contribution auteur | Cm Le Guellaff

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Mini bio et liens à compléter.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 9

source de l’apocryphe
Une autre nuit encore, le même lieu toujours. Le même homme arrêté sous le même feu. Il se croit seul, ou isolé. Il ne me voit pas. Il ne sait pas que je suis là et que je le vois, collé à ma fenêtre, caché par les éclats de lumière de l’enseigne lumineuse. Je l’observe. Il vient chaque soir, ou plutôt chaque nuit. Sur cette route, la nuit. Immobile, il attend. J’ai mis du temps pour comprendre, ce qu’il attend. Avec la nuit, plutôt à certaines heures de la nuit, la vie devient lumineuse. Ma vie. Pour moi, rien qu’à moi, une seule vie : la sienne. Dans ce lieu, à ce croisement, entre la salle de spectacle et le skate-park, sur le parking, il se tient là. Il vient habiter mon désert. Il l’illumine. Sa présence, aussi ténue soit-elle, me libère de ma solitude. Un temps, chaque nuit. Il ne le sait pas, ne le saura jamais. Sans lui ma vie serait vide, de sens et de lumières. Alors je l’attends, chaque nuit, plutôt à certaines heures de chaque nuit. À nos heures particulières, la scène s’anime. Rétines en actions, je l’imprime entre les clic-clic-clic-clic. Orange. Rouge. Blanc. Vert. Ce soir, il pleut. Il y a toujours l’orange, le rouge, le blanc. La pluie les dilue, un peu. Il y a aussi le vert, un vert-de-gris ou un gris-vert : une mauvaise tache, il pourrait s’enfuir. Il est mon ami, de la nuit, celui de mes heures particulières. Il ne le sait pas, ne le saura jamais.

source de l’apocryphe
L’enfant ouvre les yeux, il attend. Depuis quelques minutes ou des heures ? Il ne sait pas encore compter. Sa petite vie se remplit de sensations (le besoin reste son unique expression). Les barreaux du lit rythment l’attente, un tour, deux tours, trois tours, et revenir au point de départ. Au rez-de-chaussée, sa mère s’active occupée par l’Autre, elle l’a oublié. De l’étage, on entend des pleurs. D’en bas, sa mère soupire. Le petit garçon a faim, il est souillée, il pleure encore, plus fort. Des larmes glissent entre les lames du plancher. En bas, c’est l’heure de pointe, l’Autre va rentrer. Sa mère s’active et le brouhaha d’en bas retient les plaintes d’en haut. Sa mère n’a plus le choix, sourde à tous les bruits, concentrée, elle s’oublie aussi. Ne pas écouter, ne pas entendre, et attendre. En haut, le silence a pris le pouvoir, il regarde ses mains. Son regard se perd. Les ombres de la nuit jouent avec lui. Du matin au soir, du soir au matin, ce sont ses seules caresses. Il en profite. En bas, sa mère s’assied enfin. Son regard se perd. Elle ne sait plus ni sourire ni pleurer. L’a-t-elle appris ? Du matin au soir, du soir au matin, l’impéritie reste son unique alibi. Elle s’y accroche. L’enfant est en haut, sa mère restera en bas.

source de l’apocryphe
… Et puis une photo et cette lettre à laquelle il ne s’attendait pas. Une vieille lettre, comme en souffrance, au papier décati, jauni par les années. Il s’interroge de savoir si elle lui était adressée. Une écriture qu’il ne connaît pas, ou un souvenir effacé. Une lettre d’avant. D’avant quoi, il ne sait plus de quel Avant possible.

"Mon frère,

Nous voilà, l’un et l’autre, à des années de notre enfance. Nos univers se sont séparés depuis ce jour si sombre d’octobre 61.

Te souviens-tu de cette photo prise avant le drame et devenue maudite depuis ?
Rappelle-toi : sept enfants, maman et papa. Je me tenais avec papa sur la rive attendant notre tour. Avec maman, vous étiez suspendus, presque dans le vide, dans des nacelles improvisées. Le courant était fort. Le vent soufflait et vous balançait. À tanguer, les attaches commencèrent à vaciller dangereusement l’une après l’autre.

Rappelle-toi : captivé, je vous regarde traverser les premiers accrochés aux embarcations encore porteuses, avec toi en tête. De l’autre côté, la liberté après la fuite ! Tous s’agrippent au regard déterminé et rassurant de maman. Tous, sauf toi ! Par toi, par jeu, à forcer le tangage : la barque de mauvaise fortune a chaviré. Seul à être proche de la terre ferme, tu as sauté. Tu as sauvé ta vie. Les autres y sont restés, emportés par les eaux boueuses du fleuve gris. Tu les as regardés sombrer, pas un geste à leur secours, pas un cri pour hurler la folie de l’instant !

Longtemps je t’ai haï. Je te croyais protecteur. Je te rêvais courageux et héroïque.

Longtemps cette haine m’a porté, me fermant à ta fraternité.

Aujourd’hui, près de soixante ans plus tard, je t’écris. C’est important. Je te demande pardon. Pardon pour t’avoir jugé responsable, pardon pour t’avoir cru meurtrier.

À scruter la photo, j’ai enfin compris ma méprise, tu n’avais que dix ans.

Ton frère, à jamais."

proposition n° 8

Vie de G.K – plaque commémorative virtuelle

Il mena une existence à dormir debout. Il avançait penché, à côté des autres. Derrière eux, souvent, il rampait. Devant, parfois, il se couchait. Il se plaignait de la beauté et s’émouvait de la laideur. Miné par ses rêves, Il se repaissait de ses cauchemars jusqu’à s’en gaver. Son rire se desséchait et s’écorchait aux chagrins enviés. Il prit goût à souffrir et, avec emphase, il pleurait à gorge déployée. Figé tel un mausolée, Il assombrissait ses jours sous le soleil et ne se souciait que de leur fin. À grands bruits, il prit fin, enfin. Dans un dernier fracas, il rendit sa vie… Sans savoir à qui. Ci-gît un homme funèbre qui, même à son éloge, faillit.

Vie de Ludwig, 15 ans

Dès l’âge de douze ans, il frappait sa mère régulièrement. À quinze ans, il fut interpellé. Un journaleux de l’époque raconta son histoire ainsi : « … Quinze ans à peine, fier et arrogant, il élève la voix et insulte oubliant qu’il s’adresse à sa mère. Il veut imposer sa loi. Il n’en connaît qu’une : celle de la force. Le geste se joint à la parole, il la frappe. Un coup, puis deux, puis trois ; il les enchaîne. Imaginez la sœur et les petits frères cachés : ils sont terrifiés. Ils entendent les cris et les coups assénés. Ils sentent la colère et la haine suinter le long de leur dos, mais ils ne bougent pas. Ils pensent à se tenir groupés. Personne ne peut ni ne veut comprendre ce qui se passe ; ils tournent le dos et forment cercle. Chaque regard s’ancre dans celui de l’autre, en silence. Ils s’arc-boutent sur leur secret. Car, sachez-le, tout ceci est devenu leur quotidien ; la même scène se répète chaque jour. Ce jour-là, une porte claque plus fort, une autre s’ouvre. L’affrontement vient de prendre fin ; le fils est parti. La mère en sang, pleure son enfant chéri, perdu dans ses désespoirs d’adolescent et ne sachant plus sur quoi ni sur qui taper. Elle prend la clef de la maison, se traîne jusqu’à la porte d’entrée et la ferme à double tour. Puis, elle se mêle à la ronde encore effrayée et dit qu’il ne reviendra plus, que c’est fini… qu’elle n’a plus peur de lui. Elle dépose plainte, le soir-même, convaincue que le moment est venu de rompre ce lien qui l’unit à son fils. La vie peut enfin reprendre son cours… » Quelques semaines plus tard, Ludwig fut enrôlé et envoyé sur le Front.

Vie de R.B., née dans le hameau de V. Date du décès : inconnue.

On ne la connaît qu’ainsi : de loin et la démarche cahotante. Tel un pantin sans fils d’arrimage, ses pas se désordonnent et se désaccordent à chaque pavé arpenté. Les bras écartés, elle chaloupe. Ses pieds butent sur leur pointe et manquent à leur devoir de soutien. Comme à chaque fois, on ignore si elle est ivre ou si elle rit. Sa nuque bascule, son front s’offre et s’expose au risque d’être vue. Et sa bouche s’élargit dans un cri, toujours le même : sauvage, comme une supplique lancée au ciel ! Sa tête dodeline alors, ses mains tâtonnent l’air à chercher un appui. En un instant, elle assombrit chemins et ruelles qu’elle bat de sa démarche saccadée. Tout devient obstacle. La sente change ses limites, ses rives s’écartent pour la laisser passer. À coup sûr, on s’efface devant elle. Sa douleur l’enferme et dresse un écran de larmes entre elle et les autres. Un respect troublant s’invite, s’incruste et impose le silence. Du ciel, un éclair rugit et semonce, toujours ! Il stoppe l’élan et sanctionne à l’avance qui voudrait l’approcher. Les nuages rassemblés pleurent, de connivence encore. Le vent soulève son manteau, s’engouffre, lève son ancre à chaque pas, lisse ses empreintes et l’emporte plus loin. Les regards se perdent à sa suite et s’accrochent à sa traîne... Elle poursuit sa marche solitaire, entravée par les fers de sa détresse. L’ombre s’étire, s’agrandit et remplit l’espace et le temps. À l’angle de la Prade, l’ombre se déchire, immense !

Vie de Jacques, dit « Le Jacques », paysan.

Aujourd’hui, à 74 ans : ses mains
Ses mains sont ce que l’on voit en premier. Vous diriez des racines ; elles sont noueuses et rugueuses, des mains de chêne. Derrière elles, se tient le paysan. Elles en prouvent le statut dès la première poignée. La main droite exhibe un index crochu qui, alors que vous vous apprêtez à vous en libérer, vous harponne le gras de la paume, comme le soc d’une charrue prêt à vous découper.

Septembre 1956, à 11 ans : le pensionnat
Dès son arrivée au Pensionnat Notre-Dame-de-France, Jacquot sent qu’il entre, non pas dans les ordres mais, à l’ombre de l’Ordre. L’alignement architectural respire la règle et le devoir ; plus de soixante baies, six carreaux pour chacune, soit près de quatre cents ouvertures, aux horizons tentateurs protégés par des pênes verrouillés à double tour. Il devine le ciel comme étant la seule issue possible. Ce fils de paysan y perdra le goût de lui, de la vie et, surtout, celui des autres.

1959, à 14 ans.
Posée sur la tête de son lit Cosy, la boite Norev est restée intacte ; Jacquot en prend soin. Blanc sur noir, ses lettres s’affichent : "CITROËN 15-SIX FAMILIALE". Elle l’accompagne depuis ses neuf ans. Ce jour-là, il la tient entre ses mains, se distrait à en tourner les roues, à inspecter son état général, intérieur-extérieur, avec minutie. La Mère entre dans la chambre ; le Père traîne dans ses pas. Il la repose au pied du lit, la calandre face à eux. Il y a les quatre mots que la Mère jette dans la pièce. Jacquot s’affaisse. Le Père s’avance, enfin l’ombre plutôt que l’homme. Il hoche la tête et le dévisage avec rancœur avant d’ajouter : " Pas le temps pour les bondieuseries ; je t’attends en bas. C’est toi, maintenant, qui conduiras le tracteur. " René, le frère aîné, viens de mourir au combat. La guerre d’Algérie frappe une nouvelle fois en plein cœur du hameau. La main de la Mère saisit la petite voiture restée au pied du lit, la serre à l’écraser dans sa paume dure et rugueuse. D’un geste autoritaire, elle la lance au dehors, par la fenêtre ouverte ; elle se fracasse contre le mur de la grange. La violence de ses paroles règle définitivement son sort : "Ecoute ton père ; ici, y a pas de place pour les fainéants, ni pour les gosses, ni pour les jouets. T’es un homme, maintenant ! " Encerclé par ces deux "maintenant", Jacquot comprend que le monde de l’enfance lui ferme ses volets, lui claque sa porte au nez. Son horizon change ; celui de Jacques s’impose. Dès lors, tout devient noir dans son existence : la couleur se porte en étendard en passant par le brassard qu’il affichera au bras ; avant que ce soient les chemises au "Soleil noir" et les blousons d’où émergeront, en contraste, le rouge des fronts armés des diverses Gauches, des Anarchistes et des révolutionnaires. Sous les couleurs affichées, fermente Mai 68.

1959, à 14 ans : le car
Le car ramène les pensionnaires au village. Invariablement. Il file sur la route en lacets qui longe les méandres de la Loire. Ses balancements donnent mal au cœur ; chacun fait semblant de s’intéresser au match de foot de dimanche et aux filles à rencontrer au bal de samedi. Jacques écoute. Pour lui, ce soir et demain, ce sera le nettoyage de la soue, la colère du Père et la froideur de la Mère. Le désespoir, comme ce car, dessine un sillon sous ses yeux secs d’adolescent. Il ne voyage plus, ni ne rêve, sans nausée.

1960, à 15 ans : la casquette à carreaux
Quand les premiers vacanciers déboulent dans le hameau, la casquette de Jacques manque de tomber à terre. Il la rattrape de justesse. Terrifié, il assiste à l’invasion. Il ne côtoie plus, depuis l’âge de quatorze ans, que le Riton et la Rinette de la ferme d’en face. À l’occasion, il croise la Marceline sur le chemin de la Prade et l’épicier dans sa camionnette, une fois par semaine. Il doit ralentir le tracteur pour laisser passer la flopée de gamins qui descend à la Loire. On lui a dit les prénoms de quelques-uns ; ils les renomment à sa sauce : "Le Guitou, le Marco et la Tine". À les croiser, il affiche un air taciturne, bien à l’abri sous sa casquette à carreaux. Il en a hérité de son frère aîné, mort sur le front, l’année précédente.

1960 : la Tine
Chaque fois que la Mère voit La Tine, elle sourit. Elle veut toujours la faire entrer dans la cuisine, lui donner un bout de pain avec du beurre salé. Elle va jusqu’à lui faire visiter la pièce où elle baratte. La Tine, trois ans et demi, lui claque deux bises sur chaque joue ; la Mère en a les larmes aux yeux. Jacques la hait.

Août 1965, à 20 ans : la douche
Les jeunes en vacances se réunissent chaque soir sous les peupliers, à l’entrée du hameau. On y danse au son d’un Teppaz. Jacques est invité pour la première fois. Il ne sait comment s’habiller. Il hésite à y aller tel qu’il est. Il cherche une chemise, un pantalon, et des chaussures qu’il ne trouve pas. Il se regarde dans la glace, se trouve laid et ne voit que ses mains, bien trop grandes, bien trop larges. Il doit prendre une douche. Il crache un juron, soulève sa casquette, passe ses doigts dans ses cheveux gras. Il s’assied au bord du lit et regarde le calendrier. Il hésite, puis renonce : ce n’est pas le jour de la douche.

Depuis, Jacques et les phrases
Il n’a jamais rien compris à la bande dessinée, cela ne l’intéresse pas. Il apprécie les phrases, uniquement celles qu’il va piocher au hasard dans ses livres de chevet ; "L’étranger " de Camus est le seul bien qu’il possèdera jusqu’à ses quarante ans. Il en attrape une, l’apprend par cœur puis avec, il s’en fait la semaine. Il arrive même qu’elle lui fasse le mois. Il se la récite chaque matin et s’attarde sur les sens qu’il découvre au fil des jours. Il l’emporte à la Prade, monte avec elle jusqu’au château d’Artias, la porte sur son épaule quand il conduit le tracteur et la cache, sous sa casquette, quand il se rend dans la soue ! Chaque soir, il s’endort contre elle et se réchauffe dans ses bras. Il aime les phrases et elles le lui rendent bien.

proposition n° 7

Le jour, ça commence comme ça : un lé de soleil en diagonale, de l’extérieur vers l’intérieur, de la droite vers la gauche. Une liane du dehors venue se placer avec précision sous le regard et qui s’étale sur la couette avant de percer le dedans. Puis un plateau, une tasse, une cuillère, des cigarettes et leur briquet, importés dans une demi-absence. Important le briquet : il m’allume. La lumière s’appesantit… et voilà qu’elle veut me pousser, me jeter hors du lit. Ce n’est pas un appel, c’est une sortie ! Une éjection d’un dedans douillet, parce que gonflé de chaleur et surfacé de lumière, pour aller vers un dehors actif. Me sortir d’un passif rembourré, dodu comme un coussin en attente, vers un actif où donner, à me dépouiller du supplémentaire acquis durant la nuit… prête à lester l’écriture d’un souffle, d’un jet, d’une expiration de mots à dire.
La nuit, la lumière vient de l’intérieur pour piocher au dehors et alpaguer l’extérieur ; tout devient urgence. Dès que le regard s’active dans ces nuits-là, sur le noir, la main automate se pose sur le clic de la lampe et l’actionne. Le fil clair illumine la diagonale inverse du jour, de gauche à droite, parce que la position de la dormeuse insomniaque se maintient invariable. L’écriture sera différente si levée, éveillée, par le gauche à droite, ou par le droite à gauche. La nuit, le jour… la lumière de la nuit et celle du jour : deux mouvements antagonistes aux heures différentes. La nuit, sans poussières à soulever mais des confusions à l’esprit ; le jour avec son air matérialisé par les volutes de cigarettes, poussières blanches compactées en faisceau à largeur variable. Je m’y suspends. La nuit, le jour : accrochage de mots en guirlandes, main droite-main gauche, ambidextre aux crayons de papier, mes deux mains se disputent les feuilles du carnet. Les feuilles de droite et celles de gauche. À changer de main, j’écris différemment, tant la forme que le fond : un jeu de mains pour des tricotages d’écriture. Vient le moment où il me faut rassembler d’autres carnets déjà remplis, relire des pages pliées en rappel, des bouts emberlificotés de mots, de phrases posées en urgence de mémoires. Des ponctuations aussi : des points-virgules, des exclamations et des suspensions alignées comme des grains de poussières de sensations cachées. Les neurones en bataille, ces "tout" se mélangent dans un joyeux bordel d’urgence, à happer le dehors, à casser le silence, à l’entrecouper et le morceler. La chambre alors, plus tard le bureau, prend son existence, happe, dilue et engloutit le lit, le plateau, la tasse, le briquet, dans son espace. L’élan d’écriture se saisit du monde et de mes mondes. Je me lève pour le jour. Je romps les attaches de la nuit qui m’avait endormie. Ça commence comme ça, par un échauffement du figuré. Si près et si loin de moi en même temps : proche dans l’indicible et éloigné dans le reste à écrire. À l’entre-deux du Livre, le geste s’imprime.
À contre-nuit, il suffit d’une suspension ou d’un agrippement maladroit pour que le trapèze porteur se contracte, lance la douleur qui retiendra le geste. L’ordinateur, au centre du plateau de verre du bureau de la pièce d’à côté, s’éloigne. Le trapèze aux fibres-bâtonnets, rempli d’impostures, d’illégitimités, de craintes et de naïvetés, forme un sac pesant qui déséquilibre la posture et m’entraîne à vouloir rompre ses attaches pour m’en soulager. Un muscle qui se tord et se gonfle de trouilles. Ça vient de loin : d’objets d’enfance, de ces crayons de papiers, de ces gommes rose et bleu adulées, si importantes et si attristantes à la moindre déchirure entre le rose et le bleu. Ça vient de tout près : des objets littéraires de ceux qui se nomment "sachants", à les craindre, les ériger en sentences et en rejets des écritures malaisées. Sur ce trapèze, le geste d’écrire se balance entre le tort et la raison … Soit il permet, soit il interdit. Ma capacité se joue dans ce triangle au cœur de l’élan d’écriture ; épaule-nuque-colonne vertébrale, au centre : le mouvement. On le nomme muscle extrinsèque, quelle ironie ! S’il me laisse tranquille, je peux prolonger les lignes de papier par celles formatées de l’ordinateur. La réécriture se joue entre ces deux lieux ; elle atténue les reliefs des objets qui encombrent le plateau, le bureau, ceux qui préparaient, conduisaient de la voix-papier en désordre vers celle mise en sens revisités sur l’ordinateur. Le papier me garde au-dedans ; l’ordinateur me place en dehors. Sensation forte de m’éloigner jusqu’à me séparer du geste premier. Entre le dedans et le dehors, il y a l’écran. Je réajuste les lunettes, plisse les yeux vers cette autre que je balbutie en lignes codées, en ajustements : paragraphes, blocs d’espaces travaillés, mots revisités et choisis, lectures itératives à me saouler. Un condensateur au centre du plateau de verre, tout autour l’amoncellement me rassure, me contient, me resserre. Je devine, dans l’angle mort, l’empilage des carnets, les livres ouverts, des bouts de papier, de tapis, de canapé, d’idées effleurées, de photos, de capuchons de couleurs. Je touche d’un doigt l’agrafeuse, d’un autre la tasse de café. Les poignets sur le bord me garantissent l’ultime sensation de jonction entre deux mondes, entre désordre et ordonnancement, dans un besoin vivant d’éprouver les points de contact. Pendant cet autre temps, le regard perce l’écran, le traverse et s’assujettit à l’intuition d’un minimum acceptable qui sera donné à lire. La constitution d’une vision d’écriture.

Mais tout cela est-il la réalité ? Est-ce que ça se passe vraiment comme ça ?

proposition n° 6

Avez-vous déjà observé les poussières de bruine, à la tombée de nuit ? Avez-vous ressenti leurs effets, alors que la pluie, qui les précédait, s’achève en elles ? Il en est des poussières comme il en est des personnes : éphémères, rémanentes, grossières ou fines, grises, blondes, brunes, jaunes, blanches, rouges… multiples et transparentes. Toutes restent suspendues à l’air qui les porte, gorgées des matières qu’il charrie. Elles s’immiscent dans votre espace en une valse lente et imperceptible de gouttelettes minuscules… Une toile humide tissée en fond d’écran… Elles annoncent un "Il était une fois", une seule dans cet instant et dans cette fissure du jour qui s’agrandit… Cicatrice… Comme un pré-sentiment d’une autre chose, d’une autre histoire. Le paysage du premier plan se rétrécit, filtré par leur loi ; celui de l’arrière-plan se déplace au centre, à la façon des miroirs de sorcière. Elles ternissent l’arbre imposant, tout près, le confondent à ne plus en distinguer l’élan vers le ciel. Elles soulignent au loin une courbe tout en effaçant le chemin qui l’instruit, n’en balbutient que le reflet naissant. Et l’horizon s’empèse. Les poussières de bruine fragmentent la lumière ; ses éclats s’emprisonnent dans leurs globes minuscules. On ne sait si elles s’échappent du ciel ou s’évadent de la terre. À la tombée de nuit, leurs bulles se cristallisent de gris, recèlent la mémoire du jour et s’offrent de la densité. Le ciel connu s’efface, peu à peu, pour s’évanouir sous l’effet du vertige de la terre. Réverbères d’un monde qui s’enfuit en cloques particulières, prêtes à éclater leur frontière fragile. Avez-vous remarqué aussi comme elles opacifient le présent, l’instant qui se vit ? Elles nous entraînent à projeter au premier plan des relents de sensations, puis d’émotions anciennes, à nous embrouiller l’esprit, à rendre le corps à ses douleurs et le cœur à ses soubresauts… Palpitations, apnées… Au début et sous leur caresse, les grains de la peau se resserrent, se rassemblent, puis s’unifient sous leurs picotis… Sensation de fraîcheur… Le froid s’ensuit. Après avoir percé la barrière protectrice, l’eau se libère au-dedans… Billes séparées au-dehors ; ruissellement au-dedans… Une lutte s’engage alors entre la chaleur du corps et la froideur de l’extérieur ; les frissons s’enchaînent. Par instinct, les têtes s’inclinent, à protéger leur front. Les dos se voûtent, les nuques se soumettent, les épaules se contractent. Les souffles se raccourcissent ; les postures s’affaiblissent. Les corps s’arrondissent, miment les sphères opaques, s’y arriment en un tout… tandis que le vide s’aimante à ce tout et les attirent à lui. Sous les poussières de bruine, la solitude ressurgit, installe ses forteresses : ce qui se confiait s’arrête à mi-chemin, ce qui se cachait par pudeur devient secret. La fluidité de l’air assure l’équilibre d’un tel système… Respirer fort… Mais un souffle suffit-il à les chasser ? Il faut un revers de main, une claque pour en éclater quelques-unes, vite remplacées l’instant d’après par des suivantes à l’infime différent. De floutage en flottement, d’autres nettetés apparaissent ; entre elles, le silence joue sa partition. Par la parole retenue, le regard s’étouffe, force les mouvances, crache les contours. L’horizon disparaît et la conscience des choses se dilue avec lui, au-dehors, à nous rendre une liberté dont on ne sait que faire. Certains s’agitent alors, d’autres s’immobilisent. Enfant, les poussières de bruine m’égayaient, trop jeune pour en éprouver leurs effets, puis elles m’assombrirent. Aujourd’hui je les crains. J’en suis arrivée à penser que chaque poussière de bruine emprisonne un évènement du jour qui passe, témoigne en écho d’une expérience, les raccroche à la mémoire de chacun au vu de tous. À me questionner si celle-ci, ou celle-là, mêlée à la multitude, m’appartient bien et ne serait pas celle d’un autre qui s’y enchevêtrerait… Pour peu que l’instant et le lieu nous soient communs.

proposition n° 5

Ils longent la Prade, à trois cents mètres à peine : le virage, puis la maison. Elle, à petits pas sautillants et rapides ; lui, en longues enjambées pesantes. Plutôt bien que mal, ils progressent au même rythme. La pluie a cessé de ruisseler sur les peupliers. Silencieux, chacun profite de la présence de l’autre. La tendresse colore leurs pensées et atténue la noirceur de leurs souvenirs et la grisaille de la tombée de nuit. À mi-parcours, elle lui prend le bras ; il accepte cette main sur lui. Une odeur de luzerne se dévoile, à chatouiller l’un et l’autre : un toussotement ; deux éternuements. — J’ai toujours voulu peindre ce qui était caché derrière les apparences. Les non-dits ou les mal-dits. À tort, peut-être…— L’histoire de ma cicatrice remonte à loin. — Non pas pour blesser, voyez-vous, plutôt pour comprendre. — J’étais encore qu’un gosse. — L’incompréhension a fait partie de ma vie : la mienne, comme celle des autres. — J’avais un grand frère…— Jusqu’à ce que je touche aux couleurs, jusqu’à me perdre et m’y noyer. — Un vrai con, à c’qu’on m’a dit. — J’ai deux grands enfants. Je ne les vois presque plus. Deux fils. Des petits-enfants, aussi. — J’avais, je n’ai plus. — Je n’aime pas l’éloignement, ni l’absence. — Quand on y pense, c’est moche cette façon de dire les choses. Leurs soupirs se rejoignent dans l’humidité de l’air, en spirales transparentes. — Mon père aurait dit de vous que vous étiez une… Une Insolente… Une qui fait la fière, qui pète plus haut que son… Enfin, vous voyez ? — Je vois très bien. Et votre père a bon dos pour que vous vous abritiez derrière lui. — Ça risque pas. Il est mort. — Pfft, mauvaise excuse ! Insolente ? À la manière des dindons, elle se rengorge… J’apprécie d’être qualifiée ainsi. — Euh, je vous parle de défaut, là. — Défaut à vos yeux ; qualité aux miens ! Sachez que vous ne pouviez m’adresser plus beau compliment. Ses mains s’agitent, chassent les dernières poussières de bruine ; ses yeux s’enflamment. Il l’envie, lui qui s’effondre sous la moindre critique. Elle, non. Il croit bien qu’elle vient de gagner dix bons centimètres de hauteur. Ses prunelles picotent l’horizon. — L’insolence… Un mot d’esthète, un entrechat, un saut de pensées. Comme une avancée, puis un retrait : une joute d’escrime, en quelque sorte. L’insolence… L’irrespect, l’effronterie et la hardiesse. L’arme du résistant qui convie l’insolite à sa porte… La vieillesse en est une, aussi. — Une quoi ? — Une insolence, quand il ne s’agit pas de tirer sa révérence à la vie. La mienne, comme la vôtre, appelle celle des autres ; des nôtres, des centaines pourraient se mobiliser, par envie, par nécessité de lâcher prise, par besoin de larguer les amarres d’une domestication trop prégnante pour voguer au loin et découvrir ce qui ne se connaît pas. Mon insolence est égocentrique, elle parle de moi et de ma place à trouver et à occuper encore, dans un monde insatisfaisant. Bref, un mot qui dit merde à un "Je" ficelé et contraint, à un "Je" qui n’est pas moi… Il y a tant à espérer de l’insolence, tant à dire… — Et vous manquez de spectateurs, c’est ça ? Son regard devient fixe et violent. — Non, idiot que vous êtes... Je manque d’amour ! Tout à coup, elle lui apparaît plus petite, maniérée, malsaine, et cette méchanceté latente lui donne des allures de sorcière. La mèche évadée qu’il jugeait gracieuse, grisonne et perd de son éclat. Son regard évoque celui d’un vautour… Oublier sa présence, se souvenir d’un ailleurs ; s’évader, ou se perdre… Ne pas se retourner, ne pas… La balustrade en fer forgé, calée contre les volets clos. En lignes de force, volutes arc-boutées et alignées telles des guerrières prêtes à combattre. Les chaussettes au bord du lit, à terre, épuisées de marche et de confinement : il a six ans. Je suis petit pour mon âge. Mon grand-père me dit pas plus haut que trois pommes. Ce que j’aime le plus, c’est le foot mais j’aime aussi les tracteurs, les vaches et les lapins. Je suis fils unique. J’aime bien ce mot "unique" : le seul et le plus beau du monde. Ma maman me le répétait tout le temps. Elle me faisait des bisous du matin au soir, et parfois aussi quand je dormais. À l’école, je n’ai qu’un copain ; il s’appelle Maxime. Zut, j’ai oublié de vous dire que moi, c’est André. C’est un prénom que j’aimais mais que je n’aime plus. Ça fait deux ans que je ne l’aime plus, depuis que je vais à l’école. Je sais pourquoi on me l’a donné et ça ne me plaît pas du tout. Mes parents n’ont pas voulu le changer. Il était trop important pour eux. J’ai les yeux noisettes-écureuil. J’ai un chat aussi. Enfin, c’est pas le mien, c’est celui du voisin, mais c’est tout comme si c’était le mien. Il vient me voir le soir, dans ma chambre. Il se pose sur la commode et me regarde… À la bouche, un relent amer de ces choux de Bruxelles tant détestés… On m’a demandé si je savais écrire ; j’ai fait non avec ma tête. On m’a demandé de dessiner ; j’ai pas voulu. Du coup, je n’ai pas expliqué ce qui m’était arrivé. Je savais pas qu’on pouvait se disputer si fort dans une famille et qu’il y avait plein de secrets. J’ai compris que chacun en avait un. Sauf moi, mais je n’en suis pas sûr ! J’ignorais que mentir un petit peu, ça pouvait faire autant de mal. Les journalistes m’ont pris en photo, même si les gendarmes ont fait de grands gestes pour leur interdire. Ils ont parlé d’un « naufrage familial ». Ça je l’ai entendu, et pas lu, parce que je ne sais pas encore bien lire. Mon grand-père m’a montré l’article. J’ai cherché ma photo, elle n’y était pas. J’ai vu l’autoroute et la barrière de sécurité, à l’endroit pile où on m’a retrouvé. Quand je la regarde, ça me fait peur maintenant. Au moment où j’y étais, je ne me rendais pas compte. Mon grand-père a lu l’article dans sa tête ; il a haussé les épaules et a déclaré : "Rien que des conneries, tout ça ! " Ça m’a fait rire. J’en ai pas su plus. Il parait que c’est pas pour les petits. Ça parle de moi, quand même ! J’ai demandé à Grand-mère ; elle a juste lu à haute-voix les passages où ils racontaient comment la gendarmerie et les pompiers sont arrivés et comment ils sont repartis avec moi. Quant à maman, je sais bien qu’ils ont écrit plein de choses sur elle mais ça : personne n’a voulu me le dire. Alors, je reste tout seul avec mes questions. Le dos vouté, les épaules lasses du silence installé, elle se résigne à ouvrir le portail. — Je sens bien qu’à cet instant, encore, vous me voyez comme un monstre. Jugez-moi, c’est si facile ! Et que grand bien vous fasse.

proposition n° 4

« 38, 39, 95, 165, 62, 84, 2 et 8 : une personne, en vrac ! » J’avais beau chercher, je ne me souvenais pas du lieu précis où cela s’était écrit. En voiture, sur un chemin de campagne, dans une rue, chez moi, ou un peu de tous à la fois ? En aucun cas nulle part. Le souvenir remonta alors que je me trouvais à l’abri, sous la douceur d’un plaid. Au-dehors, le Mistral soufflait et m’incita à partir à la recherche de l’endroit où je gardais cette phrase. Je la retrouvai sur un bout de prospectus déchiré, coincé entre deux feuillets d’un carnet d’écritures. Ce même carnet dans un carton de déménagement-emménagement, trimballé pour un changement de résidence et ressorti par le hasard des circonstances. La phrase et le prospectus déchiré étaient tous deux orphelins de lieu et de date. L’anthracite du crayon de papier contrastait avec les couleurs criardes du prospectus. Celui-ci dévoilait une réclame « trois pour le prix d’un, achat en gros » : une promotion. Comme je n’aime pas ces incitations ni ce bariolage abrupt, il devait y avoir urgence à écrire cette phrase et de la volonté à la conserver en l’état. Des virgules se succédaient, un deux points comme une césure, et une exclamation pour clore, tout cela dans un griffonnage malhabile contournant trois côtelettes d’agneau au rose vif et à neuf euros le kilo. Ce n’était pas cher.

La suite de chiffres, de nombres en désordre pouvait indiquer un âge, une taille, une résidence, une identité ; peut-être un code de carte bancaire, un numéro de fidélité ou d’abonnement. Je ne savais plus. Le « en vrac » donnait à sourire ; pas de classification ni de chronologie, ni de mise en sens, en apparence. Une définition comme une autre qui interrogeait davantage que certaines agencées. De cet imparfait, je m’efforçai à en retrouver la date, le comment, le pour quoi. Là encore, je ne me souvenais pas si la déchirure du papier se situait avant ou après l’écriture. Avant, elle aurait ainsi conditionné la contrainte de l’enchevêtrement des mots et des images ; après, cela aurait pu correspondre à un mouvement déséquilibré par l’urgence d’en garder la mémoire. Je me questionnai aussi sur la partie absente. S’il existait d’autres phrases entrelacées, je n’avais pas dû juger utile de les préserver. Je conclus que, de celle-là, je voulais en faire quelque chose. Quand je l’écrivis, j’habitais dans l’Ain, un ersatz de ma Haute-Loire racinaire, avec son brouillard, son ciel lourd de fin d’automne. Une période où la saison décline ses gris à perte d’horizon, des gris anthracite aux nuances de noir.

Un balayage grand angle de ma mémoire conduisit à la superposition d’autres images. L’une d’entre elles émergea, issue d’un documentaire produit à l’automne 2009 : « Apocalyspe, la deuxième guerre mondiale. » Elle portait le souvenir brutal de ma propre terreur à l’instant même du visionnage ; ni en avance par crainte, ni en retard par le biais de la cause à l’effet, mais en même temps au cœur d’une seconde partagée. Un jeune adolescent d’à peine quinze ans, filmé alors qu’il s’apprêtait à partir au combat pour la première fois. La caméra s’attardait sur son visage ; Il tremblait et se forçait à regarder de face. J’ignorais si son uniforme était allemand ou russe. Ce dont je me rappelle – parce que j’ai refusé de vérifier- c’était ce tremblement, cette terreur qui lui crispait les lèvres et les mâchoires et ses larmes retenues en force au bord de ses paupières. Une émotion à basculer le cœur, à soulever les entrailles : on voyait le sang cogner à la tempe. Son vêtement arborait une série de numéros. Je ne voyais plus que ça. Un automne 2009 adossé à un présent 2019, entre le gris anthracite du crayon de papier et les couleurs criardes d’un prospectus et d’images remastérisées, dix années séparaient l’émotion ressentie de sa résurgence. Aujourd’hui, l’âpreté du souvenir m’oblige à détourner le regard, à fermer les paupières et à expirer un air trop chargé. L’objet de résonnance n’est pas la guerre, ni ses atrocités, ni la mort, mais cette peur jusqu’à la terreur. Ce sentiment prégnant qui se renouvelle, tout en sidération. Derrière mon petit bout de prospectus déchiré et sa phrase accrochée en urgence, se cachait cette séquence enregistrée. Je l’avais chassée.

Entre « « 38, 39, 95, 165, 62, 84, 2 et 8 : une personne, en vrac ! » et cette image déterrée, les notes de mes petits carnets se rejoignent et m’entraînent dans la confusion à cet instant d’écriture. Comme on creuse la terre avec le bout d’un ongle, puis le pouce et l’index jusqu’à y enfouir la main, je crains le trop. Je retiens la bride. J’attends la montée d’un sens, pour un chemin d’écriture dont je ne saurai dire lequel il sera. Ecrire sur la phrase et son rapport à l’identité ? Celle attribuée ou celle que l’on se donne, et l’une ou l’autre dont on se charge ? À distance et avec recul, la formule aurait pu s’inscrire sur un fronton, en rouge et noir sur un étendard de revendications, ou en ligne sous ce documentaire. Elle le fut sur une déchirure de prospectus, presque oubliée. Et derrière elle, se trouvait l’image qui remue, qui tangue, et ressurgit au présent. Alors écrire sur la phrase et son espace, sur sa brièveté et l’apparent sens premier, ou sur l’image enfouie et rejetée qui pourrait encore en cacher une autre ? Je suis partagée entre plusieurs envies. Le matériau existe, mais est-ce bien celui qui me portera vers l’écriture ? Ce que j’en retiens : laisser la place à d’autres tissages ou à d’autres gouffres s’ils se présentent, laisser l’espace à l’imaginaire pour une réalité tronquée qui ne serait pas vérité et permettre à l’intention de s’installer dans son propre mouvement. J’appréhende de poursuivre. Pour quelle histoire et pour quel personnage, avec peut-être en son cœur et à son esprit la peur, ce sentiment qui oscillerait entre la crainte et la terreur ? De cette mouvance, je doute de l’agilité du curseur entre ses limites haute et basse. Je m’exerce pourtant à la sincérité et à surpasser une timidité particulière. Il me reste ce Sud en hiver et ce printemps qui s’amorce déjà sous la lumière d’un ciel bleu délavé. Advienne que pourra !

proposition n° 3

04/09/2016 Bordeaux : Une mère abandonne son fils de six ans sur le bord de l’autoroute.

Selon les journalistes : Un enfant de six ans est retrouvé prostré contre le rail de sécurité de l’A 69 au kilomètre 150, juste après le péage, à hauteur de Boussy-Saint-Antoine.

Sans nouvelle de la mère depuis trois jours, la gendarmerie l’a enfin découverte au domicile du frère, à cent kilomètres de Bordeaux et à plus de six cents kilomètres de chez elle.

Les policiers ont réussi à la localiser grâce à son téléphone portable. Renseignés par les policiers parisiens, des gendarmes se sont rendus dans la nuit de jeudi à vendredi chez le frère de la fuyarde. Si la mère de famille était bien là, pas de trace de l’enfant.
L’enfant n’a aucun souvenir de ce qui s’est passé et peine à communiquer. Il est toujours hospitalisé au service des urgences pédiatriques.

La sûreté départementale, d’après les premiers éléments de l’enquête, indique qu’il ne s’agirait pas d’une de ces nombreuses manifestations de maltraitance mais relèverait d’un type particulier d’amnésie rétrograde qui aurait frappé la mère. Celle-ci est examinée au CHU de Bordeaux, dans le service psychiatrique du professeur Cardot.

Selon le père : sa femme allait bien, rien ne pouvait présager une telle folie de sa part.

Selon l’enfant : il ne se souvient de rien.

Selon la mère : en se retournant pendant le trajet sur l’autoroute, elle affirme avoir vu Satan sur le siège arrière, à côté de son fils et jouant avec lui. Elle s’est arrêtée et lui a hurlé l’ordre de se sauver.

Selon le frère : sa sœur a fui le domicile conjugal. Pour lui, l’enfant n’était pas avec elle mais avec son père.

Selon les habitants de Boussy-Saint-Antoine : ce n’est pas la première fois que ce genre d’abandon d’enfants se produit sur cette portion d’autoroute, et plus particulièrement de petits garçons de six ans.

Reste que l’enfant est resté prostré une soirée et une nuit entière de début septembre contre un rail de sécurité, juste après le péage, sans être vu par qui que ce soit.

proposition n° 2

… D’elle coule un liquide poisseux, couleur de sang, trop sombre pour en éprouver la vigueur.

Le reflet de deux verres, posés face à face, profile le milieu de la table et signe l’attente d’un autre.

Le noir à l’âme d’André déteint sur la nappe à carreaux. Le rouge et le blanc s’engrisent sous la lumière d’orage. Le ciel s’assombrit et la pénombre bruyante active une souffrance au bout de ses doigts ; ses mains se crispent.

Celui qu’il espère va-t-il le reconnaître ? Car il n’est pas mort, pas encore !

Dans l’attente et à boire l’épaisse boisson, il s’engourdit. Les motifs du tissu, bien trop géométriques, lui grignotent l’espace. Confiné, il ne sait s’il s’ennuie ou si la peur le gagne. Il repositionne ses lunettes d’un mouvement brusque ; leurs tiges s’amollissaient.

Il marmonne entre deux moues : « un guet-apens… de circonstances ». L’autre et lui ont croisé leurs rêves, arrachés à l’instant instable et incertain d’un nulle part d’avant.
La table s’élargit ; la distance entre les deux verres s’agrandit, et il rapetisse à puer la solitude. Il n’aime pas ce désespoir qui le gagne.

Il crie pour en rire, comme à son habitude. Sous la puissance du hurlement, le décor s’immobilise et lui renvoie les éclats de lune surgis d’un ciel noir de soufre. La Provence s’alchimise.

Au-dehors, les ombres des cyprès-fantômes réamorcent le mouvement et s’alignent pour une marche macabre. Au-dedans, les carreaux de la nappe se déforment jusqu’à s’incurver. De carré, ils se transforment en « V » et lui sautent au bas-ventre, le marquant au fer rouge.

Sous l’effroi, André cherche en vain un mot pour l’initiale sauvage. Sous la douleur, ses lunettes s’obscurcissent et s’épaississent, à lui recouvrir le visage et lui manger son ancienne peau d’enfant. Elles se soudent à lui, ou lui à elles, en un masque cruel.
Une sentence, venue du néant, tombe sur lui : coupable !

Une respiration acide griffe son dos ; une longue patte d’ours enserre son épaule.
Ne pas se retourner, ne pas…

proposition n° 1

1.

En haute-Loire, un virage sur cette route de hameau qui longe la Prade. Ou plutôt un petit tournant au loin, pas trop loin cependant… à trois cents mètres à peine de là où je me tiens.
Il suit la trajectoire – peut-être est-ce l’inverse- d’un muret en pierres. Trois peupliers alignés sur le côté l’annonce. Plus haut sur le piton volcanique, les ruines du château d’Artias dictent la teneur féodale du paysage.
J’avance à pas lents, du rural collé aux semelles, de l’énergie en tête et de la joie au cœur.
Pour moi, toute la puissance de la paysannerie se niche dans cette courbe.

2.

Ces fourches de campagne : des embranchements aux directions rendues incertaines par l’hiver.
Ces faux carrefours signent la solitude et l’isolement ; la saison de l’errance s’imprime dans les esprits.
Les nuages affichent un « presque trop tard » pour songer à sortir et le ciel s’alourdit de leur gris. Un gris uniforme, pas celui de la guerre mais celui de l’ennui ou de l’absence de peine à la tâche, celui des chemins à bosses, à creux et à vides.
Et quand la terre commence à exhaler sa blancheur et combat la pesanteur ambiante, alors la neige d’ici invite et pousse à l’espoir.

3.

Le temps d’une récréation, dans un coin de salle de classe : trois enfants postées entre la porte-fenêtre et le tableau vert empoussiéré de craie.
La « convoquée » se tient face aux deux autres.
Au centre du triangle de têtes baissées, un cartable ouvert baille l’objet du vol : un jouet en plastique à la sangle noire et rugueuse. L’orange et le jaune criards de la babiole mobilisent les convoitises et piègent les consciences.
Moments d’incompréhension, puis de stupeur et de sidération sous la double accusation portée.
Le jeu malsain accomplit son œuvre : la honte envahit la petite ; le doute amplifie le sentiment et interroge sa possible folie.
Ah cette violence des amitiés enfantines qui surgit là, entre le dehors et le dedans, entre un rayon de soleil et une ombre verte, avec pour décor de tribunal des paillettes de poussière emprisonnées dans les mailles d’un éclairage tronqué !

4.

Une rue encombrée de trottoirs, de niveaux et de murs derrière lesquels les âmes se calfeutrent. Le silence se plombe de chaleur. On pourrait croire à l’immobilité, or tout est mouvement. Des arbres feuillus se balancent, des arbustes touffus se dessinent en ombres, en contours et détours. Des portes devinées dévoilent des incapacités à entrer ou à s’échapper. Une enfant est poussée, puis oubliée dans son landau… en contrebas.

complément

Des chaussettes au bord du lit, à terre, épuisées de marche et de confinement. Ratatinées, entortillées, bouchonnées au sens propre comme au figuré. Un coussin alangui sur l’accoudoir, dans l’attente d’un bras, d’une main ou d’une épaule. De cette espérance, il s’arrondit de jour en jour. Balustrade en fer forgé, calée contre les volets clos. En lignes de force, volutes arc-boutées et alignées telles des guerrières prêtes à combattre.

38, 39, 95, 165, 62, 84, 2 et 8 : une personne, en vrac !

9. À ces tombées de nuit-là, les poussières de bruine révèlent les secrets de hameaux, entre la lumière et l’ombre.

10. Elle se tient droite sous l’auvent, les bras croisés, le regard froid. Lui hurle sa haine, fonce sur l’enfant, à pleines mains lui prend la gorge et serre… Effroi, celui de la dernière seconde qui se vit... C’était dans un jardin, une fin d’après-midi de printemps à peine pluvieux... Un cousin saute le muret et son grillage. Des cris, des mouvements de coudes ; les doigts qui s’échappent. Reste la rage au centre, entre violence et terreur. Et malgré cela, une odeur d’herbe suave et la douce chaleur d’un rayon de soleil sur les épaules.

11. Un verrou, puis un autre et un autre encore... Ils sont petits, voire minuscules, enchaînés les uns aux autres.

12. La pensée d’un baiser sur sa joue, et l’odeur de ma grand-mère m’enveloppe d’un doux mélange de savon de Marseille et de crème Mustela.

13. Retrouver ma plus belle gomme rose et bleue, brisée en deux par ma faute. Mes larmes ont jailli car elle portait l’une de mes histoires ; celle-ci venait de se figer dans la cassure. J’étais enfant.

14. Ecrire en alternant main droite et main gauche, puis les deux en même temps, et sentir le monde à portée de mains. J’étais adolescente.

15. L’écriture fine et élancée de mon grand-père révélait l’éducation, la culture et la noblesse de cœur du chauffeur de taxi.

16. Le trapèze, un muscle extrinsèque, une ironie corporelle pour sa douleur associée qui cache l’utilité première… jusqu’à vouloir refuser (nier) le geste qui fait souffrir.



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1ère mise en ligne 18 décembre 2018 et dernière modification le 22 février 2019.
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