contribution auteur | Solange Vissac

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Solange Vissac vit à Saint-Étienne. Son blog : Jardin d’ombres.

Ses contributions à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 7

C’est là que cela germine. Dans l’aménagement de cette faille intime où s’inscrivent les déchirures que convoque l’écriture. Plus exactement où les déchirures appellent l’écriture. Espace clos – une pièce à soi exigée – avec bureau en hêtre suffisamment grand pour poser, disposer et recouvrir de tout le nécessaire. Derrière soi la barrière des livres, sur la gauche une autre encore, celle aux livres préférés, à droite deux étagères plus petites l’une consacrée à Venise, l’autre aux livres en attente, épaulent la fenêtre où le regard parfois se laisse happer par le vol d’un oiseau, le bruissement des buissons, ou le jardin qui part en eau. Et ce jour rester accrochée à ce bouleau, à mi-hauteur de la colline dont une immense branche est pliée en deux jusqu’au sol, épuisée par le poids de la neige de la semaine précédente, et ne plus pouvoir détacher les yeux de cette branche. Devant, dans une niche ( une cagette en bois), les livres dont la main peut se saisir lorsqu’il faut s’abreuver : Pierre-Albert Jourdan, Antoine Emaz, Dante, Clarice Lispector, Virginia Woolf, Jean-Paul Goux, Pierre Cendors, Caroline Sagot-Duvauroux, Duras…. Dans la cagette de doite, les outils : crayons, feutres fins, gomme, critériums divers et variés, ciseaux, coupe-papier, éphéméride pour savoir le quel jour on peut bien être. Au plus près de soi, l’ordi, le casque audio, les carnets, trois actuellement, où s’écrivent les bribes de ce qui pourrait...peut-être…, de ce qui s’entend, de ce qui se lit, deux ou trois mots parfois déchifffrés plus tard avec difficulté parce qu’écrits à l’aveugle… Sur la gauche du bureau, prête à tomber la paperasse que l’on repousse pour plus tard s’entasse devant une étagère emplie de boîtes pleine d’objets qui ne servent à rien, mais qui doivent être là, au cas où… Sur le dessus des cagettes, une demi-sphère en verre, lourde, dont l’intérieur est strié de rubans de couleurs où domine le rouge et quatre bulles de tailles différentes – le presse-papier du père – , l’appareil photo prêt à la saisie pour les oiseaux qui font halte, une boîte à bonbons emplie de la terre de là-bas, et la lampe, du père elle aussi, qui nécessiterait une page d’écriture à elle seule. Quelques photos agrafées ici ou là, des post-it collés un peu partout, une toute petite aquarelle de pensées , cadeau d’une vieille dame pour l’anniversaire des sept ans, les mots écrits sur un carré de carte routière : du presque coeur désignez-moi exactement l’endroit avec l’inspiration pour seul guide, et le grand tableau d’un arbre dans la nuit qui veille sur le tout. C’est là, cernés par un jardin protecteur, que se cultivent les songes et que se détachent, tremblantes, les images phasmes du dedans, pour se poser de dix doigts sur le clavier. Et c’est lui l’ordi qui capte toute l’attention désormais, qui creuse un autre espace, qui agrandit le bureau, repousse les murs et relie à ce qui frémit ailleurs. Lorsqu’on rabaisse l’écran, l’impression de revenir de loin… et de retraverser les épaisseurs du temps.

proposition n° 6

Après avoir lu ce qui était écrit sur la croix de commémoration dans le bois de la Rappe :
A la mémoire des officiers, sous-officiers, caporaux
et soldats des 38è et 86è RI
tombés glorieusement en combattant
dans nos rues et dans nos champs
le 25 août 1914
qui trouvèrent ici une sépulture provisoire
Memento et ora

elle retourne vers sa voiture. Memento et ora. Elle cherche quelque chose parmi les sacs sur la banquette arrière. Elle trouve une boîte métallique, carrée comme elle les aime, achetée la veille dans une confiserie, emplie de bonbons variés aux fruits de pays. Elle verse les bonbons dans un mouchoir en papier, les pose dans le vide poche entre les deux sièges.. Cette boîte , avec le nom du fabricant “La confiserie Bressaude” écrit en relief au-dessus d’une tête de vache portant une cloche autour du cou, derrière de grands troncs symbolisant une forêt, et en-bas à droite le dessin de quelques fruits, framboises, myrtilles, prunes, aux parfums censés se retrouver incorporés aux bonbons, fera l’affaire. La couleur est indéfinissable, marron clair peut-être, ou beige soutenu. Elle a acheté des séries de ces boîtes, non pour les bonbons qu’elle n’affectionne pas particulièrement, mais pour les boîtes elles-mêmes qu’elle transforme en dévidoirs de poèmes. Elle en a de toutes tailles et formes où elle glisse un poème en accordéon à l’intérieur, manière de donner un écrin autour d’un texte, de le lire différemment, de lui donner une seconde vie et de l’offrir. Cette boîte-ci est donc détournée de sa destination, sans qu’elle puisse expliquer le pourquoi d’un tel geste. Memento et ora. Elle ne sait pas quoi faire d’autre. Puis, d’un pas incertain, elle rejoint le bois où les combats ont eu lieu et fait ce geste dans la forêt de ramasser une poignée de terre dans une tranchée, là où Alphonse a été tué d’un coup de baïonnette. De ses doigts, elle tasse bien la poignée récoltée, ôte un ou deux cailloux prenant trop de place et referme le couvercle avec soin afin que la terre ne s”échappe pas. Un vague souvenir de lectures autour du sacré et de la terre lui revient en mémoire. Il s’agissait d’un article autour de l’exposition d’un artiste japonais dont elle ne retrouve pas le nom. Il ramasse, collectionne puis expose des poignées de terre des contrées qu’il traverse : reflets d’un paysage, mémoires d’un lieu, éclats d’une intensité ressentie. Pour elle, en ce jour, c’est une manière de cueillir un silence, de lui donner un écrin, de le laisser exister parmi d’autres silences, d’autres vestiges qu’elle affectionne, toutes ces pierres qu’elle rapporte de ses errances coutumières par exemple. Inscrire le temps et le lieu dans cette boite. Memento et ora. Se dire qu’elle commence une nouvelle collection, celle des terres qu’elle se doit d’honorer, où porter un regard d’intensité. Se laisser interpeller par cette terre recueillie et penser au temps qui s’est écoulé depuis. Les grains entre ses doigts, la trace qui subsiste après, l’odeur qui perdure. C’est un geste similaire d’hommage qu’elle rend lorsqu’elle caresse l’écorce de certains arbres, ou qu’elle psalmodie le nom de quelques villages. Bien serrés dans cette petite boîte carrée, ces grains d’une terre qu’elle ne connaissait pas il y a quelques jours encore, seront comme un murmure léger dans le brouhaha de l’oubli. Memento et ora.

proposition n° 5

Sous un ciel d’aquarelle, elle essaie d’absorber le contour des ombres, toutes les ombres même celles qui semblent sortir de ses songes. Elle se sent enfermée dans une parenthèse du temps où réel et irréel sont si fort serrés que le vide deviendrait matière. Elle fixe de son regard incertain des racines qui boursouflent la terre. La forêt se fait si dense par endroits qu’elle distingue à peine ce chemin inconnu où ses pas l’emportent. –- Regarde, j’ ai trouvé quelque chose –- Fais voir –- Non, c’est pas ça –- Allez on joue plutôt – Moi je serai un poilu et toi un ennemi -– Pourquoi je suis toujours le méchant -– J’ai un pantalon rouge, c’est tout -– Pourquoi on joue toujours à la guerre –- On joue un peu et après tu choisis –- Bon d’accord –- Ils ne l’ont pas vue et jouent à la guerre comme tous les petits garçons . De leurs bouches sortent des bruits de tirs, des cris, des gémissements. Ils courent sur le tapis de feuilles, se baissent, se cachent, s’affrontent à coups de bâtons ramassés à terre puis … Regarde j’ai trouvé c’est comme une cabane –- écoute... ça résonne –- Le feuillage s’est espacé, elle retrouve une part de ciel, et au sol des écorces. Plus loin ça cogne contre un tronc creux peut-être, on dirait une musique ou quelque chose qui voudrait l’être. Elle reprend des repères, là le chemin , sur la gauche des sortes de tranchées où elle a rempli une petite boîte de terre tout à l’heure. Oui, c’était là, tous ces hommes qui sont morts par centaines. Cela remue en elle, fore en son ventre -– regarde ça fait comme un tambour –- si je tape là le bruit est pas le même -– écoute je tape vite et toi plus lentement –- oh c’est super -– j’essaie avec une pierre -– oh on dirait que ça tape dans le ventre –- Les sons s’accordent à ses silences et tentent de dire l’indicible. C’est ce rythme étrange qui la guide jusqu’à sa voiture, elle ne voit pas les enfants mais leur est reconnaissante d’être là, de faire parler les arbres, de ne pas la laisser affronter seule ses fantômes, de la ramener en douceur vers ce jour. Elle arrive enfin à la clairière où elle a laissé sa voiture. Les sons s’estompent . D’une voix faible, elle salue une femme, la mère des enfants sans doute , qui se tient devant la stèle de commémoration, puis après un dernier regard elle démarre et sait qu’elle ne reviendra pas.

proposition n° 4

C’est elle, l’enfant de sept ans. Elle tient un petit panier avec un pinceau, de vieux journaux et un chiffon . La main du père a poussé la grille lourde de l’enclos. Ce sont les arbres d’abord qui l’enlacent de leur ombre. Un bouquet de cinq et un autre de trois hauts troncs surmontés d’un feuillage dense, comme une grosse feuille enflée. Flammes vertes du monde des oubliés. C’est ainsi qu’elle les dessinera en rentrant. Elle dit : ce sont des gardiens. Le père dit les veilleurs. Près de ces personnages il y a des maisons minuscules où elle irait bien se cacher ou jouer. Elle force un peu les yeux et voit une table, scellée contre le mur du fond recouverte d’une nappe blanche, et des statues dessus. Le père l’appelle. Elle est venue pour l’aider, pas pour jouer. Son regard se trouve à la hauteur d’ arabesques rouillées enduites de lichen jaunâtre. Cela s’étale, se dilue dans sa vision de myope. Cela ressemble à un tableau impressionniste où, dessoudés, écartelés, à moitié enfouis, gisent des Christ , des collections de croix de pierre, de bois, de bronze, droites, penchées, cassées. Elle serre la main du père. Ils s’emplissent du silence et des ombres du lieu. Elle entend les cloches là-haut dans le village, puis un chien aboie. Le père s’arrête et dit c’est là. Il commence son travail. La fillette pose les journaux par terre. Le père repeint les lettres devenues illisibles sur les plaques en fer. Elle déchiffre : Ici repose. A la mémoire de. Puis des noms qu’elle ne connait pas.

C’est elle, cinquante années plus tard. Elle vient pour la première fois dans cette région de l’est de la France. Peut-être pour s’affranchir du poids des ombres. Elle a hérité de la maison familiale dans ce petit village qui se meurt. Et des disparus qui la hantent encore. Elle se sent porteuse des nostalgies d’autrui. Alors elle part à leur rencontre. D’un surtout, les autres elle sait où ils reposent. Celui dont on a écrit : à la mémoire de. C’est Alphonse, il avait 20 ans dit la plaque repeinte, de moins en moins lisible. Elle a fait des recherches aux archives départementales. Elle a retrouvé sa fiche militaire. Elle a lu : mort pour la France, tué à l’ennemi le 25 août 1914 à Baccarat. Sans doute, avant, on lui avait raconté, elle avait dû hocher la tête et puis passer à autre chose. Elle vient d’entrer dans le centre ville, se gare rapidement et va sur le pont. Elle lit les plaques commémoratives de la bataille, l’hommage rendu au 38ème régiment d’Infanterie. Saisie d’une émotion démesurée, elle pose son regard sur la rivière où a coulé le sang de tant d’hommes. Au syndicat d’initiatives, le regard du responsable s’allume lorsqu’elle lui demande des renseignements sur ce massacre qui a eu lieu, cent ans plus tôt. Elle reste deux heures à décrypter les plans de bataille qu’il lui explique dans les moindres détails, à consulter des photos et des témoignages. Il va jusqu’à lui imprimer certains de ces documents et finit par lui montrer une photo et lui dire : c’est là, c’est la tombe provisoire où Alphonse a été enterré après la bataille dans le bois de la Rappe, la douzième en partant de la gauche. Il lui donnera aussi un DVD réalisé pour le centenaire de la bataille. Elle reconnaitra sa voix dessus. Il note sur un plan le chemin à faire pour se rendre au bois de la Rappe, et après rejoindre le cimetière de Badonviller, la tombe 552 où repose désormais Alphonse, où personne de sa famille n’est jamais venu se recueillir. Elle ne s’explique pas pourquoi il est si important pour elle d’être venue là. Elle n’a pas pensé à apporter des fleurs.

Comment a-t-elle pu vivre toutes ces années sans connaître toute cette histoire ? S’être contentée de savoir qu’elle avait un grand oncle mort à la guerre de 14. S’être afranchie de la littérature qui racontait ces massacres, pourtant en nombre dans la bibliothèque familiale. S’être privée de l’émotion qui l’a envahie en pénétrant dans ce cimetière militaire peuplé d’un nombre incalculable de croix. Au bois de la Rappe, elle a ramassé une motte de terre, prise dans une sorte de tranchée, qu’elle a posée dans une boite en fer sur une étagère. Un souvenir de l’Enfer traversé par Alphonse. Au retour, elle a essayé de rassembler tout ce qu’elle pouvait savoir sur cet homme – et elle trouvera si peu – , a exhumé une ou deux photos, s’est mise à lire des témoignages, des livres sur cette guerre. Remettre sa généalogie en ordre, se desciller les yeux sur un passé, manière peut-être d’expliquer des comportements, ou des personnalités d’êtres qu’elle a côtoyés.

On ne sait ni comment ni pourquoi un jour cela s’impose. On vient d’hériter de la maison familiale. On regarde d’un peu plus près dans les tiroirs, on lit des lettres, on se souvient de quelques conversations. On se dit qu’on a un rôle à jouer, si minime soit-il pour que tout cela ne soit pas perdu. On sait un peu écrire. Alors tirer les fils de ces vies qui se sont écoulées ici entre les murs de cette maison, dans laquelle Alphonse a vécu son enfance, avant de partir à la mine puis à la mort d’un coup de baîonnette. Elle se dit qu’il faut laisser dire ce qui s’écrit au bout des doigts. Se laisser grignoter par ces petits riens qui pulsent entre les pierres des murs. Se laisser traverser de ces lueurs et nourrir les silences. Même si ce n’est pas grand chose. Et ne pas oublier. C’est ce que le père a fait. Au-dessus de la porte d’entrée, il a fait graver une plaque de marbre : le passé présent.

proposition n° 3

Il existe de nombreux récits pour tenter de découvrir un au-delà à notre errance sur la terre. Il en est un, déployé en trois épopées, où nous sommes portés par un souffle et le tressage des rimes au sein d’hendécasyllabes pour éprouver la descente au fond de l’enfer, l’ascension vers le purgatoire, suivie de l’accès au paradis.

Selon le premier chant de la Comédie, on accède aux cercles maléfiques en traversant une forêt gardée par trois effrayantes bêtes. Par chance le poète Virgile apparaît et passe le premier pour guider Dante dans les cercles de l’enfer. S’ensuivront trente-trois chants où l’espérance doit être laissée de côté quand règnent la fange, les fleuves de sang ou les landes brûlantes, peuplés de cris et de plaintes. Et la sortie se fera vers les étoiles.

Selon le deuxième, dans une image renversée de l’enfer, ce sont des mélodies qui nous attendent aux portes du Purgatoire où il reste à expier nos fautes avec des yeux cousus, des marches interminables ou des murs de flammes à traverser. Presque prêts à toucher les étoiles.

Selon le troisième, il faut arriver au sommet de la montagne pour découvrir le paradis, où Virgile confie Dante à Béatrice pour poursuivre le périple. Neufs ciels les accueillent où se retrouvent les hommes sans péchés afin de découvrir l’ « Amour qui meut le ciel et les étoiles ».

Pour l’heure, passé depuis longtemps le milieu de l’existence, on ne sait pas pourquoi on se replonge encore dans cette lecture alors que de ce côté-ci de la vie il y a tant à méditer : entre la déforestation massive, la pollution à grande échelle, les immigrations climatiques ou politiques, les révolutions et les massacres...on a beaucoup de mal à rêver face au ciel plein d’étoiles.

proposition n° 2

Est-ce le feu ou le soleil qui tracent ces cercles autour d’elle. Il y a comme une fureur qui rougit l’atmosphère. Du ciel on ne voit plus qu’une pâleur qui s’évapore et les lointains qui portent le regard semblent avoir disparu. Les cercles intensifient leur emprise et devant son impuissance à comprendre ce qui arrive, Sylvia cherche autour d’elle une main à saisir. Elle est dans un cercle, baignée de cette étrange lumière où des présences se croisent, mais sans un Virgile pour la guider, lui faire traverser ces étranges cercles de lumière. Spectatrice et actrice de cette fiction qui l’emporte, puis l’élève au-dessus de la bruyère et des pierres. On la dirait prise dans une de ces boules à neige, mais là si l’on secoue ce sont des étincelles qui jaillissent, s’élèvent et retombent sur une base sombre. Elle se sent en suspens devant ce qui se dérobe, intriguée par les teintes rougeoyantes qui lui font baisser les yeux et contempler les ornières et les creux, ces lacs noirs où se laisser glisser. Des mots se déclament mais s’embrasent aussitôt sortis des bouches d’ombres qui errent puis disparaissent. Les doigts de Sylvia se brûlent sur les mots qu’elle cherche à emprisonner, des flammèches s’élèvent et n’éclairent que des pierres noires et des moutons à la laine sale.
Immobile au-dessus d’une lande qui érode jusqu’à la pierre ce qu’elle donne à voir, Sylvia Plath murmure... les lavis bleus de l’aube..., avant de disparaître à son tour, ne laissant que ces mots pour traverser le jour.

proposition n° 1

Il n’en finit pas d’onduler, de frémir, avec douceur et délicatesse, à la poignée de la fenêtre. Il capte le regard et, dans le vide qu’il enserre, traversé de réseaux de fils en forme de filet où de minuscules perles bleues disent que c’est là que la vie se tient, on reste à capter le mouvement de la plume, accrochée sur cette toile, que l’air chaud montant du radiateur anime simplement, on reste là comme sur un fil, à garder l’équilibre entre pensées sombres et éclats de bleu. On voudrait savoir quelle réalité se profile derrière cet attrapeur de rêves.

Elle pèse son juste poids et reste emplie de patience. Sur les chemins perdus se glissant dans l’oubli ou dans les grandes villes surpeuplées, dans de minuscules jardins ou dans des parcs à la géométrie savante, elle poursuit avec certitude son office, dans le silence ou dans le brouhaha, traque chaque arbre, buisson, bâtiment, être humain ou animal avec la même obstination, allonge sa présence dans l’avancée du jour et de son voile baigne jusqu’aux mots, ouvrant de nouveaux chemins pour pénétrer des territoires inconnus. Elle n’est pas vraiment noire, mais d’un gris bleuté et mérite d’arborer une majuscule : l’Ombre.

C’est parce qu’il se consume, se tord, semble s’apaiser, renaît, éclaire, réchauffe et va jusqu’à la cendre qu’il est fascinant. Enlever les lunettes et laisser le regard de myope s’abreuver à la rêverie du feu dans la cheminée, devenir rêveur de flammes et se laisser virevolter avec les étincelles qui s’étalent, se disloquent, s’étirent dans un sourire, détachent du présent et créent leur propre monde, le diffractent et verticalisent le regard qui suit leur ascension. D’un regard flou, il y a là comme un seuil pour un ailleurs que l’on n’ose pas, un début de songe où rien n’est empêché.

Heureusement il nous reste la légendaire majesté des ciels. Infusés de la lumière de septembre déversant les derniers panaches d’été, tout en lambeaux de bleu entre mosaïque d’azur et haillons d’Arlequin, rougeoyant de honte face à la rondeur de la lune, se détachant à l’aube, avec une lenteur calculée, des ailes de la brume qui l’enserrent d’une tendresse maternelle, matelassés de mélancolie dans de lourdes nuées porteuses d’une promesse de larmes imminentes, et par-dessus tout écrans d’un imaginaire où des visages passent puis s’effacent sans poser de problème et en trouvent des cercles d’ombres. La carte intime de l’univers des songes.

Le regard est cet infime passage à la surface des dehors, un saut dans le vaporeux de la vie. Se tenir dans cette opacité du visible, entre désordre et laisser-aller, cerné de contours imprécis, lourds d’incertitudes, baigné de couleurs brouillées, avec des bribes de formes qui surgissent, promesses d’une réalité que l’on espère ou que l’on pourrait craindre. Laisser l’esprit en mode veille, dans un repos salutaire, et cultiver cette vision floue, fragile et évanescente, faite de vibrations, dévoilant et voilant des images estompées, objets de désirs inconscients peut-être, dans un entre-deux où dedans et dehors se croisent et s’emmêlent.



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1ère mise en ligne 18 décembre 2018 et dernière modification le 12 février 2019.
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