contribution auteur | Catherine Plée

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Longtemps livrée à l’écriture formatée, espère être en voie de libération, cheminant sans but précis, quelques contraintes ne peuvent pas lui faire de mal…

Ses contributions à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 9

source de l’apocryphe
Revenus dans leur chambre, chacun rejoignant son lit, les quatre gosses se désagglutinent. On entend leurs soupirs et le froissement de leurs draps. Ils sont raides un peu encore, sonnés. Le plus petit reste debout au milieu de la pièce, un rai de lune éclaire le bombé de son front, son tout petit nez et la moue de sa bouche. Vas au lit ! Il ne bouge pas, il reste figé au milieu de la pièce, il tremble encore, la peur, le froid, ou les deux, il observe les trois dômes immobiles que forment ses deux sœurs et son frère, chacun dans leur lit, silencieux comme des galets sur la plage déserte, il s’approche de celui de la grande Je peux dormir avec toi ? D’accord, viens ! D’un bond, il se colle tout contre sa sœur qui lui fait un berceau de son corps, c’est comme entrer dans une mer toute chaude de soleil, et si douce. Dis, tu crois que maman va partir ? Pffft penses-tu… Alors pourquoi ils se crient dessus ? C’est comme ça les adultes, tu vois bien qu’on ne les entend plus, maintenant ils se sont calmés… Disant cela, elle enveloppe son petit frère de ses bras, le serre fort fort et laisse leur peur s’endormir avec eux.

source de l’apocryphe
On n’en aurait rien su. Car dans le pays habité des livres, les morts demeurent des morts et les neveux peuvent naitre dix mille lectures, ils sont dans les pages toujours sous le même folio, avec les mêmes mots exactement, les mêmes gestes exactement ou bien ils n’y sont pas. La vie de papier ça forge des caractères bien imprimés. Et l’appartement clair doucement glissera dans l’automne, doucement tombera dans l’hiver, pourtant dans les lieux que sont les livres, les saisons ne passent pas, elles restent dans les pages, on peut les feuilleter pour les retrouver, on est l’été de nouveau, on est le printemps de nouveau dans la fixité rassurante des choses écrites, on remonte le temps des pages et on le redescend comme on joue avec les boutons de l’ascenseur, on ne peut pas entamer la persévérance des mots imprimés, ces mots qu’elle aura écrit, debout et vite, sur son téléphone, pochant vite la mine des passants au bout de leurs tiges idiotes, le tournoiement musical des boutiques, le vieux qui suce sa glace de février, elle les aura écrits, debout et vite sur son téléphone comme prosternée dans le sombre tout frais d’une église dans la ville, dans le courant d’air battu par les portes calfeutrées de cuir, son beau cahier et ses poignets appuyés sur le bois d’un prie-Dieu, elle aura écrit dans l’éternel ses mots palpitants comme un cœur dans une poitrine ouverte.

source de l’apocryphe
Es-tu sûre de vouloir te réveiller ? Que s’est-il passé hier ? L’avion… sa trace dans le ciel, le miroitement de la carlingue… Ne pas ouvrir les yeux, rester dans l’avant, ignorer le réel, dormir, dormir encore. Non, ça ne s’est pas passé, l’avion a décollé, tu as vu sa trace dans le ciel… tu savais… non ça ne s’est pas passé, l’avant… l’après… l’avant de l’après, y retourner, y rester et ignorer l’après de l’avant… Que s’est-il passé hier ? Le creux de ses clavicules, sa ligne d’épaules large, le renflement de ses trapèzes, les deltoïdes bombés et lisses, entre le plafond et toi, le creux si délicat de ses clavicules qui se creuse plus encore quand il est au dessus de toi, ses « salières » comme vous disiez dans ta famille, comme deux récipients pleins de tendresse, cet endroit d’ombres et de peau fines même aux corps des hommes, de cet homme qui était dans l’… Non, il n’était pas dans cet avion, le creux de ses clavicules réservoirs de tendresse… L’avion a décollé et… Rester dans l’avant du jour d’après, souviens-toi, l’avion … non, ne te souviens pas tu ne pourrais plus t’en défaire … Ignorer l’après, cet inconnu… les épaules rondes et fortes entre le plafond et toi, le creux de ses clavicules où il ferait bon boire, la chair si fine ici, si tendre et chaude, à en pleurer…

proposition n° 8

Elle est née dans les cinquante. Elle était la gloire de ses parents. Le garage, c’était pour elle, les confiseries en vente à la caisse, c’était pour elle. Elle savait que beaucoup lui était dû, mais à l’école, les autres n’en savaient rien, ils la surnommaient Bouboule. Elle était pourtant généreuse en bonbons, mais Bouboule quand même. Elle défendait volontiers les plus petits, mais Bouboule quand même. Continuellement elle jouait dans le royaume garage, les odeurs d’essence et d’huile de vidange, c’était le parfum familial, familier et délicieux. Les gars se glissant sous les voitures avec leur chariot, c’était admirable. À huit ans elle aidait à la pompe, assurait le gonflage des pneus, et savait jauger l’huile, les routiers et les allemands lui donnait quelques pièces qu’elle mettait dans son cochon tirelire posée sur la commode de sa chambre rose. Elle attirait les enfants chez elle avec ses bonbons à volonté, ils disaient du mal d’elle dans son dos, elle le savait, c’est rien que des jaloux disait sa mère. Elle attendait son heure et savait qu’elle viendrait, une sation service dans un village, c’était presque être le maire ou le plus gros fermier. Petite reine dans le garage, Bouboule à l’école. Elle a eu des seins avant les autres, elle en était très fière, quand elle a perdu du sang, elle s’est sentie tout autre, prête pour le mariage, la grande aventure adulte, elle est allée au collège à la ville, elle a appris la comptabilité. Elle l’a tenue pour ses parents, et l’affaire s’en est bien portée. Au garage, travaillaient deux mécanos, dont lui, elle l’a aimé tout de suite. Il avait la taille fine et des yeux très clairs que des cils très sombres frangeaient, quand sa figure était bariolée de noir, ses yeux paraissaient des opales. Elle l’aimait. Elle tournait autour de lui, ses parents l’ont bien vu et ont invité le mécano à diner souvent. On disait elle n’est pas si vilaine, elle a une jolie figure, façon polie de dire qu’elle n’était pas jolie. Ses parents ont fait comprendre au mécano qu’il y avait un avenir ici pour lui. Il courait les plus jolies filles de M. et alentour. Les parents se sont montrés plus persuasifs. Avec le mariage, ils auraient aussi le garage, et la maison au dessus, ils avaient envie de se retirer, ils travaillaient depuis toujours, place aux jeunes. Et puis tenir un garage, c’est quand même mieux que l’usine. C’est ce qu’ils lui ont dit. L’usine, tous ses copains y allaient, l’usine avec la plus jolie fille à son bras, ou le garage avec Bouboule. Il a réfléchi un moment, la beauté s’use, et il se lassait même des plus belles. Elle a trouvé l’argument définitif, en le regardant dans le blanc de ses yeux : je te promets que tu seras libre. Elle savait que c’était le prix.

Pierre est un gars de l’assistance, il vit dans une famille d’accueil qui prend bien soin de lui. Il a sa chambre avec un lit et une commode en chêne, un transistor et des posters de Johnny Halliday. Une mobylette bleue, débridée bien sûr. Il a 17 ans et s’ennuie ferme, au village ça manque de distraction. Avec sa mob’, il fait le tour des bleds avoisinants, il va parfois en ville dépenser un peu son salaire, il emmène les filles sur le porte-bagages, ça vrombit, ça vibre, il a du vent plein la figure, c’est la grande puissance. Il a eu de la chance de trouver cet emploi au garage, mécanicien, un vrai métier, il a remplacé le patron quand le patron est devenu le patron, à l’atelier. Sinon c’était la ferme, ou l’usine. Il aime démonter et remonter les moteurs, il aime faire glisser les rouages dans la graisse. Une nuit, il a organisé un cambriolage idiot avec un copain idiot, pour jouer avec sa peur, ils ont cassé la vitre d’une des fenêtres du restaurant la Chaumière sur la nationale. Une théorie de potiches exposées sur le rebord de la fenêtre sont tombées et se sont brisés dans un boucan du diable. Ils sont rentrés quand même, il n’y avait pas grand chose en caisse, juste un peu de monnaie pour le lendemain. Ils ont filé avec ce butin ridicule sur leur mob’ vrombissantes, sans la moindre prudence, les gendarmes sont venus le chercher, il est passé devant le juge, il a eu un sursis. Bientôt, il devra faire son service, pour ça pas de sursis, c’est une perspective qui l’excite. Les filles aiment bien les militaires, et F. qui lui plait tellement y sera peut-être sensible. Il la fait tout le temps rire mais il n’est pas certain que ça soit la bonne méthode, c’est une fille de Paris, pas comme celles d’ici. Il ne la comprend pas bien.

proposition n° 7

…Non, tes courses, tu les fais toi-même !… Le préserver de ma sollicitude, cette manie de trop en faire…Il sourit … Que puis-je en écrire ? Qu’il y a plus d’humanité dans ce sourire que dans mes cent dernières journées. Pas d’horaire pas de lieu mais ce sourire issu du plus profond de la tristesse. J’écris dans cet espace, cette embellie d’une tempête chronique. Je ne l’ai pas choisi, il m’a été imposé, ou donné. Cette nuit, j’ai rêvé de la maison de M., je décidais de prendre la voiture pour aller y écrire chaque week-end devant la cheminée. J’étais si joyeuse à cette perspective ! Je me disais mais pourquoi n’y vas-tu jamais ? Au réveil, j’ai flotté un moment dans la joie de cette perspective puis je me suis souvenu que la maison est de longtemps vendue tout comme la voiture. Souvent, je retourne à M. dans mes rêves. Je n’ai écrit qu’une seule fois là-bas, une nuit. Je pensais l’avoir apaisée (je croyais encore à mes super pouvoirs). Elle délirait. Elle griffonnait —écrire avec une griffe— en sténo sur tous les papiers qu’elle trouvait… J’ai écrit un genre de texte burlesque, il était question d’attentat attendu par un attenté, un jeu grossier d’allitérations qui m’a fait rire et connaître la douceur au cœur de cette détresse, j’ai envoyé l’œuvre à deux proches copines, elles n’ont jamais répondu. Longtemps j’ai perdu mes textes, sans importance… Longtemps, j’ai écrit avec le sentiment d’une présence dans mon dos qui me faisait me retourner, un juge dont je sentais l’ironique lecture par dessus mon épaule. Ce juge est parti, ou bien il est mort, je l’ai usé ! J’écris seule à présent. Des livres dans mon dos, qui sont bien aimables. Souvent, les évènements, les urgences … Difficile de déterminer si cela me fait écrire ou m’en empêche. Les moments protégés de l’invasion, ma tenue de combat pliée sur la chaise, il m’arrive d’écrire quelques lignes dans la fragilité du matin. J’appelle ça des pousses. Je me fiche de savoir où, au lit, aux toilettes, à la cuisine, sur mon téléphone, un carnet, un livre, un cahier, il suffit de quelques notes hâtives qui se déploieront, ou non, en temps voulu. Ces pousses spontanées, petites graines sans projet défini, gonflées de tout un potentiel encore bien incertain sont déterminantes. La délivrance.

J’aime aménager mes coins d’écriture, qui sont plutôt de réécriture, il faut la proximité d’une fenêtre, un espace dégagé, rangé, ce qui ne dure jamais, mes gobelets d’argent remplis de stylos la plupart en panne, un crayon 2B qui m’assure d’un tracé sans effort et ma plume Parker faite à ma main… C’est un autel consacré mais je fais ma messe ailleurs, au débotté. Il y a des lieux éphémères, des entre-deux propices, des éclats de temps disponibles au cœur même des urgences : l’immobilité défilante d’un train, les cahots sur un siège de métro, la terrasse d’un café, les maisons de vacances, les salles d’attente, entre veille et sommeil, au milieu d’un rêve ou d’une insomnie, au cours d’une lecture ou d’un film, au petit matin ou un lendemain d’accouchement… Écrire sans place fixe, sur la ligne de fuite, dans un repli, les heures sauvées et le tremblement des jours douloureux.

proposition n° 6

La tête tellement encombrée… Ses yeux regardent. Elle, pas sûr. Mais ses yeux voient, ils voient la tige de métal perpendiculaire à l’axe de la charrue, et puis elle la détaille : pas de même couleur que le soc, plus rouillé encore, devenu dentelle brune qui fait mine de trancher la terre alors que si fragile il s’y abîme. Sur la tige, la rouille moins grenue se mêle à des écailles rouges de peinture ancienne ; se dit elle a été rouge la charrue. S’en fout complètement mais ça aide, penser que la charrue a été rouge autrefois, un rouge vif à voir ce qu’il en reste, ça désencombre un peu. La peine lui sort par les yeux. Il y a la vue d’ensemble, la charrue comme un oiseau couché, le bec en terre, une roue qui ne touche pas le sol, les bras en l’air, sa silhouette familière d’animal mort dans le désert comme on en voit dans les westerns, ou d’insecte géant avec ses bras antennes, mais de plus près, elle voit la charrue qui est une charrue, même si ne comprend pas comment elle fonctionnait, ce qui d’elle touchait le sol, la lame et la roue pas au même niveau… Et les bras pour tenir à l’homme, au cheval ou au bœuf et maintenant penchés, en biais, et puis cette tige, qui servait à elle ne sait pas quoi, avec sa croûte rouge désagrégée, le fer effrité comme la grille de leur maison bouffée par la rouille qu’il faudrait repeindre, ils le disent depuis le début, cinq ans, quand on la touche des fragments vous restent aux doigts, roux et noir. Elle touche la tige de section carrée, du noir du roux du rouge sur ses doigts, elle détache avec ses ongles quelques écailles rouges comme elle fait toujours de ses croûtes aux genoux, arrête de te gratter ça va s’infecter, ça désencombre de gratter les croûtes aux genoux ou à la charrue, la peine s’envole par les doigts. La roue n’est pas si grosse que celle du rouet exposé au salon que tant de fois elle a fait tourner avec la petite manivelle, ici pas de manivelle, la roue tourne mal, elle crisse et accroche le moyeu. Dis, charrue, qu’est ce que tu as vu ? Elle a vu la campagne d’avant peut-être, les maisons en terre battue où les hommes se réchauffaient à leurs bêtes, les lieux d’aisance au jardin et les paysannes en robes touchant le sol, les paysans rudes plus qu’aujourd’hui qui la tiraient comme dans son livre d’histoire. Avec leurs bras ou un cheval ? T’as vu l’accident dis ? C’était loin, mais t’as vu ? Assise dans l’herbe, la tête tellement encombrée, elle s’appuie sur regarder la vieille charrue épuisée, comme liée à l’éternité, qui en a tant et tant vu et même le garagiste quand il était petit, bébé comme son bébé orphelin, et les parents du garagiste tout pareil. Et ça la rassure… alors elle tâte son genou, sa jambe, sa main, pour sentir les os sous sa peau, et sous le visage les maxillaires, la naissance des dents sous le nez, les orbites qu’on peut suivre du doigt et elle a l’impression de toucher sa mort.

proposition n° 5

Soudain tous sortis des maisons marchant à pas vifs vers ce segment de la nationale parallèle au chemin de S., courant presque sur le chemin de S. et à travers champ pour couper, rejoindre vite l’accident sans se mêler à la circulation, à l’enfilade d’autos arrêtées derrière les platanes, dans la stridence des voitures de police… C’est là-bas ! Et sa femme, elle est prévenue ? Il faut la prévenir quand même… Tous pareils, dans leur bleu, casquette vissées sur les crânes pour pas perdre la tête, les femmes en tabliers à fleurs, des femmes en couronnes funéraires, des enfants collés au cortège, qu’ils repoussent, Retourne à la maison j’te dis c’est pas un spectacle pour les enfants… Ouste… Ils vont, vivement, pressés de voir le sang, le mort… C’est sûr qu’il est mort ? Oui sur le coup… Et d’où que tu le sais ? C’est Pierre… il a été appelé comme pompier, mort ils ont dit… Leur haleine fait buée à chaque mot prononcé… C’est quand même jeune pour mourir... La lumière descendue, ils marchent dans le gris du champ traversé, des nuages noirs flottent au ciel gris foncé, les arbres et les chevaux gris derrière eux et devant de plus en plus près, les braises rouges des gyrophares et des feux de position et le jaune des phares interrompu par les troncs noirs des platanes… Veuve à trente ans et un bébé, si c’est pas malheureux… Ils ont su les uns par les autres, les amis d’école ou de jeunesse, les amies de la femme, les voisins, tout le village, tous des connaissances, ils ont su et sont venus. Un des platanes brille d’une lumière ardente, sous le feu des phares, la tôle rouge comme du papier coloré chiffonné… Oh purée… Regardez moi l’Alfa Roméo… Quel carnage … Ils se rapprochent les uns des autres. Ils dévissent leur casquette et les femmes frottent de leurs mains les hanches de leurs tabliers... J’l’avais prédit que ça serait son cercueil… chut tais-toi, tais toi… Et maintenant qu’est ce qu’elle va devenir sa femme ? Avec les cornes qu’il lui faisait pensent certains mais c’est pas des mots qui se disent tout haut, surtout dans les circonstances… Pas six mois son gamin… Ah ça oui, combien de fois je lui ai dit ! Roule pas si vite, t’es donc si pressé de mourir ? … Tais-toi je te dis... un jour tu vas embrasser un platane, j’lui ai dit… J’ai mieux à embrasser qu’il a répondu… Mais tais-toi donc… Respecte un peu… Reculez messieurs dames bon sang, laissez nous travailler… reculez… c’est pas un cirque… On le connaissait quand même, c’est un gars d’ici… Aimantés par le sang. Et elle ayant couru partout dans le village et alentours, couru sur le chemin de S… C’est lui ? Vous êtes sûrs que c’est sa voiture ? Il était tout seul ? Qu’est ce tu fais là petite ? Retourne chez toi… Les voix se font plus basses… les klaxons impatients au loin…Vous voyez quelque chose ? Ils font cercle autour d’un qui a tout vu… Décapité… Mis du temps à le désincarcérer… Regardez, ils rentrent la civière… Où la civière ? Là, dans l’ambulance...

proposition n° 4

Pour aller de M. à S. les voitures passent par la nationale, les promeneurs par le chemin dit de S. Les deux filent parallèlement de part et d’autre d’un champ de blé dont on ne voit pas le bout. Du chemin, la nationale se devine à l’alignement des platanes, l’un d’entre eux paraît tout semblable aux autres et n’interrompt en rien l’alignement derrière lequel les autos passent en pointillés. Pourtant il porte, elle le sait, une profonde cicatrice ourlée d’une tortueuse protubérance. L’endroit est calme, livré au souffle lointain des voitures, au craillement des corneilles qui s’éparpillent en sourcils mouvants, et de loin en loin, au renâclement des chevaux. Ils sont trois, parmi eux l’étalon noir dont elle a vu une fois le membre, si long qu’il semblait aspirer le sol. Le chemin de S. continue l’une des trois rues du village, il cesse d’être goudronnée après le vieux lavoir dont l’eau verte et immobile est depuis longtemps croupie. Elle croit y avoir vu des femmes avec leurs baquets de zinc et leurs brosses à chiendent. Elle n’en est pas certaine, peut-être était-ce ailleurs, dans un autre village, à la montagne, lors d’autres vacances ou quand elle était toute petite, peut-être était-ce une image vue dans un livre ou qu’on lui a raconté. En tout cas, elle revoit très bien les grosses bulles de linge qui éclosent au ras de l’eau claire et la planche où il est frotté et brossé... Les margelles inclinées du bassin sont vaseuses et glissantes, l’abri du lavoir éventré, personne n’a plus idée d’y venir. A une centaine de mètres, juste avant le grand champ de blé, git une vieille charrue rouillée. Des herbes folles poussent au travers de son unique roue, ses mancherons se dressent tels des antennes, sa silhouette squelettique s’incline de côté et mord à jamais la terre. Elle ne sert plus aux hommes mais de perchoir aux corneilles. On ne la regarde pas. On la sait là, la charrue d’avant le remembrement, de l’extension des champs pour les tracteurs puissants et les moissonneuses énormes, de l’extinction des chevaux condamnés aux abattoirs et des vieux paysans à l’impuissance. La charrue témoigne silencieusement et s’enfonce chaque année un peu plus profondément dans le sol. De toutes façons, personne ne fréquente le chemin de S. Il doit la rectitude de son tracé aux seuls passages des engins agricoles. Personne n’y vient excepté les lapins de garenne. Les adultes sont à l’usine, aux champs, au poulailler, au jardin, devant leur poste, pas sur les chemins, jamais sur les chemins. Jamais elle n’a croisé un adulte sur aucun autre des chemins de M. et alentours, sauf juché sur un tracteur, sauf quand tout le village a défilé devant la vieille charrue et longé ce champ de blé pour aller voir l’accident.
Depuis que leurs parents ont acquis une résidence secondaire à M., elles qui ne connaissent ni la campagne ni ses règles ont sillonné tous les sentiers, traversé les bois et la Sablière, fait le tour de l’étang avec la bande des jeunes du village. Dès leur arrivée le vendredi soir, ils jaillissent hors de leurs maisons tels des rats d’un grenier en feu pour aussitôt enfourcher leurs mob’ et les faire pétarader sous leurs fenêtres. Alors F. prend son air vague et s’esquive J’vais faire un tour… mais le couperet tombe aussitôt Emmène ta sœur… Yeux levés au ciel, blouson arraché à la patère de l’entrée, porte claquée, la cadette qui la talonne se sent vilain gnome mais gnome émerveillé par la splendeur des seize étés de F. toute en sinuosités et galbes neufs, chevelure blonde et libre, yeux brûlants et joues de pétale frais. Elle la talonne et elles rejoignent les jeunes et les petits mal élevés qu’ils trainent dans le sillage enfumé de leurs mobylettes débridées.

C’est avec eux qu’elle a découvert le chemin qui mène de M. à S., la charrue, et surtout l’étalon. C’est quoi ça ? Jamais dans les livres ni sur des images, elle n’avait vu une telle chose pendre du ventre d’un cheval jusque dans l’herbe. Tous ont ri, se sont payé sa tête, l’ont traitée d’innocente, se sont lancés dans des mimiques et plaisanteries incompréhensibles sans donner la moindre explication, vu que soi-disant trop petite pour comprendre, elle a ri pour se donner l’air et ils ont cabré leurs mobs rugissantes.
Sur ce chemin qui mène de M. à S., la cadette a pris ses habitudes. Elle y vient le cœur et la tête en feu s’asseoir sur l’axe central de la vieille charrue, dissoudre dans le large horizon ses chagrins et ses colères, son ennui et son sentiment d’isolement. S’élever en observant les corneilles sourcils mouvants du ciel, se laisser bercer par le ronron des voitures et réconforter par la présence des chevaux venus poser leur douce curiosité le nez sur la barrière. C’est son coin secret, sa cachette à ciel ouvert, son église où les merveilles du monde se laissent contempler.

Mais c’est aussi là, derrière la charrue, qu’elle les a surpris la première fois et découvert qu’ils avaient des jeux pour eux seuls, c’est là, arrivée à la hauteur du pré au chevaux qu’elle a perçu le lourd silence du désir partagé. Sa densité l’a alertée, un silence tout plein de bruits intimes, soyeux, caressants, un bouquet de bruits qu’elle a peiné à éplucher debout au milieu du chemin, sémaphore inattendu, vigie malgré elle, écoutant de toutes ses forces jusqu’à reconnaître des bruits de baiser, de frottements de tissus, des soupirs, des chuchotements, un petit rire.. Elle ne l’a pas encore vue —la charrue et les herbes folles lacèrent la scène— mais elle pressent, elle sait déjà, avant même qu’un bout de robe verte n’apparaisse, cette robe à jupe ample qui lui donne l’air d’une fleur... Puis son dos à lui se redresse et elle détale jusqu’au vieux lavoir pour se cacher vite, son cœur battant le gros rythme de la faute. Ils sont passés se tenant la main, puis la lâchant dès que leurs pieds ont repris contact avec la partie goudronnée du chemin, ils ont pris leurs distances, sa sœur partie devant, lui arrêté pour allumer une cigarette. Il ne s’agissait pas d’un des jeunes de la bande qui, pensait-elle, plaisait à sa sœur, et donc par mimétisme à elle. La silhouette est moins déliée, plus robuste, la chevelure plus disciplinée, l’habillement plus adulte qu’attendus … C’est un homme. Elle en est choquée. Un homme fait comme on dit du camembert. Un marié. Avec bébé. Un avec qui elle a déjà chahuté comme on peut chahuter avec un adulte, qui est plaisant, mais pas envisageable, pas seulement pour elle pour qui nul ne l’est vu que trop jeune et plate, condamnée à garder ses élans bien serrés en elle, mais pas pour sa sœur non plus, sûrement pas. Sa sœur… La reine, la gracieuse, son modèle, son avenir projeté, prise dans le danger de son âge, dans le parfum de l’aventure qui l’effraient tellement, elle, parce que trop petite et trop bête, la pas pubère. Sa sœur et l’homme avec bébé. Sa sœur étrange un petit peu depuis qu’elle s’enfonce dans de profonds silences, subit le feu de rougeurs et de fureurs soudaines contre elle, l’alliée de toujours, la number one compagne de jeux. L’homme est marié avec une femme d’ici, une femme de village, aux chevilles épaisses et à la voix forte, une femme que tous disent être une sacrée bonne femme, formule qui dit respect, admiration et crainte. Alors que lui, on le désigne coq en sa basse-cour, coureur, prince consort, ce qui jusqu’ici ne voulait pas dire grand-chose et soudain s’éclaire. Donc sa sœur et lui. Lui qui possède la station service sur la nationale, sa femme attelée à la pompe avec son bébé dans les bras, et deux jeunes de la troupée dans l’atelier en combinaison mécano bleue, la taille quand même bien fine, du noir aux ongles, de l’effronterie dans les yeux. Lui, le patron dont tous se moquent un peu parce que frimant dans son Alfa Roméo décapotable, sillonnant les routes cheveux au vent dans son joujou rouge. Le patron dont tous connaissent les échappées et rigolent et disent des grossièretés, laissent entendre que la femme tient le garage de son père où lui a été autrefois mécano qu’il dirige désormais d’une poigne de fer, entre les échappées.
Lui et sa sœur derrière la charrue comme deux oisillons, abandonnant au vent les doux bruits de leurs caresses, confiant à la terre la charge de leurs corps emmêlées, lui et elle, dans leur lit d’herbes, derrière le paravent décharné de la charrue, lui et elle, le robuste et la gracieuse… Il n’y a pas six mois elles jouaient encore ensemble, se faisaient des confidences, même si la mutation du corps avait déjà installé un froid et mis de la distance. Lui et elle. Et pourquoi ça la faisait pleurer ?

Ce que font sa sœur et ce type, ce type qu’elle connait, qu’elle aime plutôt bien, qui la taquine gentiment et la fait rire comme font les adultes sans peur qu’on les prenne pour des enfants est clairement une chose à taire, défendue même si elle sait pas trop quoi. Pourtant elle l’aime bien et pensait que lui aussi, un type marié et tout récemment papa. Maintenant lui revient des scènes où il arrêtait sa voiture à hauteur de la troupée et laissant sa portière barrer la route, venait serrer virilement les mains, faisait le camarade, tout en œillades dardées vers la grande à laquelle il claquait une bise de rien, sa main glissant de l’épaule au coude, puis à la petite comme aux mal élevés, il chiffonnait les cheveux. Les gars face au patron qui normalement ne s’arrête pas pour dire bonjour, changeaient d’attitude, de gestuelle, de regard, l’insolence en repli se rallumant instantanément derrière son dos, ce dos qu’il a puissant et que les deux sœurs ne pouvaient pas s’empêcher de regarder, ce dos qu’il a attrayant sous une nuque puissante et un peu rouge, ce dos qui parle la langue du désir, c’est maintenant qu’elle le déchiffre, un désir dédicacé à sa sœur dont le corps alors s’incurvait comme sous le choc d’un ballon dans l’estomac, dont les yeux brûlaient plus que d’habitude. Rajusté dans son Alfa, il faisait un signe nonchalant de la main, les enveloppait tous d’un regard de bon père pour dévisager à la toute fin la jeune fille recroquevillée sous la décharge. En réponse à l’incursion, quand l’Alfa Roméo n’était plus qu’un jouet d’enfant au bout de la route, les gars refaisaient vrombir leurs engins, les chevauchaient debout, les cabraient sur la roue arrière pour bien montrer qu’ils étaient les maitres de quelque chose. Et puis, et puis elle les a suivis et surtout attendus pour se désennuyer, mais peut-être aussi pour d’autres raisons encore confuses dans son esprit, pour protéger, par curiosité, elle a connu leurs habitudes. La silhouette un peu trainante de sa sœur gagnant l’une des sorties du village, marchant un peu loin jusqu’à ce que la rejoigne l’Alfa Roméo qui l’emporte, et le retour pareil, l’Alfa Roméo traversant le village et peu après, elle, la mine un peu vague, les pommettes enflammées et l’air heureux. Ils n’allaient plus sur le chemin de S.

Faudrait-il retourner à M. où elle n’a jamais remis les pieds ? Aller caresser comme sa sœur l’a longtemps fait le bourrelet de la cicatrice du platane ? Raconter l’amour entre l’adolescente et l’homme fait, l’amour dans les herbes et sur les chemins, l’amour derrière la charrue et devant l’étalon, l’amour allez savoir où lors d’une échappée en Alfa Roméo, l’amour adultère, le premier décoché dans un coeur trop jeune de seize étés, le premier dont elle a été le témoin, qui a claqué comme une gifle en refermant la porte de l’enfance. Comment écrit-on ce grand tonnerre que ça fait, une Alfa Roméo s’emboutissant contre un platane, dégueulant son moteur et se froissant contre l’arbre avec un homme encore vivant dedans, un conquérant le nez au vent, et soudain coupé en deux ?

Comment s’écrit la grande terreur qui l’a gelée alors que tout le village se regroupait pour aller sur les lieux de l’accident, sur ce segment de la nationale parallèle au chemin de S., tous sur le chemin, dans la stridence des voitures de police, les enfants mêlés au cortège, tous se perdant en conjectures sur les circonstances de l’accident, si pressés de s’approcher du sang qu’ils ont traversé le champ qui va de M. à S. Et elle courant partout dans le village et ses alentours, courant sur le chemin de S., essoufflée, affolée mais qu’est ce qui lui prend à la petite ? Ça doit être le choc. Et les jeunes déjà sur les lieux, mobylette oblige, revenant avec la mort dans leurs yeux. Elle demandant dans sa terreur amplifiée par la peur de trahir s’il était seul. Une voix répondant oui, elle est à la station, elle ne sait rien encore, et alors courant à la station, s’arrêtant à mi-chemin, comprenant qu’on lui avait parlé de la veuve et non de sa sœur. Courant de nouveau pour que ce soit elle, elle qui n’est pas censée savoir qui lui apprenne, que ce soit elle et personne d’autre puisqu’elle seule sait. Comment écrire la peine infinie du pompier volontaire, ami d’école du garagiste qui a ramassé la tête comme une tête de poupée arraché préservant son éternel sourire plastique et ce que disaient les gens, qu’il avait été décapité par un morceau de pare-brise de la taille d’un soc de charrue ?
Toute cette affaire n’a évidemment jamais été dite comme un récit doit se dire avec son début, son milieu et sa fin, celle qu’a été la décapitation du garagiste par son Alfa Roméo emboutie contre un platane de la Nationale à 500 mètres du village. La fin qu’a été une veuve, un orphelin et le chagrin secret de sa sœur. Il y avait eu de tels silences entre elles, entre elles et leurs parents, entre sa sœur et ses nombreux prétendants qui tous aujourd’hui doivent friser les soixante ans, et elle devenue d’âge à les regarder de haut car ils n’ont pas vieilli dans son souvenir. Tant de réticences amoncelées qui les ont éloignées les uns des autres. Et ce sont ces silences qu’il faudrait écrire, on a peu de mots pour dire le silence et l’histoire jamais parlée. Le cinéma s’accommode mieux des silences que l’écriture, ce silence de la parole intériorisée. Il y a ce silence de l’écriture comme ce silence du désir qui exsude entre les mots, dont les mots se font la carcasse fragile, les mots et leur fausseté, qui à l’instar des loquaces ne disent rien. Elles ont eu un tel besoin de silence. Le dire a besoin de silence. Le désir a besoin de silence. Le chagrin et l’écriture ont besoin de silence. Tous ces silences, tous ces silences déposés comme le limon au lit du fleuve, s’il était temps d’en sortir ?

proposition n° 3

Dans la première version que j’ai lue, on voit rappliquer au baptême de la princesse la très laide et très méchante à faire peur fée Carabosse, si tordue dans tous les sens du terme que le roi et la reine se sont abstenus de l’inviter. Alors que toutes les fées personae gratae la comblent de dons recherchés (beauté, richesse, vertu…), la tordue lui jette un mauvais sort : À quinze ans, un simple fuseau l’occira. L’ultime don d’une fée retardataire réduira la peine à centans au terme desquels un prince que les ronces ne griffent pas libère la belle d’un baiser tendre et délicat. Après quoi, ils vécurent

La version de Grimm diffère un peu, une grenouille annonce la naissance de la princesse, les fées sont des femmes sages et non des sages-femmes et au nombre de 13, ce dont on se fout comme d’une galette de sarrazin. À cause d’une assiette manquante, on n’en invite que douze…

Lecteur des frères Grimm, Bettelheim ajoute son grain de sel psychanalytique : le sang versé par la piqûre du fuseau symbolise la malédiction des futures menstrues de la jeune fille, la sieste de cent ans le repli sur soi adolescent, et l’histoire le passage de l’état de jeune fille à celui de femme (r)éveillée par l’amour. On devine comment il devait entendre cette scène entre la princesse à la vieille fileuse « Qu’est-ce que cette chose qui sautille joyeusement ? » questionna la fillette qui prit le fuseau et voulut aussi filer.

Dans le Pentamerone (récit source dit-on) , c’est plus raide : les savants prédisent que Thalie va avoir des ennuis avec une écharde de lin, le lin est donc éradiqué de la cour, mais Thalie rencontre tout de même une vieille fileuse et la prédiction se réalise. Un roi tombe raide dingue de Thalie endormie et la viole fougueusement ou autrement dit, il la porta sur un lit où il cueillit les doux fruits de l’amour, après tout qui ne dit mot consent.

Encore endormie, elle accouche d’un garçon et d’une fille (Soleil et Lune) et un des bébés en suçant le doigt de sa mère en retire l’écharde fatale. Mais Ciel, le géniteur a déjà une épouse qui fait venir Soleil et Lune pour les faire égorger par le cuisinier du château. Celui-ci plein de compassion sert à la place deux chevreaux dont le roi se régale ; l’épouse entreprend ensuite de faire rôtir Thalie mais celle-ci mise à nu paraît si appétissante au roi, qu’il préfère mettre sa propre femme au fourneau. Ces braves gens vécurent ensuite fort heureux et l’auteur conclut sans rire À qui a de la chance / Le bien vient même en dormant.

Plus anciennement encore, dans Perceforest (dont je vous épargne les quatre versions ne les connaissant pas), Troïlus découvre la belle Zellandine victime d’un enchantement, il s’en éprend et la consomme dans son sommeil.

Tout récemment, l’amour prodigué à une belle endormie revient dans le film Parle avec elle d’Almodovar. L’histoire semble assez indécise sur la manière de qualifier l’acte au titre que le le prince-infirmier est amoureux mais bon, il se fait entauler.

Dans la version tabloïd, personne n’y dort à proprement parler, mais chacun y rêve les yeux ouverts… Une jeune actrice pleine d’ambition se laisse endormir par des promesses plus ou moins mensongères et introduire dans le milieu par un gros dégueulasse auquel elle s’efforce de trouver des charmes. Elle est très heureuse dans sa super carrière sauf dans les moments où elle ne peut esquiver le gros dégueu qui l’invite à faire des filages dans sa salle de bain, ce qui est totalement inutile quand on fait du cinéma mais allez lui expliquer… ça finit vachement mal. Pas heureux, pas d’enfants, c’est dire…

Dans une version ultime et rassembleuse, la belle dort au bois car elle s’ennuie ferme dans les dorures de son palais où tel Bouddha on l’ultra-protège à cause des prédictions d’un vieux, tordu par l’âme et par le corps. Sa narcolepsie contamine jusqu’aux bêtes de la foret. Un malotru en profite pour faire sa petite affaire Elle s’éveille en chantant bêtement un jour mon prince viendra car elle n’a pas vu venir le loup et les sept nains dansent autour de son grand lit en vair (je précise que c’est de la fourrure) en braillant avec une foi mauvaise Loup y es-tu ? A cet instant une fille déguisée en âne apparaît, Barbe Bleue la roule dans le petit pot de beurre du Chaperon semé en forêt, le frotte aux herbes et l’empale sur la broche après quoi il confie ses clés à Cendrillon … Et arrête de tirer la bobinette, lui ordonne-t-il…

Là comme ailleurs, c’est dans les détails que le diable et la saveur du conte se cachent…

Il ne vous aura pas échappé que le mystère reste entier sur le désir inexprimé de la Belle Aurore-Thalie-Zellandine, il est vrai totalement stone.

proposition n° 2

… une canne, une lettre, un chapeau. C’est ce qui reste. Il voit les gestes, lettre posée là sur la table, posée là avec l’écriture dessus, penchée, ferme, ordonnée encore, le plat de la main peut-être aura lissé le papier avant de l’abandonner là : Dearest... et la marche silencieuse le long du chemin connu par cœur, droit et plat après le cimetière. Et sur la rive, le buste courbé pour canne poser, le bras relevé pour chapeau ôter, des mèches folles s’y accrochent un peu, Dearest… le soleil est noir en ce jour. Une lettre une canne et un chapeau au bout d’un chemin mouillé parcouru mille fois, seule ou avec lui, seule ou avec la sœur, l’autre Stephen si belle devenue Bell, seule ou avec neveux et nièces, amantes, amis, seule avec l’écriture. Aujourd’hui seule. Toujours seule. Tant parcouru ce sentier, longé, aller retour sur la terre souvent mouillée. L’aujourd’hui sera sans retour. C’est simple et ferme comme la détermination. Demeurer victorienne. Soutenir l’effroi, tenir la dragée haute à la semeuse de chaos, face à face avec le soleil noir. La raison ou la vie ! Ce sera la vie. Décider tant qu’on peut, fermement, solitairement, elle ne se retournera pas sur le châle de dentelle resté bras ouverts sur le fauteuil de cette chambre. Lui, soixante dix-sept ans plus tard le fixe ce châle qui enveloppa ses épaules et prend la poussière dans l’attente du retour qui n’aura pas lieu. Pas même tourné la tête. Peut-être aura contemplé en la traversant la marée montante des narcisses, cette mer d’or qui sort le jardin de son hiver parce que la beauté du monde, peut-être aura visité une dernière fois la cabane d’écriture, la chambre à soi qui a vue sur de si douces collines parce que la beauté du monde, ce monde auquel les mots parfois donnent forme, peut-être observé une dernière fois le recoin de la porte fenêtre où mourut la petite phalène et dans le raffut des avions de la Luftwaffe qui pourraient bien se mettre à hurler en grec, posé ses doigts sur le papier à en-tête de la Hogarth Press, la bouée de sauvetage qui ne la sauvera pas, Dearest… ce qu’il faudrait traverser pour revenir au sage alignement des mots, revenir au rendez-vous de 10h au fond du jardin, ce qu’il faudrait traverser nul passeur ne peut y aider. C’est le moment of being au bord de la rivière, c’est décidé, marcher tête haute jusque là, retirer son chapeau, poser la canne en gestes ordonnés. Tout le long du chemin, ramasser des cailloux, pour ne pas se perdre en route, ramasser les pierres les plus lourdes qui seront plus fortes, Dearest, qu’un sursaut de survie. Le fleuve est plein long boueux un long serpent vaseux qui se coule dans le plat du pays. Il porte en lui nombre d’enfants suicidés. Aller au lit du fleuve, garder les commandes avant que la tête s’en aille toute seule et ne donne voix à tout ce qui est. Et observer, observer jusqu’au dernier moment of being… où s’endormant dans le lit du fleuve, elle eut cette vision d’une jaquette de livre illustrée qui l’a réveillé, lui, cette nuit : sur un chemin s’éloigne en courant une troupe d’enfants rieurs, garçons et filles, leurs écharpes tourbillonnant au vent de leur course, leurs jambes nues sous les jupes et les culottes courtes. Et elle sentit comme lui cette sensation glacée des jours d’hiver en haut des cuisses, là où les bas s’arrêtent.

proposition n° 1

Le chemin qui mène de M à S est large et herbeux, il sépare en deux ce coin de paysage où le vent n’a jamais prise. Souvent les tracteurs l’empruntent. Il va droit parallèlement à la nationale. Pour aller à S depuis M, on a le choix entre le chemin de S (l’appelle-t-on le chemin de M, à S ? on ne peut tout de même pas dire le chemin de S, à S…) entre ce chemin herbeux qui tire un large trait entre le pré aux chevaux et un champ de blé bordé par la nationale où roulent parfois aussi les tracteurs pour gagner du temps et en faire perdre aux automobilistes dans l’impossibilité de les doubler. Depuis le chemin de S, on la devine, la nationale, au delà du champ et derrière la rangée de peupliers ( populus en latin, parce que là où le populo se réunissait étaient plantés des peupliers, à ce qu’on dit). Les voitures passent en pointillés derrière les troncs des arbres mais on les entend en continu, elles soufflent derrière le rideau de peupliers et ces souffles de voitures accompagnent l’expiration plus proche et tremblante des chevaux au pré. Il y en a trois dont un étalon dont il arrive que le membre semble vouloir aspirer le sol. Aux abords de la dernière ferme de M, quand les pieds perdent le contact du goudron à la naissance du chemin de S gît une charrue rouillée. Là depuis des années, elle se laisse manger par la rouille avec persévérance, elle ne sert plus aux hommes elle ne sert plus que de perchoir aux corbeaux, ses mancherons déployés comme des antennes, sa silhouette squelettique découragée, inclinée de côté mord une dernière fois la terre. Des herbes folles poussent au travers de ses roues. On ne la regarde pas la charrue, la charrue du temps où les champs étaient moins grands et sans doute ne s’étiraient pas de M à S tels une nappe de banquet blonde et ondulatoire, la nappe de blés blonds de l’unique champ qui joint M à S où parfois œuvre un monstre de moissonneuse-batteuse qui le dévore en une bouchée, sous le nez si l’on peut dire de la charrue rouillée oubliée ici qu’on ne regarde pas, trop assuré de sa présence, et qui s’enfonce chaque année un peu plus dans le sol.

La large fenêtre à quatre grands carreaux, deux ouvrants, deux immobiles et difficiles à nettoyer éclaire son ouvrage. Elle tricote. On dirait qu’elle n’a jamais fait que ça. La lumière du jour éclaire son ouvrage et son visage comme l’accoudoir du vieux fauteuil, une bergère où elle est assise de biais. Ses jambes solides semblent tenir le fauteuil plus qu’il ne la soutient. Elle et ce fauteuil sont un seul corps à six pattes et deux dos. Sur ses genoux, un livre. Elle lit en tricotant ou tricote en lisant, qu’est ce qui a le plus d’importance ? Son visage penché exprime le grand calme de l’attention. Et dans le grand silence, le chant des aiguilles métalliques un ton plus haut que les aiguilles plastiques marque le tempo clic clic clic. Le temps passe. De l’autre côte de la fenêtre, le démarrage des voitures au feu rouge marque un autre tempo à coups de vrombissements furieux. Et dans la grande immobilité de ce grand silence, seule une aiguille et l’index qui soulève le fil bougent avec régularité. Silencieuse, immobile, clic clic clic une maille envers une maille endroit.

L’idée c’est la maison. L’image c’est la maison. Un toit ondulé ou en feuilleté d’ardoises. Des fenêtres et dedans une lumière jaune, la vision d’un dossier de fauteuil tapissé, et les longues flammes jaunes qui s’élèvent d’un lit de braises incandescentes pour le confort et la dignité. Au fauteuil, on peut lui ajouter un chat. Le chat dort cou étiré à plat sur ses pattes de devant. Le chat dort. En rond. Son corps boule de plumes au repos, il ouvre un œil, un seul, au crépitement d’un tison. Vérifie referme se rendort. Une maison avec un toit, une cheminée, un perron des fenêtres et une porte de bois et encore devant un jardin, pas forcément grand, mais de l’herbe sous les pieds, une allée qui conduit au perron et des arbres pour désigner le ciel, qu’il soit gris blanc ou bleu. Des arbres vieux de leur grand âge qui fructifient avec peine de petites poires dures et granuleuses immangeables dans la vaste idée de la germination et d’un cycle de vie toujours renouvelé même si dégénéré.

Rose c’est rose, on disait fraise écrasée mais c’était plutôt malabar. Il en a couvert notre chambre et la moitié de la salle à manger, fallait bien finir le pot. Le projet avait plus d’envergure, juste un petit pan de mur rouge chinois à l’entrée qui a été versé par erreur dans l’énorme pot de peinture blanche. Tout le monde ne peut pas s’appeler Tatin.

Ses mains sur le volant, le levier de vitesse, ses mains aux doigts courts en bâtonnets de crème glacée, son profil, nez busqué, menton très dessiné, cou fuyant, et le toupet de poils en contrebas de l’oreille, le regard revient toujours à ce toupet de poils, son poireau. Sa voix très basse, fermer les yeux pour mieux l’entendre, devant, la route s’élève comme une colonne, changement de vitesse, gestes sûrs, se dit que c’est bon, ça, d’avoir un homme près de soi, même si le cou fuit et le toupet s’obstine. Quand ils seront plus intimes, elle lui dira de l’épiler. Mais le grain de raisin dessous ?

La petite chouette Effraie meurt tout doucement au pied de l’arbre. Ses yeux se ferment, puis s’ouvrent, se referment, elle attend sa mort sans se débattre. On s’éloigne par respect, quand on revient elle est couchée au sol.

Une rangée de scarabées noirs matraques aux poings. La foule est détendue, habituée, c’est sa première fois elle les sent derrière elle, ses jambes mollissent jusqu’au bassin, toute la peur s’y met, la remplit comme un vase, elle plaisante pour pas avoir l’air de, mais se retourne sans cesse vers la ligne noire des casqués sans visage.

Il a son plafond sur la tête et un autre sous les pieds, sa peau nue entre ses quatre murs comme un placard suspendu dans le ciel où on l’a rangé, il est devant sa journée où rien à faire et ça le fatigue que les oiseaux chantent.



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1ère mise en ligne 19 décembre 2018 et dernière modification le 27 février 2019.
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