Sabine Bossuet | Voyage immobile

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Dans ses bagages, écrire et faire écrire, par intermittence, en chemin vers d’autres possibles, le temps d’un été, tenir la ville à distance mais l’écrire pas à pas. Son site : au fil des mots.
proposition n° 1

Revenir, rêver de revenir, ne pas le faire –- juste le rêver –- se laisser porter par la puissance de la pensée qui vous fait voyager immobile.

Arriver sur le Plateau, se laisser guider par le souvenir, les pieds qui marchent, la tête qui suit – avancer le nez au vent, se dire que le corps sait, il connaît le chemin, il se re-souvient, il vous emmène et vous suivez tout simplement. Il vous embarque, vous lui faites confiance.

Les odeurs sont là, les mêmes qu’il y a 20 ans, odeur d’automne – rouge, orange, brun.

Les couleurs sont là, escaliers accrochés au devant des maisons, blanc, noir, rouge, les façades de bois bardé –- rose, vert, bleu, rouge –- et la brique plutôt orangé -– les toits d’ardoise noire et les perrons devant les entrées.

Les ruelles en montées et les filles aux démarches chaloupées.

S’arrêter devant la maison qui fut la vôtre en ce temps-là. Ne pas douter, c’est bien celle-là. Les escaliers, les monter, pousser la porte, l’entrée, le plancher de bois, les murs blancs, et la vue sur les toits, au loin le fleuve et de l’autre côté les rangées de maisons, toutes semblables, toutes différentes. A l’arrière, la petite terrasse et l’escalier de secours, comme dans West Side Story, un élément essentiel.

La chaleur de l’été qui affleure et la montagne de neige qu’il faut à la pelle dégager. L’été, l’hiver, l’automne, et le printemps qui explose, la légèreté des corps dénudés, les terrasses des cafés bondées et vos larmes le jour du grand départ.

proposition n° 2

En bas du Boulevard Saint-Laurent, Le parallèle fait son cinéma d’été, il sort le grand jeu et étale sa terrasse jusqu’au trottoir d’en face, les tables bistrot se démultiplient, les parasols sont de sortie et les futs de bière coulent à flots, les serveuses valsent avec leurs plateaux, les cinéphiles sont attablés, ils attendent la séance suivante du festival.

A l’intérieur, silence religieux, cent places sont réservées pour ceux qui confortablement installés se laisseront embarquer par la dernière sélection de la programmation d’un certain Claude Chamberlan.

proposition n° 3

Les escaliers des maisons à deux étages tous en rangs alignés, en colimaçons ou droits, en métal ou en bois, en haut, des perrons et leur porte d’entrée toutes en rang d’oignon et plants de tomates, jardinières et balconnières, transats et hamacs, lierre grimpants et liserons fleurissants. Entre les pierres, interstices, herbes folles, un brin de nature dans la ville. Devant ou derrière, c’est pareil, au milieu coule le bitume, brûlant en été, souvent blanc en hiver.

proposition n° 4

La Rue de Normanville, vers le nord, elle croise les rues Everett, Villeray, Tillemont, Jarry, vers le sud elle redescend, tout droit et croise les rues Jean Talon, Saint-Zotique, Beaubien et Bellechasse, elle emmène au parc Lafontaine où bruissent les feuilles d’automne rouge et or, lentement tombées au sol et virevoltantes dans le vent, amassées en paquets, monticules de végétaux où jouent allègrement les écureuils gris qui se sont par centaines reproduits et de branches en branches envahissent le parc, l’ayant adopté avec ferveur au point d’en devenir les habitants les plus visibles, hôtes ni désirés, ni rejetés. Plus loin encore, en quittant le parc, vous voilà embarqué vers la Sainte-Catherine, et les quartiers de la basse ville, le Saint-Laurent vous appelle, on y respire les effluves de la lointaine Gaspésie, quelques gracieux fous de Bassan égarés, patinent vaillamment sur la rivière glacée de l’hiver. Le pont Jacques-Cartier enjambe le Saint-Laurent et c’est le lac des Dauphins qui est devenu une patinoire naturelle où glissent les mordus.

proposition n° 5

Avoir le souci du détail, pourtant envolé avec les années écoulées, remonter le fil de la mémoire, s’accrocher au moindre cliquetis sonore ou rai de lumière à travers la large baie vitrée, et c’est l’intensité lumineuse de l’hiver qui ressurgi et inonde l’appartement quand la blancheur de la neige accroît la limpidité du jour, pas pour si longtemps. Opalescence des murs et douceur d’une lumière dans laquelle baigne le lieu – une lumière qui a la faveur des cieux et transforme l’espace lui offrant vastitude, silence, plénitude, une lumière longtemps recherchée par la suite mais jamais vraiment retrouvée – particularité d’une localité, position unique dans l’espace-temps, se trouver sous une autre latitude, une autre longitude et c’est un autre monde qui s’ouvre, celui-ci étant perdu, pour toujours dans les recoins d’une infidèle mémoire qui frémit à la douceur de la réminiscence.

proposition n° 6

Au métro Jean Talon, il y a ce bar au damier noir et blanc et le jazz qui tourne en sourdine sur les assiettes des petits déjeuners copieux, ces matins rallongés qui s’étirent tout le dimanche, sans qu’on vous redemande incessamment si vous prendrez bien autre chose, il y a les livres de Claude Lévesque qu’on relit à l’envie, parce qu’il questionne le motif de l’écriture dans les textes de Nietzsche et de Blanchot et que vous suivez ses cours à l’Université de Montréal — plantée sur le flanc du mont Royal avec son érablière à chênes rouges. Au métro Jean Talon, il y a juste à côté ce marché du même nom, campé-là au cœur de la Petite-Italie, entre Rosemont et la Petite Patrie, cœur de la communauté italienne de la ville, avec ses petits commerces et étalages de plantes, de fleurs et d’aromates.

proposition n° 7

Dernier rendez-vous, une fois encore se retrouver, dans ce parc minuscule, coincé entre les bâtiments, un banc, une poutre au sol, un carré de sable, quelques graminées poussées là par hasard, un parc pour un dernier rendez-vous on ne sait où, quelque part sur le Plateau, entre deux rues parallèles et quatre perpendiculaires, un tout petit point sur le plan de la ville, pas de nom, pas d’arbre, une virgule, un timbre poste, une gommette –- et pourtant un dernier rendez-vous donné ici pour un tout petit au-revoir, un adieu du bout des lèvres, quelques histoires de l’année écoulée partagées, une caresse sur la joue, un baiser vite oublié, presque déjà passé, sur ce banc, dans ce parc, à l’insu des autres, dans ce quartier, entre toutes les autres rues, quelque part on ne sait plus où, à deux pas sûrement du parc Lafontaine ou de la rue Saint-Urbain, quelque part dans sa mémoire, un endroit indéfini, sûrement introuvable mais pas encore perdu.

proposition n° 8

Elle dans son lit, elle dans ses livres, elles dans sa tête, elle dans le son de la pluie, elle dans l’intérieur douillet d’un matin tout gris, elle fine brouillasse, lavasse qui s’immisce dans les interstices de son humeur, elle a raison de la neige accumulée tout l’hiver, elle va la chasser, elle supplante le blanc, apporte le gris, elle la pluie, elle l’humide, elle le mouillé, après le grand sec glacial, elle la slush, elle l’espoir du printemps, elle déverse sur les toits, les trottoirs, les voitures, les arbres, les passants, sa goutte en nuée, elle ondée persistante qui ne cesse de couler, elle flotte, giboulée abondante, tenace, elle saucée à profusion, elle tempête, orage, déluge, elle grande chasseresse de l’hiver s’abat sur la ville, le moral, les ossatures, le mental, lave à grande eau le sel de la chaussée, le pavé tout glacé, elle redonne vie à la terre du Mont givré, craquelée par les degrés sous la barre du zéro, elle se précipite et redonne vie à ce qui s’était figé, elle rend visible la fin d’un cycle qu’on croyait éternel, annonce le début d’un autre, l’éclatement promis des bourgeons et peut-être bientôt aussi celui des tenues légères, elle pluie.

proposition n° 9

Dans ce voyage immobile, c’est le bruit du silence feutré de la neige qui emplit l’appartement de jadis – le crissement des roues des voitures sur la route encore enneigée et le raclement des pelles sur la chaussée pour dégager la voie aux piétons. Quelques voix s’élèvent, des voisins partagent leur sentiment sur la météo à venir – la neige tombe silencieusement, elle tapisse la ville de sa couverture insonore, car elle avale les sons et donne au silence l’amplitude qui lui manquait. Les bruits se figent, se calfeutrent, « se velourent », la neige achemine le silence, le fait résonner, l’amplifie, l’accompagne et le grandit au point de transformer la ville en un sanctuaire blanc, doux, vaporeux, un cocon, une tamise à sons cotonneux, un haut lieu de bourdon. On y entend le chuchotement des uns, les pas feutrés des autres, les toussotements amoindris des locataires du dessous, les pleurs affadis de la gamine d’à côté, le colocataire qui se retourne dans son lit, le clapotis de la douche de son ami. Et puis, soudain la sonnette de l’appartement, les copains qui déboulent, car oui il faut fêter cela, l’arrivée de la première neige, le rythme de la ville au ralenti.

proposition n° 10

A Montréal, c’est l’odeur de l’automne qui vous débusque, humus, feuilles, limon, la belle saison vous prend à la gorge, vous mène par le bout du nez, vous embarque dans ses chemins sinueux jusqu’en haut de la colline car vous voulez prendre de la hauteur tout en prenant plein le pif de ces parfums de terre humide, feuillage en décomposition. Le sol vous inspire, il vous chatouille les fosses nasales, vous frémissez de bonheur alors que ces effluves volatiles se dispersent dans l’atmosphère tiède d’un matin de septembre. Le ciel est bleu dur, l’air frais, la pluie de la veille a réveillé les senteurs terrestres, votre nez est un navire en pleine mer, il vogue en toute liberté et vous vous laissez mener par cet enchantement des sens qui vous ravit, et vous fait battre le cœur à la chamade. Vous êtes scarabée, fourmi, coléoptère, vous êtes écureuil, chat, hibou, vous hululez de plaisir et la ville disparaît en contrebas, la nature vous envahit, elle vous prend à la gorge, elle vous fait rugir, vous êtes cette lionne en son domaine, du haut de son Mont, vous dominez la situation car vous êtes en parfait accord avec vos sens, apothéose olfactive.

proposition n° 11

Dans cette université plantée sur les coteaux du Mont Royal, vous vous traînez dans ces longs couloirs sous-terrain que la lumière naturelle n’atteint pas. Des kilomètres de galeries alignent des dizaines de mines blafardes rongées par des nuits de sommeil trop courtes ou des inquiétudes ravageuses, sans doute exagérées mais bien réelles. Radiateurs, néons, murs blancs, portes marron, long défilement de coursives faites à l’identique, il vous faut l’enthousiasme de la nouveauté du lieu pour supporter cet environnement morne et cafardeux, semblable finalement à tous ces autres couloirs des universités de la planète. Vous êtes à la recherche de la salle, de l’endroit qui vous est imparti, votre sac ne pèse rien sur votre épaule, mais il vous semble porter le poids le plus lourd, la lassitude des lieux insipides pourtant espace de savoirs, lieu terne et uniforme, lieu qui distille en vous une mélancolie propre à son architecture, lieu que vous vous voudriez fuir, pour courir dans les allées du parc et respirer encore la brume et les senteurs du matin, voir le ciel, les arbres, vous arracher à la fadeur triste de ces corridors qui resserrent les vaisseaux sous votre peau et rétrécissent le sentiment d’être jusqu’à ce que peut-être le lieu retrouve son importance quand le prof avec les mots qui l’animent vous insuffle sa passion, fait naître le désir de vous y coller.

proposition n° 12

Des lieux de traverse et de déambulation souterrain, l’Underground city Montréal ou récemment dénommé RESO est bien cet incroyable endroit que la lumière naturelle n’atteint pas, trente-deux kilomètres de tunnels pour soixante complexes résidentiels, des banques, des hôtels, des sièges sociaux de grandes entreprises, sept stations de métro et deux stations de trains de banlieue. Vous déambulez dans ces galeries sans fin lors de ces journées glaciales de l’hiver –- dehors le thermomètre affiche -40°, il est impossible de se promener plus d’une heure malgré le soleil et le ciel bleu azur, vos cils et poils de nez sont gelés et le froid vous pénètre malgré le grand sec –-alors vous errez dans ce dédale de magasins, restaurants, galeries commerciales, de la Place-des-Arts au Cours Mont-Royal en passant par Peel et Mc Gill, antre de la consommation, hauts-lieux des enseignes qui affichent leur marque tout autour de la planète. Parfois vous sortez de terre et vous voilà dans le quartier chinois ou sur les bords du fleuve – c’est un long périple qui vous évoque celui des taupes alternant les passages sous la terre et les courtes respiration aériennes, que vous vivez comme des bouffées d’oxygène. Vous êtes curieuse, vous suivez la marche des Montréalais les week-ends de janvier, vous flânez, vous sortez de votre appartement, mais ces lieux invisibles pour qui se promène dans la ville, vous déconcertent – tant de couloirs, tant de galeries, tant de recoins, tant de lumières artificielles, vous sentez que la ville souterraine ne restera pas gravée dans votre mémoire et vous évitez de la fréquenter.

proposition n° 13

Depuis un certain temps déjà, l’air de la ville n’est plus respirable, vous vous sentez coincée dans cet été qui vous étouffe, mais vous avez reculé la date de votre départ et le billet d’avion n’est plus échangeable. Vous êtes prisonnière de la ville et l’étuve qui s’en dégage vous est difficilement supportable. Pas de solution de rechange, il vous faut tout simplement prendre patience, attendre que la chaleur s’estompe, que la pollution se dissipe, que la sensation d’étouffement se dilate, que vous puissiez échapper à ce destin choisi mais néanmoins accablant.

Alors vous vous évadez du cœur de la ville, chaque jour vous descendez au bord du Saint-Laurent, vous vous allongez sur la rive bitumée, vous vous glissez sous le garde-corps pour vous tenir au plus près du fleuve. Vous pensez qu’au bord de l’eau un peu d’air se dégage et vous avez raison. Ici les heures s’égrainent lentement, au fil de l’eau qui perpétuellement coule, vaste et majestueux, le Saint-Laurent argenté vous offre sa puissance et une légère brise qui contraste avec l’extrême chaleur du centre ville.

Vous laissez filer le temps, vos narines frémissent aux effluves de l’océan, vous vous laissez gentiment bercer au rythme de l’onde qui vous embarque jusqu’à Tadoussac, là où au large croisent les baleines.

proposition n° 14

Elle –- c’est au cours de littérature comparée qu’elle vous aborde, elle française par son père, canadienne par sa mère – elle si particulière, vous repère comme « la française », la seule amie possible dans cette année universitaire. Elle de taille moyenne, cheveux blonds, yeux verts – jolie mais pas trop – vous traîne de bistrots en ciné, de marchés en bibliothèques car elle a décidé de vous consacrer du temps pour vous faire découvrir la ville. Elle vous présente son meilleur ami qui a besoin de distraction.

Il – étudiant en littérature tient à ses heures le bar du Parallèle, le café-cinéma du bas du boulevard Saint-Laurent. Il ténébreux et sportif pourtant beau comme un dieu grec, vous offre L’œuvre au noir, vous tombez en amour. Il – silhouette ramassée, cheveux bruns, air italien, pourtant canadien. Il vous embarque dans sa ville, vous acceptez.

Elle c’est différent, elle c’est grâce à elle que vous êtes à Montréal – vous l’avez rencontrée en fac de philo à Strasbourg, échange universitaire réciproque. Vous voilà dans son pays. Elle, son père est breton, un prêtre défroqué tombé amoureux d’une québécoise qui lui a fait traversé l’Atlantique. Elle c’est son intellect qui vous fascine – sa manière de penser, de décortiquer, d’analyser, écrire et peindre aussi. Elle c’est une figure d’exemple, un modèle à suivre, une femme que vous admirez. Son manque de disponibilité vous accable. C’est l’amitié en pointillé.

Elle petite brune artiste, prof d’art aux cours du soir de l’université – vous vous glissez dans son atelier, son ouverture d’esprit vous régale – grâce à elle, vous peignez, vous tenez des fusains, des sanguines, des pastels entre le pouce et l’index, vous étalez la couleur sur des feuilles format raisin. La physionomie de la femme vous échappe mais son apport vous rend vivante, un cailloux blanc pour un long chemin.

proposition n° 14

Je ne sais ce qui en elle est évident en me voyant, mais elle n’a pas l’once d’une hésitation comme si elle m’attendait depuis un temps ancien et que ce temps était venu – l’accomplissement d’une prémonition, d’un vœu, d’une intuition ?

Je ne sais ce qui m’a plu dans cet échange de regard mais je l’ai tout de suite accepté.

De mon bégayement à son aplomb — de ses certitudes à mes doutes, un sentier s’est esquissé. Je me laisse guider par les idées qu’elle se fait sur une amitié franco-canadienne. La dérision qu’elle porte sur le petit coin d’où elle vient contraste avec la fierté qu’elle ressent d’être quelque part française. Me rencontrer, c’est pour elle plonger dans ses racines, ce qui en elle vibre de l’autre côté du continent. Je suis l’écran de toutes ses projections et je me laisse faire, cela m’amuse de me voir dans les yeux d’une autre sans trop me reconnaître. Je trouve là, la possibilité de faire un pas de côté, me dessaisir de ce que je croyais être moi. Elle me tend un miroir qui rehausse les couleurs. Je suis une source de savoirs, un lieu d’interrogation, et une sacrée possibilité d’évasion.

J’en tire la joie d’une amitié nouvelle et l’étonnement de pouvoir être autre, sans préméditation ni calcul.

proposition n° 16

Finalement avec l’hiver, a ville devient un vrai cauchemar, les journées à -40°C se succèdent et quand vous mettez le pied dehors, c’est pour pelleter toute cette neige accumulée que vous êtes sensée enlever du trottoir devant l’appartement que vous occupez. Vous prenez du retard et vous n’arrivez jamais à accomplir cette tâche jusqu’au bout. La nuit, il reneige et il faut le lendemain remettre sur le tapis cette histoire de déblayage, mais comme la veille, vous n’avez pas pu aller au bout, vous avez l’impression que chaque jour vous recommencez ce que vous avez déjà accompli sans jamais parvenir à avoir la sensation que vous vous êtes acquitté de votre devoir. Rendre le trottoir impeccable chaque jour afin qu’aucun passant ne glisse devient une obsession – vous faites le tour du quartier pour vérifier si tous les pas de porte sont dégagés et vous constatez que les québécois n’ont aucun problème avec cela, ils pellettent jusqu’au bitume et re-pellettent jusqu’au bout de l’hiver, leur discipline vous assomme et vous savez que vous n’y parviendrez pas, ce qui vous plonge dans un désarroi tel que vous ne parvenez plus à sortir de votre lit ni à accomplir la moindre petite action journalière. Vous regardez par la fenêtre, il neige, vous vous recouchez, vous vous relevez, il neige, vous vous penchez un peu pour voir l’état de votre trottoir – parce que maintenant vous vous êtes mis dans la tête que c’était votre trottoir – il est blanc immaculé – vous détestez le blanc, vous avez peur que les voisins sonnent à votre porte pour vous faire des reproches, vous vous mettez à détester la ville, l’hiver, vous accusez le climat, vous voulez fuir, mais la seule fuite possible pour le moment c’est votre lit. Vous vous évader dans vos rêves, mais eux aussi parlent de météo, de sacs de sel à charrier, de chaussures à crampons, de sirènes d’ambulance parce que des passants ont glissé devant chez vous.

proposition n° 17

Ce très joli manteau de laine noir, cintré à la taille puis évasé vers le bas, vous l’avez trouvé au bout du port dans le destockage de l’armée du salut – on vous y emmène, on vous prépare à affronter le froid, il vous plaît énormément, seulement voilà quand il vous faut le mettre sous des tas d’autres vêtements, faire l’oignon comme on dit ici, vous vous sentez toute engoncée, un bibendum, une poupée russe, une grosse pelote de laine, vous n’avez aucun style et ce n’est pas le pire, c’est cette sensation d’étouffer dans vos vêtements qui vous agace, quand il faut se déplacer d’un lieu à un autre, la séance d’habillage déshabillage est harassante et elle se répète plusieurs fois dans la journée dans cette ville où vous passez d’appartements en galeries souterraines, de rame de métro en salles de cours surchauffées.

Le quartier où vous vivez fait peau neuve, constructions et rénovations barrent l’accès des rues, plusieurs déviations temporaires sont mises en place, vous circulez à vélo, vous passez là où les voitures ne passent pas, mais le macadam est devenu terre, sable, caillasse, vous manquez plusieurs fois de tomber, votre dérailleur déchausse. Les mains pleines de cambouis vous ne réussissez pas à remettre correctement la chaîne, vous vous sentez niaiseuse et vous pestez contre les travaux, les réparateurs de vélo qui ne courent pas les rues et surtout votre incompétence en mécanique cycliste.

proposition n° 18

Elle, fine lavasse s’immisce dans les interstices de son humeur, elle, fine paillasse s’immisce dans cette humeur trop basse, elle caillasse, elle, vaste souci dans ce semi-palace, elle bavasse dans les interstices du dire, elle se fracasse et se ramasse, elle trépasse, elle cette fine lavasse, elle désaltère, régénère, elle met en colère amère, ah mère tu me fine lavasse, dans mon humeur t’immisce et je glisse à terre, dans mon hémisphère tu tisses d’étranges sensations – à la dérive, je n’ai plus de port d’attache, je ne suis pas bravache non plus, alors je la laisse, elle cette fine lavasse dans mon hémisphère nord se glisser et me faire dériver jusqu’à l’absolue circonvolution de mon âme toute retournée, toute déviée, toute vidée, toute pleine de l’espoir gonflé de voir un jour cette fine lavasse s’en aller.

proposition n° 19

A petites gorgées, vous buvez la ville, elle vous pénètre, elle interfère, elle cogne, et parfois brutalise, la plupart du temps elle adoucit, elle vous met à la perpendiculaire, elle vous spatialise et vous de-spatialise, la ville, elle est elle-même et une autre, ce que vous en ressentez est multiple, elle vous balade et vous balance à d’autres coins de la planète malgré son identité forte et unique. En un quart de seconde, la brique rouge d’une bâtisse vous propulse dans les quartiers ouvriers de Great Yarmouth, les froids buildings de verre du quartier des affaires s’entrechoquent avec ceux du Lower Manhattan alors que ce restaurant népalais réinitialise vos papilles, le thé au beurre rance c’est en une fraction de seconde le thé bolivien des hauts plateaux des Andes, et le gris Saint-Laurent qui traverse la ville c’est le gris de la rivière Charles qui sépare Boston et Cambridge. Les sensations s’entremêlent et c’est à l ‘infini que chaque micro-instant de ville vous envoie valser ailleurs, vers un connu reconnaissable.

proposition n° 20

Le prof ferme la bibliothèque qui sert de salle de cours – jusqu’au lundi, l’espace tapissé de boiseries en chêne massif et de rayonnages remplis de livres précieux se tient dans le silence du repos hebdomadaire. Une fenêtre est restée ouverte, en oscillo battant, l’air peut ainsi circuler dans l’atmosphère tamisée du lieu, sans pour autant permettre à quiconque d’y pénétrer. Les chaises ont été repoussées sous les tables et chaque pied repose douillettement sur le sol moquetté. Sur le bureau de l’enseignant traine un cahier bleu nuit tenu fermé, le tableau a été effacé et des traces de craies poudrent encore l’ardoise. Un rai de lumière accède aux étagères ; seule la lune a droit de cité et se glisse jusqu’aux titres des ouvrages illuminés d’une étrange clarté. L’odeur qui flotte dans la pièce prend toute sa place, plus aucune autre ne vient la concurrencer – demeurent les effluves de cire, de bois, de papier ancien et du carton épais des couvertures.

Le vent qui pénètre par l’entrebâillement de la fenêtre fait légèrement onduler les affiches mal punaisées qui annoncent la passation d’une thèse ou le programme du cinéma étudiant.

Les craquements et bruissements de l’ancienne bibliothèque s’expriment librement, aucun autre son à cette heure ne vient plus recouvrir ses micro-sonorités étouffées le jour par les pas, les voix, les raclements de gorge.
Dans ce trop plein de silence, enfin les auteurs peuvent bavarder, les grands et les mineurs, les personnages de roman et ceux de théâtre, les fictifs et les réels. Antigone échange avec Sophocle, Anouilh, et Bauchau quand Andromaque prend a partie Euripe, Racine et Giroudoux dans un chuchotement qui ne ressemble en rien aux paroles du jour.

proposition n° 21

Le socle en métal de la lampe de bureau reflète le globe blanc de l’ampoule, on dirait un œuf de Fabergé, il réverbère aussi les ramages du rideau transparent, chemins de glace, traces de pattes de canard - une flaque d’eau pour ce monde en miniature. Le pied en bois de la lampe de bureau est un énorme crayon de papier avec sa mine plantée dans le socle, avec sa minuscule tâche d’encre noire - résidu d’un geste trop brusque. Ils sont dix-sept, dix-sept dans le pot à confiture, des bleus, des jaunes, des verts, des roses, des noirs, des violets, des gris, chacun avec leurs nuances et leur petit rond sur le bouchon. Ils sont quatorze dans un pot en métal recouvert de papier japonais bleu et blanc, du poil à foison, du poil gris, du poil blanc, du poil noir, du poil doux, du poil rêche et tout rabougris. Un carnet ouvert, une page de mots, une page de lignes blanches, un mot : oloé. Tout près, un petit pot de grès gris avec deux cœurs bleus et des traces de peinture ou d’encre à l’intérieur, côtoie un voisin de table une micro tasse à café jaune avec son slogan : Chile !

proposition n° 22

Les murs avaient été peints en blanc et les boiseries en parme, un poster XXL en noir et blanc trônait, une photo d’enfants, pas du Doisneau, pas du Capa, pas du Hamilton, peut-être une photo de Chim récupérée dans « l’afficherie » du quartier en déstockage.

Une table de bois clair, deux chaises, quelques casseroles, deux ou trois assiettes, quelques verres et couverts, un évier de pierre blanc – l’art de la simplicité n’était pas encore un marché mais il avait sa place dans cette cuisine où il n’y avait ni pas assez ni trop peu, juste ce qu’il faut, pour ne pas surcharger le mental.

Vite préparé, vite rangé, il ne fallait pas s’éterniser – refaire la place pour les carnets, les livres et les papiers, refaire la place pour une nourriture moins grasse mais moins digeste, celle qui se mâche et se remâche, celle qui tâche les doigts à l’encre indélébile, celle qui use les manches des pulls qui boulochent à force de gratter, celle qui puise dans la matière grise et fait jongler les mots, les idées, les pensées.

Le sol était de bois, un parquet brut, poncé à la va vite pour enlever le vieux lino qui n’avait plus de forme, simple lui aussi, il élimait les chaussettes des pieds qui lissaient et re-lissaient les quelques lattes sous la chaise de la table de la cuisine devenue table de travail. A cet endroit, le parquet luisait, il avait tellement été ciré par le va et vient incessant des jambes qui se balançaient.
Le robinet fuitait et le goutte à goutte rythmait la cadence des soirée trop silencieuses, il berçait et agaçait, mais rien n’y faisait, il fallait l’accepter, vivre avec, alors imperceptiblement il était devenu un bruit familier, un de ceux qui ne s’entende plus à moins que quelqu’un vous le fasse remarquer.
Le radiateur à bain d’huile tentait bien de réchauffer l’espace, mais peine perdue, l’appartement était trop mal isolé, la porte d’entrée à proximité laissait entrer les courant d’air et le camouflage de fortune n’y faisait pas grand chose. De temps à autre, vous vous asseyiez dessus pour dégeler votre petit cul glacé, réconforter vos membres engourdis par la station assise exagérément prolongée.

proposition n° 23

La cime des arbres caresse le ciel – bleu – effleure un avion, branchages à foison, feuilles roussies, feuilles jaunies, d’autres encore vertes, ramages déplumés – un paravent végétal cache le paysage – on y plonge, c’est rassurant, oxygénant, reflets mordorés du soleil, patchwork de couleurs, chatoiement des lumières, des tâches d’ombre clarsèment la pelouse ou l’inverse on ne sait plus bien.

A l’ouest, un bâtiment récent, en série des balcons suspendus les uns sur les autres, alternance de pare-soleil et de vitres teintées pour séparer les espaces, balconnières et jardinières débordent de plantes, quelques chaises longues, parasols, et sèche-linge sur lequel est suspendu du linge, des canisses protègent de la vue le pourtour d’une terrasse. Le toit est plat, pas de jardin de toiture – hélas.

A l’est, un bâtiment de briques chocolat mangé par la verdure, toutes inégales, en haut de celui-ci un aquarium contemporain, béton et verre pour ce dernier appartement très haut de gamme. Le soleil y cogne, les parois de verre sont protégées par des stores de métal gris – tout est net et très chic.

Sur la paroi d’un bâtiment de grès rose, une ouverture, une fenêtre de métal rouillé ou un vieux volet - elle appartient à un temps ancien, personne n’a pensé à y toucher, vestige du passé, elle est là comme une verrue qui donne à la façade son charme suranné. Deux trous ovales laissent entrer la lumière et ce sont les chats qui viennent s’y fourrer, abris de fortune les jours de pluie.

Une passerelle de bois aux lames serrées permet le passage entre deux bâtiments de pierre - étroite, suspendue, une rambarde empêche de chuter, de part et d’autre le vide – néanmoins les habitants ont déposé de gros bacs de bambous qui végétalisent le chemin permettant sans doute à suspendre le vertige – viennent y pousser tout un tas d’autres graminées et les aromates ne sont pas en reste – espace de poésie urbaine.

proposition n° 24

La cime des arbres caresse le ciel – noir et menaçant – pas de feuillage juste des branchages, ça fait longtemps que les arbres ne donnent plus de feuilles, la chaleur trop dense empêche la végétation de s’épanouir. Les premiers rayons de soleil, qu’on disait printaniers, brûlent les jeunes pousses aventureuses et les arbres roussissent avant de verdir et les feuilles se détachent une à une avant de tomber misérablement sur le bitume, devenu parterre cimetière de feuilles qui n’ont jamais eu le temps de connaître les différentes tonalités de verts. La cime des arbres effleure des avions qui barrent le ciel à foison, la pollution est dense, on y plonge, c’est angoissant, le soleil ne chatoie plus à travers les frondaisons, l’herbe a jauni, quelques troncs d’arbres carbonisés tendent leurs bras vers le ciel, aucun oiseau ne vient nicher.

La cime des arbres ne caresse pas les arbres, il n’y a plus d’arbre, ils ont été arrachés par les pelleteuses et les caterpillars ont écrasés les arbustes, ils ont aplani la terre, ils ont goudronné le chemin, ils ont construit un pont, une usine. Une cheminée gigantesque s’élève dans le ciel, une fumée blanche s’en échappe, elle toussote vers les nuages, elle crachote son surplus de produits chimiques et de vapeur d’eau, elle barbouille le ciel de ses rejets, et de fines particules toxiques retombent sur la ville. En bas, ridiculement petits, de minuscules humains pédalent sur des vélos qu’ils ont acheté une fortune pour encore rêver la ville de demain.

proposition n° 25

Comment fait-on pour retrouver dans sa mémoire le goût de cette ville foulée il y a plus de deux décennies. Comment s’arrange-t-on avec les trous, les manques, les effacements. Comment raccommoder l’oubli, accepter de ne plus se souvenir vraiment, faire avec ce qui manque, s’enfoncer dedans, creuser, creuser, le remplir de ce qu’on y trouve. Pourquoi se réjouir de reconstruire ce qui n’est plus, comment se fait-il que cela apporte de la joie, ces grains de sable accumulés au fond de soi, par poignées y puiser, laisser glisser, couler entre ses doigts et juste regarder, voir les couleurs, les formes, les noms, les émotions, laisser tout se mélanger, et pourquoi pas recommencer. Quel est le nom de ce que vous avez oublié d’observer et que vous chercher aujourd’hui à capter. Comment ça s’appelle de l’étourderie, de l’inattention, de l’indifférence. Pourquoi au fait revenir, par peur de laisser s’échapper ce qui n’est plus. Ce qui a existé dans le passé, est ce que ça existe encore dans le présent. C’est ça présentifier ou c’est autre chose. La distance temporelle, vous l’évaluez à la hauteur du désastre de l’oubli mais la distance spatiale, c’est quoi. La sensation diffuse d’un lieu éloigné et pour lequel vous êtes certaine de n’avoir pas suivi sa transformation. Qui viendra vous reprocher les approximations, le flou, le manque de précision, l’erreur, qui pourra dire vous êtes dans le faux, ma ville n’est pas la vôtre, vous y avez sans doute vécu les yeux fermés et les oreilles bouchées, mais où étiez-vous quand vous y viviez. D’ailleurs, vous n’êtes pas native de cette ville, de quel droit vous autorisez-vous à en parler. Quel film pour toutes ces images manquées de la ville entre 1992 et 2018. Erosion, château de sable, la ville s’efface et se reconstruit. C’est quoi l’espace entre votre mémoire et la réalité.

proposition n° 26

Vous êtes si petite dans cet univers de béton et de verre, de lumières et de couleurs, l’ombre portée des bâtiments encadre les rues et les trottoirs, le soleil n’a que peu de place malgré l’été. L’arrête des buildings vous impressionne, ciselée, nette, précise, dessinée à la pointe fine du stylo de l’architecte. L’arrête est coupante, elle vous coupe et vous entaille, elle est si haute, si perpendiculaire, le verre si transparent, tant de perfection, tant de domination, de là haut on peut voir l’horizon, très loin, c’est ce sentiment qui domine, la hauteur alors qu’au pied de ces tours, de tout petits humains perdus dans leurs vies, perdus dans leurs pensées, perdus dans leur caddys, perdus dans leurs ordures, perdus dans leurs cartons, perdus dans leurs possessions si maigres mais si importantes. Vous êtes cruellement touchée par tant d’écart, abysses inatteignables, n’y a t-il que vous pour vous en soucier ? Vous êtes à New-York, Manhattan, et l’idée de la ville vous atteint en plein cœur, c’est un pieu, un pic, malgré la très grande beauté, la très grande pauvreté, l’abandon, l’oubli, la déraison, la folie – non pas l’oubli des noms de rues, l’oubli du nom des gens, l’oubli de leur passé, l’oubli de leur futur, pour eux, il s’agit juste d’exister dans les détritus et les restes de ceux qui ont trop. Vous avez seize ans seulement, et cette réalité de la ville, vous vous la prenez - comme on dit, en pleine gueule. C’est celle-ci et pas une autre, elle cohabite avec les Barney’s, Bergdorf Goodman, Bendel, Lord & Taylor, Macy’s Departement Store. C’est la folie de ceux qui ont tout perdu contre celle de ceux ont tout gagné. C’est ce fossé infranchissable entre ceux qui tracent leur route sans prendre le temps de regarder, et ceux qui ont le regard tourné vers ce qu’il reste à grappiller de ce que d’autres n’ont pas voulu et qu’ils ont jeté. C’est ce regard perdu, ce regard qui ne vous voit plus, ce regard qui s’est coupé du monde parce qu’il faut bien survivre qui vous trouble au point de ne retenir que ce détail -– mais en est-ce un -– de la ville américaine la plus désirable au monde pour un adolescent dans les années 80.

proposition n° 27

C’est rapide, brutal, violent, en l’espace de quelques secondes, vous quittez l’intermédiaire, le transit, l’espace intemporel, l’entre-deux continents, en l’espace de quelques secondes seulement, vous arrivez tout simplement sur le tarmac de l’aéroport international Pierre-Elliott-Trudeau. Vous emprunter des corridors étanches situés en mezzanine, vous convergez vers l’espace des zones canadiennes, vous préparez vos passeports et autorisation de résider sur le territoire pour une durée limitée, vous patientez dans ces interminables queues qui vous acheminent vers les douanes. L’aéroport est gigantesque et ressemble à beaucoup d’autres aéroports de grandes villes du monde, dans la navette qui vous amène vers le centre, il vous semble atterrir, la ville vous apparaît, lointaine, verticale, les contours sont flous, aucune singularité encore, des boucles d’autoroutes se croisant, se recroisant, des ponts, des tunnels, une enfilade, partout des voitures et d’autres bus, des embouteillages, les vingt kilomètres séparant l’aéroport de la ville sont plus longs qu’ils n’y paraissent, les abords sont difficiles, heure de pointe oblige, comme si la ville était prise dans un étau d’engins roulants, bagnoles et motos, taxis, voitures personnelles, au cul à cul, autour le pays plats, et dans vos oreilles Poems for Leila.

proposition n° 29

J’ai vu la femme dans l’aérogare, sa silhouette ne me semblait pas inconnue mais j’ai douté, je l’ai regardé à la volée, pour ne pas me faire remarquer, je ne voulais pas paraître insistante, je voulais pourtant percevoir les traits de son visage pour confirmer mon intuition ou au contraire l’infirmer. C’est étrange cette sensation de reconnaissance non confirmée, vous vous sentez obligée de détourner le regard, puis d’y retourner, vos yeux sont ceux d’un scanner qui détaille - fonction identification. Mais c’était bien elle, avec ses gestes fluides et son regard perçant, elle était venue attendre un voyageur et je n’osais pas l’approcher. Elle portait un sac de cuir bleu en bandoulière, une veste noire de costume sur un jean et des baskets, elle avait les cheveux coupés très courts qui mettait en valeur la multitude de tâches de rousseur sur ses pommettes saillantes – un tout petit visage sur une stature imposante en taille. Un corps taillé pour l’endurance, le froid et la distance, traverser des étendues de territoires très vastes, un héritage de ses ancêtres sûrement. Elle a froncé le nez quand elle a aperçu l’homme qu’elle était venue chercher, visiblement troublée, quelque chose la comblait dans ces retrouvailles. J’ai continué de l’épier d’un regard qui n’osait s’affirmer, puis je l’ai vu se serrer dans les bras de cet homme, lui caresser les cheveux tendrement, se dégager puis faire un pas en arrière pour le regarder comme lorsqu’on regarde un enfant pour vérifier qu’il a grandi pendant l’été. Je suis restée à distance, je ne voulais pas briser des retrouvailles – alors j’ai filé, je l’avais reconnue, je pourrai sûrement encore la croiser à d’autres endroits de la ville, dans des circonstances plus favorables, il me fallait maintenant arriver.

proposition n° 30

Bien avant que les musées n’inventent leur nuit des musées où se pressent en longue file et dans tout le pays, les mordus de l’art – je découvrais ce rituel annuel, situé au cœur de l’hiver qui consistait à créer toute une nuit, tradition qui se perpétuait depuis déjà plusieurs décennies dans cette famille Québécoise. Chacun était amené à créer une œuvre d’art selon son propre cheminement, avec ses outils, ses matières, son inspiration du moment et surtout la création devait durer une nuit seulement dans cette maison qui ouvrait ses portes aux amis et aux membres de la famille qui souhaitaient se livrer à cette expérience. Un lieu, un temps donné, une œuvre, sujet libre.
Au matin, ceux qui avaient tenu bon sans ciller, ni jeter l’éponge se trouvaient réunis autour d’une grande table de petit déjeuner bien garnie car si les créations culinaires ne faisaient pas partie du défi, il n’en demeurait pas moins que chacun avait préparé la veille un ou des mets qui, mis en partage permettraient de traverser les longues heures jusqu’au lever du soleil. Dès les premières lueurs du jour, il n’était plus question d’avoir les mains dans l’argile, le carton, ou l’acrylique – il fallait tout laisser en l’état, accepter la fin de la gageure et oser présenter le fruit de son travail. Des peintures, des sculptures, des dessins réalisés au pastel, des maquettes en volume de la cabane de ses rêves, des jardins suspendu, des mobiles faits d’origamis jaillissaient des mains de chacun, les traits tirés, fier d’avoir tenu jusqu’au bout.. Ni prix, ni classement, ni jugement n’était de mise – simplement l’esprit de la création.

proposition n° 33

Et dans cette ville, à force de l’arpenter encore et encore vers le haut et vers le bas, vous vous êtes attachée non plus tant aux bâtiments, aux ciels, aux rivières, aux monts, mais à tout ce qui faisait la ville avec son activité humaine, ce mouvement perpétuel. De jour comme de nuit – vous vous souvenez des dépanneurs, leurs échoppes minuscules éclairées d’un lumignon le soir dans lesquelles vous trouviez des piles, du lait, des biscuits pour le chat, de la mousse à raser, tout en vrac – vous vous souvenez des devantures d’échoppes de bijoux artisanaux et de vêtements de seconde main – vous avez poussé la porte des bars de nuit devant lesquels s’échinaient les travestis et les trans’, ce florilège de genres qui s’éveillait la nuit venue et battait le pavé en s’éventant, vous avez poussé la porte d’un restaurant végétarien où un jeune homme s’activait pour servir des sandwichs à trois étages aux graines germées et au pissenlit. Vous avez vu filer ces cyclistes fous casqués, livreurs de pizza, de missives ultra urgentes ou d’échantillons de sang prélevés dans les laboratoires. Vous avez vu ces vieux bibliothécaires s’échinant à porter et ranger des piles de livres empruntés, ces femmes de ménage tirant leur chariot de produits dans les longs corridors des universités le soir ou très tôt le matin, vous avez vu ces parents pressés de déposer leurs marmots dans les crèches avant de repartir dans l’autre sens, attraper un métro, un boulot ; vous avez vu ce dentiste avec ce vieux fauteuil inclinable datant des années 70 et ses lunettes si épaisses qu’elles semblaient être des loupes quand il préparait les injections pour les anesthésies, vous avez vu le bruissement de la ville, son agitation incessante, ses va et viens, si nombreux, qu’ils laissent dans votre mémoire des empreintes lumineuses, longues trainées multicolores des trajets réalisés en une journée par les habitants d’une métropole.

proposition n° 39

Quand ils ont commencé enfin le chantier du tram, le bitume a été arraché, la sortie d’autoroute coupée, le tablier démoli, le gigantesque trou que faisait la bretelle d’arrivée vers le centre a été remblayée par des tonnes de sable, de terre – on a vu débouler les camions bourrés de matériaux, les engins les plus énormes, les pelles mécaniques, les rouleaux compresseurs, l’asphalte, les poutres métalliques – la déviation temporaire du réseau routier a créer de gigantesques embouteillages qui n’étaient pas d’usage sur cette porte d’entrée dans la ville. Chaque jour, l’avancée des travaux modifiaient le tracé du parcours pour les voitures, les cyclistes, les piétons, les barrières de sécurité en plastique changeaient d’emplacement au fil du temps – comme un parcours de lego qui se transforme sous la créativité de l’enfant bâtisseur, les usagers étaient soumis au diktat des bâtisseurs de tram. A différents endroits du tracé, petit à petit, le chantier remontait, des arbres avaient été arrachés et des citoyens s’étaient enchainés aux troncs, car ils n’avaient pas voulu voir disparaître la verdure de la route qui abritait des oiseaux et donnait un peu d’ombre à cette rue plombée par le soleil l’été. Bien-sûr leurs agissements n’avaient pas aidé et la voirie avait accompli ce qui avait été planifié, la police avait été contactée pour pacifier la situation qui s’était envenimée – c’était émouvant de voir à quel point les hommes s’étaient attachés à leurs arbres, simples marronniers ou platanes, et comme ils ne voulaient pas malgré l’avantage que présentait l’arrivée du tram dans leur quartier, le voir être défiguré. Sous nos yeux, le quartier s’est transfiguré, cela créait de la nouveauté, et l’ébahissement des habitués qui n’en revenaient pas de voir à quel point l’aménagement du territoire pouvait faire oublier comment c’était avant. Chaque coup de pelleteuse, chaque déchirure de l’asphalte, chaque forage défigurait ce qui était coutumier et laissait place à un territoire plus vaste qui serait à son tour comblé par des rails, des pistes, de nouvelles routes et l’arrivée d’un tram. Certains photographiaient pour se souvenir, ne pas oublier, garder en mémoire la transformation du territoire, son histoire.

proposition n° 42

entre la 19 et la 20

Ailleurs, c’est partout où vous n’êtes pas, où vous n’êtes jamais allée, où vous n’irez jamais, où vous étiez mais vous n’y êtes plus, où vous n’étiez pas encore, où vous auriez pu être si vous n’aviez pas été là où vous êtes, où vous n’étiez pas et vous savez que vous n’y serez jamais, ailleurs c’est pas forcément loin, c’est l’autre côté de la porte, l’autre côté de la rue, l’autre côté de la ville, l’autre côté de la terre mais là c’est déjà plus loin. Ailleurs c’est là où vous voulez être quand rien ne va plus là vous vous trouvez, ailleurs c’est là où des choses terribles se passent et leur écho vous fait froid dans le dos, ailleurs c’est là où des choses terribles se passent mais vous n’en n’êtes pas informée et sûrement vous ne le serez jamais, à moins qu’on vous glisse un journal dans les mains et là sous vos yeux l’ailleurs devient l’ici, scène de crime. Ailleurs c’est immensément loin et incroyablement plus proche qu’on ne le pense. Ailleurs c’est juste là, à quelques stations de métro, là où toute la semaine, vous vous êtes assise et vous avez activement écouté, c’est là où vous avez rangé vos affaires, poussé votre chaise et saluer chacun, ailleurs c’est précisément cet endroit auquel vous pensez, qui continue à être sans que vous y soyez.



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1ère mise en ligne 23 juillet 2018 et dernière modification le 30 septembre 2018.
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