Fabienne Verstraeten | Mélancolie

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Après avoir longtemps travaillé dans l’art et la culture, Fabienne Verstraeten exerce aujourd’hui la psychanalyse à Marseille.
proposition n° 1

Retour sur une image, non pas une maison, une ville d’enfance, mais retour à l’image-même, aux photographies énigmatiques d’une époque qu’elle n’a pas connue, longtemps demeurée image sans images. Entendue plutôt que vue. Ce qu’on lui a conté, et qui a fini par faire légende. Image surgie par bribes, morceaux d’images et d’éprouvés : le noir et le blanc d’une foule engoncée, immobilisée dans de lourds vêtements — c’est l’hiver. Le cercueil que l’on ne voit pas en entier, car il est déjà pour une part sorti de l’image et, derrière, marchant au pas, le jeune-homme d’à peine vingt ans, le regard rivé au sol. A ses côtés, l’épaisse silhouette de sa mère. Une image fixe qui défile et glisse comme avance le cercueil, filant, disparaissant sur la gauche de l’image. Un retour vers, son retour à, cette histoire dont on lui a dit depuis l’enfance qu’elle était sienne.

On n’échappe pas à ce qui s’est inscrit.

proposition n° 2

Mais l’image a toujours été là, il suffisait d’y revenir, de la retrouver. Plus qu’une image, c’est une scène qui se déroule sur une place pavée de gris. Au fond, un bâtiment, une église peut-être, ou tout autre monument officiel, administration communale, mairie. Architecture lourde. A droite, un mur aveugle en briques où l’on voit, dessiné comme une ombre, le pignon d’une maison qui n’est plus. Le bâtiment officiel comporte deux ouvertures et une loggia dans l’ombre de laquelle une foule s’est amassée, qui regarde la scène. Devant, sur la place, des lampadaires sont recouverts d’un drap noir, on y a accroché des haut-parleurs. Ce pourrait être un décor de cinéma que l’on aurait monté la nuit précédent la scène, il y a du son, on imagine le son mais on ne l’entend pas. Au premier plan, à gauche de l’image, devant la bâtisse, un dais noir. Une foule marche derrière un cercueil porté à l’épaule par huit jeunes hommes vêtus d’une combinaison claire et coiffés du béret noir des résistants. Un brassard comprime leur bras juste au-dessus du coude. Le cercueil est recouvert d’un drapeau comme un drap couvrirait un mort. Plus qu’une image, c’est une scène qui rompt avec la fixité de l’image. Les porteurs se dirigent vers la gauche. A côté du cercueil, un homme, le visage tourné vers l’action comme s’il l’orchestrait, un parapluie accroché à son bras. Et derrière, on voit avancer le jeune-homme triste, long manteau noir, regard myope rivé aux pavés. Dans sa main, gauche, il tient gants et chapeau. Lorsqu’on agrandit l’image sur l’écran de l’ordinateur et que l’on zoome pour en saisir les détails, on voit assise à l’avant de la loggia, sur le rebord d’une dalle en pierre, une fillette blonde avec une large écharpe clair. L’enfant surplombe la scène.

proposition n° 3

C’est une ville et ce n’est pas une ville. Une ville image, un instant de ville serti dans le cadre d’une photographie de format ancien, à peine plus grande qu’un timbre poste. On voit une place, une large avenue pavée de gris. Aucun détail ne trahit le lieu. Si l’on porte le regard vers la gauche, c’est une nouvelle image qui surgit, raccord avec la première. Arrêtée cette fois, en attente, gros plan sur le dais noir à gauche du bâtiment. Cinq cercueils sont posés là, recouverts chacun d’un drapeau tricolore. Entre le premier et le deuxième, un emplacement vide. A l’arrière, des hommes habillés en civil, cravate noire et pardessus, d’autres en uniforme militaire. A l’avant, des gerbes de fleurs dissimulent ceux qui les portent. Et ce que l’on ne voit pas, qui est hors-champ, il faut imaginer : de vieux commerces à la devanture usée, des enseignes fatiguées en ce jour gris de l’immédiat après-guerre. Non pas des ruines, car ce quartier de la ville n’a pas été bombardé par les Alliés en mai 1944, mais une impression de lassitude, d’abandon. Enfant, lorsqu’elle traversait les rues et les places de ce quartier, elle ne pouvait se départir du sentiment qu’il y avait là quelque chose de très vieux, de poussiéreux, qui appartenait irrévocablement à un temps révolu.

proposition n° 4

Autre temps, autre époque. A ce lieu qui n’est plus, elle relie le quartier de son enfance, situé dans la périphérie de la ville. Une banlieue proche, imaginée et construite dans les années soixante pour les familles nouvelles, père, mère, deux ou trois enfants. La guerre est loin désormais, on l’a oubliée. On reconstruit des pans entiers de villes, des maisons de brique rouge, de dimensions modestes. Au rez-de-chaussée : une cuisine, un salon. A l’étage : trois chambres, une salle de bains. Des jardins fleuris qui aujourd’hui paraissent minuscules, l’asphalte flambant neuf des rues, les trottoirs couverts de gravillons, bordés d’arbres chétifs. De la périphérie où ils habitent à présent, ils reviennent souvent en ville. A l’époque, il n’y avait pas d’autoroute. Au volant de la Simca bleue, son père empruntait une vieille chaussée, succession de pavés et d’asphalte, l’ancien et le nouveau. Sur les côtés, les maisons défilaient à toute allure, des enseignes de magasins d’ameublement, l’électroménager s’inventait à peine, les premières cuisines équipées en formica. Elle se souvient de ce magasin sur un coin de la chaussée, vastes vitrines emplies de lourds canapés en cuir, tables, chaises et buffets en bois. Vastiau-Godeau lettres rouges sur fond blanc, le logo est toujours pareil, qui signalait l’avancée de la ville.

proposition n° 5

Même image, même lieu, le retour encore. Le drapeau tricolore qui enveloppe le cercueil comme un drap couvrirait un mort, les plis du tissu figurant le corps dessous. Les porteurs : des hommes jeunes, vêtus de combinaisons claires, coiffés du béret noir de la résistance, l’Armée secrète. Ils sont à l’arrêt, jambe gauche fléchie, pointe du pied touchant le sol, talon levé. Léger déhanchement. Elégance du guerrier victorieux, oui, mais à quel prix ? Et devant, les deux qui guident la marche, leur main enserrant la hampe du cercueil, doigts crispés sur le manche, visages graves. Les gants et le chapeau que le jeune-homme triste tient négligemment dans sa main gauche. Les lunettes cerclées de noir qui dissimulent ses yeux, regard myope rivé au sol. Et sur son visage, cette moue boudeuse, lèvres serrées. Derrière la mère et le fils, un homme paraît trop grand, puis le cortège des femmes, manteaux sombres, chapeaux et parapluies. Sur les lampadaires, un tissu noir est posé comme pour éteindre la lumière. Et la fillette blonde assise sur le muret de la loggia, qui surplombe.

Le ciel est invisible, il devait être d’un blanc laiteux.

proposition n° 6

Soixante dix ans plus tard, ce même lieu du retour qui déjà alors s’appelait Place Cardinal Mercier. A lui seul, Désiré Félicien François Joseph Mercier relie les lieux de l’enfance. Car il est né dans la petite ville de la périphérie où elle a grandi, et il est mort à cet endroit précis. Le 1er janvier 1915, sa lettre pastorale Patriotisme et Endurance avait été lue dans les églises à l’insu des Allemands. Patriotisme et endurance : pareil pour les résistants de la guerre qui suivrait vingt-cinq ans plus tard.

De l’autre côté de la place, face à la maison communale, une gare semblable à toutes les gares de briques rouges et pierres grises bâties à la fin du dix-neuvième siècle dans ce style néo-gothique que l’on trouve un peu partout dans la partie nord de la ville. Et puis Jette, Jette ! telle une injonction. Jette ou le nom de ce lieu où sont nés, où ont grandi et où sont morts son père et son grand-père, qui portaient le nom. Ce même patronyme, V., qui désigne aujourd’hui une rue du quartier. V de victoire, drôle de victoire. Lorsqu’elle déposait ses enfants à la crèche, le matin, elle empruntait la rue V. , et elle éprouvait un vague sentiment de fierté que c’était bien là sa rue. V. où le nom de la rue-même puisque le patronyme, d’origine flamande, signifiait « loin dans la rue », V ou le nom d’une rue. Non loin de la place où avait eu lieu la cérémonie, intégré à son paysage actuel, le Centre public d’Aide sociale en quatre lettres, CPAS, bâtiment en briques jaunes, trois étages, modernité des années soixante, où un jour d’été du XXIe siècle débutant, son père avait décidé de mettre fin à ses jours.

Né à Jette, mort à Jette, jour de juillet.

Ce jour-là, le ciel était bleu.

proposition n° 7

La scène n’est plus, et pourtant elle demeure et persiste en un point obscur. Les témoins nombreux qui composaient la foule ne sont plus. Ceux qui escortaient le mort pour un dernier hommage en ce jour gris d’hiver, formant le lent cortège qui traversait la place, sont morts à leur tour. Disparus, tous, sauf une que l’on ne voit pas encore sur l’image, silhouette oblitérée par celui qui accompagne la procession et semble la guider, et par le couple du fils et de la mère. On la découvre plus tard sur une autre photographie, jeune-fille de quinze ou seize ans, habillée d’un tailleur clair aux larges épaulettes, mains gantées de noir, jointes en signe de prière, visage opalescent.

La scène n’est plus, à peine aura-t-elle existé. Pendant longtemps, elle n’eut d’yeux que pour la silhouette du jeune-homme triste, regard myope rivé au pavé. De la scène toute entière, elle avait extrait ce seul personnage vêtu d’un long manteau noir. L’image avait toujours existé, sans rien autour, rien au-delà, isolée de tout paysage. Une image abstraite, comme ces marqueurs, ces points de repère que l’on a tous, petits bouts d’histoire que l’on raconte et qui, mis bout à bout, constituent la légende ou le roman familial dont on sait aujourd’hui combien il est invention et fiction. Voire même rattrapage, comme ces examens de repêchage proposés à ceux qui ont échoué. On leur tend la perche, on leur propose de s’accrocher, et s’ils ne la saisissent pas, ils se noient. L’image du jeune-homme triste avait toujours existé comme un moment-clé de l’histoire familiale. Un trait, une marque qui traverse les générations, comme la forme d’un nez, les lèvres boudeuses que l’on retrouve sur le visage du fils, puis du petit-fils, avec des écarts, car celui-ci n’est pas le fils du fils qui lui est resté sans enfant. Un jour, elle s’était décidée à y aller voir de plus près, et ce fut alors le début d’une toute autre histoire.

proposition n° 8

Il pleut. Il pleut aujourd’hui comme il pleuvait ce jour-là. Il pleut et c’est une pluie infinie, un rideau incessant, comme un voile tombé sur le paysage. Elle écrit au cœur de l’été resplendissant du Sud, au centre de la canicule qui cet été-là s’épand sur tous les paysages de France. Il fait chaud comme jamais encore, la nuit comme le jour, on ne peut échapper à cette chaleur envahissante qui recouvre tout, qui assèche tout, les pages des journaux, les voix de la radio, les conversations aux arrêts de bus et dans les commerces. Chaleur étouffante, et pourtant il pleut.

Dans l’image, tout indique la pluie triste et lourde des jours d’hiver. La lente marche funèbre ne peut appartenir qu’à l’hiver. Non pas l’hiver lumineux des jours de neige, mais les journées moroses qui précèdent le froid. Il pleut d’une pluie fine qui vous transperce les os, et c’est novembre, le mois des morts. Ils sont habillés de lourdes redingotes, de sombres manteaux. Ils portent des chapeaux et des gants, il y a ce parapluie accroché au bras de l’homme qui accompagne le cortège, et l’écharpe blanche de la fillette assise sous la loggia. On n’entend ni cris ni sanglots. Image grise de pluie. Il pleut d’une fine pluie qui ne cesse pas.

proposition n° 9

Si du son accompagne l’image, c’est un bruit lointain, étouffé par le temps. Lent, pesant, suivant l’avancée du cortège. On a recouvert de tissu noir les lampadaires comme pour éteindre la lumière, et accroché à chacun d’eux des haut-parleurs qui diffusent une musique dans des directions opposées. Le premier accompagne le sens de la marche et lui donne son rythme, l’autre semble attendre ceux qui arrivent au loin et ferment le cortège. Quels sons pour une scène de fin de guerre lorsqu’on se met à compter les morts ? Quelle musique si ce n’est celle grésillante, crépitante, d’une marche funèbre enregistrée sur les vieux vinyles de l’époque ? Une fois passé le temps de liesse et les chants militaires qui accompagnaient l’entrée des Alliés dans les villes, les bruits des moteurs des jeeps, les klaxons et les cris suraigus de la foule libérée, les bals musettes de mai et juin ’45, quelques mois plus tard, l’automne venu, à l’heure où l’on enterre les morts, c’est autre chose, alors le bruit confine au silence. Pas de conversation, si ce n’est quelque chuchotement dans la foule des curieux amassés sous la loggia. Et peut-être ce cri muet de la femme âgée aux cheveux blancs qui ouvre le groupe des femmes à l’arrière du cortège. Elle marche la bouche ouverte, prête à hurler. Et peut-être hurlait-elle en effet, car n’était-elle pas la mère du mort ?

proposition n° 10

1

Quelles odeurs de ce jour d’après-guerre ? Non plus les effluves sèches de la destruction, de la poussière et des incendies, puisqu’on était désormais dans le temps de l’après, le temps de l’odeur d’après la pluie et de l’humidité qui persiste et plaque les cheveux sur le visage. Les relents insistants de la naphtaline qui imprègne les lourds manteaux de laine que l’on avait gardés enfermés durant toutes les années de guerre, et des chapeaux en feutre que l’on avait sortis du fond des armoires pour l’occasion. Senteur aigre, animale, des gants de cuir que le jeune-homme triste tenait à la main. Et le parfum entêtant des gerbes de fleurs qui dissimulent les visages de ceux qui les portent. Y avait-il de l’encens ? Rien n’indique que la cérémonie fût religieuse. Et si elle ne l’était pas, quelle aurait pu être l’odeur, le parfum d’une cérémonie laïque ?

2

Les poings de ceux qui portent le cercueil, serrés, crispés sur le bois lisse de la hampe. La caresse légère, à peine perceptible, d’une main posée sur un avant-bras, en guise de compassion. Ou la poigne vigoureuse du fils sur le bras de sa mère, la veuve, car viendrait le moment où elle allait défaillir et il faudrait la soutenir. Ou encore cette façon qu’ont certains de vous prendre à la fin de la cérémonie, au moment du défilé des condoléances. Cette manière de saisir vos épaules et de les secouer, comme pour dire : tiens bon, ne t’écroule pas, reste debout ! Quand d’autres vous font une longue et profonde accolade, ou une simple poignée de main, ferme, vigoureuse, loyale.

3

Ce qu’on mangerait une vingtaine d’années plus tard, une fois enterrée et oubliée la cérémonie de ce jour gris d’hiver. Les plats mitonnés par la grand-mère qualifiée désormais et pour toujours de veuve de guerre. A la Toussaint, lorsque la famille se réunissait le premier novembre pour la fête des morts, elle préparait des monceaux de crêpes. Ce jour-là, ils parcouraient la ville, père, mère et les trois enfants, pour se recueillir sur les tombes des morts de la famille, et cela leur prenait le temps d’une journée. Ils arrivaient affamés en fin d’après-midi et engloutissaient comme pour se consoler, les tas de crêpes au sucre, aux pommes caramélisées qui fondaient dans la bouche. L’été, la grand-mère veuve de guerre venait faire les confitures dans leur maison de la petite ville située en périphérie. Les cagettes d’abricots, de fraises, de prunes et de groseilles attendaient alignées sur le muret du jardin. Et les soirées passaient à couper les fruits que l’on couvrait d’une quantité équivalente de sucre (on s’en mettait plein les doigts et la bouche, le suc rouge fruité dégoulinait sur les mains et le menton) pour transformer la purée translucide en confitures le lendemain matin. A la fin de l’été, les pots s’alignaient sur les étagères de bois dans la descente de l’escalier qui menait à la cave, variations de rouges et d’orange, fermés par un couvercle de paraffine grise blanche transparente. On avait alors de quoi traverser l’automne et l’hiver.

proposition n° 11

Dans le quartier de la périphérie où ils vivaient au début des années ’60, leur rue bordée d’arbres débouchait sur une place traversée par une chaussée. On trouvait là d’anciens commerces dont l’espace réduit était dédié à une activité unique. On y entrait pour les denrées de secours. Sur le coin à droite, une épicerie sous l’enseigne Battard qui ne perdura pas au choc pétrolier des années soixante dix. Plus loin à gauche, une minuscule boucherie-charcuterie. En face, de l’autre côté de la place, une boulangerie-pâtisserie. Pour chacun d’eux, des maisons dont on avait aménagé le rez-de-chaussée en magasin. La porte, vitrée sur sa partie supérieure, qui lorsqu’on l’ouvrait s’accompagnait du son aigrelet d’une clochette, correspondait à l’entrée, et la fenêtre de la maison était devenue la vitrine où étaient exposées les conserves, les pâtisseries ou les pièces de viande. A ces lieux étaient associés des souvenirs spécifiques : la pâte de coing que l’on achetait en petits carreaux emballés de papier mica et les boîtes de cacao Banania sur lesquelles figurait le visage d’un tireur sénégalais hilare coiffé d’un fez rouge chez Battard (image mythique datant de la Première guerre, qui serait interdite à la fin des années soixante au plus fort de la lutte pour les droits des Noirs américains) ; les choux à la crème en forme de cygne, garnis de dés d’ananas posés sur la crème chantilly, dans la vitrine de la boulangerie ; et ces fines tranches de saucisson rose saumon que le boucher offrait aux enfants par-dessus le comptoir quand ils accompagnaient leur mère à la boucherie. Plus loin, isolée dans une rue nouvelle, une librairie-papeterie dotée de larges baies vitrées en guise de devanture, où sa mère lui avait offert son premier roman, Le Petit Chose d’Alphonse Daudet en Livre de Poche.

A partir de là, on entrait dans la modernité.

proposition n° 12

Dans la scène décrite ici, tout est attente de l’événement. Il y a certes le cortège qui traverse la place en une marche lente et funèbre. Mais il y a aussi la foule des badauds et des curieux amassés sous la loggia de la maison communale. Car la façade de ce vaste bâtiment en briques et en pierres, à la silhouette de château gothique, est pourvue d’une terrasse couverte à laquelle on accède par une volée d’escaliers. Espace qui évoque les loggias des peintures de la Renaissance italienne ou flamande. Dans ces tableaux, la loggia constitue le lieu même de la scène et ouvre à l’arrière sur des bouts de ville ou de campagne, parfois une succession de villes et de campagnes en miniature, paysages d’un espace narratif. Ainsi, dans la célèbre Vierge du chancelier Rolin du peintre Van Eyck, une Vierge flamande, aux longues boucles dorées, enveloppée d’un vaste manteau pourpre, présente l’enfant Jésus à Nicolas Rolin, chancelier du Duc de Bourgogne, habillé d’une robe de brocart d’or et de fourrure. A l’arrière, trois arcades ouvrent sur un paysage de collines. Au centre, un fleuve sur les rives duquel, on aperçoit deux morceaux de villes, l’un d’un caractère campagnard sur la gauche, l’autre plus dense et urbain, sur la droite.

Si la loggia de la maison communale est aujourd’hui le lieu de passage vers les bureaux de l’administration où l’on fera la file pour obtenir un document certifié — à l’exception des vendredi et samedi matins réservés aux mariages (la mariée au bras de son père à l’entrée, et de son mari à la sortie), avec l’inévitable photo de famille sur l’escalier (les mariés au centre tels les petites figurines en sucre au sommet du gâteau qui clôturera le repas de noces dans quelques heures), dans la scène décrite ici, elle est comme immobilisée, non pas en raison d’un arrêt sur image ordonné par le photographe qui documente la cérémonie, que du fait même de l’attente de l’événement et de l’aspect spectaculaire de la scène à venir. Car c’est de là que l’on regarde : loggia ou loge de l’opéra, espaces mêmes du regard.

proposition n° 13

La nuit qui précède la cérémonie, le lieu est vide et ses contours indéfinis. Ombres du bâtiment en fond de scène et du mur latéral aveugle. Aux premières lueurs, un camion s’arrête, qui transporte la tente ou le dais noir. Surgissent alors de l’ombre ou des cafés faiblement éclairés qui entourent la place, une dizaine d’ouvriers en salopette bleue et casquette grise, qui commencent à fixer les poteaux aux pavés de la place, quatre aux angles, deux au centre, puis à tendre la toile de velours sombre bordé d’un galon doré. Sous le dais, ils installent un plancher. A l’avant de celui-ci, trois marches en bois. Ils couvrent les lampadaires d’un tissu noir, et à chacun d’eux, ils accrochent des hauts-parleurs reliés par un câble qui pend lourdement. Quand le jour se lève, des hommes et des femmes encore jeunes arrivent, qui composeront la foule des curieux. Habillés de lourds manteaux sombres, pour certains coiffés d’un chapeau, ils se rassemblent sous la loggia. Arrive enfin la fillette blonde à l’écharpe de laine. On la hisse sur le muret où il lui faudra demeurer assise le temps de la scène. Deux gamins de huit ou dix ans, l’un blond, l’autre brun, se postent à ses pieds. Tous sont en place, la cérémonie peut alors commencer. La pellicule est en noir et blanc, nuances de gris. Clap de début, le cortège se met en branle.

proposition n° 14

Revenir une fois encore à ceux qui composent le cortège. Et d’abord au jeune-homme d’à peine vingt ans qui marche au pas, tête baissée, regard myope rivé au sol. Dans l’échancrure de son pardessus, on voit le col d’une chemise blanche ainsi qu’une cravate noire. Il tient dans sa main gauche une paire de gants en peau de chevreau et un chapeau. Des lunettes cerclées de noir aux verres fumés dissimulent son regard. Sur son visage, une moue boudeuse, lèvres serrées. Son père avance tel qu’elle l’a toujours imaginé, à cette différence près qu’il n’était pas seul sur la photographie, qu’il était en réalité entouré d’une foule de gens. Et tout d’abord, marchant à ses côtés, la silhouette épaisse et trapue de sa mère à lui. On la devine derrière cet autre personnage, l’homme qui semble guider et surveiller le cortège. Une jambe gainée d’un bas, un pied chaussé qu’elle pose au sol, un bout de manteau, une main gantée de noir. Le regard également vissé aux pavés. Sa grand-mère avait les lèvres épaisses, elle devait faire elle aussi un étrange rictus. Elle était désormais veuve de guerre, elle le restera jusqu’à sa mort.

A l’avant-plan, l’homme dont on ne sait rien, vêtu d’un manteau gris, col de chemise blanche et cravate sombre, un parapluie accroché au bras gauche. Son visage que l’on voit de profil est tourné vers le cortège. Il semble surveiller la marche des jeunes-hommes qui portent le cercueil. Peut-être était-il le maître, celui à qui l’on devrait le bon déroulé de la cérémonie ? Derrière le jeune-homme triste de vingt ans à peine et sa mère, une femme âgée aux cheveux blancs, coiffée d’un chapeau et habillée d’un lourd manteau de fourrure. Dans ses mains gantées de noir, elle tient une sacoche, ou plutôt elle se cramponne, les doigts crispés, agrippés à sa sacoche. Elle marche légèrement voûtée, ouvrant le groupe des femmes à l’arrière du cortège. Son aïeule, la mère du mort a la bouche ouverte, prête à hurler. L’adolescente de quinze ou seize ans n’est pas visible encore, sans doute cachée par les silhouettes de sa mère et de son frère. On la verra sur une photographie ultérieure, habillée d’un tailleur clair aux strictes épaulettes, mains gantées de noir, jointes en signe de prière, visage pâle. Celle qui deviendra sa tante dira n’avoir, de toute sa vie, jamais accepté la disparition de son père.

De la fillette à l’écharpe blanche en tricot, elle ne sait rien : qui donc l’a assise-là sur le mur de la loggia de la maison communale ? Etait-ce une scène à laquelle on convie des enfants ? Ses cheveux blonds sont rassemblés en chignon sur le sommet de sa tête. Elle porte un manteau clair, de longues chaussettes blanches en laine couvrent ses mollets. A ses pieds, deux gamins, frères ou cousins, l’un blond, l’autre brun, regardent passer le cortège. Ces trois là n’ont pas de nom.

Quant au défunt, quant au héros résistant, quant à son grand-père, c’est son corps qui est enfermé dans le cercueil, ce sont les restes de son corps que contient le cercueil. On ne le voit pas, on ne le verra jamais. Il est absent à tout jamais.

proposition n° 15

Mais qui es-tu toi si je ne suis personne, demande la fillette blonde à celle qu’elle observe de l’autre côté de la place, du haut du mur où on l’a assise ce jour gris d’hiver de l’après-guerre, surplombant la scène, quel est ton nom si je n’ai pas de nom, que viens-tu faire dans cette histoire à réveiller les morts, les endormis, sertis dans le cadre de quelques photographies anciennes, d’où regardes-tu ce qui n’est plus depuis tant d’années, et pourquoi tritures-tu ces histoires vieilles de soixante dix ans, en quoi te concernent-elles aujourd’hui, oui, d’accord, il s’agit de ton grand-père défunt, l’éternel absent, car c’est lui, le héros résistant qu’on enterrait ce jour d’hiver de l’après-guerre et ce sont bien ses restes que contient le cercueil recouvert du drapeau tricolore, mais en quoi cela te regarde-t-il à présent, n’y a t-il pas des morts de guerre dans toutes les familles, pourquoi passes-tu tes journées et tes nuits à scruter les photographies de ce qui est passé depuis si longtemps, que cherches-tu à comprendre, certes, il s’agit de ton grand-père et de ton père et peut-être moins du premier depuis toujours disparu, que du second qui de ce jour sombra dans une profonde mélancolie que personne ne vit et dont jamais on ne prononça le nom, et de tous ceux qui dans ta famille portèrent le patronyme qui s’est éteint il y a quelques années lorsqu’à son tour ton propre frère disparut. Le nom n’existe plus, exactement comme dans ton rêve : les deux, ton père et ton frère, étaient assis sur la branche d’un arbre en hiver et cette branche sur laquelle ils étaient perchés, dans ton rêve, elle s’est cassée et les deux, ton père et ton frère, sont tombés.

A ton réveil, songeant à ce rêve, tu avais pensé : la branche masculine est cassée.

proposition n° 16

Ce que tu n’as pas vu et que tu ne vois pas, ce que les quelques photographies ne te montrent pas. Les caves de l’immeuble 347 avenue Louise à Bruxelles, siège de la Gestapo, où celui qu’on enterre ce jour d’hiver de l’après-guerre, fut enfermé pendant plusieurs semaines avant d’être transféré dans le camp au nord de la ville d’où partirent les convois de Juifs. Tu ne vois pas non plus, car tu ignores son nom et tu ne sais rien de lui, cet homme, compagnon de résistance qui l’aurait trahi sous l’effet de la torture. Car on les tabassait et on les torturait dans les appartements situés aux étages de l’immeuble 347. On les soumettait à la question, puis on les entassait dans les caves. Aujourd’hui, la résidence a une apparence anodine, et sans doute était-elle aussi insignifiante à l’époque, et ne différait-elle en rien des autres immeubles de la prestigieuse avenue bruxelloise.

Tu ne mentionnes pas non plus la lettre qu’il a écrite dans cette cave où il fut séquestré pendant plusieurs semaines de l’année 1943. Une écriture tremblante, maladroite, à destination de sa femme, ta grand-mère. Il était tailleur de son métier, il confectionnait des costumes pour hommes. Avec ses yeux sombres et sa petite moustache carrée, il portait beau. Il était élégant et lettré, disait ton père. Pourtant cette lettre, écrite au crayon de papier, comporte de nombreuses fautes d’orthographe comme s’il ne savait pas écrire et surtout, disait ton père qui en éprouvait un sentiment de honte, il demandait à son épouse d’entrer en contact avec monsieur Untel, avocat susceptible de le faire sortir et dont il n’était pas certain qu’il ne fût un collabo rexiste. Quand il évoquait cette lettre, ton père était indigné. Il aurait préféré que son père n’eût pas peur de mourir pour la liberté et qu’il fût un héros jusqu’au bout.

proposition n° 17

1. Quand, enfant, elle traversait les rues de ce quartier de la ville, elle ne pouvait se départir du sentiment que c’étaient là rues anciennes et poussiéreuses, qui appartenaient au temps jadis. Un temps indéfini, un passé imprécis. Ses grand-mères vivaient dans ces lieux de la ville, quand ses parents, jeune famille des années soixante, avaient fait le choix d’un quartier nouveau en périphérie, et qu’ils vivaient dans le temps présent de ce qui était neuf et de ce que l’on construisait : de minuscules maisons de briques, chacune avec son jardin et son garage en sous-sol. Ici, les jours s’écoulaient dans une sorte d’éternel présent. Quand elle parcourait les rues de ce quartier de la ville, il lui semblait longer un passé sans nom, sans âge. En particulier quand ils rendaient visite à la grand-mère maternelle qui habitait un deux pièces au troisième étage d’une maison obscure, emplie de meubles lourds. Au-dessus de son appartement, une sorte de grenier ou de mansarde avec de nombreux cartons contenant d’étranges d’objets comme ces petites statuettes de bronze d’une dizaine de centimètres, une bergère, un ramoneur ?

2. Etudiante à l’université, il lui arrivait de passer le week-end chez sa grand-mère la veuve de guerre afin d’échapper au bruit et à l’agitation familiale (car ils étaient bruyants, ce n’étaient qu’éclats de voix qui se chevauchaient, on ne s’écoutait pas parler, on parlait tous en même temps). L’ennui des fins d’après-midi des dimanches d’hiver, lorsque la ville devenait silencieuse et qu’on n’entendait rien si ce n’est le glissement métallique du tramway sur ses rails ou le crissement des pneus de voiture sous la pluie.

3. Mais ce n’étaient là que petits bouts de réel, infimes désagréments qui lui procuraient un sentiment d’inadéquation entre elle et ces lieux. Car il y eut plus grave, comme si, rétrospectivement, ces moments d’inadéquation ne faisaient que préparer ce qui un jour arriverait et qui serait sans commune mesure. Car c’est en ce même lieu que traversait le cortège funèbre ce jour d’hiver de l’après-guerre, à proximité de la place Cardinal Mercier où fut organisée la cérémonie d’hommage à son grand-père résistant, que près de soixante dix ans plus tard, un beau jour de juillet, par un ciel bleu resplendissant, peu avant d’atteindre l’âge honorable de quatre-vingt sept ans, son père — le même jeune-homme triste d’à peine vingt ans, qui suivait le cortège, le regard myope rivé aux pavés, commit l’irréparable en se jetant par la fenêtre de sa chambre du deuxième étage du home du Centre public d’Aide sociale. Etait-ce acte de résistance, comme de se mettre une dernière fois debout et d’affirmer sa liberté, ou acte de désespoir ? La légende familiale n’a pas encore tranché.

proposition n° 18

Le lieu, le même, ce même lieu, toujours le même. Jour d’hiver, jour d’après-guerre. Non loin de la place du nom du Cardinal Désiré Félicien François Joseph Mercier, auteur de la lettre pastorale Patriotisme et Endurance, lue en 1915 à l’insu des Allemands de par les églises du Royaume. Jour d’hiver, jour d’après-guerre, sous un ciel laiteux quand eut lieu la cérémonie d’hommage au résistant disparu, mort depuis toujours. Ce jour d’hiver, un cortège traversait la place Cardinal Mercier, toutes lumières éteintes. Soixante dix ans plus tard, l’histoire se répétererait autrement. Non loin de là, au Centre public d’Aide sociale, à proximité de la place ici nommée, jour d’été resplendissant, ciel bleu étincelant, alors qu’il atteignait l’âge honorable de quatre-vingt sept ans, son père, sur la photographie, jeune-homme triste d’à peine vingt ans, regard myope rivé aux pavés, lunettes cerclées de noir, chapeau à la main, son père, ce jour d’été resplendissant, sous un ciel bleu étincelant, commit l’irréparable. Alors, tandis que s’éteignaient les dernières notes de l’Hymne national au cimetière de Jette, le silence se fit. Et dessous les feuillages et les branchages, on vit s’envoler une dizaine de colombes blanches sur le ciel bleu.

proposition n° 19

S’il fallait reprendre une fois encore, la scène serait cette fois de peinture. Les places silencieuses et vides sous le soleil et l’ombre, de Giorgio de Chirico. Lignes architecturales, vastes bâtiments dont on présume le caractère officiel, enfilades d’arcades, clair-obscur. Un temps arrêté qui précède un événement qui peut-être n’adviendra pas. Sur un des tableaux, une fillette surgit du côté gauche et traverse la place en courant, un cerceau à la main. Silhouette d’ombre, elle se dirige vers un wagon vide dont les portes, à l’arrière, sont grandes ouvertes, prêtes à accueillir on imagine une foule de gens, une masse d’êtres humains. Plus loin, à droite, une deuxième ombre, adulte cette fois, qui semble menacer l’enfant. Ce que l’Italie a produit comme images de la Renaissance au fascisme. Car à l’orée des années vingt, de Chirico a délaissé la peinture à l’huile au profit de la technique a tempera, pigments minéraux mélangés à l’eau et au jaune d’œuf, qui contribue à la mise à distance et à l’aplatissement des formes. Cette même technique qu’utilisait le peintre vénitien de la ville et de l’humain, Vittorio Carpaccio, à la fin du Quattrocento. Car à la différence de Giorgio de Chirico, dans les tableaux de Carpaccio, les places ne sont jamais vides, ils sont le lieu même du rassemblement et du commerce humain. Dans les tableaux de Carpaccio, les places accueillent les hommages et les cérémonies comme dans Le Retour des Ambassadeurs à la Cour d’Angleterre, qui fait partie du Cycle de Sainte Ursule, transposé dans le paysage urbain de Venise. Ou dans Le Miracle de la Relique de la Sainte Croix où la foule des notables converse en petits groupes élégants, tandis qu’une procession traverse lentement le pont, que les gondoles flottent sur le canal en une danse délicate, et que le rouge des drapés et des tissus se détache sur l’eau noire du canal. C’est la vie de tous les jours que peint Vittorio Carpaccio, l’art d’être ensemble, l’art de la conversation, quand les peintures de Giorgio Chirico anticipent le vide et l’abandon, la déshumanisation à venir, déjà en cours dans les années vingt.

On alors ce seraient les images en ruines des films de Rossellini de l’après-guerre. Berlin Année Zéro, Rome Ville ouverte ou Paisa qui, de ville en ville, retrace la libération de l’Italie, de la Sicile au Delta du Pô. Un cinéma où la fiction se fait documentaire. Ainsi de cette séquence, la course effrénée, à bout de souffle, d’un homme et d’une femme qui traversent la Galerie des Offices à Florence, pour échapper aux balles des snippers allemand, et rejoindre l’autre côté de la ville. A cette différence près que dans notre récit, il ne s’agit pas de la mort du héros ni des ruines de la fin de la guerre, mais d’autre chose qui vient après la destruction. Une place donc, qui aurait quelque chose d’une piazza italienne pour ce qui est de la géométrie et du vide, traversée par des ombres, dominée par un lourd bâtiment, architecture imposante de briques et de pierres d’une quelconque administration, symbole d’un gouvernement local. Avec au sol, des pavés mal équarris.

proposition n° 20

Août 1944, la ville est aux mains des allemands. Un fleuve la sépare, le Sud est libéré, le Nord est resté aux mains des miliciens fascistes. On a fait sauter tous les ponts, seul subsiste le Ponte Vecchio. C’est le jour, mais ce pourrait aussi bien être la nuit. Nuit infinie où nul ne peut séjourner. Un homme et une femme veulent passer de l’autre côté, dall l’altre parte du fleuve. Elle pour retrouver son amour perdu, un peintre et chef mythique de la résistance, dénommé Lupo ; lui, le bras cassé en écharpe, pour retrouver sa femme et son fils. De l’autre côté : ils veulent passer de l’autre côté du fleuve, de l’autre côté de la ville, dall l’altre parte, du côté de la liberté. Alors que l’homme discute du chemin à emprunter avec un groupe de partisans (la seule possibilité est de traverser la Galerie des Offices), la jeune-femme s’engouffre dans une trouée dans les ruines au fond de l’écran. Elle s’engage dans la course vers l’autre côté, dall l’altre parte, l’homme à sa suite. Ils traversent un long couloir vide, le Corridor Vasari qui surmonte le Ponte Vecchio au-dessus de l’Arno, et qui relie le Palazzo Vecchio au Palazzo Pitti. Ombre et lumières. Au sol, l’enfilade des taches de lumière reportées des fenêtres à croisillons. Des coffres en bois enferment des œuvres, une sculpture de femme en pied emprisonnée dans un coffre à moitié ouvert. Gros plan sur la ville, le Palazzo Vecchio, palais communal, la piazza de la Signoria et la célèbre Loggia des Lanzi ou Loggia des Seigneurs. Tout est vide. La piazza est vide comme dans les peintures de de Chirico. Un groupe de soldats la traverse, un motocycliste, un char, puis un brancard porté par quatre bonnes sœurs en habit noir qui arborent un drapeau blanc. Tout est vide, les rues sont inondées de lumière. Scènes de rue en temps de guerre, règlements de comptes, des partisans capturent et tirent sur des collabos. Ultime image : dans les bras de la jeune-femme enfin arrivée de l’autre côté, dall l’altro parte, un jeune partisan invoque dans son dernier souffle, Lupo, le chef de la résistance, mort ce matin. Dall l’altro parte.

proposition n° 21

Une plateau métallique arrondi, peint et repeint en couleur vert foncé, posé en trépied sur le sol de pierres noirâtres, grumelées de grains beiges, jaunes et blancs. Deux minuscules plumets dorés prêts à s’envoler (feuilles de buis séché). Les pieds de la table sont fixés à un croisillon de métal posé sur les pierres. Vert plus clair, vert d’eau des lattes de bois, le même vert en réalité que celui du plateau métallique, mais effet d’ombre sur le bois de la chaise. Sur le plateau, un ordinateur portable est ouvert. Ecran noir, clavier bleu métal, la zone réservée à la souris, de format carré, d’un gris-bleu un peu plus foncé. A gauche, un muret de pierres sèches couleur argent scintillant, cimentées par-dessus. Pierres non équarries, ciment en minuscules replats, ilots grisâtres presque lisses. Sur une pierre, un verre est posé, café noir serré. A côté du verre, une cafetière italienne de marque espagnole. Losanges bleutés du couvercle surmonté d’un bouton noir, dans lesquels se reflète un bout de ciel. Bleu métal. Plus loin, deux petits pingouins colorés, le premier, vert au ventre rebondi blanc, le deuxième, rouge au ventre arrondi blanc, becs orange, et, encadré par les deux, un canard de celluloïd jaune de baignoire d’enfant, bec orange également. Derrière le trio de becs, un pot en plastique jaune citron gravé d’une inscription vermeil, un anneau rouge et un pot orangé renversé (nature morte d’enfance colorée à côté de la table d’écriture). Au-delà du mur en pierres et de la table dans l’ombre, un deuxième mur, ensoleillé celui-là, pierres roses jointoyées d’un ciment gris blanc. Feuillage vert tendre, lumineux, larges feuilles délicatement ciselées en cinq lobes crénelés de forme semblable (figuier naissant sans fruits encore). Ombres éparses de ce même feuillage sur le mur. Derrière la chaise, une chaussure de randonnée grise et bleu azur, semelle en gomme foncée, surmontée d’un bout de chaussette grise. Son lacet bleu azur traîne sur le sol de pierre noire.

proposition n° 22

Cuisine de la maison d’enfance à la périphérie de la ville. De format carré, équipée selon la modernité des années ’60. Non pas de bois, mais de formica blanc. Un buffet avec portes et tiroirs, surmonté d’une rangée d’armoires. Blanc parcouru de fines stries grises à peine perceptibles, arêtes recouvertes d’une couche de plastique noir collé et poignées métalliques au dessin élégant. Au centre de la cuisine, était posée une table dans le même formica blanc strié de gris et quatre chaises aux pieds chromés. Les pieds de la table également de chrome, avec, au bout, une sorte d’embout en caoutchouc ou bouchon de plastique noir. Pareil pour les chaises. Posée sur le radiateur, une planche de bois garnie de trois coussins colorés —ou était-ce une mince galette en tissu ? où l’on asseyait les enfants. Au-dessus de la gazinière, une fenêtre, châssis de bois blanc, puis une porte qui ouvrait sur la terrasse et le jardin. Au sol, un carrelage de format carré grumelé de noir sur fond blanc. Sur la table, sa mère installait parfois une machine à coudre de marque Singer de couleur vert olive, ou alors une machine à tricoter Phildar. Assises autour de cette même table de la cuisine en formica, un soir d’hiver, elles confectionnèrent des poupées en tissu coloré, cheveux noirs tressés en laine.

proposition n° 23

1.

La silhouette est inscrite dans le texte : c’est la fillette de la photographie, celle que l’on voit au fond de l’image, assise sur le muret de la loggia. Elle regarde la scène, on ne sait pourquoi, ni qui l’a hissée là, en vertu de quoi. Ce qui relie la fillette blonde habillée d’un manteau d’hiver, bas blancs remontant jusque sous les genoux, large écharpe de laine rêche, et la cérémonie qui se déroule sous ses yeux, on ne le sait pas. Elle voit ce que nous ne voyons pas. D’où elle est assise, elle voit tout le cortège, mais elle ne peut voir le jeune-homme triste et myope, regard rivé aux pavés, caché par sa mère. Elle voit celle-ci qui est désormais veuve de guerre, elle la voit de dos, visage fermé. Elle voit aussi, elle l’aperçoit, l’adolescente de quinze ou seize ans au visage pâle que nous ne voyons pas. Elle la voit clairement. Et peut-être lui voue-t-elle ce sentiment passionné et violent qu’une enfant éprouve parfois secrètement pour celle qui n’est plus enfant mais qui n’est pas encore adulte. Juchée sur le muret de la loggia, surplombant la scène, la fillette voit mais elle ne comprend pas. Elle est en première loge, et ce ne sont pas les deux gamins, le brun et le blond postés à ses pieds, qui lui donneront les clés de ce qu’eux-mêmes observent sans pouvoir le déchiffrer.

2.

Celui qui se détache du cortège à l’avant-plan de la photographie, l’homme habillé d’un pardessus clair, cheveux blonds coupés en brosse, avec son parapluie accroché à l’avant-bras et son chapeau noir à la main, semble surveiller les huit jeunes-hommes en salopette claire et béret noir qui portent le cercueil. Il les accompagne, et peut-être les guide-t-il, car lui seul sait où l’on va, jusqu’où l’on marche et quand on s’arrêtera. Du regard, il soutient les porteurs, peut-être même les encourage-t-il de la voix, mais on ne l’entend pas.

3.

Quant au jeune-homme triste, il ne voit que les pavés mal équarris de la place. Peut-être même ne voit-il rien du tout, peut-être a-t-il décidé de ne plus jamais voir. Peut-être a-t-il assez vu déjà, peut-être en sait-il assez et pour toute la vie. Peut-être son regard myope n’était-il pas rivé aux pavés, ce jour d’hiver de l’après-guerre, mais définitivement vissé quelque part à l’intérieur ? Tourné en dedans, involué. En ce jour d’hiver de l’après-guerre, le jeune-homme triste ne voyait que ses propres pensées.

4.

Dans la foule de ceux qui regardent, parmi les badauds rassemblés sous la loggia, il y a cette femme qui se tient à l’extrême pointe de l’image, au dernier rang, adossée à la fenêtre grillagée du bâtiment administratif. Une femme brune, le visage tendu, le menton pointé en avant, qui se fait plus grande pour mieux voir, qui regarde comme en se haussant sur la pointe des pieds. Son regard passe au-dessus de la foule, il forme un arc et rejoint le cortège qui traverse la place et le cercueil qui lui échappe.

5.

A supposer qu’une équipe de journalistes filme la cérémonie d’en haut du ciel, à supposer qu’une caméra survole la scène à partir d’un hélicoptère ou d’un drône comme pour les news aujourd’hui, à supposer que la scène soit digne d’un sujet d’actualité, ce que l’on verrait alors, paraîtrait bien inconsistant. Car vu d’en haut, l’événement est insignifiant : une file de fourmis noires et lentes, une sombre guirlande qui s’égrène à travers une place vide qui ressemble à une feuille de carton. Le long d’un édifice (château d’enfance, palais, construction en Lego ou Playmobil ?), une suite de petits personnages vêtus d’habits foncés, avec tout un attirail d’accessoires amovibles, chapeaux, parapluies, sacoches, et les lampadaires vert sombre couverts d’un minuscule tissu noir qu’une main d’enfant a délicatement posé sur ce qui fait lumière. Sur un des bords du carton gris, en fond de scène, une foule éparse, tels ces obscurs bosquets presque noirs qui dessinent la lisière d’une forêt. Et, disséminées, parsemées, quelques taches claires de parterres de fleurs.

proposition n° 24

Elle, cette petite, cette fillette dont on ne sait rien, qui est-elle, d’où vient-elle et qui l’a assise-là ? On ne la connaît pas, de sa famille, de son histoire, on ne sait rien. Elle a six ans, elle est née peu avant guerre. Est-elle la fille d’un des jeunes-hommes porteurs du cercueil ? Qu’est-ce qui la fit entrer dans l’image ? Et les gamins postés à ses pieds, le blond et le brun, sont-ils ses frères ou ses cousins ? D’où viennent-ils à leur tour et que sont-ils devenus ? Ce matin-là, au réveil, sa mère lui a dit : habille-toi, il est temps. Sur la chaise à côté de son lit, sa mère a posé une jupe plissée, un cardigan, ainsi que de longs bas de laine clairs. Devant le lavabo de la salle-de bains, elle l’a coiffée d’un chignon. Elle a bu un bol de lait, mangé une tartine (mais que prenait-on au petit déjeuner en ces jours d’après-guerre ?), puis sa mère l’a houspillée, il faut y aller, il est temps, il faut enfiler le manteau d’hiver. Autour de son cou, elle a noué la large écharpe blanche en tricot rêche. En ce jour gris d’hiver de l’après-guerre, la fillette blonde devait avoir six ans.

En 1965, lorsque la jeune famille moderne, père, mère, trois enfants, s’installe en périphérie de la ville, la fillette blonde est alors une jeune-femme de vingt cinq ans. Elle a passé l’âge de la jeune-fille du cortège, qui deviendra ma tante. En 1965, on est en plein dans les années yéyé. Du noir et blanc des photographies de ce jour d’hiver de l’après-guerre, on est passé aux couleurs éclatantes des instantanés clic clac Kodak. La fillette blonde de la photographie a vingt cinq ans, et ses cheveux sont toujours aussi blonds. Elle les porte longs désormais, effleurant ses épaules, une frange couvre son front, bientôt elle les coupera courts à la garçonne, et elle enfilera un pantalon de velours pattes d’éléphant et un pull en fines côtes de maille couleur rouille qui colle au corps. Longue, mince, surannée, comme dans Les Choses de la Vie ou dans Vincent François Paul et les autres.

proposition n° 25

D’où elle est d’où elle vient comment elle est arrivée là la fillette blonde assise sur le muret sous la loggia elle ne le sait pas. D’elle l’enfant blonde vêtue d’un manteau d’hiver bas clairs montant jusqu’aux genoux écharpe large de laine rêche autour du cou d’elle qui cela ne fait aucun doute est la plus jeune dans l’image la plus jeune parmi tous ces adultes pour certains jeunes encore pour d’autres éternellement vieux d’elle la fillette blonde elle ne sait rien. Ni pourquoi on l’a assise sur ce muret à regarder défiler l’étrange cortège. Elle ne sait pas non plus à quoi songe le jeune-homme triste regard myope rivé aux pavés son père quelles sont ses pensées à cet instant précis de l’image ni ce qu’il regarde si d’ailleurs il regarde quelque chose car peut-être ne regarde-t-il rien. Non plus la date de ce jour d’hiver d’après-guerre tout au plus l’année et encore à supposé que ce soit l’immédiat après-guerre le premier hiver d’après la guerre. Ni dans quel état ils avaient retrouvé le corps et comment ils avaient pu l’identifier comme les restes de son grand-père car on l’avait fusillé en 1943 et ce jour d’hiver d’après-guerre deux années ou trois déjà s’étaient écoulées. Un jeune-homme ami de son père avait couru pour lui annoncer que son père était mort c’était écrit dans le journal quatre ou cinq lignes noires sur fond gris informant qu’Aloïs V avait été fusillé au camp de B. mais elle ignorait la date précise. Alors son père avait couru à son tour pour crier la nouvelle à sa mère mais celle-ci n’avait pas voulu croire que son mari Aloïs V était mort et elle avait décidé de continuer à l’attendre. Jusque quand elle l’ignore quand sa grand-mère s’était alignée résignée à l’effroyable nouvelle et peut-être ne s’était-elle jamais tout à fait résignée alignée. Peut-être sa grand-mère veuve de guerre avait-elle laissé planer une sorte de doute malgré les funérailles qui eurent lieu ce jour gris d’hiver d’après-guerre. Du plus loin qu’elle se souvienne l’ombre d’Aloïs V son grand-père s’étirait sur toute la famille. On parlait de lui comme d’un héros il les hantait tel un fantôme et pour les Allemands on disait les Boches. Quand tout cela cette histoire de fantômes s’était-il achevé elle ne pourrait le dire. Les années avaient passé les uns et les autres étaient morts à leur tour chacun à son tour l’un son frère l’autre son père. Ce n’était plus alors l’ombre directe d’Aloïs V qui s’étendait sur la famille mais l’ombre de l’ombre un arbre généalogique d’ombres ou de branches cassées de branches masculines cassées. L’arbre était desséché silhouette noire et nue des saules sur la neige en hiver au fond tout au fond d’un vallon de la sauvage Ubaye.

proposition n° 26

Ville rêvée de l’enfance, ville jouet dans la dernière scène des Parapluies de Cherbourg. Il neige, c’est l’hiver peu avant Noël, flocons blancs sur nuit noire. Une voiture s’arrête pour faire le plein, la station est marquée du logo Esso, lettres rouges sur fond blanc ovale bleu. Un homme sort du bureau illuminé de jaune. Salopette bleue avec, en bandoulière, une drôle de sacoche de pompiste en cuir. Au volant de la voiture, une femme vêtue d’un lourd manteau de fourrure. Ses cheveux blonds sont montés en chignon, retenus sur le front pas un serre-tête noir. Sur le siège à côté d’elle, une fillette blonde qu’elle appelle Françoise. Elle est en deuil, sa mère est morte l’automne passé. Ils n’ont plus rien à se dire, quelques mots chantants à peine. Dans le bureau, le sapin de Noël scintille. Ensuite la voiture s’éloigne, quitte l’image. Alors la caméra s’élève doucement dans le ciel et la station service marquée du logo Esso, lettres rouges sur fond blanc ovale bleu, prend la taille d’un jouet d’enfance.
La crèche et ses minuscules personnages à côté de laquelle elle aimait s’asseoir à l’époque de Noël. Clignotement d’ampoules, elle déplaçait les petits personnages, Marie, Joseph, l’enfant Jésus, les vaches et les moutons en se racontant des histoires. A travers la fenêtre du salon, la large avenue nouvelle se déroulait sous ses yeux. Neige. Ses premières traversées, enfant, de la petite ville de province. Les trajets qu’elle faisait seule. Et le passage sans transition de leur quartier de maisons toutes pareilles en briques rouges, à un temps plus ancien, quand pour se rendre à l’école, il fallait contourner l’église massive et trapue qui faisait le gros dos, et marcher comme à cloche-pied sur de lourds pavés gris mal équarris.

proposition n° 27

Elle voyageait de nuit. Les banquettes que l’on dépliait quand tombait le soir et le drap blanc parsemé de B italique, lettres cousues de mauve, emblème des Chemins de Fer belges. Les arrêts en milieu de nuit dans une gare suisse, et l’affairement soudain au passage des frontières. Les douaniers qui entraient par groupes de deux ou trois dans chaque compartiment pour contrôler les passeports et vérifier les passagers. Les vendeurs de café et de thé qui couraient le long des quais, leur lourd chariot chargé de thermos et de sandwiches emballés dans du papier gras. Bruits de voix, crissements, glissements des valises, que surmontait la voix nasillarde qui sortait des haut-parleurs (les mêmes haut-parleurs qui sur la photo de ce jour d’hiver d’après-guerre, étaient voilés de noir) pour annoncer les trains au départ et à l’arrivée. Claquement métallique, sec, des portes du compartiment, grincement laborieux des essieux, et le train repartait. Elle se rendormait dans le balancement des rails. A l’aube, on traversait un paysage de collines, de vallons et de forêts, une abondance, une profusion de verts gorgés d’eau. Alors elle repliait la couchette et le drap et elle s’asseyait à côté de la fenêtre. Elle regardait défiler les collines et les vallons, les fleuves et les prés, les veaux, les vaches et les cochons, les maisons de pierres et de briques, les fils électriques, puis ce paysage industrieux et gris des charbonnages à présent fermés et abandonnés. Au petit matin, le train arrivait en gare. Peu avant l’arrivée, il y avait au sommet d’un immeuble, se détachant sur le ciel gris, l’effigie géante de Tintin, visage poupin surmonté d’une houppe, col de chemise bleu ciel, et à ses côtés le chien Milou, un os en travers de la gueule. Et traînant par dessus, l’odeur insistante du chocolat — à l’époque, l’usine Côte d’Or était proche de la gare. Alors, elle se savait de retour à Bruxelles.

proposition n° 28

Quand elle y songe, elle voit une carte, un plan, une ville en deux dimensions. Non qu’elle fût plane car, par le passé, la ville était traversée de rivières qui donnèrent à certains de ses quartiers un nom en suffixe beek. Beek ou rivière en flamand, comme Bach ou torrent en allemand, pour le versant plus romantique et schubertien. C’était une ville du Nord qui avait intégré le relief des campagnes du Sud. Aux temps anciens, quand elle était traversée de rivières, il y avait des vallons et des collines. Quand elle pense à la ville, elle voit une carte avec, au centre, la forme d’un cœur et, en pourtour, le tracé d’une poire reposant sur son pédoncule. Les rivières avaient disparu depuis longtemps, mais un canal traversait la ville, qui lui donnait une physionomie industrielle il y a cinquante ans, urbaine et contemporaine aujourd’hui. Une division nord sud avec deux noms, Canal de Willebroeck au Nord, Canal de Charleroi au Sud, la jonction des deux quelque part au centre-ville. Quand elle songe à la ville, elle voit le canal qui la divise et la séparation n’est pas que spatiale. Car le jour où elle franchit le canal, ce fut sans retour. Elle revoit ses trajets et elle pense aux oiseaux qui prennent leur envol. Ils sortent du nid, ébouriffent leurs ailes, reviennent, s’élancent plus haut dans le ciel et font des cercles de plus en plus larges. Ils ne quittent pas le nid en un seul jour. Ainsi quand le temps du départ fut venu. Le bus qui la menait quotidiennement de l’appartement familial vers l’université située de l’autre côté du canal, dall’altro parte. La mobylette Peugeot verte avec laquelle elle sillonnait la ville à la recherche de lieux de théâtre dissimulés au rez-de-chaussée de maisons, ou dans caves (restes, à la fin des années ’70, d’une avant-garde devenue obsolète). Elle empruntait la chaussée de Ninove poussiéreuse et déprimante, bordée de maisons grises et sales. Parfois, elle privilégiait un trajet qui passait par de larges avenues bordées d’immeubles clairs, avec d’immenses tours qui s’élançaient dans le ciel à partir de carrés de verdure, des parcs, des espaces vides qui permettaient de respirer. Le plus souvent, elle revenait le soir tombant ou dans la nuit noire. Et c’était alors comme si la ville s’était vidée de ses véhicules et de ses habitants, de ses bruits et de son agitation. Arrimée au guidon de sa mobylette, elle était seule au monde. Se déplacer dans la ville, c’était traverser un canal comme un beau jour on saute par dessus l’enfance, comme on en finit avec l’adolescence. Et le canal franchi, on avait quitté la famille. Les trajets à mobylette dans la ville étaient autant de coups d’essai. Quand elle fut enfin installée de l’autre côté du canal et que sa vie se déroula dall’altro parte, alors elle commença les aller-retour. Mais à peine avait-elle traversé le canal pour retrouver sa famille, elle repartait aussitôt, quelques heures plus tard, soulagée et légère, arrimée au guidon de sa bicyclette. C’était irréversible.

proposition n° 41

Ce que tu n’as pas vu, [1]que tu ne vois pas, ce que les quelques photographies ne te montrent pas, [2]. Les caves de l’immeuble 347 avenue Louise à Bruxelles, [3] siège de la Gestapo. Celui qu’on enterre ce jour d’hiver de l’après-guerre y fut séquestré pendant quelques semaines avant d’être transféré dans ce camp au nord de la ville d’où partirent les convois [4]. [5]. Tu ne vois pas non plus, car tu ignores son nom et tu ne sais rien de lui, cet homme, [6] compagnon de résistance qui [7] aurait trahi [8] sous l’effet de la torture. Car on les tabassait et on les torturait dans les appartements situés aux étages de l’immeuble 347 [9]. On les soumettait à la question, puis on les entassait dans les caves [10]. Aujourd’hui, l’immeuble [11] a une apparence anodine, [12] et sans doute était-il [13] aussi insignifiant à l’époque, [14] ne différait-il en rien des autres immeubles de la prestigieuse avenue. [15]

Tu ne mentionnes pas [16] la lettre qu’il a écrite dans cette cave où il fut séquestré pendant des [17] semaines [18]. Une écriture tremblante et maladroite, à destination de sa femme, ta grand-mère. Il était tailleur de son métier, il confectionnait des costumes pour hommes. Avec ses yeux [19] sombres et sa petite moustache carrée, il portait beau. Il était élégant et lettré, disait ton père [20] La lettre, écrite au crayon de papier [21], comporte [22] de nombreuses fautes d’orthographe comme s’il [23]ne savait pas écrire et surtout, [24]ton père, il demandait à son épouse d’entrer en contact avec monsieur Untel, avocat susceptible de le faire sortir des caves de la Gestapo, [25] un collabo rexiste. Quand il évoquait la lettre [26], ton père était indigné, [27]. Il eût préféré que son père n’eût pas peur de mourir pour la liberté et qu’il fût un héros jusqu’au bout. [28]

proposition n° 43

proposition n° 43
Tout, et en particulier ces quelques autres photographies qui composent la série. Instantanés de ce jour d’hiver gris d’après-guerre, après que furent passés le cortège, la foule et le cercueil qui sortait à moitié de la première image. La scène sous le dais noir déjà évoquée, et toutes les autres qui composent la séquence, tous ces arrêts sur image qui composent la scène, en sachant que, à y bien réfléchir et en observant bien chacune des photographies, il y eut peut-être deux moments distincts, qui se déroulèrent dans deux lieux séparés de la ville. Le dais noir sous lequel ils se tiennent, le jeune-homme triste au regard myope, sa mère la veuve de guerre avec son lourd manteau et son chapeau noir, la jeune-fille au visage pâle, les mains jointes dans un geste de prière et ceux qui les entourent. La chapelle ardente avec les cercueils recouverts de drapeaux tricolores et cette multitude de gerbes et de fleurs dont l’abondance exhume un parfum lourd, envahissant. Cette autre image encore, où ils sont alignés avec, devant eux, comme des tréteaux de bois, des chevalets vides, orphelins des couronnes de fleurs avec, à l’avant-plan, un ouvrier, le fossoyeur, qui cause nonchalamment avec un des porteurs du cercueil à côté du trou. Et la dernière image de la série, quand le cercueil glisse doucement dans la fosse, quelque chose d’Hamlet quand toutes les guerres sont finies. C’est alors qu’advient la mélancolie, elle naît dans ces quelques images, elle s’installe durablement.
Reste à écrire, même si d’autres l’ont déjà fait, le contraste qu’il y a entre la grisaille passée et la vie vive qui reprit ses droits et comment ils s’engouffrèrent alors dans ce qui, à l’aube des années soixante, leur apparut comme la modernité, quinze ans à peine après ce jour gris d’hiver de l’après-guerre. Comment la couleur s’empara de toutes les surfaces, des écrans de télévision et des magazines, comment elle envahit toutes choses. Désormais le ciel qui par le passé était gris ou blanc pâle, devint bleu, les maisons prirent une couleur rouge brique, et des parterres de fleurs éclatèrent dans tous les jardins de la ville, comme les bulbes explosent en crocus, en jonquilles et en tulipes au printemps. Alors tout ce qui précède fut oublié, réduit au cadre de quelques photographies surannées, et ce qui fut oublié s’inscrivit en lui, le jeune homme triste, si bien qu’arrivé au terme de sa vie, quand celle-ci fut réduite à l’espace d’une chambre dans une maison de retraite du Centre public d’aide sociale, un lit, une table, un téléviseur et quelques photographies de famille, alors l’homme âgé se mit debout pour la dernière fois et, en ce jour de juillet de plein été, il enjamba le cadre de la fenêtre pour rejoindre le vert du feuillage des arbres qui s’élançaient dans le ciel.

proposition n° 44

De livre en livre, la couleur rose revenait, et c’était un motif familier, au point qu’on se demandait finalement si elle avait bien existé, tout comme la maison elle-même. Si ce n’était pas simplement la couleur douce du souvenir des fins d’après-midi d’été sous le couchant, qui chaque jour s’éternisaient entre jour et nuit. De livre en livre, le mouvement de déplacement vers, le voyage obstiné, incessant, entre les lieux. De la ville grise de granit de l’enfance aux campagnes vallonnées et flamboyantes de l’été, alternance de champs, de forêts et de rivières vives. Vrombissement de petit moteur des guêpes et autres mouches des terres grasses sous le soleil de midi. A l’aube, il y avait la rivière, mouvement vif de l’eau battant les pierres sous les frondaisons des saules. A l’âge adulte, l’aller-retour avait lieu chaque été entre la ville de la banlieue et les campagnes rêvées de l’enfance, point d’attache indéracinable. Ce que sont les racines, comment l’on remonte l’arbre, les branches et toutes les ramifications. Avec, en filigrane, la question du temps qui passe et celle des lieux en constante métamorphose. Celle du franchissement –- un jour, cela devient irrévocable, d’une ligne de démarcation qui signe le passage définitif du monde en noir et blanc d’un jour gris de l’après-guerre, à un monde désormais en couleur. Et la question de la dette : ce que l’on doit à là d’où l’on vient, à qui nous a fait, à ceux qui nous précèdent.

Ville d’enfance, ville-jouet. Il neigeait, c’était l’hiver peu avant Noël. Une voiture s’était arrêtée pour faire le plein à la station service, lettres rouges sur fond blanc, ovale bleu. Un homme habillé d’une salopette bleue avec, en bandoulière, une sacoche en cuir derrière la vitre d’un bureau illuminé de jaune. Au volant de la voiture, une femme enveloppée d’un lourd manteau de fourrure, cheveux blonds en chignon, retenus par un serre-tête noir. Ils se parlent mais ils n’ont rien à se dire, quelques mots chantants à peine. Dans le bureau, le sapin de Noël scintille. Quand la voiture s’éloigne, la caméra s’éloigne dans le ciel et la station service se réduit aux dimensions d’un jouet d’enfance. Ou alors la crèche et ses minuscules personnages qu’elle manipulait des heures durant, couchée sur la moquette du salon. Marie, Joseph, l’enfant Jésus, vaches et moutons. A travers la fenêtre du salon, elle apercevait la large avenue recouverte de neige. Ses premières traversées de la petite ville de province de l’enfance, et le passage sans transition de leur quartier de maisons nouvelles en briques rouges, à un temps plus ancien. L’église de granit, massive et trapue qui faisait le gros dos. Il fallait marcher comme à cloche-pied, à rebours, sur de lourds pavés gris mal équarris.

Les premiers pas dans une montée qui en quelques mètres menait au-dessus de la ville. Une fillette en robe rose ou blanche gravit ce chemin poussiéreux. Gravats et déchets urbains, morceaux de plastiques, canettes, bouts de ficelle, capsules de bières. Un chemin relie une petite ville de province à un édifice religieux qui surmonte une falaise, mais la chapelle est inaccessible. Elle ne se souvient pas avoir jamais pu l’atteindre. Dans son souvenir, tout est petit, comme à l’échelle des jouets de l’enfance — station service Esso avec son parking ouvert et la rampe jaune où glissaient les petites voitures, crèche de Noël et minuscules santons. Paroi, falaise ou mur. Ce mur auquel s’arrête la mémoire quand il y a un blanc et que l’on ne peut penser, écrire au-delà. A quoi le souvenir s’accroche, débris, herbes folles. Ce que l’on cherche en ce lieu perdu dans la mémoire où tout à coup surgit une procession de fillettes habillées de rose et de blanc.



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1ère mise en ligne 9 août 2018 et dernière modification le 2 octobre 2018.
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[1ce

[2ce dont on ne parlait pas et dont on n’avait jamais parlé

[3qui abritait le

[4

[5Arrêté en décembre 1942, fusillé le 13 janvier 1943

[6ce

[7selon la légende familiale transmise par ta grand-mère et ton père

[8le défunt

[9avenue Louise

[10, et sur les murs, ils gravaient des mots, des phrases, des dates — graffitis qui furent exhumés plus de soixante ans après

[11347 avenue Louise

[12pareille à tous les immeubles de l’avenue

[13tout

[14sans doute

[15A tel point que les habitants de la résidence aujourd’hui encore pratiquent une sorte de déni.

[17quelques

[18en fin d’année 1942

[19très

[20qui un jour te montra la lettre — tu en fis une copie mais tu ne sais où tu l’as rangée, il te semble l’avoir conservée parmi d’autres papiers, traces et notes relatives à cette période, et notamment ce petit carnet étoilé doré où tu notas sous la dictée ce que ton père désirait te transmettre et comment il avait à son tour agi en héro à la fin de la guerre. Et à la lettre à l’écriture tremblante et maladroite de celui qu’on enterrait en ce jour d’hiver de l’après-guerre, se superpose cette autre missive que ton père laissa sous sa canne posée en travers du lit de sa chambre bien rangée de la maison de retraite du Centre public d’aide sociale, avant de sauter par la fenêtre. Et ce petit mot laissé par ton père était lui aussi griffonné d’une écriture tremblante et maladroite, presqu’illisible.

[21par le premier défunt

[22ait

[23si son auteur

[24racontait

[25et qui était probablement

[26de son père

[27il sursautait et vociférait

[28Et sans doute était-il rongé de honte.