atténuant en s’éloignant. Interpellation de madame Luth, demande explicite de madame Luth de prise de position par rapport à son récit avec des phrases comme : vous vous rendez compte et très vite après : parce que ça coulait ça coulait et enfin : le salaud !

C. hoche la tête en signe de bienveillance, et sourit de façon empathique, elle lève les yeux au ciel et hausse les épaules d’un air un peu désolé. Madame Luth, sans doute décontenancée, propose de passer à table. Elle sert à C. un part de gâteau de Vieuxvert tout en lui affirmant que c’est le meilleur de la ville. Il est accompagné d’un thé puer très réputé que C. pourtant trouve particulièrement fade.

proposition n° 10

J5 numéro 43 de la rue Libonvi ( en français Lebonvieux), jardin de Madame Luth, ayant invité C. à venir prendre le thé et profiter du jardin.

Jardin orienté Sud-sud ouest ciel nuageux mais température très douce (27 degrès) brise légère qui caresse agréablement la peau (visage) et se glisse dans et sous les cheveux, légère odeur de tilleul sucrée.
Au menu, thé fumé de Ceylan et gâteau de Vieuxvert (une galette de blé aux amandes) Dessert moelleux et onctueux quand il est frais et de plus en plus sec au fur et à mesure qu’il vieillit.

A Vieuxvert on boit beaucoup de thé. Du thé au lait. A l’anglaise. Un nuage de lait dèrlinege (comprenez Darling) ? Ièsdîw (comprenez ici Yes dear). Mais pourquoi me direz-vous boit-on autant de thé dans une bourgade qui n’a colonisé ni l’Inde ni la Chine ? Vieuxvert, petite ville de province, connut une expension spectaculaire entre les années 1840 et 1910, et ceci grâce à la fabrique de draps de laine, des draps d’une rare finesse, très appréciés à travers toute l’Europe. Il y avait de l’argent à gagner. Beaucoup d’Anglais débarquèrent dans ce petit chef lieu pour y créer leur industrie propre. Bon nombre firent rapidement fortune. Achetant de grandes parcelles de terres et y construisant des manoires à tourelles, roulant dans des voitures de sport décapotables exubérantes, se retrouvant pour jouer au golf et organisant de gigantesques chasses à courre dans les forêts environnantes pourtant relativement étriquées , ils organisant également des Thea party très en vogue dans la région. D’où le thé. Car la bourgeoisie locale adoptât très vite un mode de vie « à l’anglaise », après tout, ils avaient en commun de pratiquer activement la marche sous la pluie. On se mit donc au thé. Avec nuage de lait. D’abord en se pinçant le né puis finalement avec un certain plaisir. Il est vrai que dans la région, un région d’agriculteurs bourrus, on avait toujours penché pour le café, la jatte comme on dit là-bas. Un p’tite jatte di câfè ? mais il faut vivre avec son temps, adapter son standing etc. Après tout que sommes-nous sinon l’image que nous donnons de nous mêmes etc. etc. Bref, le thé, est bu aujourd’hui encore par les gens bien nés (comprenez les gens dont les parents, grands-parents ou arrière-grands parents ont aussi fait fortune dans le commerce ou le traitement de la laine et dont les enfants, petits-enfants ou arrière petits enfants voient aujourd’hui encore les répercussions directes de ce commerce sur leur compte en banque). Donc Madame Luth, dont le grand-père avait lui une usine de traitement de la laine (rinçage et teinture) et qui jouissait dans la petite ville d’un certain prestige (comprenez d’un prestige très certain) mais ayant perdu le standing de vie de ses ancêtres proches, se plaît néanmoins à servir le thé à l’anglaise dans un service de porcelaine représentant des scènes de chasse au milieu de paysages bucoliques.

proposition n° 11

J6 - Les températures ont chuté. Il a plu toute la nuit et le matin, malgré le ciel clair, le climat est humide et attaque les os. C’est une des particularités de la ville, ce changement très soudain de climat. Et cette humidité qui peut flotter dans l’air et presque vous ronger de l’intérieur. C. n’a jamais expérimenté cela, elle ne connaît pas ce genre de sensation. En Australie il fait toujours beau, toujours chaud. On ne doit pas lutter contre le froid là-bas. Non. Plutôt contre le chaud. Pour se réchauffer le corps C. décide de se rendre à la piscine. En Australie les piscines sont propres et chaudes. IL y a des piscines publiques à tous les coins de rue, et des piscines semi-privées dans presque tous les immeubles. En général il y a peu de monde, on n’y croise que des gens qu’on connaît et on s’y sent chez soi. Les Australiens fréquentent assidûment les piscines. Elles sont presque toujours jumelées avec un sauna dans lequel les gens se retrouvent pour discuter. Un peu comme on se donnerait rendez-vous au café. Si ce n’est bien sûr qu’au sauna on y est nu. Et papoter nu au bistrot ça se fait rarement. Et soyons clairs, ça fait tout de même une différence.

La piscine est en plein centre-ville. Au sommet d’un bâtiment assez imposant surmonté d’une vaste verrière. Il faut savoir que dans cette ville de 50.000 habitants il n’y a guère qu’une piscine communale. A son arrivée dans le hall d’entrée il y a une file de treize personnes devant le guichet. Le hall est presque aussi vaste qu’un hall de gare, et il est habillé de carrelage jaune crème, une couleur qu’elle trouve particulièrement triste. Elle patiente dans la file puis achète son ticket d’entrée. Quand elle arrive devant les cabines de déshabillage, elle peine à en comprendre le fonctionnement. Il faut appeler une grosse dame vêtue comme une infirmière, qui vient au bout d’un temps presqu’infini ouvrir une porte de cabine. Ensuite il faut se déshabiller dans ce lieu aussi étriqué qu’un cabinet de toilette, pendre ses affaires sur un cintre en plastique rouge d’où tout déborde. Puis le confier à cette même grosse dame qui le range sur une longue tringle au côté de dizaines d’autre. Tout ça inquiète un peu C.. Elle craint de ne plus revoir ses affaires. Mais la grosse dame, de sa voix rauque et agacée, lui assure que si, elle les retrouvera, tout le monde y arrive. C. laisse donc à la grosse dame le soin de son cintre rouge et monte à l’étage, son drap ce bain sous le bras. Après avoir pris une douche, elle franchit les portes qui mènent au bassin de natation. Et là c’est le choc. Est-ce l’écho des voix de dizaines d’enfants qui crient, piaillent, appellent, rient, insultent ou si c’est l’odeur, une odeur intense de chlore mélangée à de l’urine et de la sueur, une odeur qui s’infiltre dans vos narines et vos poumons qui ainsi l’assaille ? La piscine est grande, hors nome, et partout, des gens qui nagent et des enfants qui crient, un chaos comme elle en imagine seulement dans les stades de football ou dans les manifestations de métallurgistes. Une sorte de marée humaine indisctincte. Un instant immobile, presque découragée elle hésite à faire demi-tour. Puis dépose sa serviette sur un muret et agrippe soudain l’échelle du grand bassin de natation et descend résolument dans l’eau. Mais là, là le choc est terrible. L’eau est froide. 22 degrès. Elle remonte d’un bond. Une dame au bonnet fleuri de grosses marguerites en plastique mauves l’a regardée faire. Sitôt que C. est sortie du bassin elle s’avance vers elle. Elle a de petits yeux perçants, des yeux de chat, et des lèves aussi fines que des cordelettes, je vois, lui dit-elle d’un air sévère, un air d’institutrice primaire, que vous n’êtes pas d’ici ça se voit que vous n’êtes pas d’ici et l’eau vous dégoûte dit-elle. C. est d’abord suprise. Puis elle veut répond que non que simplement son corps doit prendre le temps, le temps de s’habituer. Mais la dame au bonnet à grosses fleurs mauves la coupe et reprend : et vous ne la trouvez pas assez propre assez claire c’est ça ? mais sans écouter la réponse elle continue, mais oui c’est comme ça ici oui cette piscine est ancienne très ancienne et vétuste et oui si vous trouvez qu’il y a trop d’urine dedans une trop forte concentration d’urine ben alors allez voir ailleurs la dame s’échauffe et C. peine à comprendre ce qu’elle lui veut, d’autant que la dame à présent devient légèrement agressive mais où hein où iriez-vous parce que des piscines il en n’a pas d’autre dans la région que celle-là alors vous irez où hein ? C. cherche à mettre un terme à la conversation mais elle n’arrive pas à placer le moindre mot, la dame au bonnet à fleurs mauves la regarde d’un air de défi et continue de plus belle, elle pointe son index vers la piscine et avec un léger tremblement dans la voix, un tremblement d’émotion dit : c’est que c’est ainsi cette piscine on ne peut plus la vider plus la vider depuis des années, des dizaines d’années même, parce que les murs des bassins s’effondrent, oui, c’est la pression de l’eau vous voyez c’est ça qui empêche le bassin de s’effondrer la pression de l’eau alors on ne peut pas le vider le bassin c’est comme ça on garde l’eau et on rajoute du chlore un maximum de chlore dit-elle encore en regardant C. au fond des yeux c’est ainsi d’où cette terrible odeur d’urine dans l’air ça coûte cher une piscine vous croyez quoi vous dit-elle en s’échauffant toujours plus, la ville elle a pas les moyens non d’en reconstruire une nouvelle alors vous pouvez bien avoir cet air dégoûté c’est ainsi et depuis le temps je vous dis ça fait des années que c’est comme ça, des dizaines d’années même qu’y changent pas l’eau y doit y en avoir une sérieuse concentration de pisse dans cette piscine et la dame au bonnet de fleurs mauves d’un air de défi lui lance : allez vous-en maintenant ou alors c’est simple si vous restez c’est que vous voulez attraper je sais pas des maladies genre salmonelle ou alors un genre d’urticaire vu que vous êtes pas d’ici c’est que nous nous depuis le temps on est pour ainsi dire vaccinés immunisés mais vous vous qu’avez l’air de débarquer de je sais pas où avec ce drôle d’accent bizarre que vous avez vous feriez mieux de déguerpir. C est restée interdite, interloquée, ne sachant comment répondre. Elle ne comprend pas ce que cette dame lui veut. C. a froid. Elle se sent seule. Elle voudrait juste nager, elle voudrait juste être bien, se sentir bien comme c’est toujours le cas en Australie quand elle se rend à la piscine. Fatiguée d’écouter cette femme, elle finit par se jeter dans un couloir et malgré le choc thermique par nager avec force. Elle fait plusieurs longueurs, et son corps se fait à la température de l’eau. Elle nage le crawl de façon rythmée et trouve même un certain plaisir à être ainsi immergée dans une eau si fraîche. Quand elle sort, elle se sent revigorée. Elle remonte à pied jusqu’à son bed and breakfast.

proposition n° 12

J7. C. prend le bus. Le bus emprunte une avenue bourgeoise. A travers la vitre du bus des des manoirs, souvent flanquées de tourelles de château miniature, avec partout des vitraux colorés pleins d’oiseaux exotiques ou d’animaux mythologiques et des jardins très entretenus pleins de rosiers, des roses banches ou rouges, petites et délicates ou tout au contraire grosses et épanouies. Cette avenue semble tout droit sortie d’un film pour enfants.

Puis les manoirs laissent place à une gigantesque église de couleur grise dont les flèches des deux clochers tirent à l’infini vers le ciel. Des murs même de l’église émergent de la rocaille ressemblant un peu aux parois d’une grotte. Elles semblent couler le long des murs puis se fondre en un jardin de ciment et de mousse. Sur le trottoir, deux panneaux attirent l’attention du passant « Ne pas circuler sur le site, chute de pierres, danger de mort ». Elle voit dans la façade de l’église contenue vaille que vaille par des étançons jaunes, une gigantesque lézarde qui parcourt toute la longueur de l’église.

Le bus s’engouffre ensuite sous une sorte d’échangeur autoroutier, passant sous un viaduc bétonné. Il fait sombre, comme à l’entrée d’une grotte. Le bus s’arrête. C’est le terminus. C. descend. Au-dessus de sa tête, elle entend le bruit continu des voitures, des clocs répétitifs créés par les roues des voitures passant sur les jointures du viaduc.

Vieuxvert est une de ces petites bourgades située à l’orée de forêts profondes peuplées d’animaux sauvages et de larges plateaux aquifères, des étendues marécageuses planes et désolées, battues par les vents, qui avec leurs hautes herbes disparates et jaunies ressemblent à l’idée qu’on se fait de la Toundra. Malgré ce caractère profondement rural et retiré, Vieuxvert est desservie par une large autoroute très moderne. Oui il y a l’autoroute à Vieuxvert. Si l’autouroute arrive jusqu’à Vieuxvert c’est que dans ce pays toutes les villes ont droit à leur autoroute, c’est une question de principe. Pas de raison que Vieuxvert y coupe. L’autoroute longtemps s’arrêta net devant Vieuxvert, oui pendant longtemps Vieuxvert fût un cul de sac d’autoroute. On roulait on roulait puis soudain on voyait apparaître des panneaux nous intimant l’ordre de ralentir, de 120 km/h il fallait réduire progressivement sa vitesse, décélérer jusqu’à 30 et là, à la sortie d’un tournant, l’autoroute s’arrêtait, disparaissait, s’évanouissait forçant l’automobiliste à s’immiscer dans le flux tranquille des petites rues de Vieuxvert, avec l’impression d’être arrivé au bout du monde. Et Vieuxvert avec son autoroute en cul de sac resta une ville un peu oubliée de tous. On ne passait pas par Vieuxvert, on n’y fait pas une halte par hasard en chemin vers la mer, l’Allémanie ou les montagnes du Caucase comme on fait une halte pipi sur une aire d’autoroute non, qui arrivait à Vieuxvert l’avait décidé. Vieuxvert était une destination, une vraie. Mais les hommes politiques de la région en décidèrent un jour autrement, oui un jour les grands décideurs décidèrent de sortir toute la région de son isolement et d’entreprendre de grands travaux, de gigantesques travaux qui allaient enfin permettre au monde non plus de s’arrêter à la porte de Vieuxvert mais de continuer vers l’est, vers les villages situés au cœur des forêts profondes. Oui les politiques décidèrent de connecter au reste du monde moderne les grandes forêts sauvages et les vastes étendues marécageuses peuplées d’animaux vivant habituellement dans le silence et le secret. Et on repris la construction de l’autoroute où on l’avait laissée. On la fit avancer jusqu’au fond des forêt qui se cachaient derrière Vieuxvert. Est-ce pour apporter la modernité ? Ou plus prosaïquement afin que les bourgeois détenteurs d’un permis de chasse puissent plus confortablement rejoindre leur pavillon d’automne en saison de chasse. Tirer le gibier en fin de matinée et retrouver sans encombre leur télévision sur le hauteurs de Vieuverts dans l’après-midi. Ou peut-être fût-ce pour que ces mêmes bourgeois puissent facilement accéder à cette ville d’eau réputée, grâce à son eau férigineuse aux vertus thérapeutiques qui fut fréquentée par toute l’artistocratie russe au XIXe siècle, s’y montrer en habit juste pour une soirée, que ce soit au casino au charme si désuet, ou au grand théâtre à l’italienne pour écouter une opérette chantée par quelques stars locales. Peut-être fût-ce encore pour donner au circuit de formule 1 la possibilité de prendre sa place dans les grands circuits mondiaux en donnant à l’Europe entière un accès plus facile au lieu. Ou encore pour inviter tous ces Hollandais en mal de verdure à faire l’acquisition d’une de ces rudes maisons campagnardes aux pierres couleurs de rouille sachant qu’ils pourraient enfin faire l’aller retour dans le week-end. Quelques soient les raisons, les conséquences furent désastreuses pour Vieuxvert car l’autoroute, en reprenant son chemin, devait pénétrer la ville, passer dans la ville, au milieu de la ville. Deux possibilités s’offraient aux ingénieurs : la faire passer en sous-sol ou par les airs. On choisit les airs. On construisit donc un viaduc, un viaduc pimpant neuf, la crème de la crème du viaduc, dont les politiques longtemps furent très fiers, eux qui bien sûr vivaient à l’autre bout de la Vieuxvert. Le viaduc allait surplomber légèrement une avenue, mais cette avenue resterait en fonction, permettant encore aux voitures d’y rouler, aux passants d’y passer, aux commerçants d’y commercer, simplement l’autoroute suivrait le tracé de cette avenue mais en hauteur, à hauteur du 2ème étage des maisons. Ca ferait une ville à étages, comme on se plaisait à les imaginer au XXème siècle quand on se demandait à quoi ressembleraient les villes de l’an 2000.

En passant sur l’autoroute aujourd’hui, dans la partie plus urbaine, on a quelques fois la chance d’apercevoir à sa fenêtre un homme qui paraît-il a volontairement loué un appartement donnant sur la voie rapide (la speedway comme il dit) il aurait argué que pour lui le bruit des voitures était une forme de musique, de forme évoluée de musique urbaine, la musique contemporaine de l’urbanité contemporaine (selon ses propres mots) et même cet homme se plairait-il à dormir la fenêtre ouverte ce bruit berçant son sommeil comme jadis les oiseaux ou le vent berçaient les oreilles de ses ancêtres.

C. descend donc du bus. Ainsi que les autres passagers qui disparaissent aussitôt dans la pénombre. Elle entend l’écho de leurs pas résonner sous la voûte du viaduc. Le chauffeur a coupé le moteur du bus et se détend les jambes sur le trottoir sombre.

Un flot de voitures passent, s’arrêtent brièvement au feu, puis redémarrent. D’autres voitures empruntent la rampe d’accès au nouveau tronçon d’autoroute D’autres voitures, plus lentes celles-là, se dirigent vers le crématorium installé juste sur la gauche du viaduc, d’autres voitures encore, empruntent une petite ruelle qui mène aux maisons bordant le pont autoroutier. C. aperçoit sous le béton, une entrée de grotte, partiellement bouchée. Quelques oiseaux égarés y rentrent et en sortent. Elle voit même une nichée de chauves souris sortir pour une ronde. Les passants sont rares. Quand l’un ou l’autre passe sous le viaduc il baisse la tête d’un air décidé en accélérant le pas.

A côté de l’arrêt de bus, de grands containers ronds et bruns sont destinés à la collecte du verre. A côté des containers, une foule d’objets cassés déposés en pagailles : vases, doubles vitrages, une serre de jardin débitée en tranches, de la vaisselle, des pares brises de voiture, de camions et même un pare-brise d’avion de plaisance dans lequel on voit plusieurs éclats.

Plus loin, contre un des piliers du viaduc, elle aperçoit une construction étrange, elle s’approche. C’est une sorte de cabane faite de panneaux colorés et de planches grossièrement assemblées contre un pilier de béton. Autour est organisé un jardinet de béton, un fauteuil club, une table de jardin, elle regarde plus attentivement. Une femme est assise dans le fauteuil, deux enfants sur ses genoux, ils boivent un soda. La jeune femme doit avoir 19 ou 20 ans, maigre, le teint pâle, elle a sur ses genoux deux enfants d’environ deux et quatre ans. Le bruit de l’autoroute est continu, dense, entêtant. Mais ni la jeune femme ni les enfants ne semblent dérangés. C. les regarde sans rien dire. Puis la jeune femme prend les deux petits et disparaît dans la cabane.

Le chauffeur est remonté à bord du bus, il a remis le moteur en marche. C. revient sur ses pas. Vous repartez demande-t-elle ? Et elle remonte dans le bus faisant le chemin en sens inverse mais cette fois, regardant au travers de la fenêtre, de l’autre côté, et découvrant un autre pan de la ville.

proposition n° 13

De la chambre de ce bed and breakfast de province, tu regardes par la fenêtre. Plusieurs fois par jour tu ouvres cette fenêtre et tu observes la place qui te fait face. Le matin, mais aussi l’après-midi ou le soir. Oui le soir aussi tu fixes cette place comme si elle avait quelque chose à te dire, à te révéler d’elle-même ou de toi, de toi ou de ton histoire. Mais qu’y découvres-tu ? Cette place a beau être vaste, plane, tranquille, cette place a beau être recouverte d’un joli gazon doux, entourée de grands arbres, des hêtres pour la plupart, âgés déjà, puissants, elle a beau offrir quelques bancs de bois peints sur lesquels se reposer, quelques bosquets de fleurs mauves, un urinoir ancien, ouvragé, au charme désuet, la place reste vide, toujours vide. Les enfants ne viennent pas y jouer, ni les vieilles personnes s’y asseoir ni même les hommes s’y soulager la vessie. Non, la place reste là, immobile et triste, comme abandonnée à elle-même, inutile. Et toi, chaque fois que de ta chambre tu t’absorbes dans son observation, tout ce que tu remarques c’est ce vide, ce vide silencieux. Mais ce qui te frappe surtout c’est le contraste, le contraste créé par la juxtaposition du silence avec en bordure du silence, le mouvement bruyant des voitures qui tournent autour de la place. Et tu penses à ces grandes toupies de fer blanc peintes de couleurs vives qui émettent un sifflement si caractéristique quand on les actionne en poussant sur une tige de métal. Au bout d’un temps, si la toupie tourne assez vite, son centre par un effet d’optique s’immobilise. Et la place, tu te dis, ressemble à cette toupie, une gigantesque toupie avec sur sa carosserie, le ballet des petites voitures peintes dans un dessin naïf, un peu simplet, et en son centre, la place, immobile, comme flottant dans l’air. La toupie tourne vite, à la voir, de ta fenêtre, toujours en mouvement, tu en attrapes parfois le tournis. Et même tu te demandes, tu en arrives à te demander comment les gens, les habitants de la place font, eux, de leur fenêtre, pour ne pas être pris de malaise face à cet infernal manège tournant. Tu te dis, oui c’est ce que tu imagines, que peut-être justement grâce à cette place, leur regard peut s’accrocher à quelque élément fixe, lui un arbre, elle un bosquet de fleurs ou un banc. Et peut-être même, c’est ce qu’encore tu te dis, qu’en imagination tous les habitants du rond-point y vivent partiellement sur cette place immobile. Que c’est leur havre de paix mental. Leur point d’ancrage dans ce monde. Et peut-être même est-ce là la raison précise pour laquelle ils n’y sont pas en chair et en os. Oui peut-être. Parce qu’ils y sont déjà en pensée.

proposition n° 14

Dans son bed and breakfast, C. peine à trouver le sommeil. Elle se tourne et se retourne dans son lit. C. pense soudain à Madame Luth, rencontrée au restaurant Le petit Marmiton, qui lui a fait découvrir le quartier et chez qui elle a pris le thé. Une femme se dit C., qui faisait des efforts pour plaire, qui aurait pu être jolie, qui l’a été sans doute, mais qui aujourd’hui avait le corps et le visage légèrement bouffis par l’alcool ou par l’excès de pâtisseries. Sa bouche, pourtant fine et bien dessinée, dessinait quelque fois un vilain rictus.

Elle pense aussi à cette dame à la piscine, cette très grosse dame au bonnet à fleurs mauves qui autour du bassin lui avait parlé de façon si abrupte. Son corps lourd, gras, avec ce ventre rebondi à outrance et ce museau qu’elle pointait sans cesse vers le haut lui donnait l’air d’une otarie. C. rit seule dans son lit. Quand je la voyais se déplacer, je m’étonnais que les amas de chairs informes qui lui tenaient lieu de jambes arrivent encore à la porter. Au moindre pas elle soufflait, comme une baleine qui crache de l’eau.

Et le chauffeur de bus. Ce n’est qu’au terminus, au moment où il est descendu sur le trottoir pour faire quelques pas que j’ai constaté à quel point ses mouvements étaient flottants. Ses talons, à chaque pas, rebondissaient légèrement comme montés sur des ressorts. Et il y avait comme une vague qui lui parcourait l’échine.

C. rit, en pensant aux vieuxverriens. C’est pourtant d’ici que mes ancêtres viennent se dit-elle, je dois tenir d’eux moi aussi. Peut-être à leurs yeux suis-je étrange. Et tout en souriant à cette pensée, elle s’endort.

proposition n° 15

Il y a la raison qu’écrire, c’est quelque chose qu’on ne décide pas, jamais, parce que c’est trop fort, cette sensation, cet espoir que là, d’une façon ou d’une autre, on sera enfin chez soi, qu’on trouvera là, dans les mots, sa maison, enfin – écrire appartient sans doute à ceux qui, d’une façon ou d’une autre ne sont bien dans aucun lieu réel, ont échoué à être au monde et quel qu’en soit le prix, même si ce prix à la vérité est élevé, terriblement élevé (puisqu’écrire nous retire comme définitivement du monde) doivent dire plutôt qu’être, car qui écrit ne vit pas avec les mots mais dans les mots, à l’intérieur d’eux, s’exile en eux, c’est peut-être parce qu’un jour, quelqu’un, que nous aimions, vis-à-vis de qui nous n’avions pas de distance, pas la distance nécessaire pour nous protéger, quelqu’un à qui nous aurions tout donné même notre vie, nous a soudain, et de façon tellement incompréhensible, une façon peut-être violente, ou tout au contraire tellement banale et quotidienne, interdit d’être là, entier, à un moment précis de notre vie oui nous a interdit d’être nous-même, que nous avons jugé bon de nous retirer, de nous effacer du monde, et de faire ce pas en arrière de nous-même, ou ce pas de côté, pour devenir à jamais des regardeurs de vie, et non des acteurs nous mêmes, et plutôt que d’exister, nous sommes devenus, peut-être malgré nous, mais avec un délice certain, oui ça il faut quand même le dire, il y a dans l’acte d’écrire quelque chose qui tient de la joie pure, des traducteurs d’existences, des sténographes de petits riens, des esquisseurs d’histoires inachevées et donc moi, pour moi, il a été nécessaire un jour, de parler de cette femme C. revenant sur les lieux de son enfance, de sa toute petite enfance, de raconter comme en creux l’histoire de C., ayant un jour, au cours d’un repas de famille, dans une petite ville de la côté ouest de l’Australie où elle avait grandi avec ses sœurs et ses parents, une ville où il ne se passait rien, où ils avaient elle et sa famille, échoué par le fait du hasard, un hasard peut-être un peu malheureux (son père, électricien et alcoolique, s’étant au cours d’une tournée arrêté dans un pub, comme on s’arrête sur une aire d’autoroute pour faire le plein, sauf que là c’était dans une ville minuscule, à peine plus grande qu’un village, une ville construite à la hâte pour les nouveaux arrivants, les colons, qu’on faisait débarquer en masse de toute l’Europe, histoire d’occuper le territoire et de repousser les Aborigènes plus au loin dans leur désert, il n’y avait pas, ou plus, d’électricien justement, et on lui a proposé du travail, à temps plein, dans ce bled paumé, et lui, saoul, il aurait signé le contrat, et le soir, rentrant à la maison, leur a annoncé, à sa femme et ses filles, qu’ils partaient s’établir là, dans cette ville, qui n’avait de ville que le nom, qu’ils y étaient attendus pour le lundi suivant, et donc là, dans ce patelin ridicule où elle avait grandi et où vivaient encore ses parents, au cours de ce repas de famille, C., 53 ans, infirmière accoucheuse a appris, un dimanche, il devait être 15h17, c’était le début de l’automne, (mais les saisons sont inversées là-bas), aurait donc appris, alors que tout le monde, ses sœurs, ses parents, pensaient qu’elle savait, tenaient pour évident qu’elle connaissait cette partie de son histoire puisque précisément elle l’avait vécue, aurait appris qu’entre l’âge d’un an et deux ans, elle avait vécu à Vieuxvert chez sa tante, sous la garde de sa tante, alors que ses parents, vivaient eux en Angleterre, et que sa mère travaillait, et là, quel choc, d’apprendre ça, qu’elle avait vécu à Vieuxvert avec sa tante, un an élevée par cette femme solaire et généreuse, cette femme tellement tournée vers la vie, tellement du côté de la vie, elle comprenait enfin, d’où ça lui venait, à elle cet amour immense de l’autre, cette espèce de capacité à embrasser l’humanité, elle la tenait de sa tante, sa mère pour un an, un an tout entier, et d’apprendre ça à un repas de famille, par hasard, alors que tous pensaient qu’elle savait, alors qu’elle avait déjà 53 ans, et qu’elle n’en avait pas le moindre souvenir, non aucun indice ne lui avait été donné, jamais, aucune histoire, aucune anecdote n’avaient transpercé et elle soudain, C. 53 ans, mariée, infirmère accoucheuse, entendant ça, en serait non pas tombée de sa chaise mais presque tombée de sa vie, de sa propre vie car elle, elle qui s’était toujours sentie différente, étrangère au sein de son propre clan, avec cette mère dure et froide, cette mère vivant dans le regret et les rancoeurs, de n’avoir pas pu faire d’études, alors qu’à l’école, à la sortie du lycée, 11 A+, elle en avait eu 11, la plus grande distinction mais on lui avait interdit de continuer à étudier sous prétexte que l’université c’était la perdition pour les femmes, lui intimant l’ordre (l’ordre !) de devenir masseuse dans son salon de coiffure (oui la grand-mère était coiffeuse, le plus beau salon de coiffure de Vieuxvert, elle, la grand-mère aurait personnellement coiffé la Reine) et sa mère, à C., qui ne supportait pas le contact physique, elle, devenir masseuse, toucher des corps de femme tout le jour, et dans le salon de sa mère en plus, sous les ordres de sa mère, sa propre mère, qu’elle haïssait de ne pas la laisser être qui elle était, de ne pas la laisser briller comme elle aurait pu si bien le faire, aurait épousé le premier venu, un Belgo-Anglais, le premier qui s’était présenté, c’était comme ça en ce temps-là on se présentait en costume et gants blancs et on quémandait la fille et le père vous la cédait ou non, là ce fût oui, et sitôt le consentement paternel accordé, il l’aurait emmenée de l’autre côté de la Manche tel un prince salvateur, et elle, qui ne pensait qu’à mettre des kilomètres, le plus de kilomètres possible entre sa mère et elle, s’était crue sauvée, mais sitôt débarquée en Angleterre, elle tout de suite enceinte, le répit fût de courte durée,
en deux temps trois mouvements la voilà mère, et donc cette jeune femme, brillante (11a+), voit la vie se refermer sur elle telle une prison, alors à peine mère elle décide, oui, avec son mari de travailler, comme une forcenée, accumuler l’argent, le plus d’argent possible, et partir loin, au loin, recommencer la vie, à zéro, effacer l’ardoise, tout oublier de sa mère et de Vieuxvert, aller là où personne ne peut l’atteindre, ni décider de ce qui elle est, alors que d’autres, au même moment partaient pour les colonies africaines, eux ce fût l’Australie, mais l’argent, il fallait le gagner, le bateau, jusqu’à l’autre bout du monde, travailler, travailler dur, alors elle décide, elle fait ce choix de déposer C. chez sa sœur, à Vieuxvert, sa jeune sœur, ce ne sera que pour quelques mois, un an tout au plus, et la mère, le cœur serré sans doute, s’en retourne travailler son petit pécule, rassembler l’argent nécesaire, son sésame vers la liberté, une vie nouvelle et donc C. 53 ans, infirmière accoucheuse, qui soudain, au cours de ce repas de famille découvre enfin ce que peut-être elle pense soudain avoir toujours su, à savoir qu’elle a vécu là-bas à Vieuxvert, entre l’âge d’un an et deux ans, rentre chez elle, abasourdie, et, alors qu’elle a un mari (lui aussi électricien) et des enfants (grands maintenant) et un travail, et une maison, et un chien, elle annonce à son mari (un homme plutôt doux et gentil) qu’elle part, qu’elle va à Vieuxvert voir cette maison de la rue Libonvi, voir cette rue, et cette ville, où elle a vécu même si elle n’en a aucun souvenir, découvrir d’où elle vient et là, là se passe ce à quoi elle ne s’attendait pas, son mari, avec qui elle vit depuis plus de 30 ans, qui est son compagnon de vie, il dit non, il lui refuse le droit de disposer de cet argent, leurs économies, pour aller là-bas voir une façade de maison, là-bas, à l’autre bout du monde, et là, pour C. s’en est trop, et de façon aussi soudaine qu’inattendue, elle annonce à cet homme, pourtant bon et doux, que c’en est assez, qu’elle le quitte, elle vide le compte en banque, prend congé de son travail et saute dans un avion, et bien sûr, c’est là mon histoire, oui le nœud de mon histoire, C. revient sur les traces de ses ancêtres.

proposition n° 16

Et en tant que lecteur on se dit : c’est là que ça commence, que tout commence, l’action je veux dire, oui ça y est notre personnage principal, C., a eu sa révélation, comme dans les contes de fées ou comme dans Star Wars, elle a sa quête principale, c’est bon, elle est sur les rails, tout va rouler, il va y avoir de l’action, des rencontres inopinées, des hasards surprenants, des indices qui vont la mettre sur la voie, tout ça, et le recit va enfin démarrer, ben non, non, on se trompe complètement, ici rien ne commence, parce les souvenirs enfouis, ils ne remontent pas juste comme ça sur commande, juste parce qu’on s’asseoit devant une maison abandonnée face à une porte fermée, non, d’ailleurs toi, très vite tu l’as su, là, face à cette maison qu’il n’y avait rien à en tirer de cette façade en déliquescence, que tu pourrais bien y rester cent ans devant cette maison, que quand même tu n’en apprendrais rien de plus sur ton histoire, oui tu as eu beau venir jusqu’à Vieuxvert, faire 15 000 kilomètres puis débarquer de ton avion sous un ciel gris cendre, sortir d’un train dans le vent, descendre du bus sous une pluie crachottante, et venir te poster devant cette façade avec ton air d’enfant buttée, eh bien ça n’en a rien changé, tu ne t’es souvenue de rien, non, rien ne t’es revenu, tu n’as pas eu de vision soudaine, ni en regardant la maison, ni en auscultant les jointures entre les pavés du trottoir, ni en respirant l’odeur qui se dégageait de la friterie voisine, ni en passant devant la vitrine de la pharmacie, pas de réminiscence profonde, ni même de vague résurgence, rien, mais bon, c’est aussi qu’on n’est pas dans un film, où chaque scène est dense et pleine, non, ici on est dans le réel, et le réel il est plutôt lent à se mettre en route, sauf que toi, cette lenteur de l’action, tu te la prends dans la tronche, en plein milieu, oui parce que tu n’as pas toute la vie, bientôt il te faudra rentrer, reprendre l’avion, et Dieu sait si tu reviendras jamais, alors là, tu commences à penser que ton électricien de mari, quand il t’a interdit de faire ce voyage insensé, en dépensant qui plus est toutes vos économies, il avait ses raisons, et même peut-être qu’il avait juste raison, de te l’interdire, et toi là, tu commences à douter, sérieusement, du bien fondé de cette idée, de venir ici, en personne, dans cette ville, devant cette maison, parce que là, tu le vois bien, qu’il ne se passera rien, qu’en somme tu es venue pour rien, que tout ça n’a pas de sens, et là, même, tu t’en veux, tout ça tu te dis, en somme, c’était naïf, terriblement infantile, et tu te parles à toi-même, intérieurement tu te houspilles : mais je croyais quoi, hein, que des fantômes allaient m’apparaître, que la maison allait se lever sur ses jambes et se mettre à me parler ? et même tu souffles, et sans t’en rendre compte tu secoues la tête, et tes mains se tordent, juste comme tu faisais enfant quand ta mère te grondais, et puis tu te décourages, oui tu dois bien l’admettre, tu as beau être d’un naturel plutôt optimiste, là tu as perdu confiance, tu te sens ridicule, et même idiote, mais là, étonnament, alors que le bon sens voudrait que tu rentres gentiment manger, que tu rejoignes ce bed and breakfast dans lequel tu as élu domicile, non tu restes face à cette maison et tu prends une décision ferme, aussi ferme qu’incongrue, et qui t’étonne toi-même, oui, tu n’en reviens pas toi-même de te résoudre à pareille chose, et pourtant si, si tu le sens, tu es déterminée, une détermination que tu ne connais pas de toi, tu le sais, cette nuit, pas plus tard que cette nuit, tu vas forcer la porte de la maison, et pénétrer à l’intérieur, oui, voilà, toi, infirmière accoucheuse, 53 ans, mariée (même si tu viens de quitter ton mari), mère de trois enfants, propriétaire d’une maison et d’un chien australien, une femme normale, tu es résolue, aussi incongru que cela puisse paraître, à te rendre dans une quincaillerie, à y acheter une grosse pince coupante, et a, cette nuit, exploser la chaîne du cadenas qui retient la porte d’entrée et à entrer, de force, dans cette maison, et là ; odeurs, vieux meubles, manteaux de cheminées, disposition des pièces, c’est ce que tu te dis, il y aura bien quelque chose qui viendra à moi, et si ça ne me rappelle rien, du moins, du moins j’aurai essayé. Et tu ris, tu ris de ton audace nouvelle, toute nouvelle, toi qui, il y a quelques jours à peine vivait encore en Australie, partant tôt les matins accoucher des femmes, rentrant le soir, le genoux douloureux, retrouver dans ta maison de banlieue ton mari et ton chien, toi qui n’as jamais volé dans un magasin, qui n’as pour ainsi dire jamais menti (sauf à ta sœur concernant la montre de sa première communion que tu avais volontairement brisée sans jamais vouloir le reconnaître), tu vas aujourd’hui, cette nuit, commettre un délit, une effraction.
Tu ris silencieusement et tu te dis : je n’ai ni le profil ni l’âme d’une cambrioleuse, mais comme je ne désire pas voler, mais simplement mettre la main sur ce qui m’appartient, à savoir mon histoire, le délit sera moindre. Et tu descends, pleine d’excitation, jusqu’à la place ronde et vaste qui fait face à ta chambre, tu vas y attendre le bus afin de te rendre dans une quincaillerie du centre-ville. Et pendant qu’assise à l’aubette tu observes la place, tu te rends compte qu’elle commence à tes yeux à prendre vie, à contenir au moins une histoire, celle d’une femme qui prépare un larcin.

proposition n° 17

Rez-de-chaussée. Salon de coiffure. Rayon de lumière de lune. Et faisceau de lampe torche. Poussière en suspension. Odeur de crème solaire rance. Flacons oranges et bruns répandus sur le sol. Lime à ongle en carton gonflée par l’humidité. Plancher en grosses lattes de chêne sombre. Cuir craquelé et vieilli d’un fauteuil couleur ivoire. Seul à tenir encore debout. Les autres gisant au sol. S’asseoir. A la nuit tombante. Dans ce fauteuil sali par le temps. Sans même balayer de la main la poussière. Laisser basculer sa tête vers l’arrière. Dans la cuvette destinée au lavage/rinçage des cheveux de dames. Et regarder. Se voir dans le miroir. À la lueur de la lampe torche. Puis là. Accrochés à la fenêtre. Les voiles de rideaux jaunis. Se lever. Et faire rouler entre le pouce et l’index le tissus de polyester. Sensation rêche. Léger crissement. S’avancer vers une tablette triangulaire en formica. Sur lequel gisent épars. Un fer à friser. Quelques bigoudis en plastique verts. Un pinceau de décoloration mordu par l’amoniaque. Une bouteille de laque. L’attraper. La vider dans l’air. Pour sentir le dichlorométhane. Et laisser venir.

Cage d’escaliers. Rampe moulurée de bois vernis. La suivre du bout des doigts. Puis poigner dedans. Glisser sa main le long des barreaux de la rampe. Sentir sous la main les renflements des barreaux. Fermer les yeux.

Monter à l’étage. Découvrir la petite cuisine étriquée avec meubles blancs en formica. Brodure brune. Et poignée en inox incrustée dans le contreplanqué.

Monter dans les chambres. Voir des scènes enfantines se répètant à l’infini dans l’épaisseur d’un papier peint rouge rosé qui gondole. Et dans un angle, près de la fenêtre, au beau milieu d’une partie rosée de cache cache, de longs champignons bleu nuit qui coulent en grappe le long du mur.

proposition n° 18

Tu y repenses. Tu revois les bouches. En gros plan. C’est à table. On en est au dessert. Ta sœur. Un carrot cake. Moelleux. Nappé de phildelphia sucré. Une part de gâteau qui avance vers sa bouche. Ses lèvres qui s’entr’ouvrent. Puis se referment. Sur la bouchée de carrot cake. Alors que toi. À l’aide de ton couteau à dessert inox. Tu grattes le sucre. Le nappage sur le dessus du carrot cake. Écœurant. Tu trouves ça écœurant. Ce nappage glacé. Ca couvre le goût subtil du gateau. Gingembre, noisette. Et tu grattes consciencieusement. Tu fais tomber par plaques entières le glaçage sur le rebord de ton assiette. Une assiette à dessert à liseré doré. Et ça agace ta sœur. Tu le sais ça. Que ça l’énerve. Elle qui hier après-midi a passé plus de 35 minutes à lisser le philadelphia sucré sur l’arrondi du gâteau. Mais toi. Rien à faire. Ce que tu apprécies dans le carrot cake c’est la rencontre gingembre noisette. Et qu’on ne te la fasse pas. Le philadelphia. Sucré ou non. N’a rien à faire là-dedans. Surtout pas dans ton assiette. Alors absorbée par la tâche. Tu ne prêtes attention à la conversation que d’une oreille distraite. Car tu le sais. Qu’à cause de ton goût avéré pour le carrot cake sans nappage de philadelphia tu risques des reproches. Des reproches sévères. Des remontrances. De la part de ta sœur aînée. Elle peut se liguer soudain contre toi. Même pour une affaire de carrot cake. Et ça peut mal tourner pour toi. C’est déjà arrivé. Et pour moins qu’un glaçade de carrot cake. Mais toi. Toi prêter le flan aux sarcasmes de type culinaires de ta sœur ce n’est pas ton genre. Et les laisser dégénérer en règlement de compte encore moins. Les disputes de famille qui naissent sur les rebords d’assiettes tu ne te prêtes pas à ce jeu-là. Trop facile. Alors tu te fais discrète. Pourtant ça y est, ça démarre. Ta sœur te dit mal élevée. À 53 ans te dire ça. Et devant ta mère en plus, c’est plutôt drôle. Ou risible. Silence. Ta sœur aînée peut parfois partir en vrille. Surtout pendant les repas de famille. Alors prudence. Mais pourquoi ça tombe sur toi. Tu grattes silencieusement ta part de carrot cake. Et tu laisses couler. Tu savoures résolument ton carrot cake nature. Déglacé si on peut dire. C’est que tu es différente. Ca y est ça recommence. Tout ça pour un glaçage de carrot cake. Tu n’es pas comme nous. Tu ne l’as jamais été. Elle regarde autour d’elle et cherche des alliées. Mais on la connaît. Personne n’est dupe. Personne ne prend parti. Toi non plus tu ne répondras rien. Le mieux : faire la sourde oreille. Toc toc tu n’y es plus. Laisser passer le train. C’est Vieuxvert. Tu n’entends rien. C’est le temps que tu as passé à Vieuxvert. Tu as fermé la porte. Cependant ce mot Vieuxvert, inhabituel dans les conversations de famille se faufille et vient gratter à ton typan. Tu n’es pas comme nous à cause du temps que tu as passé à Vieuxvert. Tu lèves la tête. Tu la regardes surprise. Qu’est-ce que tu racontes ? Pourquoi tu dis : moi Vieuxvert ? Quelque chose se joue qui t’échappe mais t’interpelle furieusement. Ben si, toi Vieuxvert et même ça se voit. Pas comme nous à cause de Vieuxvert. Regard interrogatif. De quoi tu parles là ? C’est pas nerveux, agacé, ou en colère, non, c’est juste une question. Jamais vécu à Vieuxvert. Allez, arrête, je parle de toi Vieuxvert entre 1 an et 2 ans chez Nénenne. Nénenne ? Tu te retournes vers ta mère. C’est quoi cette histoire ? Interrogation toujours et un peu d’effaremment. La sœur, trop contente, elle tient son bout. Ben allez, hein maman que quand moi avec toi et papa en Angleterre à Exeter, elle, bébé, restée avec ta sœur Nénenne à Vieuxvert, hein ? La mère acquiesce. Moi ? À Vieuxvert avec Nénenne ? Moi ? Un an avec Nénenne ? Quelle révélation. Tu n’en reviens pas. Toi Vieuxvert pendant 1 an, toi Nénenne comme mère pendant toute une année. Tu les regardes. Oui, elles différentes de toi, oui. Mais là, soudain, tu sais pourquoi. Parce que toi, un an, dans les bras de Nénenne, Nénenne la grosse et douce Nénenne, Nénenne la pleine de rires, Nénenne la pleine de vie, Nénenne dont l’amour et la joie débordent de partout, des seins, des yeux. Tu as tenu dans les bras de Nénenne. C’est là que tu l’as puisée la vie. La vie qui t’anime de façon si intense. C’est là. Oubli du carrot cake. De le gratter, de le manger. Il n’y a plus que ça. Dans ta tête en tout cas. Et dans ton cœur et tes tripes. Ton histoire s’est réécrite. Là. Aujourd’hui.

proposition n° 19

Dans la chambre à l’étage, le papier peint fané rouge rosé, avec scènes enfantines, cache-cache, et en arrière plan, verdure rouge rosée, roseaux et saule tétard, puis une rivière, une rivière d’un rose tendre, qui s’écoule dans le papier peint, et cette scène répétée, dans des petits tronçons de 12 centimètres, répété plusieurs fois, plein de fois, oui partout sur le mur répété, des enfants qui jouent à cache-cache, et la rivière rouge rosée qui coule, et elle coule, et sur toute la largeur du mur elle coule, oui sur tout le mur des enfants jouent à cache-cache, de façon répétée, en tronçons de 12 centimètres, et de haut en bas sur le mur, et rient, et crient, et sous la fenêtre encore, les enfants et la rivière et jusqu’au plafond et sur le mur d’en face, là où, là où repose un lit, vieux lit de métal gris, avec sommier en ressort ondulés, incurvé, un lit superposé, avec échelle, quelque barreaux rouillés, et derrière là aussi les cris de joie des enfants qui jouent, et jamais ne dorment, non, les jeux sans fin des enfants, qui durent éternellement, et les cris, et les rires, résonnent dans la chambre, sans trêve ni repos, c’est pour ça, à cause de ça, de ces enfants, des jeux de ces enfants qu’on ne dormait pas dans cette chambre, jamais vraiment, la naïveté bruyante des jeux des enfants, et la rivière coulant, dans la chambre, sur les murs, tous les murs, et le clapotis de la rivière, et le bruissement des feuilles, des feuilles de saules, pareils à de petits poissons oblongs, des poissons rosés accrochés à leur branche, ils s’entrechoquent dans le vent, et chantent, comme du cristal, et les enfants, quel âge ont-ils ? 5 ? 6 ? 9 ans ? et leur corps en mouvement, et leur bouche ouverte, en plein cris et rire, pris en plein mouvement de rire, et d’insouciance, c’est la ronde de l’insouciance dans la chambre sur papier rosé qui se décolle et s’effondre par endroits, l’insouciance des enfants dans la chambre, noyés par le bruit d’un rivière qui coule, et d’un papier peint qui s’effondre, et toute cette eau, tout ce vent, tous ces cris, et ces rires et mouvement, cette excitation, cette vie qui grouille dans le mur, toujours, et l’eau qui coule et coule, toute cette eau dans le mur, et les champignons, qui poussent, en silence, au-dessus du lit superposé, juste au-dessus, les champignons bleu encre, qui tombent doucement, en grappe concentrée, en grappe bleu nuit, sur le lit superposé.

proposition n° 20

Dans la chambre à côté. De la fumée. Des traces de flammes. Là et là. Sur le mur couleur bronze. Papier peint structuré. Imitation cuir. Des médaillons cirés. Mangés. Rongés par le feu. Et là. Et là sur le mur. Des volutes grises. Des dessins noircis de flammes. Et contre ce mur. Un lit. Double. Grand. Gros. Un lit vaste. Comme une marre. Comme un étang. Un lit dans lequel on s’affale. Se vautre. Se terre. Pour cherche refuge. Un lit comme un terrier. Dans lequel on creuse. Pour s’évader. S’absenter de ce monde. Chercher ailleurs. Et dans le lit. Un creux. La trace d’un corps. Lourd. Et la trace noircie. Par la fumée. Oui. Le soir. Au balcon. En regardant la nuit. Les doigts jaunis de nicotine. On fume au balcon. Ou au lit.

proposition n° 21

A la table, des regards, juste ça, des yeux de femmes qui interpellent et qui appellent. Ou invitent à rentrer en soi. Derrière ses craquelures, la jeune fille au collier. Un oeil dans le réel, bien ancré dans le réel fixe tranquillement comme de loin. Tandis que l’autre, l’autre œil est ailleurs, étrangement absent, rêvant dans l’infini du temps passé et à venir en flottant dans l’intemporel. Et c’est la vie tout entière qui se met à flotter, l’extérieur à s’éloigner, le temps à se flouter. Et elle, tout en haut du mur, fillette dans la forêt rouge, petit animal à jupette courte dessinée à la ligne claire, enfance qui protège son insouciance timide derrière une petite main. Et on sent derrière la paume les yeux qui vibrent avant que de s’ouvrir. Et ça parle d’une enfance pleine, vibrante, attentive, et pourtant solitaire. Et puis cette autre encore, jeune femme arrêtée seule dans la foule en mouvement, le corps raide, immobile, un sac de papier sur la tête. Et malgré le craft qui lui fait le visage aveugle, muet, dessous le regard présent, même si tourné en lui-même comme un gant. Et puis encore, cette petite femme au ventre presque rond, dessin d’enfant sur carton de bière épais, dessin habille de fillette rencontrée sur un coin de table de bistrot. Une longue robe sans couleur, et puis cette tête aux fines oreilles noires un peu chien, un peu insecte. Et tout autour d’elle, des points comme de multiples étoiles qui accompagnent sa route. Et enfin, cette cabane, petit abri de jardin potager aux couleurs rouilles, à la porte obstinément fermée. Et dans les planchettes, des nœuds comme des yeux grands ouverts.

proposition n° 22

Bord de table en formica blanc, blanc presque rouge d’être blanc, mais mat, au toucher lisse, table au toucher lisse sans aspérité et plane, et sans patine ni rayure, on carresse du plat de la main et une sensation électrique, électro-statique comme quand on frotte de la laine sur un ballon et que ça fait des étincelles, on ne sait pas comment faire avec cette table blanche, trop blanche, et trop lisse aveuglante, mais à l’angle, à l’angle du formica blanc, à la rencontre à 90 degrés du formica blanc avec la tranche en formica elle aussi épaisseur 3,5 cm, à la place du bord de table à l’arrête coupante, tranchante, un arrête cassée, brisée, et là un creux, un tout petit creux, et dans ce creux un lieu où faire courir le doigt, où incruster le doigt, le doigt dans le formica, dans la chair du formica, dans l’en-dedans du formica blanc lisse, dans les entrailles même du mobilier préfabriqué Manu Meubles, 3ème étage, rayon chambres d’enfants, il suffit de laisser courir le doigt, de suivre le tracé du petit creux dans l’angle du formica blanc à la place de l’arrête, de faire en aller-retour incessants glisser le doigt dans le creux pour ouvrir, ouvrir des possibles, voir apparaître, lentement, des formes aux tailles diverses, c’est encore flou, lointain, contours géométriques, des droites, des droites dessinant formes, carrés, rectangles, triangles, puis assemblage de géométries variables, cubes, et parallélipipèdes qui s’empilent, s’empilent et se se chamaillent, s’écroulent, se chahutent, s’additionnent et se soustraient, et puis aussi, aussi il y a pied, pied de table en métal carré, formaté géométriquement parallèle et symétriquement plié, métal brossé inoxydable qui se presse contre la jambe, la cuisse nue, et c’est froid, oui froid glacé des polaires, et dans ce froid de métal plié brossé contre jambe nue, des planètes, des planètes lointaines et glacées remontent dans la jambe, du fond de l’espace immense et désolé, des planètes en boules de billard qui s’entrechoquent dans la jambe sur un fond d’écran télé neige, et se heurtent dans la jambe, dans un silence effrayant, et le rideau, rideau orangé carré, ambiance feutrée sur tapis plein à bouclettes, dans les plis du rideau des têtes, faces aux rictus étranges, nez contre nez, crâne contre crâne ça chuchotte, des choses qu’on n’entend presque pas mais qu’on devine quand même, et on regarde les visages, apparaissant dans l’ombre des plis orangés, dans le sombre de l’orange, là où le rideau a disparu, et s’est confondu avec l’infini ou le néant, et sous les pieds, carré de tapis plein synthétique aux bouclettes jaune sale au sein desquels les pieds nus cherchent l’enfouissement, comme un monde encore tout entier qui se terre, dans le sous-sols des bouclettes, dans l’épaisseur de la chambre, 2ème étage 3ème porte à gauche, des galeries sous les bouclettes, dans les bouclettes, un monde qui se construit et se déconstruit dans les bouclettes, et qu’on cherche à rejoindre de la pointe du gros orteil, puis du coin de l’œil aussi, le piano noir aux gammes encombrantes, derrière lequel, derrière le dos trop droit duquel, un espace de 10 cm, que l’on ne peut voir ni atteindre, mais dont on sait, pertinement, que là, là entre le mur et le dos raide du piano qui sombre dans l’ennui, un monde fait de quelques hommes et femmes existe, des hommes et femmes, tronces sans jambes, qui dans le silence, se rassemblent, en ensemble, fument des cigarettes Kent en mon absence.

proposition n° 25

Est-ce qu’on peut être de quelque part se sentir de quelque part alors qu’on vit ailleurs que cet ailleurs est au bout du monde à l’exact autre bout du monde et qu’on ne sait rien ou presque de ce lieu dont on dit venir. The place where i belong là d’où je viens c’est la traduction mais pourquoi en anglais ça sonne tellement mieux tellement plus vrai plus fort. Est-ce que je peux le dire ça est-ce que ça peut the place where i belong quand tout ce qu’on sait de ce lieu tient en deux trois mots et encore. Est-ce que quand toute votre famille a vécu dans une ville depuis des générations des siècles même si cette famille vous est étrangère que vous ne savez rien d’eux ou presque est-ce que quand même the place where i belong ça peut. Et pourquoi ça aussi avoir besoin d’être de quelque part. Pourquoi pas sortir d’un œuf et basta sans histoire. Oui mais les grenouilles. Qui retournent chaque année dans leur mare d’origine pour pondre leurs oeufs. Même si route ou autoroute aucune chance d’y arriver. Et les oiseaux migrateurs des fois des milliers de kilomètres. Et aussi les tortues. Et les manchots empereur l’Antarctique par -40. Alors pourquoi pas moi hein j’aurais pu sentir l’appel. Même mettre mes enfants au monde ici j’aurais pu. Envers et contre tout. Même si mon électricien de mari. Et puis les compagnies d’aviation qui veulent pas justement des femmes enceintes trop enceintes. Mais si c’était le seul vrai moment où c’était fondamental de pouvoir bouger librement. Laisser parler l’attavisme. L’attachement aux terres ancestrales. Et les hopitaux alors les maternités suivre son gynéco là où il accouche ce serait quoi cette foutaise. Alors qu’on pourrait laisser les ventres parler se diriger tout seul sentir le bon lieu le lieu juste. D’ailleurs aussi le nomadisme. L’humain aussi il a migré. Pendant des milliers des dizaines de milliers d’années quitter progressivement l’Afrique et toujours plus au nord l’Europe et toujours plus à l’est l’Asie puis même les îles et l’Océanie. Et là-haut le détroit de Bering et de là l’Amérique et ça cette fois Sud vers le Sud jusqu’à l’extrême pointe de la Patagonie. Et là. Pas vraiment moyen de revenir en arrière. De revenir accoucher sur son lieu de naissance. De revenir au berceau de l’humanité. En Afrique du Sud au Tchad le monde entier qui accoucherait là-bas parce que c’est de là qu’on vient. On y serait encore.. Alors la nostalgie. Oui peut-être oui la nostalgie du coup. Rêver du retour un jour. La terre des ancêtres les racines profondes profondes. Comme moi. Comme moi pour Vieuxvert où on pense qu’il y a des vérités à trouver. Mais peut-être qu’il y en a. Est-ce qu’une ville ça parle. Est-ce qu’une ville ça vous révèle des choses de vous. Est-ce qu’une ville ça vous révèle à vous même. Et si oui. Alors. Et si là-bas dans mon Australie j’étais que la moitié de moi-même. Que j’avais besoin d’être ici pour naître enfin. Pour me connaître. Pour sentir et comprendre. Parce que oui. Même si il n’y a plus personne pour parler me raconter quand même les pierres. Oui peut-être les pierres peuvent. Communiquer à leur façon. Me dire. Qui je suis au fond. C’est comme si sans cette ville je manquais de fond. Que j’étais qu’en surface. Et qu’il me manquait le reste. Tout le reste. La partie enfoncée de mon iceberg. Vieuxvert ce serait mon iceberg enfoui. Et si il y a un iceberg sous mes pieds autant le savoir. On veut tous savoir notre iceberg. Peut-être pas tous mais beaucoup. Ou certains. En tout cas moi oui. Ici c’est tellement pas comme là-bas. Alors rien que d’y être je sais des choses. Parce que les grandes surfaces pas si grandes avec tous ces produits tellement pas comme chez nous et les chariots plus petits et les allées plus petites. Parce que les voitures qui roulent tranquille ou parfois qui soudain dépassent avec une nervosité bizarre comme si dépasser leur vie en dépendait. Parce que les maisons à deux étages avec fleurs. Parce que parfois personne personne dans les rues. Et que parfois dans les rues c’est bonjour. Parce que dans les cafés des chansons que je ne connais mais que je crois reconnaître quand même. Parce que les visages. Comme familiers. Comme si leurs traits étaient un peu les miens. Parce que les pierres aussi qui sont si vieilles on sent leur histoire qu’il y a une histoire. On se sent petit de passage ça fait du bien de n’être presque rien. Pas comme là-bas où tout est si neuf comme si l’Australie était née à bout de bras. Comme si nous l’avions inventée nous-mêmes. Comme si la ville n’était qu’une construction humaine et mentale et géométrique d’abord un plan réfléchi pensé dessiné puis tous ces hommes en bras de chemise et puis voilà c’est là soudain sorti de rien. Alors que non. Ici on sent que non. Que la ville s’est inventée seule comme la rivière a creusé son lit. Sans bien savoir. A force de butter. De s’adapter. D’accepter d’aller où ça emmène. Et les humains s’y sont installés. Mais qu’elle était là avant. Qu’elle y sera après. Même si elle change. Elle reste elle. Ici on se demande. Est-ce qu’une ville existe par elle-même. Est-ce qu’une ville avec son âme elle existe encore si plus personne. Quand on dit je suis vieuverrien est-ce que ça veut dire la ville c’est moi une partie de moi et moi une partie d’elle. Est-ce que la ville sans les humains c’est encore une ville. Est-ce qu’une ville où y a plus que les humains et plus rien d’autre c’est encore une ville. Est-ce que 45 Berlin bombardé rasé est-ce que les berlinois sans les pierres c’était encore Berlin. Et si tous les habitants tous partis et d’autres des inconnus qui viendraient ici ce serait encore Vieuxvert. Si par exemple plein de gens d’une autre culture avec un autre dieu et d’autres façons de vivre de manger et des souvenirs d’une autre ville dans la tête ce serait quand même encore Vieuxvert.

Est-ce que moi je suis Vieuxvert. Est-ce que là-bas à l’autre bout du monde dans mon pavillon avec mon électricien de mari je suis encore Vieuxvert. Est-ce qu’une ville ça meurt un peu quand on cesse de penser à elle.

proposition n° 26

On avait d’abord vu ça, au loin, des taches de couleur. Ocres orangées. C’était au loin mais c’était fort. Des couleurs puissantes qu’on n’avait jamais vues. Et la mer et le ciel si bleus, un bleu d’une intensité à peine croyable. Et ça nous avait rassuré ces couleurs. On s’était dit c’est le paradis ici. Puis en s’approchant on avait vu que les tâches de couleur c’était des rochers. Du sable et des rochers. À perte de vue. Pas d’arbre ni de végétation. Que du sable et de la pierre. Et là on s’était dit mais c’est Mars ici ou alors le désert. Puis on avait pris un train ou un métro. Et on avait roulé jusqu’à la ville. L’arrivée c’était en sous-sol. Et là, quand on on est sortis de la gare, qu’on a débouché à l’air libre, en plein centre c’était, c’était quelque chose d’étonnant, vraiment, le ciel, toujours très très bleu, mais aussi très lointain parce qu’il y avait ces buildings, des buildings tellement hauts et tellement beaux aussi, des buildings qui le repoussaient le ciel, et tous ces buildings il y en avait des tas, et tellement étonnants c’était des sculptures, de vrais sculptures, et le ciel et la ville qui vibraient dedans, et puis on marchait et là, soudain, mais comme surgis d’une autre histoire, des bâtiment style néo-gothique très massifs, un peu sévères aussi, en pierre rosée, avec des blasons incrustés dans la façade, ça semblait dater de, je sais pas presque la fin du moyen âge, de là on aurait pu imaginer voir sortir des chevalier en armure ou alors des hommes de lois vous savez à l’anglaise avec toge rouge et perruque blanche, oui c’était tellement étrange ce décalage-là, c’est peut-être pour ça que la question ne se posait pas de de de se savoir si on l’aimait ou pas parce qu’on ne pouvait pas juste la regarder et la juger cette ville, non, on n’en restait pas spectateur, on en faisait partie, partie intégrante, mais immédiatement, comme un film vous voyez, on regarde un film et directement on plonge et on est les personnages oui tous les personnages mais pas que les personnages, leur costume aussi et leurs objets et même les lieux, oui on est tout, l’intégralité du film, ben là c’était pareil, sauf que c’était pas un film mais une ville, une vraie, et elle on se l’appropriait immédiatement, on devenait tout de suite partie intégrante de son identité, faut dire l’esprit de cette ville était tellement libre et fou, elle n’avait pas une identité non, c’était une somme, une somme de toutes les identités, et forcément la vôtre aussi, et d’ailleurs les langues, les langues aussi il y en avait des tas, on aurait dis que là-bas dans cette ville elles y étaient toutes, oui toutes, d’ailleurs des langues il y en avait tellement, on aurait pas su dire quelle était la langue de base du citoyen lambda, non, tous les visages racontaient une autre histoire, un autre monde, alors la norme, il n’y avait pas de norme là-bas, ou alors elles étaient plurielles, et alors c’est tout qui était normal, ce qui nous avait amusé oui très vite c’était les quartiers, ces ambiances de quartier, il y en avait un, c’était tout simplement la vieille Angleterre, des rues avec des petites maisons anglaises typiques à un ou deux étages, ces façades très plates, très simples, avec l’escalier extérieur qui descend vers les caves, ces façades à deux couleurs, l’une pour le revêtement et l’autre pour les boiseries et ces belles grosses fenêtres un peu massives, ces fenêtres guillotines, pourquoi on aimait ça, tellement ça, pourquoi ça nous faisait rêver comme ça ces fenêtres je je sais pas, puis il y avait un port, avec des bateaux, même des vieux, des grands bateaux en bois avec des voiles immenses, et puis les docks, le quartier des vieux entrepôts avec beaucoup de bâtiments industriels anciens et un peu ouvragés, pleins de ferronneries, et puis aussi, à l’entrée des entrepots, intégrées dans le sol, dans le trottoir, ces plaques de métal des trappes qu’on soulevait pour avoir accès au monte-charge, et parfois on avait la chance de le voir surgir du sol, et parfois même quelqu’un montait dessus et disparaissait dans le trou et puis à l’intérieur aussi, l’intérieur des bâtisses qu’on apercevait par un coin de vitre, des plafonds, des plafonds de salles moulurés, soutenus pas des piliers en métal fin et travaillé comme des colonnes doriques, légèrement sculptées, et ces salles elles nous fascinaient, parce que c’était des intérieurs d’usines mais aux plafonds aussi beaux à nos yeux que ceux des salons de maisons de maîtres, puis quelques rues plus loin le quartier chinois, et c’était une autre partie de la planète qui était là, tout un pays mais qui tenait dans quelques rues à peine, avec partout des visages bridés, des petits vendeurs avec leur charrette à bras surchargées et on n’en revenait pas que tout ça tienne en équilibre, puis des ateliers de coutures où tous ces fils de couleurs différentes couraient dans l’espace, et des coiffeurs dont l’échoppe faisait à peine quelques mètres carrés et où il n’y avait place que pour un seul siège, dans cette ville, quand on marchait dans cette ville on faisait un voyage à travers le monde et le temps aussi, on passait vraiment d’un univers à l’autre, oui quand on la traversait c’était une véritable expérience, bien sûr on ne pouvait que tenter de la traverser parce que la traverser réellement cette ville c’était impossible, il y avait bien des avenues mais quand bien même on les aurait suivies pendant des kilomètres et des kilomètres on ne pouvait pas en voir la fin, pourtant dans cette ville il y avait des taxis, des dizaines et des dizaines de taxis, et des gens qui les hélaient sans cesse, et qui montaient dedans et qui en descendaient, de nuit comme de jour, un flux continu de taxis et de personnes qui montaient et descendaient mais rien à faire, et ça je le savais, c’était impossible de le voir le bout de cette ville.

proposition n° 27

Les vallées qu’on traverse pour arriver là-bas, des vallées qui gondolent comme du carton mouillé, vallées vertes, fouillis de verts, gamme de verts plutôt sombres et profonds dans lesquels le paysage lentement s’efface et se confond, et puis là, soudain, tâches jaunies orangées qui ravivent la vallée et la réveille à nos yeux, on suit les contours des collines qui nous touchent presque et risquent de nous prendre en étau, et la rivière qui passe et repasse sous nos pieds et les rails, qui défilent, et tous les tunnels, le nombre de tunnels qu’on emprunte, clair sombre, clair et sombre, et dans le compartiment soudain il fait noir et la lumière s’allume, on compte les tunnels, oui on les compte parce qu’il y en a tellement, et si rapprochés, clair sombre, clair et sombre, mais de l’un à l’autre parfois c’est tout de même long, même si ça ne fait qu’une ou deux minutes, et on suit la rivière, les vieilles cheminées d’usines désaffectées qui menacent, et là, ça y est, on a oublié où on en était, , et le décompte est à recommencer, et puis cette gare, étonnante, d’un autre âge, avec ses grands escaliers brisés comme des pattes d’araignées, et puis ce hall vaste comme une cathédrale, en briques rosées, avec haut dans la muraille, en relief du mur, une enfilade d’ouvriers machinistes nus, à la poitrine gonflée et aux fesses rebondies, poussant des rouages de la taille de leur corps, et dehors, face au parking de bus, sur un mur défraîchi et humide, en grand ce slogan « j’existe », un j’existe bien noir sur fond blanc, une écriture presque cursive qui donne la sensation qu’on l’a écrit soi-même, qu’on l’a écrit surtout à force de l’avoir pensé, trop haut ou trop bas, parce que oui même au sortir d’une gare avec tous ces gens qu’on ignore et qui nous balayent d’un coup de tête ou d’épaule et ces vas et viens incessants de villes et de gens qui cohabitent dans le mouvement, oui malgré ce mouvement qui nous annule presque oui, oui même moi j’existe encore, oui c’est vrai que j’existe, quand même, encore, oui mais et alors quoi avec mon j’existe etc. et là c’est le bus, où à pieds, ou alors papa maman la cousine ou le frangin coffre ouvert au parking du bas, parce qu’en haut des taxis c’est zéro y en a nouk, pas un, non, Vieuxvert c’est une ville sans taxi, parce qu’il n’y a personne ici pour aller avec un bagage dans un endroit sans ami ou parent c’est comme ça, ou alors peut-être si on réserve, à l’avance, très longtemps à l’avance, peut-être qu’on peut alors être un visiteur anonyme, un touriste égaré, un errant avec but précis et horaire bien pensé et quand même un taxi il y en a un, juste un.

proposition n° 28

C’est sûr on aurait plutôt pensé taxi. Pour visiter une ville on aurait d’emblée préféré avoir un chauffeur personnel. Mais de taxi point. Voilà. Surtout qu’avec ce genou marcher fallait pas y compter. Parce qu’en taxi on pouvait dire : là, là tournez à droite, non je veux dire à gauche, enfin allez tout droit s’il vous plaît la vitrine, je voudrais la voir de plus près. Et ce serait pour découvrir un magasin, un marchand de bottes, de bottes en caoutchouc, vendant uniquement ça et en vitrine plein de marques. Et ce serait le magasin où mes tantes allaient quand elles étaient petites. Et j’aurais pu, j’aurais pu entrer et même en acheter une paire. Et plus loin, plus loin une église, et j’aurais sauté de mon sièges tout en disant : stop, stop, là, arrêtez-vous chauffeur, j’en ai pour une minute ou pour une heure. Et je l’aurais découverte cette église à la vierge noire où ma mère enfant avait fait sa communion avec cette vierge entourée d’ex-voto ayant survécu à un incendie et qui y aurait noirci et dont quelqu’un un jour aurait vu bouger le bras. Et puis même j’aurais poussé une pointe jusqu’à cette superette où il y a longtemps on croisait la femme à barbe de Vieuxvert. Et qui sait si quand même. Et puis la rivière sur le chemin de l’école où ma mère jetait une pièce en faisant un vœux ou en disant : c’est pour les crocodiles. Et j’aurais pu j’aurais pu moi aussi le monter ce chemin abrupt à travers la verdure même si mon genou et me coucher comme elle sur le banc de bois peint en jaune. Tout ça elle me l’avait raconté si précisément je les aurais retrouvé ces endroits. Et même, même j’aurais cherché là-haut la maison, la maison de la grand-mère et j’aurais sonné pour demander à voir le salon de derrière où enfant elle s’asseyait dans le fauteuil capitonné pendant que les adultes jouaient aux cartes tout en buvant de l’alcool de pomme. Et peut-être même que moi aussi je me serais assise. Et que même quelqu’un aurait songé à m’en offrir un petit verre de cet alcool local qui se nomme pêkêt. Mais de toute façon de taxis il n’y en avait pas alors pas la peine d’y penser. Et donc j’avais pris le bus. Même si ça ne s’arrêtait pas à la demande, même si ça n’allait pas où on voulait, même si les bus c’était dedans ou dehors mais une fois qu’on était dehors on ne pouvait plus remonter, en tout cas c’était simple les bus à Vieuxvert les numéros c’était de 1 à 9. Alors je les avais tous pris, les uns après les autres, d’un bout à l’autre de la ligne, et je m’étais assise et j’avais regardé pas la fenêtre, regardé Vieuxvert défiler à travers la fenêtre. Maisons, magasins, églises et bureaux et places et rivière, et arbres et tristesse, et pluie, puis autoroute, cimetières, hôpitaux, palais de justice, poteaux électriques, salons lavoirs. Et j’avais décidé d’aller jusqu’au terminus, attendre, et au retour à nouveau assise à regarder par la fenêtre. Mais cette fois l’autre côté de la rue. Et là, là a regarder les façades, toutes ces façades, ce défilé de façades, de rues et de façades, au bout d’un temps c’est devenu quelques chose pour moi. Quelque chose d’autre. Oui autre chose s’est passé. Je me suis mise à voir. Et à entendre. Ce qui se passait derrière. Derrière les façades. Oui la vie derrière les façades j’ai pu commencer à la sentir. L’employée des pompes funèbres fumant un pétard couchée dans un cercueil, le caissier de supermarché rêvant toutes les nuits de caisses enregistreuses, la banquière songeant à balancer du sommet d’une tour sociale l’argent des coffres, le pianiste virtuose hésitant à tout plaquer pour devenir réparateur de vélos, la jeune mariée enceinte de triplés s’imaginant s’enfuir pour élever seule ses enfants dans la jungle. Et cet agent de change qui pour s’amuser avait envie d’intervertir les taux. Et là, de les découvrir ces vies, toutes ces vies, ces multitudes de vies, ça m’avait bouleversée. Ca n’avait plus rien à voir avec le Vieuxvert de ma mère, celui qu’elle m’avait raconté pommes de reinette et tout le tralala. Non, ce Vieuxvert-là c’était un autre Vieuxvert. Vraiment.

proposition n° 29

Oui c’était ça le truc, c’était dans le bus que ça s’était révélé à toi. Oui dans le bus. Tu avais toujours eu ça en toi de, oui, de sentir les gens exister très très fort. Depuis l’enfance c’était comme ça. Mais ici c’était autre chose. Pas juste du ressenti. Mais aussi des mots. Oui. Et même tu les entendais. Se dire, se parler. C’est quand tu étais dans le 6, le bus 6, ou plus exactement quand tu te trouvais dans le bus au terminus du 6 attendant que le chauffeur termine sa pause tartines que ça avait commencé. C’était sous le pont, oui sous ce pont d’autoroute, dans le brouhaha infernal de cette autoroute passant au-dessus de ta tête, cette autoroute construite au beau milieu de la ville, déchirant sans complexe la ville en deux sous prétexte d’amener un peu de modernité aux confins du monde que tu avais répéré ce crématorium. Un bâtiment pavillonaire des années septantes, tout vitré, d’un vitrage brun et fumé construit juste en bordure d’autoroute. Il y avait quelque chose d’intriguant dans la présence de ce lieu au bord même de cette autoroute urbaine. Avec vue sur les voitures de passage. Et tu avais regardé plus attentivement. Et là, dans la pénombre du hall du crématorium, tu avais aperçu, d’abord indistinctement, une présence. C’était une jeune fille. Tu la voyais errer au milieu des cercueils vides, tirant compulsivement sur une cigarette. Puis elle s’est allongée dans un cerceuil. Et c’est là que tu as entendu cette voix à la fois claire et flottante parvenir jusqu’à toi : « Quand j’étais punk c’était différent, tout était différent, vivre la nuit et boire et prendre de l’ecstasy pendant les concerts et danser de façon obsessionnelle et j’étais tellement en colère contre lui. Et puis c’est arrivé qu’il est mort. C’était tellement brutal et violent. Qu’au volant de son camion il ait fait une embardée parce que les freins avaient lâchés et qu’il n’avait pensé qu’à une chose : ne pas rentrer à tout va dans cette rue un jour de marché, non, sauver des vies. Et il n’avait pas hésité à tourner brutalement le volant et à aller s’encastrer dans une façade. Et il s’est retrouvé ici, dans ce crématorium, enfermé dans sa boîte. Et devant cette boîte qui me paraissait presque légère lui qui avait un corps si massif, oui, c’est face à son cercueil que j’ai su que la personne qu’il avait vraiment voulu épargner c’était moi, comme si sur ce marché toutes les personnes présentes avaient mon visage et que tourner le volant était son ultime acte d’amour envers moi. Et là, ce jour-là, ça a été fini les concerts et les sorties et la colère contre mon père, oui ça a été fini. Et j’ai fait cette formation de gestion du deuil et j’ai insisté pour venir travailler dans ce crématorium triste, dans ce pavillon typique années septantes aux vitres fumées même si ça me donnait un peu le haut-le-cœur tout ce brun et cet orange des fauteuils et des coussins. Et parfois quand je suis de garde ici et qu’il n’y a personne, je me sens à nouveau proche de toi comme quand j’étais petite et que tu passais ta main sur mon dos et que ça me faisait des frissons ». Et une fois que le bus a redémarré ça n’avait plus cessé. Comme un flot dans ta tête, un flot de mots et de vies. Tu entendais les gens vivre. Tu les entendais penser. Et peut-être celle qui t’avait le plus frappé, le plus touché, alors que tu étais assise de grand matin à l’arrière du bus 7, ça avait été cette fillette du 5 ans que tu avais vue entrer dans ce haut labyrinthe taillé dans le buis. Un labyrinthe étonnament bien entretenu aux confins d’un quartier à l’abandon, un quartier aux maisons aux allures presque de châteaux mais toutes à moitié écroulées. La petite fille, marchant dans le labyrinthe : « et c’est ici qu’à présent je veux vivre, je quitte mes parents pour toujours pour m’installer ici, ce sera ma maison, parce que chacun a besoin d’un chez soi ici ce sera le mien, et le soir je ferai du feu et je mangerai des raviolis et je me ferai rôtir des pommes au-dessus des flammes, puis je m’endormirai à la lueur des flammes ». Et puis sur le trajet du 2, aux abords d’un zoning industriel, de grands bâtiments blancs, crème ou gris, trop géométriques et trop propres, d’une impersonnalité qui faisait froid à la tête, miraculeusement épargnée, une petite maison ouvrière en briques, et sur le seuil, assis devant la maison et regardant vers la route, un vieil homme : « et ici il y aura la vie, elle arrivera jusqu’ici, et la vie se déversera en flots continus, tout a été trop tranquille, la vie a été trop tranquille, mais bientôt tout va changer, oui tout sera différent, et les gens auront ce besoin de vivre des choses inouïes et on se parlera comme jamais auparavant ». Et ce que tu avais expérimenté là, pendant ces quelques jours d’errance dans les transports en communs vieuxverriens, c’est qu’une ville c’est des mots, oui que ta ville à toi, ton Vieuxvert à toi, il était fait de mots.

proposition n° 30

Il était 10h07 quand Madame Luth passa inopinément voir C. dans son Bed and Breakfast. C. condisit madame Luth dans le petit salon. Sur les murs, une fresque art déco dans les tons vieux rose était traversée par d’élégants oiseaux jaunes aux pattes longues et fines, des oiseaux exotiques sans doute, qui évoluaient au milieu de marres, de plantes marécageuses plutôt étranges, tandis qu’à l’avant plan de la scène, de rares branches fleuries venaient presque carresser l’intérieur de la pièce. Madame Luth et C. prirent place dans de petits fauteuils ventrus recouvers d’un tissus ancien jaune orangé brodés aux initales du Baron von Pelzer. Elles burent plusieurs théières de thé Oulang sous les branches fleuries de la fresque. À 10h16, madame Luth entretint C. de ses soucis d’argent, vers 10h 33, elle en vient à parler de son mari capricieux, puis vers 11H09, elle s’épancha sur ses problèmes relationnels avec sa belle-fille. Madame Luth en arriva à parler d’une fête traditionnelle se déroulant dans les vieux quartiers de Vieuxvert, la fête des métiers anciens. Une sorte de reconstitution historique de la vie industrielle de Vieuxvert au 19ème siècle. Des habitants ; enfants, petits-enfants, arrière petits-enfants d’anciens tisserants se costumaient à l’ancienne et remettaient en route des vieux métiers à tisser, à filer, pour oeuvrer comme autrefois le temps d’un week-end. L’idée plut à C.

Une fois passé le vieux pont de pierre enjambant la rivière, le vieux quartier industriel dans lequel la fête se déroulait parut à C. sale et triste, miséreux. Des maisons à colombages à moitié décrépies, d’anciennes fabriques aux grandes portes de métal mangées par la rouille. Passa en soufflant un petit homme presqu’obèse marchant aux côtés d’un cheval boiteux en tirant une charrette de tourbe. Une tourbe servant aux bains de boue ramenée de là-haut, des hauts plateaux aquifères, et revendue, une fois séchée, dans les quartiers riches. La charrette déchargea la tourbe à même le sol. Un groupe de 5 ou 6 adolescents la prirent à pleines mains, très vite leurs mains, leurs bras, leurs vêtements se retrouvèrent presqu’entièrement maculés et humides. Ils la malaxèrent et la flanquèrent dans des moules de bois pour constituer des briquettes rectangulaires qu’ils mirent ensuite à sécher au soleil. C. les regarda avec ses yeux, mais aussi avec son corps, son corps tout entier. Elle se sentait tourbe, et mains dans la tourbe. Au milieu de la rivière, immergées dans l’eau jusqu’aux genoux, quelques femmes nettoyaient de la laine fraîchement tondue. Elles la claquaient contre l’eau, la tordaient, la claquaient encore et la retordaient et la claquaient encore et encore pour la retordre ensuite. C. poussa une lourde porte de fer et pénétra dans une manufacture, une fabrique de draps. La salle était habitée par une quinzaine d’ouvriers, hommes et femmes qui s’activaient au-dessus de gigantesques machines à tisser, reliées entre elles par de longues courroies sifflantes entraînées par des rouages dentelés aux mâchoires effrayantes et aux dents bavant de graisse. Le tout actionnant de larges peignes métalliques courant sur d’immenses fils pour aller butter sur le tissus déjà constitué et tout ça dans un ballet incessant, un va et vient continu de peignes. Et le bruit des peignes heurtant continuellement le bord des machines métalliques et produisait un bruit constant. Et les longs pans de draps écrus qui à l’arrière des métiers à tisser coulaient lentement dans de larges paniers tressés. Et au lointain, des rires et des éclats de voix, une vieille à roue et des chants, des bruits de sabots de bois heurtant le plancher d’un kiosque à musique. C. se dirigea vers les sons de fête.

Et tout le jour elle fut tout à la fois tourbe et peignes mécaniques et patte de cheval boiteux et rivière et genoux cagneux dans l’eau et laine qui claque et qui calque et roue de vieille qui tourne et qui tourne. Oui tout au long du jour, tout le jour elle fût dans son corps chaque personne et chaque chose et chaque lieu et chaque son de façon si intense qu’elle en avait presque le tournis.

À présent elle le sentait, elle le sentait combien elle était de ce monde, combien elle faisait partie de ce monde. Elle comprenait aussi combien tout ce qui se jouait ici était son histoire, oui la sienne, la sienne aussi. Parce que tous ces gens aujourd’hui lui avaient raconté ceux qui existaient au fond d’elle-même. Ses morts, ses morts à elle

proposition n° 31

« Oui » elle se dit couchée sur son lit, « oui mais mes morts, mes morts à moi, ils sont où, enterrés où, personne jamais ne m’a rien dit de ça, non », et là, l’envie, l’envie irrépressible d’aller les voir, de se rendre auprès d’eux, sur leur territoire, de caresser la porte de pierre qu’on avait refermé sur leur corps, et de lire l’épitaphe, choisi par les proches, et de regarder les médaillons à demi effacés, ces photos de porcelaine choisies pour immortaliser leurs visages, et même, de toucher, abandonnées et tristes, les fleurs en plastique vieilles de 30 ou 40 ans, blanchies par le temps, derniers vestiges du soin pris par ceux qui encore les ont connus et aimés. « Oui » te dis-tu, « oui, ma mère en fuyant Vieuxvert a enfui le passé derrière une barrière de silence. Et là, en Australie, mes questions enfantines sont invariablement restées sans réponse, comme si elles n’avaient pas leur place, qu’elles étaient inappropriées dans des terres si lointaines. Mais moi, aujourd’hui, que sais-je du lieu où elles se trouvent ces tombes ? » Et dans cette Australie de fin fond du monde, ce silence avait pour C. pris peu à peu la forme d’un appel.

« Oui » se dit-elle, « et aujourd’hui me voici ici, à Vieuxvert pour eux, pour les rencontrer eux ».

« Oui » se dit-elle assise à la table, « oui » se répéta-t-elle tout en inscrivant le nom de ses morts sur une feuille de papier, « oui j’irai demain, au bord de la rivière, et je brûlerai ce papier, et je lancerai dans l’eau les cendres, et je laisserai le courant emporter au loin les cendres, jusqu’à la mer, et l’océan, et jusqu’à ma terre lointaine. Ainsi, de mon Australie perdue, je pourrai voir leurs tombes et parler avec eux, et être avec eux, enfin. »

proposition n° 32

« Et mes morts, oui, dans l’eau, dans le bleu vert de l’eau, pris dans cette eau si dense, dans ce bleu vert de l’eau si dense. Parce que oui, là-bas, la mer est couleur et la couleur n’est que matière. Et mes morts dans la matière de la mer. Une matière mobile et fluide qui danse en elle-même et tourne et se retourne. C’est dans la structure de la vague qui se forme et avance et se déploie et reste si longtemps suspendue qu’on le sent combien l’eau est matière. Et au-dessus de la mer, le ciel. Posé sur elle. Collé à elle. Et ils dansent. La mer et le ciel dansent. Et le ciel est bleu. D’un bleu bleu infini. Il est proche. Mais lointain. Une toile peinte sur le fond du monde. Dans l’infini du monde. C’est qu’il n’a pas de matière. Ou alors personne ne connaît la matière du ciel. Juste sa couleur. Mais là-bas tout est couleur. Et dans ce pays c’est si fort la couleur que parfois rien d’autre n’a d’importance. Que ça : vivre dans la couleur. La couleur de l’eau, de l’air, celle rouge ocre du désert, et celle miroitante des villes de métal.

Mais ici se dit-elle, à Vieuxvert, tout est différent. Ici le ciel est bas. Et tout est pesant. Oui ici le ciel pèse sur la ville. Et tout est ralenti. Oui tout ici est englué dans ce ciel bas ; et les corps et les pieds. Et même quand le soleil est là, et qu’il brille aussi fort qu’il peut, quand même il y a comme un voile et le ciel est trop proche. Ici se dit-elle, le ciel ne s’ouvre pas, il reste fermé, immobile au-dessus des têtes, et sans cesse menace de tomber sur les têtes dans un silence feutré.

proposition n° 34
OUEST

Quartier Ouest gare égarée la gare de marchandises gare de l’ancien monde celui des ballots de laine des pelletées de charbon à flanquer dans les bouches des machines à fabriquer des draps de laine si fins qu’on les exportait les exportait dans toute l’Europe et les trains des trains allant et venant la terre ou la mer et les matériaux entrant et la marchandise sortant et la douane le passage de douanes entrepôts de stockage entrepôts de douane ça ressemblait à des écuries mais des écuries de riches avec boiseries travaillées comme de la dentelle avec fioritures en sus partout des fioritures des écuries oui mais des écuries de roi de toute façon cette gare c’était la gare du Roi elle portait son nom notre Roi celui des colonies celles d’Afrique d’Afrique noire oui le Congo c’était à lui sa propriété la propriété du Roi on disait le Congo c’est le jardin du Roi et de là aussi ça arrivait la marchandise bois d’ébène or diamants puis quand ça été fini prêt à porter importé de Chine ou d’ailleurs fini la laine et les draps et les manufactures et les tondeurs de moutons et les rinceuses de laine et les fileuses de fil et les tisseurs de draps et les marchandes et contremaîtres et patrons plus de laine et plus rien fini et fini aussi fini la gare de l’ouest les trains qui vont et viennent à tout heure et à tout va fini.

Et dans les ruines de la gare celle de l’ouest aujourd’hui un hôtel luxe grand luxe pour entreprises groupes managériaux hôtel construit dans la gare au sein même de la gare avec façade industrielle touche pittoresque en sus réception derrière les guichets et petits déjeuners dans salle des pas perdus et dans les entrepôts beaux comme des écuries salles de meeting pour cadres up to date à la page la bonne pas celle d’hier et encore moins de demain dangereux d’être en avance toujours dangereux ça attise la méfiance dans ce monde mieux vaut être d’aujourd’hui quitte à être médiocre et la mer la mer de rails à l’arrière de la gare un parking en tarmac couleur ébène rebaptisé parking du Roi avec accès direct à l’autoroute accès pour gens d’ailleurs venus Allemagne Hollande ou Luxembourg des gens qui vont et viennent aujourd’hui ce sont des gens et hier c’était des choses.

SUD

Avant, je parle du 18ème, ça se disait ainsi Vieuxvert-Lez-Tourelles. On disait Lez-Tourelles vu que c’était plein de châteaux là-haut, et qu’on les voyait d’en bas les tours, des tours crénelées, ou alors avec des petits chapeaux. Vieuxvert-Lez-Tourelles c’était sur les collines, les collines vertes, et c’était grand. Y avait que des riches là-haut, les patrons de manufacture, les premiers capitalistes, et puis l’aristocratie, les petits « de », ceux qui n’avaient pas connu le travail, même s’habiller ils le faisaient faire par d’autres, le gratin quoi. Y avaient des propriétés y paraît c’était même pas pensable tellement c’était vaste. Des hectares et des hectares, des hectares de forêt rien que pour eux. Et ces gens-là y pratiquaient la chasse à courre. Et même en 1920 ça continuait encore. Et y avaient eu l’idée, entre riches on s’entend, de connecter les propriétés, toutes ensemble, alors l’automne, y ouvraient les grilles, et le gibier ils le traquaient ensemble à travers toutes les propriétés réunies. De tout Vieuxvert paraît qu’on les entendait, les cors de chasse qui résonnaient d’une colline à l’autre. Et après la chasse y faisaient de ces orgies, terribles, enfin c’est ce qu’on disait. Mais quand ça a plus été permis de transmettre qu’à l’aîné, qu’a fallut donner à tous les enfants équitablement, les domaines ont été divisés et divisés encore. Bientôt y restait plus que peau de balle par personne, enfin je dis ça, ça restait grand comme un parc leurs parcelles individuelles mais rapport à avant je veux dire. Puis les châteaux on pouvait pas les couper en lamelles et de toute façon, avec le 20ème siècle et les avancées technologiques tout le monde voulait du confort, alors fini les châteaux, y ont fait venir des architectes, les plus modernistes, et y ont fait construire des villas, pour les jeunes, des pavillons blancs, hyper lumineux, intégrés au paysage. Des maisons intégrées à des cascades, paraît ça valait le coup d’œil. Mais malgré la division des terres y avaient gardé ça, cette habitude-là, de connecter les propriétés et y ont continué. Mais c’était plus pour la chasse à courre cette fois, les chevaux y avaient abandonné, là c’était pour jouer le golf, et ils faisaient ça le dimanche, tous ensemble, avec leur panier à pique-nique, y jouaient au golf à travers les propriétés. Et tous ils avaient leur voiture de sport, décapotable, même si à Vieuxvert il pleuvait tout le temps, et aussi leur voiture de ville. Et tous y allaient étudier le management en Amérique. Les States comme y disaient. Et dans les années ’80 y ont installé des clôtures électrifiées, et des caméras de surveillance, et pour entrer dans leur domaine, y fallait passer des barrières, et y avait un garde, et des vigiles autour. Et nous, là, on s’est mis à dire Vieuxvert-les-hills rapport à un feuilleton que beaucoup suivaient et qui racontait justement une jeunesse dorée dans une grande ville d’Amérique. Mais on attendait que ça pète, oui que tout ça se casse la gueule. Avec 2008, la crise des subprimes, vu que ça se savait qu’ils avaient tous investi dans les capitaux à risque et que chez nous il y en a pas mal qui avaient tout perdu, y en a qui ont pensé qu’y s’en remettraient pas. Mais si, si. Même avec 2008, là-haut, y a rien qu’a changé. Mais non quand même, on attendait.

EST

Au pied d’une route zigzaguante conduisant vers les hauts plateaux, puis
vers l’Allemagne et ses forêts profondes, ensuite vers la Pologne, si rude, et enfin vers la vaste Russie, il reste ici encore quelques rares campagnes doucement vallonnées, quelques fermes, des vergers de pommes et de poires, des fermes d’un autre âge. Elles sont montées en pierres, des pierres au teint de rouille, car ici l’eau a la couleur et le goût étonnants de la rouille et les rivières quand elles coulent, offrent aux yeux ce spectacle surprenant d’une eau brunâtre au teint pourtant doux, profond et à l’odeur végétale. Dans cette campagne, à l’ambiance presque villageoise, de petites maisons sans histoire où vivent de petites gens, des cafés où l’ont se retrouve entre soi, des commerces locaux, quelques artistes séduits par la courbe mélancolique du monde. Parmi les habitants, une femme discrète qui aime le pastel sec et qui, encore et encore, de derrière sa fenêtre, a tiré le portrait du pays. De cette fenêtre, à travers laquelle elle perçoit le dehors ; quelques branches d’un arbre livré à lui-même, un extrait de courbe de rivière, un toit de maison en construction, une tranche de cheminée d’usine comme perdue dans le paysage. Et c’est toujours le cadre de fenêtre qui frappe par sa présence. Oui on ne voit jamais son monde que par fragments. Et oui, c’est à travers ses fragments de monde que souvent je me souviens de ce bout de pays. Comme si ces éclats en avaient saisi l’essentiel. Comme si on ne pouvait parler que d’un petit point de vue, le sien, restreint, du paysage et des gens qui l’habitent.

NORD

Évidemment le quartier nord c’était le quartier pauvre. Et c’est vrai que dans les années 80 il était juste vide. Parce qu’évidemment c’était les ouvriers qui y vivaient. Et c’est clair que quand y a plus eu de travail ceux du quartier nord ça a été les premiers touchés. Et évidemment il fallait bien qu’ils bossent. Alors forcément y sont partis. Et c’est sûr le quartier après il était juste vide. Et évidemment un quartier vide très vite y devient insalubre. Et c’est sûr les maisons insalubres au bout d’un temps faut les raser. Et c’est sûr les politiques y voulaient juste redynamiser la ville. C’est sûr. Et c’est clair aussi que gérer une ville c’est pas simple. Et franchement je veux pas leur jeter la pierre. Mais quand même. Un projet. De cette envergure. Faut quand même écouter les habitants. Et ce projet. Un complexe commercial. Gigantesque. Raser tout le quartier. Couvrir la rivière. C’était quand même extrême. Puis ce complexe. Commercial. Qu’allait à nouveau attirer les riches vers le centre. C’était un drôle de pari.

proposition n° 35
OUEST

Quartier Ouest gare égarée la gare de marchandises gare de l’ancien monde celui des ballots de laine des pelletées de charbon à flanquer dans les bouches des machines à fabriquer des draps de laine si fins qu’on les exportait les exportait dans toute l’Europe et les trains des trains allant et venant la terre ou la mer et les matériaux entrant et la marchandise sortant et la douane le passage de douanes entrepôts de stockage entrepôts de douane ça ressemblait à des écuries mais des écuries de riches avec boiseries travaillées comme de la dentelle avec fioritures en sus partout des fioritures des écuries oui mais des écuries de roi de toute façon cette gare c’était la gare du Roi elle portait son nom notre Roi celui des colonies celles d’Afrique d’Afrique noire oui le Congo c’était à lui sa propriété privée la propriété du Roi on disait le Congo c’est le jardin du Roi et de là aussi ça arrivait la marchandise bois d’ébène or diamants puis quand ça été fini prêt à porter importé de Chine ou d’ailleurs fini la laine et les draps et les manufactures et les tondeurs de moutons et les rinceuses de laine et les fileuses de fil et les tisseurs de draps et les marchandes et contremaîtres et patrons plus de laine et plus rien fini et fini aussi fini la gare de l’ouest les trains qui vont et viennent à tout heure et à tout va fini.

Et dans les ruines de la gare celle de l’ouest avant-hier des cheminots et des trains de marchandises en pagaille hier un hôtel grand luxe pour entreprises groupes managériaux hôtel construit au sein même de la gare avec façade industrielle touche pittoresque en sus réception derrière les guichets et petits déjeuners dans salle des pas perdus et aujourd’hui aujourd’hui des femmes et des hommes ont pris possession du bâtiment le quartier général le Q.G. des bioterroristes des bioradicalistes et dans les entrepôts beaux comme des écuries où avant-hier transitaient des marchandises produites uniquement par des pauvres à l’usage des riches et où hier encore salles de meeting pour cadres up to date à la page la bonne pas celle d’hier et encore moins de demain parce que disaient-ils être de demain c’était dangereux aujourd’hui ça discuter ferme des groupes de travail hyperconnectés qui réfléchissent ensemble dans des salles de vidéoconférence avec des penseurs.euses et des agronomes et des climatoconscient.e.s ceux ici et les autres installés à tous les coins de la planète eux aussi prônent l’insurrection la reprise en main de la planète et dans les bâtiments de la gare celle de l’ouest plus que des gens de demain parce que disent-ils ceux qui se réclamaient d’aujourd’hui et c’était eux mais aussi c’était nous hier c’est quand tous on était les larbins du productivisme d’une société capitaliste aveugle être d’aujourd’hui c’était quand on cautionnait lâchement le système qu’on était des gens politiquement lâches qu’on relevait d’une inconscience proprement suicidaire mais à l’heure qu’il est plus le temps d’être d’aujourd’hui il faut être de demain et la mer la mer de rails à l’arrière de la gare un ancien parking en tarmac couleur ébène plus de nom à quoi bon donner un nom à un parking de toute façon ici plus de parking les voitures sont mortes plus d’essence plus une goutte alors c’est forcé plus que des vélos et vélos cargo pour déplacer les gens et les choses et l’accès accès à l’autoroute plus besoin on va la démonter la démonter pièce par pièce ils disent l’autoroute et ces gens d’ailleurs venus d’Allemagne Hollande ou Luxembourg des gens qui allaient et viennaient eh ben aujourd’hui y viendront plus ou alors y prendront le vélo.

SUD

Avant, je parle du 18ème, ça se disait ainsi Vieuxvert-Lez-Tourelles. On disait Lez-Tourelles vu que c’était plein de châteaux là-haut, et qu’on les voyait d’en bas les tours, des tours crénelées, ou alors avec des petits chapeaux. Vieuxvert-Lez-Tourelles c’était sur les collines, les collines vertes, et c’était grand. Y avait que des riches là-haut, les patrons de manufacture, les premiers capitalistes, et puis l’aristocratie, les petits « de », ceux qui n’avaient pas connu le travail, même s’habiller ils le faisaient faire par d’autres, le gratin quoi. Y avaient des propriétés y paraît c’était même pas pensable tellement c’était vaste. Des hectares et des hectares, des hectares de forêt rien que pour eux. Et ces gens-là y pratiquaient la chasse à courre. Et même en 1920 ça continuait encore. Et y avaient eu l’idée, entre riches on s’entend, de connecter les propriétés, toutes ensemble, alors l’automne, y ouvraient les grilles, et le gibier ils le traquaient ensemble à travers toutes les propriétés réunies. De tout Vieuxvert paraît qu’on les entendait, les cors de chasse qui résonnaient d’une colline à l’autre. Et après la chasse y faisaient de ces orgies, terribles, enfin c’est ce qu’on dit. Mais quand ça a plus été permis de transmettre qu’à l’aîné, qu’a fallut donner à tous les enfants équitablement, les domaines ont été divisés et divisés encore. Bientôt y restait plus que peau de balle par personne, enfin je dis ça, ça restait grand comme un parc leurs parcelles individuelles mais rapport à avant je veux dire. Puis les châteaux on pouvait pas les couper en lamelles et de toute façon, avec le 20ème siècle, et les avancées technologiques, tout le monde voulait du confort, alors fini les châteaux, y ont fait venir des architectes, les plus modernistes, et y ont fait construire des villas, pour les jeunes, des pavillons blancs, hyper vitrés et lumineux, se fondant dans le paysage. Des maisons intégrées à des cascades, paraît ça valait le coup d’œil. Mais malgré la division des terres y avaient gardé ça, cette habitude-là, de connecter les propriétés et y ont continué. Mais c’était plus pour la chasse à courre cette fois, les chevaux y avaient abandonné, là c’était pour jouer le golf, et ils faisaient ça le dimanche, tous ensemble, avec leur panier à pique-nique, y jouaient au golf à travers les terrains. Et tous ils avaient leur voiture de sport, décapotable, même si à Vieuxvert il pleuvait tout le temps et que si t’ôtais la capote tu te faisais rincer la tronche. Mai aussi ils avaient leur voiture de ville. Et tous les jeunes y allaient étudier le management en Amérique. Les States comme y disaient. Et dans les années ’80 y ont installé des clôtures électrifiées, et des caméras de surveillance, et pour entrer dans leur domaine, y fallait passer des barrières, et y avait un garde, et des vigiles autour. Et nous, là, on s’est mis à dire Vieuxvert-Les-Hills rapport à un feuilleton que beaucoup suivaient et qui racontait justement une jeunesse dorée dans une grande ville d’Amérique. Mais y avait une dose d’amertume là-dedans, de mauvais esprit. Nous on trouvait que Les-Hills ça avait fait son temps, on attendait que ça pète, oui que tout leur système ça se casse la gueule et on se cachait pas pour le dire. Avec 2008, la crise des subprimes, vu que ça se savait qu’ils avaient tous investi dans les capitaux à risque et que chez nous il y en a pas mal qui avaient tout perdu, y en a qui ont pensé qu’y s’en remettraient pas. Mais si, si. Même avec 2008, là-haut, y a rien qu’a changé. Puis est arrivé 2021. Là y a eu la grande crise du pétrole, la dernière grande crise du pétrole, la crise planétaire, on l’a appris un soir, soudain au journal télévisé, que le pétrole c’était fini, qu’on avait tout épuisé, qu’il en restait plus, plus une goutte, qu’ y avait plus rien, plus rien pour personne. Je vous l’avoue on l’attendait pas celle-là, je veux dire que ça tombe, comme ça, sans prévenir. Bien sûr ils avaient quand même prévenu, dans les documentaires tout ça, ça faisait longtemps, des années déjà, qu’ils le disaient la fin du pétrole arrive. Mais on n’y croyait pas, personne n’y croyait. On savait sans savoir. Et là, du jour au lendemain, plus de bagnoles, plus de camions, plus de bateaux, plus d’avions, on pouvait plus se chauffer, les magasins étaient plus achalandés et même l’électricité, y avait du rationnement, et c’était compliqué d’en avoir. Et là, ceux du Sud, les riches des Hills y ont enfin morflé, oui, là, leur royaume doré il a commencé à s’effondrer. Ca aurait dû nous faire plaisir, depuis le temps qu’on l’attendait. Mais non, vu d’en bas c’était plutôt inquiétant. Parce que nous, avec la crise, nous aussi on était dans la merde, y avait plus rien, plus rien à manger, ni plus de boulot, ni plus de société vraiment, et soudain on lorgnait vers eux qui avaient tout traversé, toutes les crises, sans sourciller, et là, c’est vrai, on s’est mis à espérer qu’y résistent, pour nous donner de l’espoir, mais non, ils y arrivaient pas, et nous on se disait si eux, si eux y arrivent pas, alors pourquoi on y arriverait nous ?

EST

Au pied d’une route zigzaguante conduisant vers les hauts plateaux, puis
vers l’Allemagne et ses forêts profondes, ensuite vers la Pologne, si rude, et enfin vers la vaste Russie, il restait ici encore quelques rares campagnes doucement vallonnées, quelques fermes, des éleveurs de moutons et de porc, qui produisaient viande et charcuterie, des fromagers, des agriculteurs avec vergers de pommes et de poires qui faisaient du cidre et de l’alcool de fruits, des fermes qui paraissaient d’un autre âge et qui pourtant étaient bien d’aujourd’hui voire même de demain. Elles étaient montées à l’ancienne ces fermes, en pierres du pays, des pierres au teint de rouille, qui avaient traversé le temps, mais ça ne faisaient pas d’elles des fermes obsolètes que du contraire, il y avait là des jeunes qui alliaient savoir ancestral et technologies modernes et qui s’en sortaient plutôt bien. Et si les pierres ici avaient couleur de rouille, c’est que l’eau dans ce pays colore tout et de toute façon les rivières quand elles coulent offrent aux yeux ce spectacle surprenant d’une eau brunâtre au teint pourtant doux, profond et à l’odeur végétale qui est un ravissement pour les sens. Dans cette campagne, à l’ambiance presque villageoise, il avait fallut s’organiser. Car l’Est, avec la grande crise pétrolière était très vite devenue le grenier de Vieuxvert. Dans un premier temps, la seule nourriture locale, fraîche et accessible venait de là. Et il fallait à tout prix éviter les pillages. Il avait fallut s’armer de patience et démarcher un peu partout, raisonnant les gens de toute la vallée et les convaincre d’être le plus solidaires possible. Mais on craignait que des bandes solitaires s’organisent, car tous n’avaient pas accepté de rejoindre la fédération de Vieuxvert et de se solidariser avec le reste des régions de Vieuxvert.

Etonnament, malgré la crise et les moments de panique, on continuait de chérir cette femme discrète qui aimait le pastel sec et qui, encore et encore, de derrière sa fenêtre, tirait le portrait du pays ; quelques branches d’un arbre livré à lui-même, un extrait de courbe de rivière, un toit de maison aujourd’hui en ruine, une tranche de cheminée d’usine comme perdue dans le paysage et ces bandes de jeunes arrivés de toutes les directions, pour cultiver la terre et tenter de préparer l’année à venir . Et elle, toujours protégée par le cadre de sa fenêtre. Et toujours on voit son monde par fragments. Et toujours c’est à travers ces fragments qu’on regarde ce bout de pays aujourd’hui transfiguré. Mais toujours elle en saisit l’essentiel. Comme si aujourd’hui plus que jamais elle le savait qu’on ne pouvait parler du monde, de son monde que d’un petit point de vue, le sien, restreint.

NORD

On s’en souvenait de ça, que le quartier nord ça avait été le quartier pauvre. Et que dans les années 80 il avait été vide. Que c’était les ouvriers qui y vivaient. Et que quand y avait plus eu de travail ceux du quartier nord ça avait été les premiers touchés. Et qu’ils étaient partis. Partis, ailleurs, pour bosser. (Même si c’était nos amis, nos familles. Ils étaient partis.) Et le quartier après il s’était vidé. Après leur départ la quartier était désert et triste comme une tombe. Puis c’était devenu insalubre. Comme un cimetière qu’on n’entretient pas. Et pourquoi fleurir un quartier déserté ? Et les politiques y s’étaient mis à démolir. Et bien sûr sans le consentement des habitants. Et nous ça nous fendait le cœur. De voir ça. (Des fois c’était nos maisons d’enfance.) Mais y voulaient juste redynamiser la ville y disaient. Et puis ça c’était su. Qu’ils avaient ce projet. Un complexe commercial. Gigantesque. Raser tout le quartier. Couvrir la rivière. Et construire des magasins de luxe. Tout ça pour attirer les riches vers le centre. Les pousser à consommer dans le centre. Et en nous, à l’intérieur de nous c’était que de la colère. Mais quand même on disait rien.

Mais tout ça c’était avant. Avant la crise. La grande crise énergétique. Parce qu’après. Là ça été la gronde. Une telle gronde. On a plus laissé les politiques au pouvoir, on les a plus laissé décider pour nous, fini. Non, nous on a repris les choses en main. On a rappelé nos frères du quartier Nord. Parce qu’ils étaient d’ici, et que c’est avec eux qu’on voulait reconstruire la ville, et ils sont revenus. Pas tous. Mais d’autres, des nouveaux sont arrivés aussi. Des gens qu’avaient des idées. Pour pas que le monde tombe dans le chaos. Pour pas que ce soit l’anarchie ou la dictature, la violence, la loi du plus fort. Alors on est allés voir ceux de l’ouest, parce qu’on avait entendu dire qu’y étaient en train de s’organiser, puis de créer des conseils, horizontaux sans chefs de file, et même si ça nous paraissait utopique, on s’est dit, c’est peut-être que des rêves mais ça vaut le coup d’essayer. Et comme très vite aussi y fallait manger, on est allé voir ceux de l’Est, parce que là-bas y restait des terres, des vergers, des gens qui savaient cultiver la terre, qui connaissaient encore disons la langue de la nature. Nous, nous avec ceux de l’ouest, et ceux de l’est aussi, on a décidé de se fédérer. On se disait comme ça l’histoire c’est des cycles. Et là c’est notre tour. Notre tour de jouer notre part. De reconstruire, réinventer le monde. Et on était sûr que quoi qu’on fasse, c’était nécessaire, et c’était pour un mieux. Pire que le capitalisme qu’on avait connu on pourrait pas. De tout façon non.
Mais finalement ceux qui nous faisaient vraiment peur, c’était ceux du Sud, parce que ceux-là y s’étaient toujours mis au-dessus de nous, et même au-dessus des lois, y avaient jamais fait que diriger, donner des ordres, et protéger leurs privilèges, et nous, la société des privilèges c’était fini, on n’en voulait plus, et on savait pas si ce serait possible de dialoguer avec eux, avec des gens qu’avaient connu que ça, le pouvoir. Et ça, oui c’est ça qui nous effrayait.

proposition n° 36

À l’ouest du monde une gare, témoin d’un ancien monde, celui où une foule de petites gens travaillaient comme des forcenés, matin midi et soir sans pause, sans vraiment de pause, même la nuit, même si certains, certains purent s’arrêter le dimanche, oui on donna congé le dimanche aux ouvriers, c’était bien pensé, qu’ils se reposent tout en s’aliénant « La religion est l’opium du peuple » (voir Karl Marx, citations, fiche 17), mais si pas d’habits du dimanche alors au fond, debout au fond de l’église, pas se mélanger avec les gens biens, les gens « de » bien(s), et cette marée humaine au service de quelques uns, ces gens « de bien(s) », ce que jadis on appela les capitalistes, oui c’était le système capitaliste, l’exploitation de l’homme par l’homme, l’homme est un loup pour l’homme etc. (voir Karl Marx, extraits de Le capital 1 et 2, fichiers en annexe).

OUEST

Quartier Ouest gare égarée la gare de marchandises gare de l’ancien monde celui des ballots de laine des pelletées de charbon à flanquer dans les bouches des machines à fabriquer des draps de laine si fins qu’on les exportait les exportait dans toute l’Europe et les trains des trains allant et venant la terre ou la mer et les matériaux entrant et la marchandise sortant et la douane le passage de douanes entrepots de stockage entrepots de douane ça ressemblait à des écuries mais des écuries de riches avec boiseries travaillées comme de la dentelle avec fioritures en sus partout des fioritures des écuries oui mais des écuries de roi de toute façon cette gare c’était la gare du Roi elle portait son nom notre Roi celui des colonies celles d’Afrique d’Afrique noire oui le Congo c’était à lui sa propriété la propriété du Roi on disait le Congo c’est le jardin du Roi et de là aussi ça arrivait la marchandise bois d’ébène or diamants puis quand ça été fini prêt à porter importé de Chine ou d’ailleurs fini la laine et les draps et les manufuctures et les tondeurs de moutons et les rinceuses de laine et les filleuses de fil et les tisseurs de draps et les marchandes et contremaîtres et patrons plus de laine et plus rien fini et fini aussi fini la gare de l’ouest les trains qui vont et viennent à tout heure et à tout va fini.

Pas de preuves tangibles que ces sociétés aient vraiment existé cependant, ces documents ne prouvent rien, rien ne justifie en effet que des humains aient pu réellement aller jusqu’à ces extrémités ; exploitation outrancière des uns par les autres, rabaissement de la femme au statut d’objet et de mère allaitante, appropriation arbitraire de terres, des êtres humains qui l’habitent, et des ressources qu’elles contiennent, instauration d’un racisme justifiant l’esclavage, la torture etc. Peut-être est-ce là des fables, des mythes, sortes de contes pour enfants, ou pour adultes, au fond nous l’ignorons.

Et dans les ruines de la gare celle de l’ouest aujourd’hui un hôtel luxe grand luxe pour entreprises groupes managériaux hôtel construit dans la gare au sein même de la gare avec façade industrielle touche pittoresque en sus réception derrière les guichets et petits déjeuners dans salle des pas perdus et dans les entrepôts beaux comme des écuries salles de meeting pour cadres up to date à la page la bonne pas celle d’hier et encore moins de demain dangereux d’être en avance toujours dangereux ça attise la méfiance dans ce monde mieux vaut être d’aujourd’hui quitte à être médiocre et la mer la mer de rails à l’arrière de la gare un parking en tarmac couleur ébène rebaptisé parking du Roi avec accès direct à l’autoroute accès pour gens d’ailleurs venus Allemagne Hollande ou Luxembourg des gens qui vont et viennent aujourd’hui ce sont des gens et hier c’était des choses.

Aucune trace retrouvée jusqu’à présent des cette dite « autoroute ».

OUEST

Avant, je parle du 18ème, ça se disait ainsi Vieuxvert-Lez-Tourelles. On disait Lez-Tourelles vu que c’était plein de châteaux là-haut, et qu’on les voyait d’en bas les tours, des tours crénelées, ou alors avec des petits chapeaux. Vieuxvert-Lez-Tourelles c’était sur les collines, les collines vertes, et c’était grand. Y avait que des riches là-haut, les patrons de manufucture, les premiers capitalistes, et puis l’aristocratie, les petits « de », ceux qui n’avaient pas connu le travail, même s’habiller ils le faisaient faire par d’autres, le gratin quoi. Y avaient des propriétés y paraît c’était même pas pensable tellement c’était vaste. Des hectares et des hectares, des hectares de forêt rien que pour eux. Et ces gens-là y pratiquaient la chasse à courre. Et même en 1920 ça continuait encore. Et y avaient eu l’idée, entre riches on s’entend, de connecter les propriétés, toutes ensemble, alors l’automne, y ouvraient les grilles, et le gibier ils le traquaient ensemble à travers toutes les propriétés réunies. De tout Vieuxvert paraît qu’on les entendait, les cors de chasse qui résonnaient d’une colline à l’autre. Et après la chasse y faisaient de ces orgies, terribles, enfin c’est ce qu’on disait. Mais quand ça a plus été permis de transmettre qu’à l’aîné, qu’a fallut donner à tous les enfants équitablement, les domaines ont été divisés et divisés encore. Bientôt y restait plus que peau de balle par personne, enfin je dis ça, ça restait grand comme un parc leurs parcelles individuelles mais rapport à avant je veux dire. Puis les châteaux on pouvait pas les couper en lamelles et de toute façon, avec le XXe siècle et les avancées technologiques tout le monde voulait du confort, alors fini les châteaux, y ont fait venir des architectes, les plus modernistes, et y ont fait construire des villas, pour les jeunes, des pavillons blancs, hyper lumineux, intégrés au paysage. Des maisons intégrées à des cascades, paraît ça valait le coup d’œil. Mais malgré la division des terres y avaient gardé ça, cette habitude-là, de connecter les propriétés et y ont continué. Mais c’était plus pour la chasse à courre cette fois, les chevaux y avaient abandonné, là c’était pour jouer le golf, et ils faisaient ça le dimanche, tous ensemble, avec leur panier à pique-nique, y jouaient au golf à travers les propriétés. Et tous ils avaient leur voiture de sport, décapotable, même si à Vieuxvert il pleuvait tout le temps, et aussi leur voiture de ville. Et tous y allaient étudier le management en Amérique. Les States comme y disaient. Et dans les années ’80 y ont installé des clôtures électrifiées, et des caméras de surveillance, et pour entrer dans leur domaine, y fallait passer des barrières, et y avait un garde, et des vigiles autour. Et nous, là, on s’est mis à dire Vieuxvert-les-hills rapport à un feuilleton que beaucoup suivaient et qui racontait justement une jeunesse dorée dans une grande ville d’Amérique. Mais on attendait que ça pête, oui que tout ça se casse la gueule. Avec 2008, la crise des subprimes, vu que ça se savait qu’ils avaient tous investi dans les capitaux à risque et que chez nous il y en a pas mal qui avaient tout perdu, y en a qui ont pensé qu’y s’en remettraient pas. Mais si, si. Même avec 2008, là-haut, y a rien qu’a changé. Mais non quand même, on attendait.

En admettant que tout ceci soit bien vrai, que ceci ait eu lieu, nous manquons cruellement d’éléments pour comprendre ce qu’y est entendu ici par « crise des subprimes ».

EST

Au pied d’une route zigzaguante conduisant vers les hauts plateaux, puis
vers l’Allemagne et ses forêts profondes, ensuite vers la Pologne, si rude, et enfin vers la vaste Russie, il reste ici encore quelques rares campagnes doucement vallonnées, quelques fermes, des vergers de pommes et de poires, des fermes d’un autre âge. Elles sont montées en pierres, des pierres au teint de rouille, car ici l’eau a la couleur et le goût étonnants de la rouille et les rivières quand elles coulent, offrent aux yeux ce spectacle surprenant d’une eau brunâtre au teint pourtant doux, profond et à l’odeur végétale. Dans cette campagne, à l’ambiance presque villageoise, de petites maisons sans histoire où vivent de petites gens, des cafés où l’ont se retrouve entre soi, des commerces locaux, quelques artistes séduits par la courbe mélancolique du monde. Parmi les habitants, une femme discrète qui aime le pastel sec et qui, encore et encore, de derrière sa fenêtre, a tiré le portrait du pays. De cette fenêtre, à travers laquelle elle perçoit le dehors ; quelques branches d’un arbre livré à lui-même, un extrait de courbe de rivière, un toit de maison en construction, une tranche de cheminée d’usine comme perdue dans le paysage. Et c’est toujours le cadre de fenêtre qui frappe par sa présence. Oui on ne voit jamais son monde que par fragments. Et oui, c’est à travers ses fragments de monde que souvent je me souviens de ce bout de pays. Comme si ces éclats en avaient saisi l’essentiel. Comme si on ne pouvait parler que d’un petit point de vue, le sien, restreint, du paysage et des gens qui l’habitent.

Nous avons de très gros doutes sur l’existence réelle de ce que l’on nomme ici « Russie ». D’autres documents, suivant l’époque et plaçant ce territoire à peu près au même endroit, la nomment plutôt URSS. Les villes ont des noms changeant ; Moscou, Pétrograd, Léningrad, ce qui nous incite à penser qu’il s’agirait plutôt d’un mythe, mais d’un mythe entretenu de façon si construit et réfléchi que les habitants de l’époque y auraient cru. Il ne serait pas étonnant que même, afin de rendre ce mythe plus réel, on ait créé des villes décors afin de balader quelques crédules venus des quatre coins du globe et d’entériner cette fable.

Nous avons cependant retrouvé des traces de certains pastels pouvant correspondre à la description ici donnée. Des illustrations de cette fable ?

NORD

Évidemment le quartier nord c’était le quartier pauvre. Et c’est vrai que dans les années 80 il était juste vide. Parce qu’évidemment c’était les ouvriers qui y vivaient. Et c’est clair que quand y a plus eu de travail ceux du quartier nord ça a été les premiers touchés. Et évidemment il fallait bien qu’ils bossent. Alors forcément y sont partis. Et c’est sûr le quartier après il était juste vide. Et évidemment un quartier vide très vite y devient insalubre. Et c’est sûr les maisons insalubres au bout d’un temps faut les raser. Et c’est sûr les politiques y voulaient juste redynamiser la ville. C’est sûr. Et c’est clair aussi que gérer une ville c’est pas simple. Et franchement je veux pas leur jeter la pierre. Mais quand même. Un projet. De cette envergure. Faut quand même écouter les habitants. Et ce projet. Un complexe commercial. Gigantesque. Raser tout le quartier. Couvrir la rivière. C’était quand même extrême. Puis ce complexe. Commercial. Qu’allait à nouveau attirer les riches vers le centre. C’était un drôle de pari.

Il nous semble clair que le quartier dont il est ici question n’a pas été rasé. Ce qui, à nouveau, nous interroge sur le statut de ce texte. Mais si c’est une fable, dans quelle but a-t-elle été écrite ? Une forme de propagande ? Et à destination de qui ? Des enfants ? Pour les mettre en garde ? Contre quoi ? Ou pire, contre qui ?

[proposition n° 38>210#38]

Au fond c’était pas évident d’écrire, je veux dire d’écrire sur Vieuxvert, pour moi, d’écrire sur cette ville, la ville de mon enfance, non y avait pour moi quelque chose de, de chaud, de chaud là-dedans que je pouvais pas juste aborder de front. Oui je devais lutter. Lutter en moi pour pas, pour pas raconter mon histoire, ma petite histoire à moi. Et c’était comment dire, pas facile de lutter contre ça, ce besoin irrépressible de se mettre au centre, ses émotions au centre, c’était comme un appel qui, qui venait de loin et je devais résister. Mais attention, le fait de pas vouloir raconter son histoire c’était pas, c’était pas seulement parce que tout le monde s’en fout, au fond peut-être il y a des choses intéressantes quand même, oui peut-être même il y a des anecdotes plutôt étonnantes et qui éclaireraient justement Vieuxvert et d’une façon singulière. Parfois je raconte, anecdotes et autres, pendant des soirées avec des amis, et les gens sont plutôt scotchés je veux dire c’est pas, c’est pas ça la question. La question c’est qu’en fait je peux pas, je peux pas parler de moi ET de Vieuxvert, non. Si je parle de moi je veux dire, si je parle à travers le prisme de mon histoire, ben j’y arrive pas, non, j’y arrive plus à parler de Vieuxvert je, je tombe, oui je tombe dans un trou, un trou d’émotions et je le vois même plus Vieuxvert, tant je suis aveuglée par moi, mes colères et mes chagrins et mes attentes d’enfant et mes souvenirs qui, qui sont tellement proches ils, proportionnellement ils deviennent gigantesques. D’ailleurs c’est pas tant un trou dans lequel je tombe qu’une toile, oui une toile d’araignée dans laquelle je, je suis engluée, empêtrée. Mais bon Vieuxvert c’est, Vieuxvert ça fait partie de mon histoire je veux dire alors comment. Oui comment je, comment je fais. Parce que oui ok pour parler de Vieuxvert mais par où ? Oui comment ? Quelles stratégies on emploie pour pas tomber dedans. Oui comment on fait pour éviter la toile et le trou et raconter quand même. Et ça je me disais c’est une question intéressante oui même peut-être c’est LA question de la littérature. Enfin je dis LA c’est, c’est une des grandes questions. Qui bon moi en tout cas me traverse. Ou me hante même. J’avais déjà essayé. Avant je veux dire. J’avais déjà commencé un récit ça s’appelait La maison des B.. Ça bon, ça racontait une maison, la maison d’un peintre et sa peinture, et sa femme, et ses enfants, et sa maîtresse qui vivait avec, et sa vieille mère. Et elle était partout, partout dans la maison sa peinture, omniprésente. Et pas que sur des toiles, des très grandes toiles sans cadres, mais aussi sur les murs, et sur les meubles et sur le sol. Et je décrivais la maison, chaque pièce comme le portrait d’un des ses habitants. Et vraiment, littérairement je veux dire, ben je l’aimais bien le projet. Mais j’avais pas pu. Déjà que je l’avais vécu, fallait le revivre une deuxième fois mais en mots cette fois, non c’était trop. Mais pourtant cette ville, y avait à en dire. Vieuxvert nombril du monde par exemple. C’est que ça l’était le centre, le centre du monde, le centre d’un monde. Oui à une époque je vous jure, Vieuxvert c’était quelque chose. Des fous, oui y avait plein de fous là-bas, des originaux en tous genres qui, qui avaient des vies que je me lassais pas d’écouter. Et j’en ai des histoires, là, dans la caboche. Ou alors Les vents furieux. C’est qu’en plus une bonne partie de ces gens, quand y organisaient pas des concerts baroques ou de free jazz dans des hangars y partaient dans la montagne, oui y s’organisaient des expéditions en Terre de feu ou en Patagonie. Et aussi ce groupe, un groupe d’intervention de rues totalement déjanté, irrévérencieux, anti-clérical et anarchiste. L’amour, l’argent, la police, le sexe, le refus de l’ordre et des conventions, tout y passait. Et sous le nez ahuri de la bourgeoisie catholique. Et ça ça s’appellerait 68 en 75. Il y aurait aussi l’histoire de la prison de Vieuxvert, cette prison sise à quelque pas de chez moi, une prison dont parfois, et de façon si inattendue, on entendait parler à la télé (à la télé !) avec cet avocat d’extrême-gauche, lui aussi originaire de Vieuxvert, dont le père était gardien de cette prison-là, et cet avocat, incarcéré dans cette prison pour avoir soi-disant aidé un de ses clients à s’enfuir. Puis plus tard, mais ça bien après, dans les années 1990 et 2000 et 2010, comment Vieuxvert, ville tombée dans l’extrême pauvreté, est devenue le foyer du terrorisme islamiste, et là aussi, on en parlait à la télé, comme quoi Vieuxvert était liée aux attentats de Bruxelles et de Paris (oui de Paris !). Et ça s’appellerait un peu cyniquement Le bon grain de l’ivraie en référence à cet avocat qui avait un nom de céréale. Mais aussi il y aurait ma famille. Presque tous morts dans des circonstances tragiques. Que des destins tragiques. Suicide, attentat et j’en passe. Ça s’appellerait Petites tragédies silencieuses. Et aussi il y aurait un livre pour enfants, Au cœur du labyrinthe. Qui raconterait les aventures de cette fillette de 5 ou 6 ans qui quitte sa famille pour s’installer dans ce labyrinthe de buis sur une place de la ville (cf proposition n°28 et 29). Ou alors l’histoire de Madame Luth (cf propositions n°6, 7, 9 et 10), légataire d’un des grands magna de la laine. Son combat de femme au foyer, de femme battue et de féministe en devenir. Ça s’intitulerait Chemin de Luth ou Chanson de Luth, oui c’est des mauvais jeux de mots mais c’est ce qui me vient là. Et il y aurait bien sûr l’histoire de C. (que je n’ai qu’esquissée ici), héritière de la maison de la rue Libonvi. Comment elle quitterait son Australie et son électricien de mari pour venir s’installer à Vieuxvert et réouvrir le salon de coiffure de sa tante et comment elle inventerait ce qu’elle nommerait La mise en pli australienne. Il y aurait aussi un roman d’anticipation où les morts errants dans Vieuxverts raconteraient des anecdotes plutôt cocasses. Et où le sang giclerait à tout va. Un livre gore. Et idiot. Ça ferait du bien d’écrire un livre idiot. Au bon sang de Vieuxvert. Un truc du genre. Uniquement disponible en gare. Et dans un autre style. Décalé lui aussi. Le Vieuxvert de ma mère. Où ma mère, avec tout ce qu’elle avait d’étrange et d’absent au monde, donnerait SA version de Vieuxvert. Avec sa façon timide de fantasmer et de réinventer le réel qu’elle était incapable de vivre et d’affronter. Mais ce livre-là, je ne l’écrirai pas. Non, ni celui-là ni aucun autre. Non je n’en écrirai aucun. Je n’écrirai que celui-ci. Un livre dans lequel je voudrais que tout tienne. Tout Vieuxvert. Tout mon Vieuxvert.

proposition n° 39

Devant la gare, ça avant eu lieu un jour. On sortait de la gare et là. Plus de tarmac. Plus de parking. Plus de terminus pour bus vicinaux. Plus de boucle pour voitures kiss and drive. Plus de terre plein. Non. Un trou. Un trou démesuré. Un trou immense. Béant. Juste devant la gare. Et de la gare, du seuil de la gare, si on baissait les yeux, des mètres et des mètres plus bas, les rails, les rails des trains. Et on se rendait compte avec une sorte d’effarement qu’on n’avait jamais réalisé que les trains passaient là. Sous le terminus des bus. Et sous le kiss and drive. Et c’était étrange ça. De soudain découvrir les dessous de la ville. Mais terrifiant aussi. Et incrédules, on regardait comme hypnotisés la ville déshabillée de force. La ville coupée dans son intérieur comme un vulgaire gâteau et offerte en pâture à nos yeux. Alors on les refermait pas pudeur. Nos yeux. On ne voulait pas vraiment voir ça. On aurait tellement aimé penser que sous le terminus des bus vicinaux, sous le kiss and drive il n’y avait rien que de la terre, et des rochers, et peut-être des rivières. Mais pas un trou. Avec des trains. Ça rendait intranquille de réaliser que la ville était bâtie sur des trous. Et on comprenait pourquoi la nuit, parfois, on ne dormait pas. Qui peut dormir là-dessus ? Sur des trous. Et on voyait, en penchant un peu le buste, des trains. Et si on s’était dépêchés, c’est le train dont on était à peine descendus qu’on voyait passer sous nos pieds. Et comme dans les vieux films, on aurait presque pu sauter sur son toit. Puis quand on relevait la tête. Devant nous. Des passerelles. Un réseau de passerelles. Des passerelles de métal enchevêtrées au-dessus du vide. Sur lesquelles on marchait avec une infinie précaution. Comme si on longeait un précipice. En pleine montagne. Et que le vent menaçait de nous pousser dans le vide. Et si on se retournait. La gare semblait flotter dans l’air. Comme un château installé sur son pic rocheux. Mais le trou. Ce trou gigantesque, effarant. On ne voyait pas comment ça pourrait jamais se reboucher un trou pareil. Surtout si les trains. Devaient continuer à rouler dessous. C’est qu’on avait inventé les trains à étage. Et ça passait pas. Alors il fallait ôter les immenses poutrelles d’acier jaunes qui soutenaient la dalle. Et les rehausser. De 40 centimètres. Et après. Remettre une dalle, un chapeau. Mais là. On le voyait bien. Que jamais. Non plus jamais ils y arriveraient ces foutus ingénieurs à en remettre une de dalle. Qui peut inventer une dalle où installer un terminus de bus vicinaux et un kiss and drive. Et quand bien même. Quand bien même y arriveraient. Ben c’était clair. Plus aucun chauffeur de bus n’oserait jamais s’y aventurer sur cette dalle.

Ça a duré des mois. Des mois à regarder passer les trains sous nos pieds. Pris de vertige et d’incrédulité. Et un jour. Un jour qu’on est arrivés. Tout était refermé. Les bus étaient là, garés comme si de rien. Les voitures roulaient à nouveau devant la gare. Et les pères et mères coffre ouvert attendant l’un un adolescent boutonneux, l’autre une vieille tante qui venait en visite. Des dizaines de bus garés sur la dalle, et nous, marchant aussi, sur le tarmac frais. Et montant dans les voitures familiales nous prenant au passage. Et déjà on regrettait les passerelles et les trains, les trains qu’on ne verrait plus passer sous nos pieds. Mais quand même. On se réjouissait à l’avance de ces trains à étage qu’on allait pouvoir emprunter. Ce serait comme à Londres. Comme dans les bus de Londres. La gare, avec ses trains à étage, ça serait notre Londres à nous.

proposition n° 40

Les bords de Vieuxvert les bords de Vieuxvert y a pas à dire y étaient nets. Nets de nets. Comme les bords d’un carré ou d’une figure géométrique n’importe laquelle. Oui nets comme ça les bords de Vieuxvert. Parce que l’autoroute c’est net le tracé. Oui. Le tracé d’une autoroute il est coupé comme au cuter dans le paysage. C’est chirurgical. Pas comme une rivière ou même une montagne. On sait jamais trop bien où ça commence ni jusqu’où ça va une rivière ou une montagne. Les bords c’est flou. Une rivière, une montagne ça bouge ça respire, ça vit. Mais pas une autoroute. Une autoroute c’est définitif. Rien de plus définitif. Et y étaient comme ça les bords de Vieuxvert. Définitifs. Et où qu’on essaye d’aller quel que soit le chemin par lequel on essayait d’échapper à Vieuxvert on tombait sur une autoroute. Toujours. Pourtant cette envie qu’on avait de marcher longtemps tout droit dans un silence grandissant et de sentir la ville fondre se dissoudre en nous autour de nous. Et s’effacer enfin derrière nous. Enfin. Oui cet espoir qu’on avait d’aller vers un ailleurs. De s’immerge peu à peu dans la couleur ; jaune, vert orange des fois même des taches de bleu ou de jaune. Mais pas possible de se diluer tranquillement non. Non. Ca démarrait bien pourtant ; un tas de cailloux un champ à l’abandon du vent tiède ou même du vide. Et puis le vacarme de l’autoroute qui vous tombait dessus. De façon abrupte. Tellement abrupte. Et l’autoroute qui s’érigeait là devant vous comme un mur. Un mur infranchissable. Un mur fait de mouvement et de bruit et de violence. Et vous là avec votre corps de rien face à ce mur. Parce que dans l’impossible qui s’établissait entre l’autoroute et vous vous le sentiez directement que l’autoroute ne parlait pas avec les corps. Que juste ça les rejettait. Ca les éjectait même. Fallait voir. Suffisait de regarder les bas-côtés comment ça traînait les carcasses de chats et de renards et de fouines. Des corps pas trop différents des nôtres au fond. Fragiles comme les nôtres. Avec ossature et saignement. Et pas de tombe ni rien. Laissés là à s’avaler du rejet de gaz carbonique jusqu’à la fin de leur pourriture. Plus que de l’écrasure. Et du vomi de vie. Alors les humains fallait pas rêver mieux.

L’autoroute on le sentait c’était une autre dimension de la ville. Une dimension avec son langage. Un langage de métal et de caoutchouc et de simili cuir et de mazout et d’étincelles à explosion. Et de camions chargés à blocs de motos lancées à toutes berzingue de voitures métro boulot dodo et de camping cars aux essuies-glace pleins de paysages. Mais même avec les essuies-glace. Même avec. Tout ça ça faisait barrage. Même dans les rêves même dans les films. Ca faisait barrage. Les rails de chemin de fer encore ça pouvait s’enjamber d’un pas allongé et continuer de garder le paysage rassemblé. Oui les rails. Mais pas l’autoroute. Non avec l’autoroute la coupure était profonde. Irrémédiable. Définitive. Alors valait mieux pas insister. Et s’en retourner. Gentiment. Tranquillement. De là où on venait. Et c’était peut-être ça oui. Pour ça. Qu’y avait tant de gens. Qui erraient le long des autoroutes. Le long des autoroutes de Vieuxvert. Surtout la nuit. Des gens pas vraiment nets. Le regard fuyant. Ou vide. Et le corps ailleurs. Comme sans matière. On aurait dit des morts. Et peut-être c’était des morts en fait. Oui c’était peut-être les morts de Vieuxvert. Tous les morts de Vieuxvert. Qui cherchaient un passage. Vers un endroit calme et tranquille. Ou familier. Ou chaud. Mais qu’y restaient coincés. Là. À longer les glissières de sécurité. Les garde-fou. À faire des aller-retour. Comme dans un jeu vidéo quand y a un bug. Toujours le même trajet. Les même mouvements. Peut-être pour les construire. Ces autoroutes. Peut-être y avaient dézingué des cimetières. Et peut-être que vraiment. Tous ces morts. On les avait pas relogés. Et qu’y avaient plus où aller.

proposition n° 43

Ça raconterait comment quelqu’un, qu’on appellerait C., venu de loin, de l’autre bout du monde, étrangère à la ville parce qu’ayant immigré dans l’enfance et ne connaissant plus la ville mais se sentant intimement lié à elle, chercherait à percevoir cette ville dans ses strates et ses couches. Chercherait à entendre le cœur même de cette ville. Alors ce serait comment cette personne arriverait à se relier à cette ville. A entendre l’histoire de la ville au fond d’elle-même. A écouter les lieux, les échos des lieux. Ce serait une histoire de révélations. De dialogue intérieur avec ses fantômes. Une histoire de déplacement aussi. Et de dérive et d’errance. Et il y aurait d’autres histoires. Oui il y en aurait d’autres. Qui croiseraient la première. Et toutes, d’une façon ou d’une autre seraient liées entre elles. Il y aurait l’histoire de la tante de C. anciennement coiffeuse aujourd’hui atteinte d’Alzeihmer. Qui tenterait à sa façon de raconter sa ville. Mais à travers des flashs incertains, des filtres, des absences et des vides, en traversant des joies absolues mais aussi en étant mue par des poussées de colère. Et son langage serait un langage troué, désarticulé, improbable. Il y aurait le récit de cette maison, une maison communautaire hébergeant des hippies, une bande de hippies anarchistes faisant des interventions dans les rues. Et bouleversant volontairement l’ordre public. Et tout cela serait vu à travers les yeux d’une fillette ayant vécu avec eux, mais les ayant quittés pour vivre seule dans un labyrinthe végétal au centre d’une place de la ville. Il y aurait les gares qui seraient présentes aussi, celle de l’ouest (gare des choses) et celle du centre (gare des gens). Il y aurait une piscine communale, puant le chlore et la pisse, qu’on ne pourrait plus vider de peur qu’elle s’effondre. Et bien sûr il y aurait des maisons à tourelles. Plein de maisons à tourelles. Et des manufactures de draps. Et aussi des autoroutes encerclant la ville dans un bruit parfois ahurissant. Et peut-être qu’il y aurait une prison, au beau milieu des habitations, une prison vieillotte, vétuste avec des rébellions incessantes de prisonniers qui crient sur les toits. Et plus tard des terroristes qui préparaient des attentats. Et peut-être qu’au final, tous ces récits, tous serait chantés. Oui chantés par d’anciennes stars d’opérette mortes qui auraient eu un vif succès dans les années ’30, ’40, ’50. En se produisant au Grand Théâtre de la ville. Pour les bourgeois de la ville. Un théâtre à l’italienne, aux fauteuils de velour rouge. Et dans la musique, en fond sonore, on reconnaîtrait peut-être une rivière, le chant d’une rivière et le chant de la tourbe aussi ramenée des hauts-plateaux, et le bruit des pièces de monnaies qui coulent à flot dans les casinos, et le son des corps de chasse résonnant dans les collines du grand Sud.

Sauf que comment faire. Parce qu’une ville ça ne se raconte pas de façon linéaire. Ça ne commence pas ici pour finir là. Comme un livre. Ben non on ne peut pas paginer une ville. Une ville ça va dans trop de sens. Dans trop de formes. Dans trop d’histoires. Et dans trop de couches aussi. Alors pour rendre compte de tout ça il faudrait un livre épais, un livre à strates, un livre où toutes les histoires co-existent. Ce serait un livre dans lequel on pourrait rentrer, et s’enfoncer, et se perdre. Comme dans la ville, comme dans Vieuxvert.

Ou alors ce serait une succession d’images, des images entre la carte topographique et le croquis et la photo. Mais ce serait un peu comme des cartes postales, avec légende. Et toutes les cartes seraient reliées entre elles. Mais n’auraient aucun lien apparent entre elles sinon de raconter un aspect de Vieuxvert. Et l’ordre n’aurait pas d’importance. Ou si, peut-être que justement, justement l’ordre aurait une importance primordiale. Et quand on déplierait le tout, ça ferait très exactement la largeur de la place Vieuxtemps de Vieuxvert.

proposition n° 44

En vérité ça ne raconte pas une histoire. Non c’est trop court pour raconter une histoire. Trop court parce que ça se passe le temps d’un regard, juste le temps d’un regard. Une arrivée dans un lieu, connu, trop connu, mais qui s’est transformé. Et ça déploie des images, des sensations, des ressentis. Ça
raconte juste quelques magasins. Qui aujourd’hui ont changé, ou disparu. Ça
ne parle pas vraiment d’une ville, non. Pourtant si. Parce que tout est contenu dans ces trois magasins ; la ville entière y est, et le monde aussi, notre monde. Parce qu’une ville en nous c’est quoi ? La ville dans nos mémoires existe à travers l’expérience qu’on en a eue jadis. Et elle s’imprime ainsi en nous. A jamais. C’est pour ça qu’elle ne devrait pas changer. Jamais. Un lieu c’est d’abord du vécu, des moments de vécu, et les lieux contiennent notre vécu. Alors, parce qu’ils sont dépositaires de notre histoire, ils se doivent d’être fidèles à notre souvenir. Pour ne pas nous trahir, trahir notre histoire, notre passé. Pour ne pas balayer d’un revers de main ce que nous sommes aujourd’hui et ce que nous avons été. C’est que les lieux qui nous ont vu vivre, dans lesquels nous avons évolué, dans lesquels nous nous sommes construits, en se transformant remettent en cause le fondement même de notre identité. Car ce qu’on est aujourd’hui on le doit à ces endroits, ces endroits tels qu’ils ont été. Oui c’est grâce à ce qu’on a vécu là qu’on est ce qu’on est aujourd’hui. Alors de quel droit nous trahissent-ils ? Nous, en abandonnant ces lieux il y a longtemps, en leur tournant le dos pour partir ailleurs, vers notre futur, nous sommes restés fidéles à eux. Réstés fidèles à leur mémoire. Oui, au plus profond de nous nous avons continué à les chérir. D’ailleurs ne le savento-ils pas combien ça a été déchirant de partir ? Mais est-ce qu’une mère cesse de vous aimer parce que vous allez faire votre vie ailleurs ? Non. Ça s’appelle de la survie. Dans tous les sens du terme. Alors comment supporter d’être relégés au stade d’étrangers ? Plutôt qu’accueilli les bras ouverts ? Comment supporter de se sentir oubliés, rejetés, niés par eux. Comment admettre d’avoir été ainsi lâchés. Face à cela on ne peut faire qu’une chose ; tourner les talons, partir, repartir. Car il faut, c’est vital, garder en soi, intact, le souvenir de ce qu’on a vécu, le souvenir de ce lieu tel qu’on l’a connu. Et continuer de chérir ces souvenirs en nous. Alors oui on repart. La tristesse au ventre, oui. Mais on repart plein de nos images intérieures. Et c’est comme ça que naît la nostalgie. Oui parce qu’alors, tout ce qu’il nous reste, c’est la nostalgie.

C’est deux histoires. Deux histoires entremêlées. Deux récits d’un même enfant. Deux récis écrits par un même enfant. Et l’idée c’est qu’une des histoire c’est le réel, le monde réel, le monde de la réalité de cet enfant, son passé, qu’il raconte de la façon la plus objective possible. Et puis le deuxième récit c’est de la fiction, un monde fictionnel, inventé du tout au tout par l’enfant. Ce qui relie ces deux textes c’est ça, c’est qu’ils sont écrits par la même personne. L’enfant lui-même. Au début, parce qu’on sait que cet enfant a une histoire tragique, qu’on la connaît, on plonge avec avidité dans le premier récit, le récit biographique, parce qu’il y a du fait de sa tragédie une sorte de suspens qui plane. Et donc on ne voudrait lire que ça, que l’histoire de l’enfant. Mais en alternance il y a cette fiction. C’est une fiction écrite par l’enfant. Et au début, on ne comprend pas bien ce que ce récit fait là, ce qu’il veut, ce qu’il nous veut. Il semble long et encombrant comme ces histoire interminables que les enfants racontent parfois sans structure et sans véritable sens. Mais on s’accroche et on traverse. Puis peu à peu, il y a comme des parallélismes entre l’histoire de l’enfant et le texte de fiction, et le récit créé de toutes pièces se fait comme l’écho de l’histoire tragique de l’enfant. Et ce récit acquiert de ce fait une sorte d’aura, d’aura de mystère. Et de densité aussi. Et peu à peu le récit de fiction en devient fascinant. Parce qu’on tente de lire l’enfant à travers sa fiction. On le cherche dans cette fiction, surtout que cette fiction, au fil du temps, elle devient terrible, oui de plus en plus terrible, presque plus terrible que l’histoire de l’enfant lui-même. Et peu à peu le réel, qui se veut analytique, objectif, nous intéresse moins, de moins en moins. Mais on traverse. Et quand ça s’achève, les deux récits ont tellement dialogué l’un avec l’autre qu’on est époustouflé. Parce que ce qui s’est raconté ne s’est pas fait dans le texte lui-même mais dans une sorte de dialogue entre le lecteur et les textes. C’est comme si, de ces deux textes, en était né un troisième. Comme si le texte qui parvenait au lecteur était au fond une somme des deux premiers mais écrit par le lecteur lui-même.

Ca se passe dans le temps. Dans le temps d’une ville. C’est le récit d’une ville qui existe dans des temps différents. Une ville qui existe dans l’addition de toutes les couches du temps. Ça commence il y a longtemps, au Moyen Âge peut-être. Ou au XVIIIème siècle. C’est aussi l’histoire d’un personnage, relativement étranger à cette ville, mais aussi intimement lié à elle, qui tente de découvrir cette ville. Mais en venant de loin, d’un autre continent. Et arrivant de là-bas, elle cherche son rapport à cette ville. Elle cherche de relier son histoire à l’histoire de cette ville. Mais comment connaître une ville ? Comment entendre son chant profond ? Comment aller au-delà des façades et des murs, pour écouter cette ville ? C’est une histoire d’entendement. Et de voyage intérieur. Comment découvrir la ville en soi.



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1ère mise en ligne 18 juillet 2018 et dernière modification le 30 septembre 2018.
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