contribution auteur | Sébastien Bailly

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Journaliste, auteur, a beaucoup écrit, et publié des livres. Site : sebastien-bailly.com.

Sa contribution à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 7

Il n’y a pas d’habitude d’écriture, ni lieu, ni heure. Des velléités d’ordre, mais rien qui tienne plus que quelques jours. Les tâches s’imposent comme elles se présentent et leur hiérarchie dépend d’urgences qui me dépassent souvent. Ou je repousse tout à plus tard, sans trop savoir comment les choses se feront. Elles se feront. Elles se sont toujours faites. L’essentiel est un ordinateur sur lequel tout est possible, et c’est parfois écrire. Pas assez souvent. Il me manque cette discipline des auteurs qui font œuvre. J’aurais aimé avoir écrit plus que j’aime écrire. L’écriture n’est pas souffrance, non, c’est effort, c’est temps, c’est passer du temps. Et le temps passe autrement bien plus agréablement : manger, boire, regarder un film. Et qu’importe le film, c’est toujours plus facile qu’autre chose. Pourquoi s’imposer ce qui demande un peu plus d’effort. Et encore, j’ai l’écriture fluide. Je peux vingt ou trente minutes écrire sans qu’il y ait beaucoup à corriger. Corriger, ça, ce serait un supplice. La relecture qui biffe, rature, retourne, déplace, remplace m’est étrangère. Tout au plus une répétition à dynamiter, une coquille à effacer. Lorsque le texte devient long, l’ampleur du travail de reprise de l’ensemble me tétanise, je le sais perfectible, mais m’attaquer aux détails, à quoi bon ? Il y a eu les touches du clavier, les lettres à l’écran. Et je regarde régulièrement combien de mots j’ai tapé. J’écris au kilo. Je suis l’homme de l’écriture brute, du premier jet, et de la quantité suffisante. Cela ira bien pour cette fois. Je me satisfais facilement de ce que j’ai produit. J’ai bien, pourtant, un carnet de moleskine qui me suit partout, dedans quelques notes pour un livre à venir. Deux ans au moins qu’il est là, et juste une quinzaine de pages remplies. Cela n’avance pas très vite. Mais c’est peut-être la chose la plus importante. Je m’en sers peu. Le prochain livre est peut-être dans ces griffonnages, dans ces paragraphes manuscrits, serrés, ces maigres réflexions. Je veux parfois y croire. Quand la croyance s’intensifie le carnet monte jusqu’à mon chevet et passe la nuit-là, sans que je l’ouvre plus que s’il était ailleurs.

proposition n° 6

La vitre était ancienne, de celles oubliées dans lesquelles on surprenait parfois une bulle d’air, coincée. Il n’y a plus d’air dans les vitres, ou si peu, mais du vide, du vide entre les doubles vitrages. Avant, il y avait des bulles, comme des signes de mauvaise qualité. Je regardais le monde à travers cette bulle d’air incongrue et qui ne serait jamais libérée que par le bris de la vitre. C’était une bulle d’air coincée là quand on avait coulé le verre chaud juste comme il fallait pour obtenir l’épaisseur adéquate. Une bulle d’un air d’ailleurs, de là où, très loin, on avait fabriqué la fenêtre. De l’air de montagne, de l’air étranger, de l’air respiré par des gens que je ne croiserai jamais. Cette bulle comme une loupe déformant la façade en vis-à-vis, une distorsion. J’étais enfant, la bulle m’amusait. Des recherches rapides m’apprennent bien des choses sur cette elle, sa présence et sa disparition. On a changé la façon de fabriquer le verre en 1962, année du dépôt d’un brevet qui permet de produire les vitres autrement. On coule le verre en fusion, chauffé à plus de 1000 degré sur de l’étain, lui aussi liquide à cette température. Et un miracle de la chimie et de la physique se produit, selon la vitesse à laquelle on procède, la vitre, impeccablement lisse, apparaît, à l’épaisseur voulue. On doit la chose aux Pilkington Brothers. Avant, le verre était étalé, puis poli, manuellement puis mécaniquement, mais c’était long, pénible, moins précis. Et il y avait bien plus de bulles dans le verre. Aujourd’hui, il y a des normes, des interdictions, on ne supporte plus la bulle imposante. Les textes sont précis. Pour une vitre de 1 à 3 mètres carrés, le nombre de défauts à diamètre inférieur à 3 mm doit être inférieur ou égal au nombre de mètres courant du vitrage. Sinon ? Je suppose qu’on fond le verre à nouveau. Jusqu’à disparition de l’air. Ma bulle mesurait plus de 3 mm. Jamais elle ne pourrait sortir des chaînes de production aujourd’hui. La vitre est devenue transparente. Elle a perdu toute poésie. La réalité garde sa forme plate. Le double vitrage masque tout. Il n’y a plus d’enfants le front collé à la vitre froide, l’œil rivé sur une bulle dont il cherche à percer les mystères qui ont tous disparu.

proposition n° 5

J’aurais tendu l’oreille, en été, et j’aurais deviné le rire cristallin d’avant la guerre. Le rire et les cris de joie par la fenêtre ouverte tout là-haut, en face. Un rire un peu aigre de fillettes. Elles se racontent des blagues sur les garçons ou quoi ? Sur le père. Autant le rire est clair, autant les mots sont indistincts. Mais bientôt un écho plus récent recouvre tout. Une respiration haletante, les premiers sanglots. Ils sont venus chercher le père. Comme tous les pères, et ils ne repartiront pas sans. Elles chuchotent et si je ne tends pas l’oreille, leurs mots seront perdu : c’est moi qui les raconterai. L’écho dans la cour s’efface avec le temps, le temps et les années. Pourtant je suis là, en face longtemps après qu’elles sont parties pleurer ailleurs, puis parler à nouveau, et rire, rire malgré le pire. Je n’ai qu’à ouvrir la fenêtre et tendre l’oreille. L’écho s’efface doucement avec les années. Je dois faire cet effort. Ecouter, écouter vraiment. Et raconter au monde ensuite. Papa, papa, ils ont pris papa. Et l’espoir insensé d’une mère : il reviendra.

proposition n° 4

Les choses ont lieu quelque part où d’autres déjà se sont produites, ou se produiront. Là, c’est un pâté de maison, deux appartements en vis-à-vis au-dessus de deux cours et d’un mur, ce qu’on ne sait que si l’on a habité l’un ou l’autre. Le lieu de l’histoire, c’est cet espace qui permet le regard d’une chambre d’enfant à une autre. Toute la tension est là. De l’une, on voit l’autre. De l’autre, on a forcément regardé vers l’une. Mais, évidemment, on ne l’a pas su, on ne pouvait pas le savoir. Que savent les enfants de ce qui se joue dans l’espace que rien n’occupe ?

J’ai habité l’une de ces chambres, trente ans après que deux petites filles ont habité dans l’autre. Elles ont regardé vers la chambre où je ne dormais pas encore. J’ai vu la fenêtre de celle dans laquelle elles avaient souffert, et joué aussi, forcément. Deux sœurs prises dans les tourments de l’Histoire. Je n’étais balloté que dans celle de mes parents. Cet espace vide, ce temps passé, cette ignorance commune de nos existences. Rien n’aurait jamais permis qu’elles sachent quoi que ce soit sur moi, ni moi sur elles.
Mais les choses ont eu lieu-là. J’ai fréquenté cette boulangerie où elles allaient, étoile jaune au revers du manteau. J’ai rencontré l’une d’entre elle, encore vivante, et elle m’a dit leur adresse, et d’autres choses aussi sur leur histoire. Alors j’y suis allé dans leur immeuble, je voulais voir, pour écrire un livre. Et par la fenêtre, j’ai vu ma chambre. J’aurais pu me voir enfant. Mais il s’était encore écoulé 40 ans.

Je devais choisir quoi faire de tout cela dans le récit. Quelle place pour nos regards qui se seraient croisés. Quelle place pour ce carré d’espace entre les immeubles qui désormais n’appartenait qu’à nous ? Quelle façon d’interpréter l’intérêt que j’avais eu pour leur histoire avant de savoir ce lien, ténu, surprenant, improbable : au même âge, à travers les décennies, nos regards d’enfants s’étaient croisés. Nous aurions pu nous laisser des messages, du doigt, dans la buée des vitres saisies par le givre.

proposition n° 3

Trois légendes nous rapportent l’histoire de l’écrivain qui n’avait jamais écrit. Selon la première, chaque fois qu’il s’asseyait à sa table de travail, chaque fois qu’il prenait son stylo à la main, il était appelé à se relever. Chaque fois un événement soudain, fuite d’eau, sonnerie, tremblement de terre ou incendie, interrompait sa séance de travail avant son commencement. Craignant une catastrophe encore plus énorme, il avait renoncé.

Selon la deuxième, chacune de ses tentatives à peine aboutie était inexplicablement détruite, perdue, effacée. Mystères des feuilles qui s’envolent, des pages qui tombent à l’eau, des disques durs qui crashent. Aucun témoin pour attester de l’existence furtive de ces textes. Il avait fini par en perdre jusqu’à la mémoire.

Selon la troisième, il n’avait simplement jamais passé le pas. Il aurait voulu avoir écrit. Il était plein des pages à noircir. Ses textes auraient passionné les lecteurs. Il était sûr que ça viendrait. Il s’en vantait. Il mourut terrassé avant d’avoir écrit le premier mot.
Restait sur la table d’autopsie le livre extrait de son thorax.

proposition n° 2

Pierre Dupont pousse le linge dans la machine à laver. C’est un geste qu’il faut faire. Pousser le linge. Du plat de la main. La même main qui saisit le manche de la guitare, épluche une poire, tape sur la touche du clavier qui inscrit un e à l’écran avant envoi sur les réseaux sociaux. Pierre Dupont pousse son sweat C&A qu’on verra dans une prochaine vidéo diffusée sur YouTube vers le fond du tambour. En boule, poches vidées d’une liste de courses, d’un ticket de parking. Pierre Dupont se dit que ce sweat en boule, il devra le changer, un autre jour. Le jeter, en acheter un autre.Pierre Dupont est l’écrivain au sweat à capuche. Cela n’a aucune importance. L’écrivain au sweat à capuche et au T-shirt noir. C’est l’image qu’il laissera sur les réseaux. Pierre Dupont est un écrivain qui remplit sa machine à laver, qui choisit le programme délicat, 30°, lorsque c’est nécessaire, qui sait la dose d’assouplissant, mais aussi les rouages derrière, les engrenages, les courroies de transmission et qui prendra s’il le faut les outils pour changer le joint qui fuit. L’écrivain à capuche n’a pas peur des objets. Pierre Dupont est un écrivain qui aime le mot buanderie alors qu’on n’en trouve plus et aux narines duquel reviennent des odeurs de lessives anciennes, du savon de Marseille d’avant les produits liquides et les doses rectangulaires. Pierre Dupont est un écrivain nostalgique des bassines de zinc que l’imagination transforme en véhicules militaires.

proposition n° 1

L’escalier descend et, dans l’ombre indéfinie qui masque les dernières marches, savoir une menace. On y sera aspiré et rien ne peut empêcher d’y aller. C’est opaque. Un trou. Une chute. Un vertige. L’escalier descend et on ne le remontera pas. Un cauchemar déjà fait dont l’angoisse imparable a l’aspect rassurant des choses connues.

C’est un rectangle noir qui attend la mise sous tension. Sous tension. Tension. La tension est un effort de style perceptible. Le rectangle n’en fera pas. S’ouvrira sur des fenêtres fermées. Des fenêtres qu’on choisira d’ouvrir. Des programmes. On s’avachira. Toute tension passée du corps à l’écran. On sera là, amorphe, et le rectangle aura pris forme et lumière, mouvement.

Il est important toujours qu’au bout du bras, sans regarder, on puisse se saisir d’un volume. On le reconnaît au toucher : grain de la couverture en tissu, rare, mais plaisante, pellicule du livre de poche un peu froid, stries dorées sur la tranche du cuir pleine peau. C’est de la pulpe des doigts qu’on choisit l’auteur, les quelques pages lues avant de s’endormir.



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1ère mise en ligne 18 décembre 2018 et dernière modification le 22 février 2019.
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