contribution auteur | Anna Jouy

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Longtemps je me suis contrainte à vivre dans le présent, comme s’il s’agissait du seul lieu de jouissance possible. On m’y invitait, on m’y incitait comme si ce présent, sans « réflections » d’aucune lumière d’avenir ou de passé, permettait d’acquérir un bonheur tranquille et vrai. Le présent me gêne pourtant du peu de profondeur et de richesses qu’il me laisse. Maintenant je comprends que celui qui écrit n’a que l’alternative du décalage et du passé donc. Avec aussi parfois ce miracle de savoir qu’en désignant l’être qui fut, il pré-dit aussi l’être à venir.

Site : Les Mots sous l’aube

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 7

Ne pas ouvrir les yeux. Le rêve me fait ses histoires ; il écrit mieux que moi. Toujours ce moment de l’aube, entre fossé et chemin. Il faut me hisser hors de là et chercher à rattraper le livre de la nuit. Le livre d’un rêve inexprimable. Me confronter chaque matin à cette histoire en images, ce récit qui est indicible et qui reste encore quelques heures sous mes paupières mais ne saura jamais apparaitre sur la page. Épuiser le songe en le racontant avec force et rapidité, mettre vite des mots, le scénariser avant de le voir disparaitre. Le film à l’envers en somme. Sentir alors combien les doigts ne savent pas, ne peuvent pas courir, comment les choses tout autour s’en prennent à eux pour les freiner. Comme cet handicapé dont je tente de raconter l’histoire. Des outils qui bafouillent et la langue qui part comme un son, parmi d’autres sons. Se diluant. Essayer malgré tout de tenir le souffle entre les lèvres. Répéter et puis peut-être écrire. Mais le sommeil avec le jour s’ouvre sur une chambre et la chambre sur d’autres pièces encore, sur la cuisine, sur la cafetière et sur ces escaliers. Ensuite la maison ne cesse encore de s’élargir, d’aller faire la gueuse au grand monde, de se vouloir du monde. Cet endroit est trop grand, trop délayé pour retenir le chant de la nuit, le discours confus et formidable qui brasse dans ma tête. L’endroit que j’habite est un enclos bien trop vaste pour écrire. J’y jette un caillou, et c’est tout un étang qui griffonne et je ne suis plus qu’une catapulte et rien d’autre. Je dois me replier. Je dois me rendre dans un espace petit – il ne parait pas toujours si étroit, cela dépend de bien d’autres paramètres que ces murs. Je dois trouver dans cet endroit petit, une niche encore plus fermée et close et impénétrable. Dans cette maison-là, qui pourrait loger une famille, je cherche l’angle mort, je cherche à trouver cette peur du monde qui me referme sur moi et m’isole. Comme tout pareil, quand je suis dans un lieu houleux, dans un café bruyant et sonore, quand je suis dans un train de vacarmes, là où je ne peux que me réduire à l’état d’une mince voix qui balbutie, avec un crayon dans les doigts. C’est le bureau, une petite chambre, l’ordi est posé sur un tableau de Sugnaux, un format affiche protégé par du verre. Il n’y a pas de place là-dessus non plus. Il ne m’en faut pas. Je n’en veux pas. C’est mieux, je resserre l’espace, je le limite. Juste ce chevalet et ce tableau détourné de son usage. La lampe qui me fusille, droit devant. Un point fixe qui brouille la vue. Je rétrécis le champ de mes perceptions. Alors par moments, j’entends que ça remonte ou revient ou émerge, je ne sais pas trop. Quelques mots, souvent comme un épuisement rapide de ce que je voudrais écrire, parfois une plus longue fréquentation de l’ensevelissement. Entre la fatigue du corps qui demande, vieille chienne, qui réclame, que je m’occupe d’elle, et puis cet épuisement de la tête que je veux mais que je ne parviens pas à obtenir… L’absence de forces et la force de ces présences bavardes sous le crâne. En lutte. Je ruse avec mes rendez -vous d’écriture. J’essaie toutes les heures, je me tiens prête. Souvent quand je lâche prise, les mots me narguent et tombent sur la feuille. Je pense à la mer, elle me semble si proche de mon état, plane et pleine de crêtes aussi. Une immense étendue et moi confinée sur un transat, ici dans mon salon. Qui ferme les yeux, qui me dis que la page est pareille à l’étendue, qui me dis que le silence du récit est pareil. Et que je suis aussi à regarder l’horizon quand j’attends un cargo, le début de l’histoire. Au fond, la masse du marché, la foule quoi, c’est aussi cette dissolution de mon bruit dans le bruit. Et cet homme sur sa chaise roulante, comme un rappel de cette nécessité de l’encerclement, de la réduction pour s’imposer à moi. Juste mon être immobile qui écrit, comme lui immobile en lui et si projeté dans le trafic.

proposition n° 6

Toutes les rues qui mènent à la mer me reviennent dévêtues et bronzées. Celle-là est blonde, elle aussi. Elle va droit devant elle, se fondre là-bas dans l’eau. Dans la plage de la mer. Et je ne sais pourquoi je crois dans mon souvenir qu’il y a du sable jusqu’au cœur de la ville. Tout est blond et sablonneux. Des grains de lumières, de la dune étalée partout. Sans doute ce n’est pas vrai. Peut-être est-ce arrivé, une fois, un coup de vent et des flaques de rivage sur le sol. Et moi qui toujours pense à la rue blonde. Rien d’autre, que l’idée grenue qui pénètre la ville, une ville allongée sur une grève jaune. Oui cette rue est dorée d’un bout à l’autre, de la mer au marché qui se tient là et que je fréquente chaque jour- Pourtant c’est autre chose qui domine. Il y a ce bar, qui n’est pas le seul bien sûr de toute l’avenue mais ce qui demeure dans l’image. Le bar des chaises vertes. C’est comme je l’ai appelé, sans savoir son nom. Qu’importe son nom. Au milieu de la rue, quatre tables si vertes, des tables comme des carrés de pré, de l’herbe tondue ras. Dans cette échappée ocre et blanche d’une rue vers la mer, quatre tables taillées dans un pâturage de la Normandie profonde. Je n’ai jamais aimé franchement le vert. Cette couleur couvrante, cette platée de chlorophylle pour grands bovins, ce recel de précipitations, ce symbole d’abondance et de vie sans faim. Tout cela m’a maintes fois poussée à rêver du désert. A partir. A fuir. Mais je ne sais pourquoi, moi, venant d’un pays de sapins, je fus cette fois si attirée. Un vert profond, un mobilier criard scié à même ma nostalgie. Un métal sonore, des chaises à clairevoie peintes au jus de gazon. Laides, évidentes et si discordantes, en parfaite harmonie avec mon ennui. Une simple couleur comme un havre de pays, un bar peint pour moi dans un monde cuivré. Les chaises vertes, là où asseoir mon exil, là où figer un instant ce décor mouvant et fluide qui chavirait mon ventre autant que mon cœur. Je me souviens n’avoir jamais compté autant de brins d’herbe dans le petit pré des apéritifs estivaux.

proposition n° 4

L’été, je prétends changer de vie, je m’enfuis, j’émigre. Je voudrais l’aventure. Mais, partout où je me déplace, je reconstruis ma bulle. Il suffit de deux ou trois promenades, d’une visite au marché et de trouver un bistrot. Rien ne me parait plus pressé que de me sentir tranquille, comme chez moi. C’est naturellement ce que je fis ici la première fois, avant de choisir, de manière constante et médiocrement aventureuse, des années durant, cette station pour y passer quelques semaines, l’été. Dans cette ville, je croyais ne rien connaitre. En fait, c’était une petite cité balnéaire qui enfle chaque été de milliers d’individus, tous identiques à moi-même. C’est le marché qui fit de moi une habituée, une de ces vieilles déglinguées trainant en robe d’été sans manche pour dorer impunément les restes guenilleux de ses biceps. J’aimais sentir le soleil, l’iode, les odeurs de poisson frais, me fichant d’offenser l’élégance ou ma propre dignité, chaque matin, en me baladant dans les rangées des étals et des fourgonnettes de soldeurs. Je pris mes habitudes et en particulier celle de trouver sur mon chemin un drôle de promoteur, en fauteuil roulant, muni d’un enregistreur d’où sortait une musique aboyante et vieillotte et qui faisait de la pub pour les commerçants de toute la place. Sa posture, son habillement, sa mine en colère et sa voix ironique et mauvaisee aussi me rendaient sa rencontre à la fois pénible et nécessaire. J’espérais bien le croiser chaque matin, juste pour l’effet particulier qu’il exerçait sur moi. Cet handicapé me débéquetait et ce genre de chose n’était pas ordinaire.

Dans le bistrot Les chaises vertes, un matin alors que je prenais un café, je le vis arriver. Il connaissait tout le monde ou tout le monde le connaissait. Son attitude me sembla un peu différente. Il avait perdu sa morgue et cette férocité avec laquelle, il exerçait son métier de bonimenteur, arpentant les allées et accostant vindicativement les chalands étrangers dans mon genre. Il plaisantait et riait, fort, commentait l’actualité, s’emballait pour quelques chevaux du PMU. Alors que j’appelais le sommelier, il se tourna vers moi. Son visage redevint rageur. J’entendis un ricanement. Le garçon vit mon désappointement et sans doute ma gêne aussi. Il me dit : c’est Une thune. Pas méchant, mais très malin. Il embobine les gens comme il veut. Et quand je voulus quitter ma chaise, j’entendis le crissement désagréable des pneus de son engin, juste à mes côtés. Il me toisa, puis, comme si nous avions déjà eu de longues conversations entre nous, il me tendit 5 euros. « Voilà pour vous ma p’tite dame, pour votre poisson du jour, allez chez Duménech c’est la deuxième rangée en venant depuis ici. » Il s’éloigna. Le bruit de sa radio reprit. Le garçon m’expliqua alors en deux mots que le gars investissait sur le client potentiel et qu’il avait des accords avec les marchands.

Naturellement avec ce billet reçu, je me sentis obligée de faire le détour par le susnommé pêcheur. Je ne cherchais pas à comprendre tout de suite. Je trouvais la situation cocasse au fond, comme si une part d’aventure tant désirée et recherchée avait soudain fait son entrée dans mon quotidien. Un pirate me laissait une piste pour trouver un trésor. Je devais me rendre chez Duménech. Il me vendrait un poisson dans lequel il glisserait sans doute une carte, un message. Le billet de cent sous était notre signe de reconnaissance… J’entrais dans un jeu de piste, je tenais le fil d’Ariane, l’aventure allait ensuite se dérouler. J’imaginai tout ceci en me rendant sur les lieux. Duménech avait une tronche de bouffeur de saucisses. Ses bras étaient poilus sans le moindre tatouage. Son accent était terrifiant car perché à des hauteurs de haute-contre. Et mon billet ne fit aucun effet sur son étrange regard de daurade au gros sel. A l’autre bout de l’allée, Une thune m’attendait. Ce visage, cette ironie au vitriol. Il parlait fort, assez pour qu’on l’entende tout autour. « Rendez-moi mes 5 euros. ». Comment ne pas le faire ? Il manœuvra pour me quitter. « Cette putain de pitié ! Hein ? ». Et il cracha par terre.

Je rentrai. Le gars avait occupé nombre de mes soirées. J’avais inventé la plus affligeante histoire sur ce personnage. Il avait pris tout son temps pour faire en moi cette espèce de cratère de compassion dans lequel je lui faisais une vie de héros de guerre, de martyr. La victime devenue le bon ange des maraichers et des vivandiers de la place. Je lui avais inventé une vie passionnante. J’avais même commencé à faire de lui un philosophe. Mais il était tout simplement un miroir et ce que je vis me fit déchirer la vie que je voulais avoir.

proposition n° 3

Il y a quelque temps, un jeune homme s’est suicidé en se jetant du pont sur la voie ferrée. Comme toujours en ces cas-là, un vent d’effroi a parcouru le coin. Tout le monde voulait savoir ; puis tout le monde savait.

Ma voisine la première me dit que c’était un jeune homme brillant. Très joli garçon, apprécié de tous, vivant avec son père depuis le divorce de ses parents. Elle ajouta que sans doute, il avait eu beaucoup de mal à accepter sa nouvelle situation familiale. Les gens ne réfléchissent pas assez au tort qu’ils font en se séparant. Les enfants sont la plupart du temps des victimes. Pauvre garçon !

En remontant ma rue, on aborda avec moi le même terrible fait divers. L’homme connaissait bien T. A seize ans, me dit-il, il pensait avoir tout compris de la vie et il ne supportait plus aucune autorité. Son père, un homme qui en bavait depuis son divorce, ne savait plus qu’en faire. Leur dialogue ne servait plus qu’à résoudre des questions d’argent de poche et de liberté de sortir quand et bon il lui semblait. Franchement, c’était vraiment le dernier coup de salaud qu’il pouvait faire à son père.

En entrant dans la grande surface, j’avais en tête un beau gosse en pleine crise d’adolescence, rebelle et insupportable et je complétais mentalement ma compréhension de ce drame en imaginant une sensibilité exacerbée et une fragilité propre à son âge. Dans le café, mon voisin de table revint sur l’événement. Le journal racontait en quelques lignes l’accident de personne qui avait interrompu le trafic Fribourg -Lausanne, la veille. Il me dit, voilà encore un de ces gestes désespérés qui en plus d’être épouvantable, emmerde des centaines de personnes. Je vous parie qu’ils n’ont pas été nombreux ceux qui ont eu une pensée pour lui. J’ai entendu dire tout à l’heure qu’il avait eu affaire à la police pour détention de drogue… Allez vous étonner après ça ! Ces trucs, ça vous fait perdre la tête et la raison.

A la caisse, entre deux manipulations, l’employée me chuchota encore. Il venait souvent ici. Il était amoureux… Comment peut-on se donner la mort pour un chagrin d’amour ? On peut faire encore ça de nos jours ? L’amour, ça vient et ça repart. Pas la peine de se foutre en l’air comme ça, vous trouvez pas ?

A mon retour, je vis la photo de T. dans le coin de l’annonce nécrologique. Son amie se nommait Chloé.

Aujourd’hui, une semaine plus tard, c’est elle qui a pris le train pour nulle part.

proposition n° 2

J’ai rêvé de Jésus. Oui. Une visite. Décor sombre, sorti d’un film historique. Eglise-écurie. Charrettes-tonneaux -paillis. Je traduis un homme en noir comme étant un curé mais en fait il est simplement vêtu de noir. Le plafond est bas. L’homme que j’identifie comme étant Jésus est vêtu d’une robe, une bure. Il impressionne. Je ne m’en approche pas. Les fidèles de l’église sont grabataires. Leurs lits chaises se trouvent dans un espace plus blanc et aéré. Sous une coupole grise. Je ne me souviens pas du tout de sa tête. Dommage, ça me ferait un scoop. Dieu sait quel mélange de figures ! Jésus sorti d’une côte d’Eve, en somme. Je suis une infirmière, - en fait je ne fous rien-, et il y a avec moi un vieux curé, professeur en même temps. Il dit « Je m’appelle Bernanos, je me cache. Je veux rester incognito. » J’ai eu plusieurs prêtres comme enseignants. Je pense que c’est un bon déguisement.

Lui et moi, on sait que c’est Jésus. Bernanos espère beaucoup avoir une discussion avec lui, le recevoir et moi je me dis qu’il est là pour bien d’autres choses ou par hasard. Dans l’église, il y a des sièges qui sont aussi des lits et dans ces lits-chaises se tiennent toutes sortes de vieux bougres malades et en guenilles, femmes et hommes... Jésus est espagnol. Il va border une vieille ouvrière qui risque de tomber de sa chaise. Le curé se demande pourquoi il ne s’occupe pas de lui. J’ai le sentiment que tout me dépasse... Je regarde, sans rien faire.

Je sens alors que je glisse dans le sol et m’enfonce. Bernanos supplie Jésus de me sauver. Je tends ma main en pleurant. Je suis comme ces vieux ouvriers, en train de perdre la guerre.
Georges B. me dit : tu sens comme je souffre de croire que je ne suis pas aimé ?

C’est comme du sable mouvant, je réponds.

proposition n° 2

C’est une plage en période de vacances, la mer est très calme, il ne se passe rien. (elle ne ressemble d’ailleurs à aucune plage connue) C’est le mois de juin, personne, pas de touristes. Dans l’hôtel, une dame qui prétend se nommer Clarice L. me dit j’aime cet endroit. Peut-être parce que ça lui rappelle une plage. Elle est déjà venue ici, il y a longtemps. Je pense que c’est impossible. Lispector est un nom qu’on ne voit pas dans le cimetière.

Elle est là avec son oncle et sa tante pour voir une tombe. Son oncle roule avec la voiture dans le cimetière jusqu’au monument mais il se trouve coincé entre des catafalques. Il ne peut plus avancer. Alors les gens décident de porter l’auto dans une allée plus large. On déplace la voiture en glissant les bras depuis l’intérieur hors des fenêtres et en saisissant le bas de la caisse par les mains. A ce moment arrive la famille de celui dont on venait de visiter la tombe. Ces gens leur demandent de manger avec eux. Il y a une table au milieu des monuments funéraires.

Le cimetière est un cimetière urbain. Les tombes y sont alignées de façon à ne pas perdre de place. Parfois on observe ce qui se passe depuis la grille qui longe les lieux. Puis de l’intérieur de l’automobile.

Clarice porte une robe blanche qui ne lui va pas très bien. On lui donne un bol de cerises : elle en renverse une partie sur sa robe et sa tante se moque d’elle.

Puis elle se promène dans la cité balnéaire et tout a changé. C’est comme un grand parc d’attractions. Parmi les tentations, un truc sensationnel : des hommes sortent d’un vrai nuage haut dans le ciel et ils se tiennent debout et descendent vers le sol comme des skieurs sur le rien, sur l’air, sans skis aussi. Les hommes apparaissent dans le nuage, comme s’ils passaient une porte, l’un après l’autre.

Clarice est enthousiasmée de l’avancée technologique qui permet de maitriser la descente des nuages. C’est un phénomène sensationnel mais qu’elle ne voudrait jamais essayer, comme d’ailleurs aucune des autres attractions plus ordinaires.

Elle dit : je suis sûre que ce truc rend malade.

proposition n° 1

1.

Cette ville a un air de crâne et de perruque. Un gros naevus rouge et gris. Les vieilles maisons serrées au sommet. Ça fait bandeau de pierres. Les autres bâtiments neufs, des pellicules sur la plaine. On peut choisir plusieurs chemins pour la gravir. Ils tournent tous autour ; ville prise au lasso, au fouet ; une ville dressée quoi.

Et puis, il y a ces trois échelles sorties ou revenues des époques de siège, d’ennemis sur lesquels on se devait de pisser de l’huile bouillante ou de jeter des javelots et des flèches d’arquebuses. Trois montées d’escaliers. La dernière, petite volée de marches, sur la nuque de la ville, porte le nom d’escalier des Béguines. Ça ne demande aucun effort. Puis au centre, sur le gras de la colline, l’escalier de l’Eglise. Une sorte de fermeture Eclair avec un petit zig zag au début et une rampe en métal, bien poli par l’usage ; l’escalier praticable, jouant à la perfection son rôle de raccourci vers Dieu.
Enfin, vertigineux, droit et qui ronge la joue de la cité, l’escalier de Massin. Le plus grand de tous. Une balafre, une couture cicatricielle sur la face. On doit franchir un tunnel pour y accéder. C’est une gueule ouverte et juste après, les marches comme les anneaux du pharynx. On se sent dégluti tout en s’essoufflant. Avec lui, on arrive directement dans la panse du château.

Quasi personne ne le prend. Trop raide pour les vieux, trop loin des commerces, trop athlétique. La plupart du temps, il est vide et comme si la pente puissante des marches le rendait plus menaçant, il faut s’y jeter toujours avec rapidité et le grimper au pas de course. Le franchissement du tunnel ne laisse jamais tranquille. C’est la gueule du loup. Cet escalier est resté au Moyen-âge, lui seul. Et le temps qu’on y passe menace de ne jamais vous rendre au présent.

2.

Quand on vient d’un pays de vagues inertes, on se sent dérouté par la plage, par l’étendue mouvante d’un pays qu’on nomme les flots ou l’océan. On se sent au bord de quelque chose qu’on peut toucher, sentir mais qui arrête la marche et vous interdit. Là, à cette ligne précise et mobile pourtant, se termine le pas. Fini. Les gens qui ont sous les pieds une mer pétrifiée depuis des millénaires deviennent des incompétents, des humains qui n’ont pas appris à marcher sur l’eau. Et quand ils sont là, parmi des roches devenues souples et douces, effritées et malléables, quand ils sont là, face à des territoires impraticables, ils deviennent des enfants sans passé mais avec seules des envies d’avenir. L’eau à perte de vue ne peut pas les supporter. Ils courent comme des chiens derrière des vitres closes, excités, allumés, fous de joie et de désir et totalement certains que le mystère de leur vie est caché sous la ligne de flottaison. Ceci, tandis que peut-être les marins pensent qu’un montagnard mange du nuage et croque de l’éternité en bâtons glacés.

3.

Tissu usé. Non, couleur dépassée. Le temps achève aussi de grisaille les couettes en coton. Une épaisseur qui s’ajuste à la paume. Pas aux doigts mais à l’entier de la main. Une grandeur de deux fois le corps, au moins. Peut-être pourrait-on y ensevelir trois macchabées ? Et puis une odeur, une pleine odeur de temps que rien ne peut vraiment altérer et rendre usagé. C’est sur le lit, un damier piqué en grands carrés et dedans chacun d’eux un caractère chinois indéchiffré. Un farceur y a peut-être écrit des grossièretés, un nique ta mère en sinogrammes et interprété comme un souffle divin. C’est sur le lit, un carmin allégé de beige.

Quand on en saisit le coin, cela se laisse rouler. On dirait une grande crêpe. Alors sans y penser, sans même le vouloir, on se met dedans. Et on pense avoir disparu de la chambre. C’est l’utérus du rêve.



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1ère mise en ligne 18 décembre 2018 et dernière modification le 5 février 2019.
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