contribution auteur | Brigitte Célérier

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Brigitte Célérier vit à Avignon. Elle est l’auteure du légendaire blog paumée. La suivre aussi sur Facebook.

Ses contributions à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 9

apocryphe Marie Moscardini http://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article452
dans le 4 :
source de l’apocryphe
J’enferme ta vie photocopiée dans un dossier. Il m’arrive de t’aérer quand je parle de toi. Doucement tu prends place dans ma vie. Tu es important et la possession de mes copies, dans leur dossier, de cette photo, de ces documents me suffisent. Peu importe finalement leur provenance, et d’ailleurs je ne les regarde ni consulte, ils sont là, lien qu’il est inutile de vérifier, lien persistant si solide qu’il peut être oublié parfois, recours en attente.

Je pense à toi. Les pierres sous tes pas, les selles sur tes chevaux, l’immensité de tes paysages, les amours de ta vie, le soleil de tes jours, les étoiles de tes nuits, je les espère. Ta vie dans laquelle je ne suis pas, ta vie dont je ne connais que ce que je peux en rêver, plus belle peut-être de toutes les possibilités que mon imagination peut lui offrir, plus chère de l’illusion fugace de pouvoir ainsi en être part...

source de l’apocryphe
Elles ont seize ans, elles seront mal payées. Elles ont seize ans, elles disent il faut se rappeler ça pourrait être nos parents.... Elles sourient un peu, un sourire qui tremble légèrement, et ajoutent, il faudrait en avoir le temps, et puis, en repartant vers une chambre, il y en a une qui murmure, peut-être, c’est pas si facile de se dire que ça pourrait être nos parents, de les regarder comme si c’était eux, c’est comme si je les rendais vulnérables mes parents, ils sont solides mes parents, j’en ai besoin, et puis c’est pas si facile de les aimer comme des parents.. même si c’est vrai qu’ils m’agacent parfois, ou souvent, mes parents. Et en coiffant, vite, trop vite, les minces cheveux d’une vieille dame, oui c’est une dame, elle pense c’est de la chair, ce sont des cheveux, un sourire, une vie humaine, comme moi, et elle reste en suspens un peu, de surprise, et puis elle continue, elle essaie un peu de douceur dans ses coups de brosse, mais elle n’en a pas vraiment le temps, et puis cette dame parle, dit des méchancetés. Tout de même ce serait mieux si elle avait le temps, et puis si elle était moins mal payée, pas beaucoup, de quoi se rendre vie plus douce un peu, faire naître en elle facilement un sourire pour la vieille dame, et de quoi offrir des broutilles à ses parents pour que ce soit doux aussi.

source de l’apocryphe
Ce soir de novembre 1983, ce soir de vent et de neige fondue, dans la pizzeria de la rue Deguingand, il y aurait aussi dans un coin une un peu trop vieille pour danser sur un raï d’Oran, et d’ailleurs la seule fois qu’elle avait été en âge de danser, pas à Oran mais à La Pérouse ou Tamentfoust c’était sur les Oignons de Bechet ou les Platters – puisque pour elle chaque séjour même de plusieurs années n’avaient été qu’un retour vers l’enfance et la jeunesse de son père – mais elle sourirait à côté de son cendrier plein de celtiques, elle serait encore lourde du couscous, elle se dirait qu’elle ne connaîtrait sans doute jamais Oran, qu’elle aurait toujours un peu envie de sa gaieté, du moins c’est ce qu’on disait, mais qu’elle c’était Alger, l’appartement ouvrant sur le parc de Galland chez le grand-père ou Icosium – elle ne savait comment l’écrire – entre Bab-el-oued et l’arsenal, sa meilleure amie de classe qui était belle, grande, mince, berbère et pauvre, les escaliers qui sentaient le poivron, le dernier des bateaux de la famille devant la cabane de bois de la société nautique fondée par son grand-père au centre du port, la gargoulette sur le carrelage frais au fond de la véranda à Tamentfoust et la cueillette des anémones de mer le long de la petite jetée, jupes retroussées avec les filles du fermier voisin, et puis que quand elle était revenue pour quelques jours en 69 ou 70 l’ainée était mariée et la seconde qui avait seize ans était voilée et restait sur le sable, mais qu’elle était la seule. Et en regardant le patron elle penserait aussi qu’elle n’aurait qu’un souvenir vague de son seul passage, la même année, à l’Arba des Aït-Iraten, et aussi que tant d’années après, absurdement, elle ne pouvait penser à la beauté de ce pays qu’avec amitié fraternelle.

proposition n° 8

Laurette Ansouis avait été une enfant gracieuse et choyée, fille venue après deux garçons qui assuraient à leur père et à sa manufacture – il tenait à cette appellation en mémoire des générations qui l’avaient précédé – une heureuse relève, quant il serait temps, elle n’avait d’autre justification que d’ensoleiller leur maison et de renforcer le charme que sa mère s’efforçait d’y créer. Elle aima l’école, fut élève appliquée sans excès, se réservant ce qu’il fallait de rêve et de fantaisie à des moments choisis, devint une jeune-fille soucieuse de son élégance avec des éclats de gaité et une coquetterie mesurée. Elle jouait correctement au bridge, quant au tennis elle y mettait plus de grâce que d’habileté mais savait si gentiment s’excuser et se moquer d’elle-même que ses partenaires exaspérés mettaient dans leur éventuels moments d’humeur une indulgence de grand-frère, évitant seulement autant que le pouvaient de recommencer l’expérience trop souvent ce qui la satisfaisait parfaitement. Parmi les amis de ses frères, le plus assidu, le plus attentionné était un jeune notaire, fils de notaire, et après un échange d’aveux et un ou deux baisers dans la véranda d’une maison amie ils se fiancèrent à la grande satisfaction des deux familles. Elle eut maison charmante, amis divertissants avec goût et, après deux fils, deux filles, l’une sage, l’autre fantasque et souvent révoltée ce qui animait les diners de famille et la tourmentait assez pour la réveiller. Elle avait surtout, sous sa beauté devenue un peu trop abondante, sous son respect instinctif des limites et des conventions, un amour presque forcené pour ses enfants et son mari, se répandant au delà sur leurs amis et s’élargissant en sympathie vague pour le reste de l’humanité, qui faisait de leur maison parfaitement tenue, comme il se devait, un endroit chaleureux, et quand ses fils partirent, l’ainé, André restant à vrai dire dans la région pour devenir avocat à Lille, mais le second Maurice à l’autre bout de la France comme médecin, le lien ne fit que se relâcher et ils revenaient régulièrement passer quelques jours de vacances avec elle. Et, malgré sa crainte lors du mariage de Maurice – une fort jolie fête finalement, un peu moins cérémonieuse qu’elle l’aurait souhaité, mais assez élégante ma foi, et fort gaie ; la mariée, petite et blonde, alliait timidité et politesse à une énergie bridée, avec de brusques foucades et un certain talent de clown : sa famille était gigantesque comme l’avait dit Maurice, et le nombre de leurs amis plus ou moins proches ne l’était pas moins – il ne se rompit pas, et le couple partagea équitablement ses visites entre les deux familles.

À ce jour il ne devrait pas y avoir encore grand chose à dire de la vie de Mathilde, elle n’a que sept ans, elle est un bouton en attente d’éclosion, un fragile avenir soumis aux ambiances, oscillant au gré de ses émotions ou souvenirs. Le souvenir vague et ensoleillé de son père. Le souvenir un peu coupable de l’attention sourcilleuse de Jeanne, sa grand-mère maternelle, de sa beauté, de ses exigences, des règles de vie qu’il fallait observer. Le souvenir inquiet de sa jalousie en apprenant qu’elle ne serait plus seule à jouer avec sa mère, qu’elle devrait faire place, veiller sur un bébé. Le refus de se souvenir des larmes, du noir, de la perte. Le refus d’accepter François, celui qui était venu remplacer son père – cette rage entêtée et muette, ses remords. Mais aussi ce cadeau, ce sourire, la maison des parents de François, la douceur confortable des formes de sa nouvelle grand-mère, les livres qu’elles lisaient ensemble, les corrections et explications souriantes, les après-midi qui s’écoulaient lentement dans leur jardin, sa main dans la grande main d’Adrien pour marcher vers la plage, son gros nez et ses yeux bleus, leur proposition de la garder avec eux quand François et sa mère partiraient, dans quelques mois, aux Antilles, son désir farouche et tremblant....

Adrien Fournier eut une vie pleine dont il y a peu à dire. Son père était matelot sur des paquebots, sa mère était couturière. Il a aimé sa première maîtresse d’école. Comme il est resté bon élève, il a fait l’école de Maistrance, à la grande fierté de ses parents. Il a épousé Jeanne-Marie, la bonne amie de ses quinze ans. Ils ont eu un fils, François, qui a grandi sous leur regard soucieux, orgueilleux et discret. Chance comme il le prétendait, mérite comme le disaient Jeanne-Marie, ses amis et parfois ses chefs, il a fait une belle carrière et a pris sa retraite comme Maître principal deux ans après que François ait été engagé, diplôme en poche, comme chef de travaux par une entreprise de travaux publics. Mais c’était trop tôt pour lui, il tournait en rond, alors il s’est fait embaucher comme civil pendant quelques années, avant sa seconde retraite, pour diriger l’équipe de maintenance d’un fort récemment restauré, négocier les locations, accueillir les traiteurs, éclairagistes etc... ou les engager, veiller au bon déroulement des réceptions, réunions, concerts ou séminaires. Et il se souvient du premier mariage, de sa rencontre, dans la première cour, avec François, sa femme, la jolie jeune veuve comme il la désignait quand il pensait à eux, et les enfants. Il se souvient du petit visage boudeur et de la jolie robe de Mathilde, qui détestait en porter. Il se souvient de la discussion, plus tard, dans la nuit, après le dîner, sur la petite plage de cailloux, de ses efforts pour les convaincre de la leur confier ou plutôt les charmer, de leur acceptation, de la lumière dans les yeux de Jeanne-Marie en préparant la chambre. Il va être l’heure de la sortie du collège, il sort dans le jardin, il l’attend.

proposition n° 7

Les yeux sur les poutres du plafond, sur la légère ombre que pose la poussière sur l’arrondi au contact des lattes, sur une entaille laissée par l’outil du charpentier, sur un éclat dans la peinture lasse, me demander d’où sont venus, avec l’âge, ce rite, ce risque : écrire, et comme c’est ce que prétends d’ordinaire avec une certaine dose de sincérité, pointe vaguement l’idée que c’est une façon de marquer la course des jours, une tentative d’ancrage dans le réel, fut-il parfois assez éloigné de la réalité, le soupçon souriant que je renoue avec la fillette qui, sous les muriers de l’avenue, là où nous attendions un car scolaire, infligeait chaque matin à ses petites soeurs, un nouveau fragment improvisé d’une histoire – me souviens d’un oiseleur – ou qui, le soir, remplissait un cahier moins secret qu’elle ne l’imaginait de phrases, de petites histoires, qui se voulaient osées. Pour cela ou non, timidement, me défendant soigneusement d’y mettre un enjeu, avec un plaisir qui devient nécessité, je suis entrée dans un monde où l’écriture se fait besoin – me reste pourtant de ma vie d’antan l’impératif, presque toujours respecté, de ne jamais effleurer mes petits démons cruels, qu’importe si je reste dans une aimable médiocrité, compte le plaisir des mots, de leur mise en ordre, d’une petite musique puisque suis réellement inapte à en produire une autre. Ce m’est soutien, médicament... Seulement, comme ne suis pas un écrivain, et parce que l’organisation, le sérieux, ont bien trop enserrés mes jours pour que je ne tente pas maintenant de les éviter, ne le pouvant pas vraiment parce que l’habitude est une bête indomptable, je n’ai pas de véritable rite. Il y a ces moments entre deux réveils, la délicieuse somnolence entre l’aube et le saut dans le jour, où viennent des idées, des mots, des syllabes à compter pour que demeure l’impair, le sentiment que tout est clair, quand s’énoncent des phrases, des poèmes qui, si je n’ai pas sauté hors des draps pour gribouiller une ébauche sur un carnet, s’effaceront dès que je reposerai un pied sur les carreaux de terre cuite, que j’aurai poussé les volets bleus, levé les yeux vers le soleil, bu le reste du café de la veille... Il y a l’eau de la douche qui emporte les soucis, les petites douleurs de l’entrée dans la quotidienneté et ces moments où la pomme et le gant, immobiles, laissent couler sur moi une eau accompagnée d’une formule, d’une phrase que je tente de figer, que je me remémore en m’habillant, m’interrompant pour les écrire si elle résiste. Il y a surtout la marche, mes yeux qui flottent sur les pierres familières, la lumière, leur amitié ou leur mutuelle ignorance, les êtres rencontrés qu’il n’est pas d’usage de scruter et qui laissent une trace pleine de possibilités dans un coin de la mémoire, un poème qui vient, que je note sur le minuscule carnet extrait de la profondeur de mon sac, si petit qu’une page ne contient qu’une dizaine de mots. Il y a les jours où l’été descend dans ma cour sans être encore morsure douloureuse, où adossée aux pierres, les paupières fermées sur de mouvantes lueurs violettes, je tente de décrypter les images et idées qui tournoient lentement sous mon front que le soleil repasse, avant de faire un pas et de me pencher sur la table bouffée par les orages, le carnet expédia ou, en son absence, les pages de garde du livre abandonné, et noter avec le crayon, le stylo bille, l’outil qui git à côté – outil objet de hasard, quel qu’il soit à condition d’être lisse, sans facettes – et d’inscrire quelques mots que j’aurais du mal à relire, comme les notes prises dans le noir pendant un spectacle, supports avec lesquels ma mémoire jouera éventuellement si je décide d’en tirer parti. Il y a les jours vides où je choisis une image, la fixe jusqu’à ce qu’en jaillisse ou suinte quelque chose qui, vaille que vaille, deviendra petit billet. Il y a le principal, quelle que soit l’heure où je le décide – si possible quand je crois disposer d’une longue plage de temps – : ma chaise, qui devrait aller chez un rempailleur et le coussin brodé qui la protège, le contact contre la base de mes paumes de l’acajou de la table-bureau héritée de mon grand-père, pendant que les doigts dansent – un peu trop, je dois les faire revenir en arrière pour corriger les fautes de frappe – sur le clavier de l’ordinateur, le carnet posé à côté, dont je recopie scrupuleusement les mots ou que je dédaigne pour broder à partir de ce dont je me souviens, l’écran sur lequel un fichier qui se garnit peu à peu, cache presque complètement le dernier texte lu.

proposition n° 6

Ce fut le surgissement soudain de ce pleur d’enfant, ce furent ces voix qui nous ont figés en attente contre le mur de briques roses sur les marches de fer noir où se dessinaient, percées dans le métal, de fines fleurs stylisées, notre attente, notre hésitation dans l’odeur du chèvrefeuille – du moins je crois que c’était du chèvrefeuille – qui grimpait depuis le gravier pour s’enrouler à la rampe, se mariant à la senteur un peu poivrée d’un arbuste qui s’écroulait depuis la terrasse supérieure, devant l’entrée du fortin, exhalaisons éveillées par la montée de la nuit, le serein dans lequel les briques relâchaient la chaleur du jour qui s’endormait en les caressant, exaltant sous ses derniers rayons leur rose avant qu’il s’éteigne tendrement. Et nous avons retenu notre souffle, un instant, cueillant le plaisir fugitif de ce moment, avant que les voix s’éloignent, s’effacent, et que nous renouions avec le cours de la soirée.

proposition n° 5

Sous notre écoute sereine du clapotis de la mer endormie, nous entendions, sans y prêter attention, la musique des conversations s’effacer, derrière nous, et des bruits de pas, de talons, de graviers remués, de verres. J’ai senti le jeune photographe se redresser, se lever en suggérant qu’il était temps de regagner les autres invités. La première terrasse était vide. En arrivant au milieu du petit escalier de fer menant à l’entrée dans le fortin central, un pleur de rage enfantin, soprano aigu de petit garçon en détresse auquel répondait une voix féminine, mais non ce n’est pas grave... ta soeur – et, sous ce plaidoyer adulte, un c’est toujours ma faute, perçant, vrillant, image de boucles remuées – ta soeur ne voulait pas, tiens elle te le donne ce gâteau et maintenant... – Le garçon a mis la main sur mon bras pour me retenir. L’autorité paternelle d’un ça suffit les enfants, Caroline vous attend, allez dîner avec les autres... – un bruit de galopade vers une porte latérale, un murmure d’accueil. Nous achevons notre montée, pénétrons sous la voûte de l’entrée. Dans le bourdonnement soyeux des voix venant de la grande salle, pendant que j’accroche sur un fil qui porte une guirlande de chapeaux, turbans et casquettes, ma grande paille, se détache un dialogue dont la passion réfrénée troue le murmure sans doute désiré, comme se détachent les deux grandes et fines silhouettes, à mi-chemin du couloir, sur la lumière rose des piles et voûtes d’arêtes en briques au delà d’une porte cintrée, un dialogue un peu gênant qui nous fige derrière un grand vase de roses, brins de lavande et grandes grappes violettes. Tu lui passe toujours tout. Mon chéri ce sont mes enfants, je sais ce... – tranchant – Ma très chère, quand je t’ai épousée, je les ai épousés. Si tu veux te repentir... C’est idiot – bruits de talons hauts, et la tête là bas qui se détourne, un chignon tombant et fleuri qui se révèle – À moins que tu le désires – elle s’arrête – Quoi ? Que nous nous quittions – un petit rire qui n’en est pas un – Tu dis des bêtises – la voix grave se fait plus aiguë, entre exaspération et inquisition – Que te disait-il de si passionnant, ton ami d’enfance retrouvé, c’est lui l’ancien béguin dont parlait ta soeur ? tu le mangeais des yeux et tu riais... tu riais comme jamais. En tout cas ça prouve qu’il sait me faire rire, et non ce n’est pas mon béguin, c’était un ami de mon frère, un crétin – un peu plus bas, comme pour elle même, oui c’était un crétin alors – comment nous as tu vu ? tu étais sous le charme de la si gentille Marie de-je-ne-sais-plus quoi, et sous ton regard elle remuait doucement ses épaules, sont bien charnues ses épaules, vers toi, en t’offrant son histoire ; sa mère, la vieille Madame Brunet, en souriait de travers, je l’aime bien Madame Brunet, elle a de l’esprit. Et Marie n’a que des épaules, c’est ce que tu veux dire ? allons, paix, on arrête. Pourquoi es-tu aussi idiot, aussi, regarde plutôt sur le plan, je n’ai pas mes lunettes, nous sommes à quelle table ? Avec Marie-je-ne-sais-quoi et son mari, je l’aime bien lui. Juste lui, vraiment ? Ils rient, entrent dans la salle, et je m’approche avec une petite appréhension pour trouver mon nom sur le plan des tables.

proposition n° 4

C’était ou ce serait l’heure imprécise où s’éteignent les rutilances ; les friselis de l’eau feraient danser à leur surface un souvenir du rose qui s’effaçait au delà, au dessus du Faron et de ses compagnons se détachant, noirs, soulignés par un liseré d’un bleu gris qui se pâmait pour se fondre dans l’absence du ciel. Je reviendrais, en longeant la mince bande de galets qui s’enfonçait, caressée par les petits baisers sans cesse revenus de l’eau sombre chantonnant doucement sous la rumeur des voix, les quelques rires, en longeant la terrasse du fort, dont les douces briques roses s’adouciraient dans la lumière des lanternes et falots, vers la coupure qu’y ferait une pente de béton, les deux mariés cloués par la lumière contre l’imprécision d’un minuscule cap et vers le photographe accroupi qui, son appareil pendant au bout d’un bras, échangerait avec eux des plaisanteries légères et gentiment absurdes. Je m’arrêterais, un peu avant lui, auprès d’un gamin, un presque adolescent, assis sur les galets, jambes allongées, dos éloquemment tourné à la fête, entre rêve et refus boudeur d’entendre son père qui l’appellerait depuis la terrasse pour le dîner des enfants. Quatre ou cinq photos en rafale, petits rires, la jeune femme a bu un reste de champagne dans la flute qui avait fini de poser, le jeune ménage est remonté vers la petite foule, les bouquets, les sourires, les conversations, retrouvailles et rares phrases fielleuses, c’était un mariage empli de grâce bienveillante. Le photographe tournerait la tête dans ma direction, dirait « c’est beau » et je ne répondrais pas, et puis « je n’étais jamais venu à ce fort, depuis sa restauration » et moi « j’aime ces briques » et nous nous tairions, partageant la quiétude qui montait de la rade s’endormant, cet amour fort et mélancolique que les humains ont depuis toujours pour la mer.

Je mélange l’affirmation de l’imparfait et le conditionnel parce que je ne suis plus très certaine des détails de cet instant d’une fête qui s’enfonce dans la brume désordonnée qu’est pour moi le passé. Un peu surprise aussi que ce soit, parmi tant d’autres, ce moment qui me revienne pour y poser le désir latent de la palpitation de la mer dans l’engourdissement, la disparition, du jour. Peut-être à cause de la découverte du fort de l’Eguillette, le quatrième, le plus jeune (achevé en 1680 me dit internet sur lequel je fais tardivement une petite recherche) des quatre forts ayant presque les pieds dans l’eau de la rade de Toulon, après la puissante tour Royale, anciennement grosse tour, ses très épais murs elliptiques et leur parement de pierres aux forts bossages, sur laquelle s’appuie la jetée de la petite passe, après – plus familier, aimé pour cela et redouté parce que les yeux, les jugements vrais ou imaginés du club nautique, soit notre petite caste marine, portait à son comble ma timidité d’adolescente au physique ingrat – le petit frère qu’est à cette puissance le fort Saint Louis, après, plus proche dans le temps de l’Eguillette et, comme lui, sur la presqu’île de Saint Mandrier, face à la vieille tour royale, la tour ronde du fort Balaguier de Louis XIII. L’écrin des formes précisément calculées et imbriquées, des voutes adoucies par l’exotique tendresse rose des briques, de l’Eguillette, le plus jeune des quatre forts mais aussi le premier à ne comporter presque, autour d’une petite tour carrée, que le déploiement des batteries basses, adaptées aux armements et navires de l’époque, cet écrin dont le charme était assez fort pour s’imposer, témoin indifférent, à la fête (première réception organisée dans ses murs depuis sa restauration je crois).

Mais cette hésitation à choisir ce bout du rivage de la rade, il y a quelques années, recouvre un autre début de nuit, sur le sable de la petite plage de ce que nous appelions encore La Pérouse et qui porte le joli nom de Tamentafoust, devant le hangar à bateaux sous la villa familiale, un ou deux ans après l’indépendance, en un temps où, tardivement, je commençais à regarder le monde avec plus d’attention et de liberté d’esprit, un temps de gêne ou petit désarroi quand à l’épicerie du village tous les clients s’écartaient pour que nous soyons servis en premier, comme de notables ou de pestiférés, même s’il y avait aussi le groupe de femmes qui se réunissait autour de ma tante pour parler de l’avenir sous le grand eucalyptus, temps d’affection renforcée par la présence et de désaccord muet. Un soir où je m’étais échappée d’une surprise-partie improvisée, par léger ennui accentué par l’absence du trentenaire qui me tenait lieu pour ces quelques jours de danseur habituel et dont l’attention me flattait vaguement, un soir où assise dans la beauté de la nuit proche,auprès de la petite jetée, dans l’odeur de la mer, je jouais à faire glisser de mes doigts le sable d’un blanc maquillé en gris par le crépuscule, les orteils jouant avec des graviers et coquilles sur la laisse humide, en me récitant silencieusement, presque mot à mot, une lettre, reçue avant ces quinze jours de vacances algéroises, qui suggérait la fin d’une petite histoire à laquelle j’aurais voulu croire, ce soir où, les yeux sur la limite entre le noir de la mer et le bleu cendreux du ciel, je décidais, un peu prématurément, de la fin de ma vie de femme, forçant un peu ma peine pour en sourire. Un soir où, pour parfaire cette petite bulle de souvenir, lui rendre la totalité de sa saveur aigre-douce, il y a eu un appel à mi-voix et ce garçon un peu plus jeune que moi, un Majorcain petit et sec, descendant la pente depuis les jardins, s’asseyant à côté de moi, et, comme si c’était normal, sortant d’un petit sac une lampe de poche et un livre, disant « vous vous souvenez, je vous en ai parlé » et commençant à me lire Kaputt de Malaparte, le fermant en arrivant aux chevaux dans la glace.

Arrivée au quatrième paragraphe, je me demande ce qui pourrait bien être fait de cela, peut-être un petit film, un peu trop long, ou délibérément trop long, avec l’image du petit ressac de la mer léchant des galets auprès d’un rocher, et rien de plus.

proposition n° 3

Comprendre comment ils s’entendent

première version : la jeune responsable et la mère de famille, debout dans le couloir, mêlent leurs mauvais anglais pour organiser l’installation de la famille, déterminer besoin, expliquer, infléchir, décider, et l’aîné des garçons qui jouent avec leurs petites autos sur le sol de la chambre où trois lits attendent autres meubles lève la tête.

seconde version : la jeune responsable pour mettre ses idées en ordre les récapitule à voix haute en français avant de tenter traduction et le jeune garçon les répète à mi-voix dans sa langue maternelle ; la vieille qui observe les enfants et se cherche une utilité se demande si la mère répond à l’anglais qui lui est adressé où au wolof de son fils.

troisième version : à rebours, la jeune responsable pourrait se baser sur la traduction par le grand garçonnet gracieusement partagé entre la bagarre de petites autos et le dialogue des adultes des mots de sa mère, restitués comme machinalement en français.

quatrième version : le garçonnet, le presque adolescent, voulant prendre provisoirement le rôle du père, s’imagine qu’il exerce l’indispensable rôle du truchement.

et le petite vieille les écoute, admire la souplesse, déjà, du français des enfants, et se demande quelle est la bonne version, un mélange de toutes s’entrecroisant souplement ?

proposition n° 2

Déjà un an ou un peu plus, n’avait plus science du temps. Ce jour là c’est un semblant de lumière plus chaud, doré, vivifiant, lui semblait-il, qui descendait en biais, pour mourir dans la pénombre en la faisant étinceler, depuis l’ouverture haut perchée dans le mur de son réduit, de son tombeau comme le disait son ami Jacques du temps où lui était fidèle – temps qu’il pensait révolu, sans en être sûr, la solitude lui faisant, il n’en était que trop conscient, perdre son regard joyeux et bienveillant, même si ses ennemis le taxaient de cruel, puisque spirituel, orgueilleux, irrespectueux et dévoyé, sur le monde. Ses ennemis qui depuis son retour d’exil, alors qu’il retrouvait le plaisir de la douce vie, se sont faits censeurs et censeurs appliqués jusqu’à découvrir en ses vers plus de licence joyeuse qu’il n’y en avait mis, et une licence plus irréligieuse et dévoyée qu’il ne l’aurait voulu, eux le jésuite imbécile et inquisiteur, son acolyte le minime, ce bateleur travesti en prédicateur, et ceux qui les soutiennent, attachés à scruter les vers que lui dictent sa muse ou au moins son esprit. Pourtant, après ces torrents de pamphlets et libelles contre lui ou en sa faveur, alors qu’il est question de le condamner à être brulé vif devant la cathédrale, lui le pauvre poète dont les vers n’ont que trop de succès, dans sa cave, appuyé au mur humide et gluant, accroupi devant la planche de bois sur laquelle est posée la feuille sur laquelle doit s’écrire son poème-supplique au roi, il s’applique à refouler sa rage pour que n’apparaisse que sa détresse, à ne pas laisser voir qu’il comprend ce qui meut ses calomniateurs mais à retracer les querelles et poursuites en leur donnant un tour sincère et innocent, à laisser sa plume s’enchanter des douceurs de la vie en ce royaume et se repentir des naïves attaques qu’il aurait pu faire à la religion. Une chanson ignoble monte de la cour où se promènent les voleurs et petits escrocs, mieux traités que lui, il se redresse après la quinte de toux qui l’a jeté sur les dalles, il pose un mot, il sourit...

proposition n° 1

deux jambes allongées, deux chaussures posées, deux pieds tendus vers la nuit qui tombe, le murmure d’une petite musique, des débris de varech et des brindilles, des galets légèrement salis, des galets humides sous le va et vient caressant de l’eau, des galets devinés en transparence, le friselis tranquille et plus loin le frissonnement de l’eau sombre dans la nuit qui tombe.

la montée caillouteuse du chemin qui s’aplanit à mesure que l’on avance, la montée lente de croupes boisées et de rectangles de prés, et puis la plongée sur la vallée, les toits, une route et un clocher vu d’en haut, comme toisé.

la couverture d’un orange doux en perspective fuyante, avançant, flanquée d’une potence d’acier, sur les dalles de linoléum gris très clair, la fuite des cloisons vertes percées par des portes irrégulières ou par des bifurcations venant de régions mystérieuses, le glissement des roues, une voix et une tête noire penchée vers le visage renversé, le faux-plafond et les bandes de néon.

enfoncée dans une douleur, parcourir des yeux les volutes, presque mais pas tout à fait régulières, d’un méchant rideau de guipure salie accroché à la va-comme-je-te-pousse à la fenêtre pour masquer le trou d’ombre de la cour et s’extirper de la prégnance profonde, sourde, du mal en se disant qu’il devrait être lavé.

Sortir sur la terrasse du chalet et voir la mer blanche qui vient s’effilocher en bas de la balustrade, se demander si vraiment subsiste, dans l’abîme, en dessous, la vallée, la ville, la route qui montait en zigzagant à travers les villages, et se raccrocher aux croupes qui émergent au delà comme un cap fermant ce golfe né pendant la nuit.

bouche légèrement ouverte, comme pour avaler ce qui pourrait revenir, se l’incorporer, digérer, mettre en mots, je cherche une idée qui fut impérative, évidente, s’imposant comme un éclair mais devenue si vaporeuse, évasive que le doute s’installe de son irruption récente, de son existence même.

assises sur un parapet, dos à la mort du soleil qui descend derrière les collines de l’autre côté de la rade, deux corps juvéniles à contre jour, deux voix presque semblables, aigues et légèrement fausses, les derniers rayons traversant les boucles blondes, le désordre noir de leurs cheveux.

dans un jardin du sud, une femme vieillissante, épouse d’un notable d’une ville moyenne du nord, dans son désir d’harmonie et de bienveillance, de partage, tente de faire taire ses petits étonnements, sa réprobation instinctive, le froissement de son regard conventionnel devant la fantaisie codée – elle le devine – d’une famille de marins.



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1ère mise en ligne 18 décembre 2018 et dernière modification le 22 février 2019.
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