contribution auteur | Nicolas Bleusher

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Nicolas Bleusher, né dans le Nord, vit à Paris. À publié L’embarcadère aux éditions Jacques Flament, un recueil de textes courts sous-titré Confidences, fantaisies et autres curiosités à la fenêtre...

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 9

source de l’apocryphe
Il y a ce rituel, au fond, un temps, un endroit. Des échappatoires parfois, mais rien de vraiment sérieux. La nécessité finit toujours par écarter les divertissements et les tentations, qui ne manquent pas. Jamais je ne procrastine. Du papier, de l’encre, sans quoi rien n’est envisageable. J’écris, souvent. J’ai cette ligne de conduite. Et tout le reste m’est indifférent : lire, fumer, écouter de la musique. Même si c’est difficile, frustrant, douloureux. Oui, douloureux. Je peux rester longtemps crispé avant que la plume ne se délie. J’ai si peu d’imagination. Heureusement, je trouve plaisir à travailler, retravailler le texte, ciseler, fignoler, parfaire. J’ai renoncé au calepin nomade, au carnet sorti sur le vif, aux rêveries, à la paresse, aux illusions de la fenêtre ouverte. Je n’y crois plus. Je suis assis à la table d’écriture. C’est là que je mettrai le livre au jour.

proposition n° 7

À l’arrière du Cheval fourbu, contre la fenêtre — deux fois trois carreaux de verre crasseux, lumière tombante, écrue, d’un ciel haut perché — contre le jardinet à l’abandon. Le matin. Rarement plus d’une heure, rarement moins. Sur la toile cirée qui protège la table d’écriture il y a de grandes fleurs épanouies, rouges, bleues, roses, imprimées. Le bruit de l’élastique. J’ouvre le Moleskine. C’est un maquis de notes, une broussaille de phrases inachevées, un entrelacement d’images, d’impressions, de ratures, d’ajouts, de rejets. Un précieux capharnaüm. Dans l’air se mêlent l’odeur du savon de Marseille et les effluves de la cafetière à pression. Je taille, je cisaille, j’extrais. Je mets debout, j’habille et je coiffe. Je place mes jolis paragraphes dans leur maison virtuelle. Dans une bulle, à l’instant, par dessus le clavier : 1961 mots.
Sur le rebord de la fenêtre, de l’autre côté de la vitre, un chat roux est assis. Je ne sais pas d’où il vient, par où il passe. Je ne sais pas ce qu’il attend de moi. Ses yeux verts — absinthe, agate, traversés de tilleul et d’orange, fendus, défendus — me reposent et m’inspirent. Assis, troublant, contemplatif. Comme un rendez-vous. Le matin, seulement. Rarement plus d’une heure, rarement moins.

proposition n° 6

Il s’est tu. Il suit les oiseaux en filigrane, qui vont, qui viennent, disparaissant, joueurs, accrochés à la lisière du voilage. Des hirondelles. Ou peut-être des volants imaginaires, eux aussi. L’imaginaire est un pays où ne s’aventurent pas mes mots. Je mets droit et j’habille, au besoin, la parole des autres. De simples hirondelles brodées sur un rideau en dentelle. Travail délicat. Je les observe, je les dessine, les disperse, changeantes, multiples, à l’intérieur de la page, entre les lignes déjà écrites. Pendant qu’il confie, qu’il affabule ou qu’il rêve, encore. Leur queue en V. Leurs ailes en forme de feuille, en forme de goutte, criblés de petits ronds pour figurer les mailles par où passent l’air d’octobre et les prémices de l’hiver. Leurs yeux creux, en amande. Tantôt remplis d’obscurité, tantôt vides et inquiétants. Ou simplement vides. Voilés, dévoilés. En mouvement. Hypnotiques. Des images me viennent. Qui ne sont pas les siennes. Qu’il n’a pas à connaître. Leurs yeux, leur bec — virgules de noir ou trous blancs, selon l’élévation du rideau. Et qui m’empêchent. Il s’est tu. Il suit les oiseaux. Corps souples.

proposition n° 5

Il est couché. Je ne le verrai, ne l’entendrai jamais que couché. Sous un gros édredon rouge à motifs roses et dorés, la chevelure absorbée par deux oreillers aux taies fraîches, blanches et bien repassées. Le haut du corps, les deux bras, les deux mains surtout, sa figure de Napoléon III, sans la barbichette, sans la moustache effilée, mais avec les mêmes yeux d’un bleu doux délavé et cet air, grave et hautain. On vous attendait Monsieur l’écrivain public. Entrez, entrez donc ! Avec un sourire léger, complice, peut-être moqueur ou tendre, difficile à déchiffrer, qui tiendra lieu de bonjour et de poignée de main. Installez-vous là, en désignant près du lit un fauteuil en cuir roux, fatigué. Vous nous attendiez ? En insistant sur le nous. Je voulais dire la mort et moi... Sur un ton amusé, volontairement amusé. Pas de médicaments, de potence, de poche, de sonde ou autres accessoires de la fin de vie. Seriez-vous une sorte de plaisantin, Monsieur Ivanovic ? En ôtant mon pardessus, en extirpant d’une poche intérieure mes instruments de consultation : un calepin neuf et mon stylo bille à capuchon étoilé. Vous avez bien compris que je ne suis pas psychologue, encore moins notaire ou loup-garou ? Je veux bien récolter votre histoire, mais... Appelez-moi Jakob, vous voulez bien ? Il n’attend pas de réponse. Il dresse la main gauche, à peine, par dessus l’édredon, pointe de l’index. C’est la première chose que j’ai remarquée, en entrant ici : cette large guillotine ! J’ai pensé aussitôt à Hopper. Ce grand tablier d’herbe et ces arbres en bordure, au loin, ce coin de lac et le ciel, ce vaste ciel, encadrés, posés, là, devant moi. J’avais trouvé mon endroit, ma vue, mon reposoir. Il tourne légèrement son visage vers moi comme pour vérifier que je suis bien avec lui, que je ne me suis pas formalisé par cette forme d’arrogance ou de persiflage qui sous-tend ses premiers mots. Vous entendez... Il a baissé les paupières. J’ai ouvert le carnet, par habitude. Le battant est relevé, le fauteuil confortable. Un store de lin noir, à moitié déroulé, cache un ciel gris, jaune, onctueux, des lignes violettes. De l’air frais pénètre dans la chambre, par bouffées. Odeurs de bois, d’humidité. Une pièce austère faite de torchis grossier, aux meubles lourds, avec des lambris vernissés tapissant les murs. Il y a des oiseaux — longs becs, yeux creux, les ailes déployées — et des arabesques brodés sur les rideaux de mousseline qui ondulent à la fenêtre. Je note le bruit du vent. Les grincements, au dehors. Le mouvement des deux voilages, houle profonde, vagues répétées, aléatoires, infiniment. Je vous écoute.

proposition n° 4

Vous entrerez sans frapper... Il est couché. Je ne le verrai, je ne l’entendrai jamais que couché. Face à la fenêtre. Sous un gros édredon rouge à motifs roses et dorés, la tête absorbée par deux oreillers aux taies fraîches, bien repassées. On vous attendait. Avec un air complice. La mort et moi, je voulais dire. Installez-vous là, en désignant près du lit un fauteuil fatigué, confortable.

On sait peu de choses, au village, à propos de Jakob Ivanovic. Un solitaire, une canne, un chapeau. Il aime le bon pain et les pâtisseries au beurre, précise, gourmande, la boulangère. Pour le patron du Cheval blanc, c’est juste un usé de la ville qui s’est offert une retraite agréable au bord du lac : ces gens là ne se mélangent guère avec nous. Le ménage, oui, sa petite lessive, les courses de la semaine, ce genre de choses... C’est vous, l’écrivain public ?

Ici, dans cette chambre. En quatre mille mots, précisément. La pièce est austère : torchis grossier, meubles lourds, lambris vernissés aux murs. Plafond bas et matelas épais. Mais, par le battant relevé, il y a ce mouvement dans l’air, toujours, qui fait onduler le voilage finement brodé. Il m’a demandé. Pour ma palette, pour mes images. Je lui ai promis que je ferais de mon mieux. Enluminer quelques souvenirs, incruster aux pages d’un carnet, comme autant de pépites, ses dernières émotions. Notre contrat, mon défi, mon savoir-faire.

Il y a des oiseaux — longs becs, yeux creux, les ailes déployées — et des arabesques répétées, en bordure du rideau. Le ciel est vide, étrangement sable et immobile. On ne voit bouger que la cime noire des grands arbres. Beau, n’est-ce pas ? Je l’ai compris dès la première visite : j’avais trouvé là mon endroit, ma vue, mon reposoir. Et puis, levant l’index, tournant vers moi son regard confiant : vous entendez, ce murmure... c’est la respiration des eaux. Mon œil se perd dans les vagues de mousseline. Quand, soudain, le visage de Mathieu, l’escalier raide, les grincements de la mezzanine, rue de Trouville. Sous le drap fin, son sourire, malicieux, qui rampe jusqu’à moi...

proposition n° 3

On rapporte les circonstances de ma mort dans quatre légendes.

Selon la première, je fus terrassé par une congestion cérébrale dans la matinée du 27 décembre. On nota qu’il faisait terriblement froid dans la chambre où je fus découvert, inanimé. On a trouvé, posée sur la couette à grands carreaux sous laquelle je reposais, la page 16 du journal Le Monde, serrée entre le pouce et l’index de ma main droite. Précisément sous le titre : Recueil d’énigmes amoureuses.

Selon la deuxième, je fus emporté par un arrêt brutal du cœur dans l’après-midi du 27 décembre. Il fut consigné qu’il faisait particulièrement chaud dans la pièce où je m’étais endormi. On a trouvé, contre ma jambe, le tome 1 d’À la recherche du temps perdu. Mon pouce droit sur la couverture sable des Éditions Gallimard tandis que mon index était, lui, fiché entre les pages 40 et 41 du même volume. Précisément sous la phrase commençant par : « Viens me dire bonsoir ».

Selon la troisième, il s’agissait d’un exemplaire de la collection Classique Folio et de la phrase commençant par : « Maman s’assit à côté de mon lit ».

Selon la quatrième, j’ai succombé à une asphyxie dans la nuit du 27 décembre. Une apnée fatale durant mon sommeil. Il fut enregistré que ma liseuse était restée allumée. On a cru bon de trouver un message dans le fait que mon pouce masquait partiellement le titre d’une aventure de Blake et Mortimer, tenue, ferme et fermée, dans ma main gauche : Le testament de William S.

À la vérité, je me suis éteint. Comme une ampoule ou plutôt comme une flamme : pincée, entre deux doigts.

proposition n° 2

Penché sur un petit verre à demi rempli d’un brun profond, il reconnut le peintre libertin, le cynique adorable de la chambre 106. Le Caïman, à cette heure, était intimidant avec ses tabourets bien alignés et ses banquettes capitonnées, désertes. Il se ravisa aussitôt. Mais l’autre l’avait déjà aperçu et l’invitait, d’un geste, à le rejoindre.
— Je vous croyais de retour à Paris, dit Alexandre sur un ton faussement inquiet en s’approchant du comptoir.

Et, s’adressant au barman :
— Glace pilée, crème de cassis.
— Si tu imagines, mon coquin, te débarrasser de moi avec ce petit vouvoiement... ronchonna William, agacé par les pudibonderies du romancier bourgeois de la chambre 112.

Il avait glissé sa vingtaine sous une chemise en lin, blanche, fripée, entrouverte. « Sauvage et dangereusement sex-appealé » comme l’avait décrit Alexandre lui-même, la veille, dans son Journal en pointillé, avec une certaine jubilation.
— On parlait de toi, justement, hier soir... (au barman) Merci, c’est parfait !
— Ah oui ? En mal, j’espère.
— Ne te fais pas plus méchant que tu n’es, William.

Accoudé au zinc il semblait un peu parti, vaguement joyeux. Ou fatigué, peut-être. Ou simplement dans son état normal, pensa Alexandre. Il se redressa, s’étira plutôt, avec un sourire pâteux.
— Je peux te poser une question, Monsieur Maupin ?

Alexandre dégustait, sans le quitter des yeux, son mélange parfumé, rouge et sucré, rafraîchissant.
— Pourquoi tu me fuis, comme ça ?

L’interrogé, interloqué, soudain pensif et grave, reposa délicatement son verre à pied.
— Disons… qu’il y a des rencontres qui ne me réussissent pas. Mais je viendrai volontiers à votre exposition, Monsieur Sears.

Il avala une gorgée de liqueur, descendit de son tabouret, maladroitement. Sans bouger de son siège, William lui attrapa le bras, au passage, le dévisageant avec la même intensité que l’autre soir, à table, chez les Dupont-Merville.
— Toi et moi nous sommes de même nature, Alexandre. Nous sommes de feu, tu comprends. De feu, pas de glace...

Il s’échappa. En sortant sur la terrasse, face à la mer, l’alcool lui montait aux joues.

proposition n° 1

La couleur cuivrée de son corps, nu, exhibé, sublimé, en forme de M étiré. Les fesses posées sur les talons, genoux serrés, la plante des pieds, cambrée, à l’extrême. Il se découpe sur un fond bleu, moiré, tâché de sombre. Peinture à l’éponge. Évocation d’un sous-bois. Illusion de profondeur et lune imaginaire, en surplomb.
À quoi tient le désir ?
Ses deux mains — doigts écartés, paumes bien à plat — reçoivent tout le poids de sa jeune carcasse : peau sur les os, mâte, élastique, à peine et juste modelée. Les lignes du cou, des clavicules, la touffe de poils noirs, drus, au bas de son ventre. Garçon d’Asie.
Sur une pièce de tissu, du velours, peut-être, ou sur un tapis plus sûrement — rouge éteint, usé, grenat, traversé de mèches claires ou parsemés de bouts de paille ou de copeaux — jeté sur le sol de l’atelier.
Il a tourné la tête. Il ne me regarde pas.

Une fenêtre à guillotine. Le battant est relevé, le store à moitié déroulé. Il y a du vent qui fait bouger le voilage : ondulation des oiseaux — longs becs, yeux creux, les ailes déployées — et des arabesques finement brodés, répétés, en bordure du rideau. Le ciel vide, sa couleur sable. La cime des arbres, en mouvement. À quoi tient la tension dans l’air ?

Le complet sombre, boutonné, le col cassé, à angles droits, la chemise blanche et le chapeau, melon. La couleur jambon de parme de la cravate. La sobriété de la composition. Le bon goût. La respectabilité. L’idée que l’on s’en fait. La conformité qui s’en suit. Et puis la pomme, au milieu du visage. Incongrue. Mais si juste, en vérité. Très à sa place, finalement. Complémentaire. Verte à souhait. Car, sans elle, où serait l’intérêt du tableau ?



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1ère mise en ligne 18 décembre 2018 et dernière modification le 25 février 2019.
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