Pierre Bueno | Ce qui reste encore de la nuit calme

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Mini bio et liens à compléter.
proposition n° 1

En s’ouvrant la porte lourde découvre un couloir mince et tapissé, flanqué de deux placards, à droite, et d’une porte, à gauche, donnant sur la salle de bain. Plus loin, après deux pas, on entre dans la lumière, vive, soudaine. Vive et soudaine, et il entend des bruit sourds, venus d’au dessus ou de plus loin. La moquette qui frotte sous les pas, usée mais fière encore, est inlassablement vert sapin ; elle contient dans ses 4 millimètres d’épaisseur comme une sorte de jus gris qui à l’air de remonter sous la pressions des pas. Dans un recoin sombre, le lit, qui n’a pas bougé, semble-t-il de place ; ou bien, au contraire, qui, en près de dix ans, a bougé, sûrement d’un tour complet revenant à sa place d’origine après de multiples hésitations ; les traces des pieds dans la moquette éclaircie en témoignent ; en témoignent des éclats et des débats qui précèdent chaque changement. Le lit est proprement défait, et la place encore tiède ; les draps ne sont plus les mêmes, bien entendu, mais le matelas ? Un coup de main machinal pour en apprécier la souplesse, et il se tourne vers la place de l’ancien bureau, sous la fenêtre, parce que la lumière, lorsqu’on travaille, c’est important, il faut en avoir plein, tu comprends. Un tendre haut-le coeur le saisit, à y voir maintenant, en place, une télé. Et puis, dans son coup d’oeil lent qui embrasse la pièce, jaillit soudain le recoin gauche, où elle avait punaisé quelques cartes postales - des petites danseuses riant et suant, une vue de Valparaiso et quelques photos d’amoureux - et qui lui avaient valu une remarque acide de la propriétaire qui souhaitait garder ses murs impeccables. Revenant à lui et se rassérénant tout à coup du bout de son ongle grattant le mur jaune : les trous y sont encore.

proposition n° 2

Le petit lit blanc, en angle droit du mur, lové dans son recoin, et sur lequel se pose une lumière spéculaire de matin calme, dort sous un amas de drap chiffonnés. Ondulant sur lui quelques touches de jour froid reviennent inlassablement en place, et parfois sautent à l’angle de ce bureau qui le flanque. Ce bureau simple et presque nu ; dans les veines de son bois, de l’encre en rivières apparaît sous la volonté d’un soleil joueur. Il pousse fort ses pieds de meuble sur le sol vert sapin, à en écraser la moquette sale, et s’adosse, légèrement penché — nonchalant — au plan crème du mur, qu’on a percé d’une large ouverture plongeant sur le jardinet où l’on devine du passage. Et la lumière de dehors étonnamment rieuse, passe prudemment à travers l’immense baie pour dorer les murs de ce petit intérieur.

proposition n° 3

L’évier est figé, sauf une goutte qui de temps à autre ploque un petit son matte au fond de l’inox. Autour, le plan de travail jaune que quadrille un soleil vif, et le mur blanc qui lui plonge dessus ; un peu de vaisselle entassée, allumant un reflet mauve au plafond et quelques placards bien clos qui projettent un peu de l’ombrage salvateur d’un saule. Tout est solidement muet et s’est éteint dans une infinie torpeur. Sauf cette table, rescapée d’un montage hasardeux, qui souffre le martyr d’être bancale et tente de se redresser sur ses pattes inégales et courtes, au hasard des incursions du soleil.

proposition n° 4

Il semble que ça vibre encore d’une lumière forte. De loin, ça ressemble à une petite boîte claire mais sans angle ; une maison de poupée en laquelle s’agitent parfois des désastres. Quelques matins y ont défilés, et des bouts de rires se sont ancrés dans les murs, les tachant de brun pâle. Le lit, les placards, la salle de bain, trop grande et mangeant trop sur les dix-sept mètres carrés, le lit qui s’agrandit, puis se contracte, le placard qui se remplit, se désemplit, se remplit et se vide à nouveau. Des pulsations qui gonflent lentement l’espace et l’irriguent de bleu et d’étoiles. Et dans ce battement régulier, des émissions et des intromissions, des entrés fracassantes et des sorties honteuses, tout un flux tendu qui pénètre et s’expulse, et ramasse sur son passage au dehors un petit peu du tumulte de la rue. Au centre, en fusion, il semble comme une myriade de détails fugaces et qu’on ne pourra plus dire, mais qui dans le silence se déposent en limon sur un sol accueillant. Et comme par pudeur un voile qui s’épaissit et recouvre, maintenant qu’il est tard, tout ce qui a été.

proposition n° 5

La grille est bien celle du 28, mais il est inscrit au dessus 32. L’allée sur laquelle elle s’ouvre sinue et vient embrasser un parterre de bégonias rose et mauves agencés en taillis autour d’un petit lampadaire vert. La nuit, il attire les insectes dont ont retrouve les cadavres collé à la vitre le lendemain. La lumière est rouge mais ne colore pas l’allée d’un ocre intangible et qui aboutit à un escalier carrelé de quatre ou cinq marches, avec rambarde d’acier laqué gris perle, froide, et menant à un palier abrité qui se reflète dans la porte vitrée sécurisée. À gauche on plonge dans le vert propret des haies bourgeoises dont la taille est laissée aux jardiniers professionnels, sauf un buisson, étrangement oublié sur quelques centimètres et dont les pousses en bataille semblent lutter vainement contre l’ordre. Au-dessus, si on lève suffisamment la tête et que l’on se recule de quelque pas en replongeant dans la lumière, on aperçoit la grande fenêtre d’aluminium. On ne devine rien de l’intérieur, puisque le rideau de coton blanc est toujours tiré, mais des ombres, parfois, passent. Avec de la chance, on voit le vantail droit s’ouvrir un peu et le rideau battre un peu au dehors en dansant légèrement dans le courant d’air. La manivelle d’un des deux stores avait cassé, il y avait, semble-t-il bien longtemps. Il fallait pour l’actionner un tournevis, et la difficulté de l’opération était telle qu’il restait le plus souvent à moitié ouvert. Par temps de grand soleil, on pouvait voir le jour entre les lames projeter sur le mur du fond un lattis de lumière. Quelqu’un l’aura réparé, puisqu’il est relevé.

proposition n° 6

Par Louise Michel ou Porte de Champerret, ligne 3, puisque c’est équidistant, on peut sortir. Mais par Louise Michel, pour le style, c’est toujours plus intéressant ; c’est une galéjade infime, une sorte de rébellion sans risque. Et puis qu’allait faire Louise Michel changée en station de métro, à deux pas de la reine des villes bourgeoises ? Louise que personne de l’immeuble ou presque ne connaissait, ou faisait semblant de connaître, non pas qu’ils manquassent de culture, mais quand on ne prend pas le métro, que peut-on savoir de Louise Michel aujourd’hui ? Où qu’on aille, Il fallait toujours se tourner côté Levallois pour ne pas se faire toucher par l’ombre immense de la tour Hyatt qui surplombe Maillot et son ronflement. La rue, sans charme, avait cependant l’élégance de vivre par elle-même et de ne rien attendre de l’éclat des alentours. C’était une respiration soudaine dans l’étalage de fric du quartier, et en y débouchant, par l’angle du lycée Sainte-Marie quelque chose de neuf se décelait dans la poitrine. Au 28, c’est le 32 qui était indiqué (le 28 avait étrangement disparu), et l’on rentrait dans la cour, donnant vers la gauche sur la rue Cino Del Duca et a droite sur un hall d’entrée sobre, que l’on pénétrait, le jour sans sonner et le soir, à partir de 21h, grâce à un badge ou, à défaut en dérangeant la vieille madame P. qui habitait au rez-de-chaussée

proposition n° 7

On était toujours à deux doigts l’un de l’autre. Sans se voir vraiment, dans le cube blanc de l’appartement, sur le lit qui servait parfois de trampoline, à la cuisine, littéralement à trois pas, dans la douche de la trop grande salle de bain, un vrombissement permanent entourait nos yeux. Allers et retours incessants, entrées fracassantes, intérieur qui se replie sur lui-même, prolongement des éclats dans le dehors de lumière touffue. La nature autour, encadrée d’ immeubles simples, est restée telle quelle aujourd’hui, muette et douce. Elle a gardé sa gorge blanche et accueillante, malgré le déménagement. A la camionnette qui démarre, secouée d’aurevoirs agités, répond son invincible silence. Là-bas, sans bien savoir d’où on parle, git une science qu’on ne retrouvera plus, faite d’incroyable et de merveilleux, de crédos naïfs et de rêves glissants ; même si avec le temps la foi s’émousse, je sais qu’elle pense un peu parfois aux 42 mètres cubes qui accueillirent un temps ces certitudes vite enfouies.

proposition n° 8

Elle est partie cinq jours et n’aura même pas vu la pluie que tout le monde attendait avec impatience. Comme l’été avait été jusque-là très lourd, l’eau qui noircit maintenant le ciel et le sol a été accueilli avec joie par les gens et les journaux, qui titraient hier déjà sur son retour. Ce n’est pas encore l’orage, mais c’est un bon début. Ici l’herbe des gazons proprets n’a pas souffert des chaleurs ; il faut croire que l’interdiction d’arroser vaut pour tous sauf pour cette ville. Les odeurs tièdes de bitume lavé qui remontent par la fenêtre entrouverte au son de l’écrasement des grosses gouttes ramènent en image l’exotisme oublié d’une Asie lointaine. Plus probablement, c’est la Normandie funeste mais précieuse qui s’est invitée, et l’on est peut-être nombreux alentours à espérer des vallons verts et des parties de cartes interminables, en attendant un dîner qui ne vient pas. Il a fallu allumer la lumière, sans quoi on n’y voyait plus rien. Tout s’est donc écrasé, comme abaissé dans le néon froid. Heureusement, la lumière jaune du chevet relève un peu le tout en dessinant des ombres longues au plafond. Les allers et venues sont courtes et rapides, dans ce réduit ou l’on étouffe. Se lever du bureau, aller chercher une bière, arranger un livre sur la petite bibliothèque. La microscopique télé qui ne fait plus que de la neige depuis le passage à la TNT a perdu son pouvoir hypnotique, mais on l’allume parfois, pour la lumière étrange et le chuintement. Mais pas besoin aujourd’hui, le son continu du ruissellement sur les façades fait un lit parfait à la fatigue et la tristesse.

proposition n° 9

Entre chaque froissement de drap, un goutte légère tombe, aiguë, dans l’eau du bac de la chasse. Elle se retourne en feulant, et mâche un bout d’air. La nuit dense ramasse sur elle les sons, les chiffonne et les noie dans un vibrillonnement sourd. Scooter qui passe et repasse, puis s’en va ; et son bruit qui se perd à jamais, mais qui vaudra bien le bruit d’un autre scooter, se tuile sous le grésillement du réfrigérateur, lancinent, et qu’on finit par accepter d’oublier, mais qui en s’arrêtant soudain ouvre un gouffre dans le ventre, vite comblé par la toux sèche d’à côté, un coup de papier de verre sur du bois, et qu’on oublie pas depuis avril maintenant qu’elle dure, derrière les murs en carton qui ne disent rien d’autre que le partage infime des intimités.

Elle se retourne encore, dans un grincement souple et qui persiste à l’oreille au delà de sa fin et brusquement un voilement horrible de tout ; l’espace va en s’aplatissant et se rabougri ; mais très vite une alarme salvatrice, de voiture sans doute, loin et comme un chien aboyant mais retenu en laisse réouvre l’espace aux interstices. Et le coeur, qui battait mais que personne n’écoutait plus, respire à nouveau, et son bruit gonfle, jusqu’à s’adosser au roulis suave de l’alarme, et déborder quand elle plonge trop vivement, déborder et se mêler à ce qui reste encore de la nuit calme.

proposition n° 10

On plonge les mains dans l’eau chaude et savonneuse et l’odeur piquante du produit de lavage remonte au nez ; la serpillère est tiède et dégoulinante et résiste à la torsion ; une épaule se crispe à trop forcer sur le bout de chiffon sale et gras qu’on étale ensuite sur le carrelage dans un bruit d’eau. Les allers retours du balai, réguliers et en rythme s’installent dans l’air en mouvement continu La machine, qui a fini de tourner, s’ouvre d’une main, dégageant une odeur de lavande synthétique et humide, et le son sec de la butée de la porte enclenche précisément l’aspirateur — gros bruit sourd — qui souffle au démarrage un vent chaud de désert, et répand une petite poussière fine et acre qui se pose délicatement sur la peau. Le bout des pieds, chaud de la lumière qui traverse la baie, remue, balaie les draps — frottement doux — puis c’est l’oreiller frais qu’on ramène sous la tête pour y enfoncer la joue — une main caresse, en rêve, le visage. Dans la bouche odeur de pissenlit et de mouches mortes ; l’acide, loin, dans le palais, et la gorge qui veut boire pour laver. L’oeil qui ne se décolle pas, et la paupière qu’on arrache maladroitement. Les poils tirent depuis sous la peau, ça passe la paume comme pour peigner — ça va mieux — mais sous les doigts, désagréable, comme un film gras et les cales des mains font du sable sur le front. Ca sent le chaud et les lombaires, douloureuses, crient un peu au roulis lent du corps. Un étirement pour les muscles qui se déplient en grinçant, douleur bonne et diffuse, profonde, fait de la place au matin naissant.

proposition n° 11

En entrant on sent déjà l’odeur acre de l’urine et le bruit de la soufflerie intermittente du sèche main agace les oreilles. Des lignes de lavabos, face à des lignes d’urinoirs. Blanc brillant, immaculés car lavés trois fois par jour. Un type, grand et chapeauté comme un dimanche sort bruyamment d’un cabinet à la porte jaune, niché dans un recoin. Il part sans se laver les mains et claque la porte jaune avec force qui rebondit et fait sursauter un petit vieux courbé sur l’ouverture du zip de son pantalon de tergal marron, la tête presque à hauteur de la chasse argentée des urinoirs. Le vieux souffle un peu du peu d’air qui lui reste dans les poumons, et parvient à descendre subitement sa braguette. Les robinets s’ouvrent et se ferme à un rythme effréné, crachant des torrents d’eau qui éclaboussent les miroirs, en sons secs qu’entrecoupent les bruits gras des distributeurs de savon qu’on presse avidement. Claquent encore les portes, souffle encore le vieux, lent et intangible dans la vitesse du monde. Un enfant accroupi sur un WC, porte à demi ouverte, culotte baissée sur les genoux, aidé par sa mère — seule femme autorisée ici — et qui le soulève comme un paquet par dessous les genoux, chouine et pisse maladroitement. Aux urinoirs pleins, des hommes et des garçons, ouvriers bourrus, pères de famille, jeune étudiant efféminé, se vident en tentant de ne pas se laisser envahir par la curiosité mêlée de honte qui les pousserait à jeter un oeil par dessus la maigre cloison d’émail blanc pour vérifier la taille du pénis de leur voisin. La tension de la promiscuité fige et raidit, et on ose difficilement lâcher le premier jet. Enfin, le roulement sonore du plus téméraire d’entre eux déclenche avec soulagement les mictions voisines. Puis les chasses s’allument séquentiellement, au ballet étrange du départ des pisseurs rezipant leur braguette dans un entrechat léger. Le jeune efféminé est le dernier ; il se remballe en bredouillant, et va timidement, tête baissée et pourpre laver le bout de ses doigts d’un filet d’eau mince avant de s’enfuir d’un pas pressé.

proposition n° 12

Une porte claque au troisième et résonne en couvrant le grognement de la gardienne qui à l’entresol se plie sur son balai presque neuf, et aussitôt un éboulis de pas sonores envahi l’escalier. La chamaille, les pincements et les bourre-pifs des trois petits, tancés par la voix monotone d’une mère fatiguée s’enroulent en serpentin et dévalent les marches quatre à quatre. La gardienne descend d’un degré, et au bout de son balai, la poussière avec elle. Un cri rattrape la mère depuis le palier et la voilà qui remonte, souffle court, chercher son oubli en laissant à eux-mêmes les marmots que d’une main tendue au loin elle subjugue et garde silencieux et fascinés, yeux ronds de bonheur béat. Silence suspendu, puis l’ascenseur crisse et démarre dans un bruit marin. C’est le foc qu’on tend dans un son de roulis, et qui s’arrête dans un rebond, là-haut. La toux métallique de l’interphone ouvre la porte cochère sur la lumière de la rue depuis laquelle pénètre un homme lourd et ballotant ; il tient en main un petit sac de kraft beige, presque vide qu’il serre contre son flanc. Il éclipse presque entièrement le soleil du dehors qui se glisse pourtant en tache sur les carreaux ciments du hall. Trois gosses passent en furie et le pousse presque sous les cris d’une mère éreintée et poussette pliée à la main. Il sont dehors et les hurlements s’éloignent. En haut une nouvelle descente s’amorce, lente cette fois-ci. L’ascenseur se remet en branle. Encore l’interphone, le gros homme se tourne de curiosité au grésillement imperceptible mais la porte restera muette. La gardienne descend d’une marche, la poussière devant elle. Le gros homme souffle et pose un oeil lent sur les plaques dorées rivetées du hall, puis se retourne. Un examen rapide de la largeur du minuscule ascenseur le décide à tenter l’escalier. Il va croiser la gardienne, qui le nez rivé sur son paquet de poussière, s’écartera en le saluant. Quand elle aura terminé de pousser son petit tas marche à marche, elle remontera les huit étages, en ascenseur, avec son habituel seau rouge et plein de mousse chaude qu’elle tartinera sur le bois noir de l’escalier. Et chacun, en marchant alors sur la pointe des pieds avec une précaution infinie, la remarquera enfin.

proposition n° 13

La boutique était fermée depuis longtemps (tout l’indiquait : peintures blanches de la vitrine écaillée, tag et affichettes, courrier entassé et glissé sous la porte), mais dans un recoin sombre, derrière un rideau de fer à moitié tiré, de temps à autre des punks à gros chiens noirs buvaient en riant fort. Parfois, des gens déçus venaient, puis repartaient non sans avoir soufflé d’étonnement et tiré machinalement sur la porte close. Le matin, le soleil entrait par les vitres ternes et laissait entrevoir une salle, peut-être de restaurant, ou de bar : carrelage grège, murs foncés ; une porte, au fond, ne donnant sur rien ou presque. La rue était longue et exigüe. Presque morte le soir, elle s’animait vivement entre 8h30 et 10h, puis retombait la journée entière dans une sorte d’inanition. De longues dames en robes passaient aux heure de sortie de bureau pour aller chercher leurs enfants à l’école non loin. Des rires forts et suraigus se faisaient entendre, puis s’éteignaient peu à peu. À deux pas, la galerie commerciale construite dans les années 80 (une allée de boutiques puis au bout, après un coude, un cinéma presque toujours vide) étonnait par sa torpeur. On pouvait tout de même y croiser des connaissances, voisins ou amis, et entamer un bout de discussion vite abrogée par un enfant impatient ou un accès de gêne. Vers midi, la boulangerie flambant neuve, construite spécialement pour le quartier de bureau qui s’était monté pas loin il y a peu (immeubles bas et design, pour lesquels ont avait semble-t-il laissé carte blanche aux architectes ; certains disaient, en baissant les yeux : malheureusement) se remplissait de jeunes cadres confiants et parlant fort. Puis la galerie se vidait soudainement après le déjeuner comme pour une sieste méritée. Les après-midi, en semaine, se déroulaient languissamment, et les commerçants passaient la plupart de leur temps hors de leur boutique, à guetter, clope au bec, ou yeux rivés au téléphone, la vie qui s’amenuisait, espérant un client qui ne venait presque jamais.

proposition n° 14

Son casque de cheveux noirs apparaît dans l’embrasure, au dessus de deux yeux vifs et bruns ; son gros sac à dos passe difficilement la porte. Un jean moule ses jambes grêles qu’un haut flottant recouvre à moitié. Elle tremble un peu, s’agite en refermant et, passant devant l’attroupement, file vers l’escalier. La plus grande des vieilles ne la remarque presque pas ; sa bouche grasse de rouge s’émeut un peu en grimaçant, mais ses yeux pâles restent plantés dans ceux d’en face, verts et acides, et qui sautent de haut en bas. L’homme, la quarantaine flottante, tempes à la dérive et bedaine célibataire, mouline dans l’air de ses bras courts ; des petits cris de souris plaintive s’échappent de sa bouche en trait mince. Son pantalon lui tombe sur les hanches à chaque sautillement. La main rouge de la femme qui le flanque, petite pataude aux traits fermiers en robe de coton mauve, se retient sans cesse de le lui remonter. Elle tripote par à-coups nerveux un collier de fausses perles tombant dans un corsage muet. Les yeux riboulant, la femme renifle à chacune des inflexions calmes de la plus grande des vieilles, qui, dans sa tenue bourgeoise impeccable, jupe de futaine et haut de soie fleurie largement ouvert sur une peau tannée accueille avec aménité les doléances du couple. À sa droite, une autre vieille plus petite et comme effacée par la statue auguste de sa comparse, semble attendre le retour éternel de son défunt mari. Elle asticote ses doigts crochus, en baissant des paupières fatiguées. Son corps, comme une chemise sur cintre, flotte sur une structure bancale. Sa bouche remue dans le vide comme un Ave puis esquisse un sourire qui lui relève la tête au passage de la jeune fille brune.

proposition n° 15

Monsieur, je ne sais pas si vous savez bien qui je suis, j’habite au dessus, au quatrième de ce petit immeuble, et je vous vois regarder depuis tout à l’heure, et je m’interroge sur votre rôle dans cette affaire ; je me demande : qu’avez-vous à gagner à regarder ainsi ? mais j’espère aussi que ma question ne vous importune pas trop, que je ne suis pas trop intrusive, je suis quelqu’un de plutôt discrète d’ordinaire, je veux dire qui ne fait pas trop de vague, qui passe dans la vie sans qu’on la remarque vraiment, et je vois bien que vous, vous m’avez remarqué, alors vous comprenez bien, forcément, je me demande qu’est-ce que j’ai de si particulier à vos yeux ; qu’est ce qui fait que vous, parmi tant d’autres m’avez regardé — je n’ose pas dire espionné — comme, je l’ai vu, vous avez regardé les autres dans la scène que faisaient tout à l’heure la vieille propriétaire et le couple du 6ème, et pourtant vous vous cachiez bien, mais j’ai l’oeil un peu partout, même si, je sais bien, on ne le voit pas au premier abord, et l’oreille à l’affût du moindre petit bruit, j’ai même du mal à en dormir la nuit ; je vous pose cette question un peu comme un défi, mais je comprendrais tout à fait que vous ne souhaitiez pas y répondre, que ce qui vous motive à rester là, immobile et sans bruit pendant des heures soit à jamais un secret bien scellé en vous, vous voyez, moi aussi j’ai mes secrets, enfouis en moi, et quand bien même vous m’observeriez durant des années vous ne les sauriez jamais ; peut-être qu’à force d’obstination, de regard muet des heures durant je me laisserai apprivoiser, approcher, parler — qui sait ? — et peut-être qu’alors vous auriez de moi des miettes, des petites choses que je n’avais moi-même pas remarqué — tiens un grain de beauté que je n’avais pas vu ? — peut-être même que vous auriez des mots de moi, un peu de son articulé sortant de ma bouche et qui pour vous aurait un sens, vous feraient vous dire : comme je comprends mieux, et ceci et cela, tout s’éclaire, s’articule en un filet mince et continu de pensée, mais vous le savez comme moi : rien ce que vous n’auriez glané en attendant tout ce temps, ni son, ni geste, ni mot, ne vous permettrait de comprendre mieux car, entre nous, comme une complicité tacite, nous savons bien la parfaite vacuité de tout ça, c’est vous qui le disiez — ou le pensiez, ce n’est des fois plus très clair pour moi parce que le son des mots se mélange à leur image — vous le disiez, je m’en souviens, c’était hier, ou bien il y a plus de cent ans, chez vous, devant votre écran vide, ou bien assis à une vieille table de café parisien — et vous râliez, rouge de colère, comme vous étiez comique tout à coup ! — vous le disiez avec une morgue indistincte et pathétique, vous le disiez et vous aviez failli m’arracher une larme tant votre turpitude faisait de la peine à voir, tant vous aviez l’air de vous débattre dans une recherche infinie et parfaitement puérile, tant vous aviez l’air perdu dans vos contemplations qui ne faisaient que vous éloigner un peu plus de ce que vous aimiez à mesure que vous cherchiez à l’atteindre.



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1ère mise en ligne 30 juillet 2018 et dernière modification le 6 août 2018.
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