contribution auteur | Annick Nay

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Des bords de Loire aux bords de Seine, Annick Nay vit actuellement à Paris. A toujours aimé écrire au gré des saisons et de ses pérégrinations : des textes courts ou longs, des poésies, des textes sur des œuvres d’art contemporaines, sur des pratiques professionnelles en cours, des articles thématiques, des narrations … Explorer, dans des contextes différents, des écritures différentes. Ciseler, modeler, sculpter le vif de l’écrit. Pérenniser. Faire écrire également. Partager l’écriture… Quelques traces : Revue Sociologies pratiques n°1 et 2 (1999) ; Poésie publiée dans la Revue Filigranes n°60, Le Don du Texte (2004) ; 2 textes en ligne sur le site « Raconter la vie » (2015) ; texte court publié dans « Des maisons inconnues » (Atelier Eté 2016, Tiers Livre Editeur) et divers textes en ligne sur ce même site ou éparpillés ici ou là sur des supports variés.

Ses contributions à l’atelier d’été.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 4
« C’est ça l’écriture. C’est le train de l’écrit qui passe par votre corps. Le traverse. C’est de là qu’on part pour parler de ces émotions difficiles à dire, si étrangères et qui, néanmoins, tout à coup, s’emparent de vous. » M.D., p.80

Un homme est mort. Brest. Années cinquante, il faut coûte que coûte reconstruire ce que la guerre a détruit. Les conditions de travail sont difficiles. Le climat tendu. Le pain et le lait manquent pour les enfants .Une manifestation d’ouvriers le 17 avril. Les forces de l’ordre mettent en joue et tirent. Les ouvriers s’aplatissent au sol. Edouard Mazé, 20 ans, ne se relèvera pas, une balle en plein front. Un cinéaste. René Vautier, 1928/2015, IDHEC 1946. Toujours filmer, témoigner : luttes ouvrière, réalité coloniale, guerre d’Algérie… Caméra toujours en mouvement et en lutte. La pellicule du 17 avril 1950 hors d’usage. Quatre années de travail, notes, dessins, recherches, entretiens … Année 2007. Faire revivre un film disparu. Publication de l’album « Un homme est mort », Kris&Etienne Davodeau, 62 pages de bandes dessinées. Plus tard adaptation pour Arte.
Paris et partout ailleurs. Années 2018/2019, des décennies plus tard. La société qui croyait au progrès souffre, bernée. Mépris, manque, le présent est sombre, l’avenir peut-être plus encore pour chaque génération. Ce qui semblait encore supportable hier, aujourd’hui est insupportable. Des vagues de contestation, partout, sur tout le territoire de l’hexagone, chaque samedi. Une colère palpable. Des images circulent, les réseaux sociaux montrent. Démontent aussi une communication strictement descendante et partiale. Qui sermonne, juge, nie. Prendre la parole est difficile. Des manifestants sont éborgnés, des mâchoires sont fracturées, d’autres encore ont pieds ou mains arrachés. Les manifestants sont lycéens, étudiants, apprentis, ouvriers, employés qualifiés ou non, retraités, artistes, journalistes, photographes… N’importe qui. Nous tous. Certains ne manifestaient pas mais leurs chemins se sont croisés. Les forces de l’ordre sont autorisées à utiliser des « balles de défense » (LBD) et des grenades GLI-F4 contre les manifestants ou ceux qu’ils identifient comme tels. Les médecins s’expriment sur la nature des blessures, très graves, les souffrances et handicaps qui en découleront. Des vies vont changer irrémédiablement.
Gueules cassées, nouvelle génération. Que peut un travailleur manuel sans main ? Que peut un homme qui cherche à avancer sur son chemin, désormais d’un seul pied ? Que pourront les éborgnés, les traumatisés, condamnés dans leur chair à perpétuité ? Nous les croiserons sans doute un jour. Où bien leur mère, leur père, leurs amoureux, leurs enfants, leurs amis, leurs voisins, leurs collègues … Que saurons- nous leur dire si l’impuissance ne nous submerge pas ? Des vies empêchées, inconsolables. Et puis, ce sentiment confus qui prend de l’ampleur. Mais dans quelle société vivons-nous ? De quoi sommes-nous les témoins ? D’un basculement vers une violence inouïe qui semble ne jamais vouloir céder le moindre pouce de terrain, une escalade mortifère. Parfois il y a des morts. Des corps mutilés à chaque fois. La violence s’amplifie en continu. Violences symboliques, violences physiques. Violence du déni de l’autre, du mépris des paroles, blessantes, tranchantes comme des armes, des stéréotypes indignes, qui bâillonnent, tirent vers l’invisibilité, la dilution, la relégation. Un effondrement. Une désertification intérieure, le corps, les sens, asséchés. La stupeur paralyse le psychisme. Même les statistiques n’en rendront pas compte. Années d’après-guerre, reconstruire donnait de l’espoir. Aujourd’hui, la grande désillusion, inimaginable, palpable dans le quotidien des uns et des autres. Travailleurs, pauvres, des stigmates qui n’ont pas de place dans une « nation-start-up », nous fait-on croire. Se raconter des belles histoires mensongères. Storytelliser nuit gravement à l’entendement. La peste brune se déploie. L’espace de liberté diminue insidieusement, dangereusement. Nous ne sommes pas dans un roman de science-fiction. La réalité est vraiment sombre. Les points de non-retour s’accumulent. Vies pré déterminées à l’anomie. Des rêves, si peu, effilochés. Des avenirs amputés. Sans abris. Sans travail. Sans soins… Présent aliéné, futur disqualifié. Il est terrible le petit bruit de l’œuf dur cassé sur le zinc pour celui qui a faim.

proposition n° 3

« Parfois, je plongeais dans des rêves éveillés, je restais des heures entières dans mon petit appartement sous les toits à regarder depuis la fenêtre le paysage qui se confondait sous mes yeux avec des images de ma mémoire. Je comprenais mieux certaines choses que j’avais dites à l’époque à Magdalena ou que j’avais faites, et je comprenais à quel point je lui avais rendu la vie difficile. » Peter Stamm

Parfois, je volais, tel Icare, dans des rêves éveillés, je traversais des heures entières, l’immensité des cieux déployés sous une voûte céleste, où chaque point lumineux, chaque étoile me ramenaient aux images de ma mémoire, des négatifs voilés par la lumière. Je comprenais mieux certaines choses que j’avais dites à l’époque à M. ou que j’avais faites, et j’entrevoyais douloureusement à quel point j’avais pu rendre les choses floues, imprécises, sans relief, invivables.

Parfois, dans mes rêves lumineux, qui se jouaient du temps, j’entrevoyais, péniblement, les esquisses des négatifs voilés, comme les énigmes de ma mémoire, les esquives du rêveur que j’étais, les savantes et habiles circonvolutions propre au talent d’équilibriste que je cultivais alors, pour n’apercevoir qu’un paysage brouillé, sans perspectives , avec ça et là des taches énigmatiques, une ponctuation céleste.

Parfois je fuyais le sommeil et ses rêves et examinait avec soin tous les détails qui se présentaient, les ombres portées, les textures irrégulières, les épaisseurs supposées, les couleurs fanées, les silhouettes esquissées, les mouvements furtifs, les décors imagés, tous issus d’une lanterne magique imaginaire, abolissant quelque peu les frontières du réel, et laissant place à l’apesanteur et aux palimpsestes, je disparaissais dans un labyrinthe de miroirs.

proposition n° 2

La rue est adjacente au boulevard saint germain. Une adresse modeste, bien que située au cœur des librairies et des maisons d’édition. Une petite rue. Numéro 5. L’appartement est au troisième étage. Petit espace d’une cuisine parisienne. La table y tient lieu d’écritoire. On y parle aussi beaucoup, et fume plus encore. Survivre à la douleur. A la honte aussi, d’être là. Persiste ce sentiment de déclassement qui lui vient d’autres lieux, de l’enfance. Dans les rues, en bas, des femmes élégantes passent, s’assied aux terrasses des brasseries renommées, conversent. N’avoir qu’une seule robe noire pour garde- robe la retient dans l’espace de la cuisine. Un espace non clos. Les visiteurs y sont nombreux. Parler. Ecrire. Un film.

La cuisine peut s’agrandir dans une campagne des Yvelines. Par la fenêtre, la silhouette des arbres, leurs feuillages, le jardin environnant qu’elle appelle « parc », et une petite pièce d’eau qu’elle appelle « étang ». Le pouvoir des mots, de ses mots à elle, choisis avec soin. Ecrire l’amour, la douleur, l’absence, le silence… Une vie matérielle autour de soi. Une petite silhouette, une voix inoubliable, un parler singulier, qui lui est propre résonnent dans cet espace familier. Elle y reçoit ses amis et leur fait la cuisine. La liste des ingrédients indispensables est toujours affichée. Un refuge aussi, un piano l’accompagne parfois dans ses rêveries, dans sa solitude. Je viens lui faire la lecture et redonner vie à l’amant de la Chine du Nord, et à son frère préféré. Je lis ses textes. J’interprète les absents. Je dessine les scènes, le paysage, les personnages. Les eaux du Mékong clapotent. La moiteur de Sadec nous entoure. Le désespoir maternel d’une mère, de sa propre mère, d’elle mère à son tour. La liberté des enfants abandonnés à eux-mêmes. Puis tout cela s’estompe, se voile, rejoint les limbes. Le retour vers la France. Temps lourds, temps disjoints. Déchirements.

Un autre lieu sans cuisine. La douceur de l’air marin. Le murmure des vagues et de sa propre mémoire. La lumière intensément belle, saisissante, les ciels changeants de Trouville. Marcher pieds nus dans le sable mouillé et laisser divaguer ses pensées dans un même tempo. Et croiser des silhouettes vivantes et chaleureuses. Margoton rit.

proposition n° 1

Impatience vitale. Eclats d’une jeunesse, impatiente, une légitime impatience. Nous tous. Non rayés, des listes, des possibles, des à venir ; avenir rayé ? Avenirs rayés désormais. Rayures stigmatisantes, mémoire hocquetante. Hésiter pour construire. Pas de côté. Explorer, cheminer, imaginer. Confronter sens, intelligence, imagination. Grand large. Droit devant. Choisir, hors servitudes. Servitude volontaire, grossièreté immonde. Etre de ce monde, dans ce monde, un bout de ce monde. Perspectives inspirantes, mouvantes, la vie qui va, les liens féconds. Choisir vivre et rêver. Respirer aussi. Etre, y être, en être. Pas de péremption possible.

Armistice. La paix de nouveau. Héros morts. Survivants, vivants. Lui, l’aîné d’une fratrie de 6 enfants. Partir. Incertitudes. Brouillard et brouillages. Perspectives floues. Gagner sa vie dans une économie effondrée. Ne pas être une charge pour sa famille, peu causante, démunie. Ces choses- là ne peuvent se dire. Partir n’est pas choisir. Juste nécessaire. Il partira. Héros d’une classe sociale. Vite oublié. Rouages, engrenages, assemblages, chaînes de travail. Rêves trahis.

Comme un brin d’herbe, sur son talus, résister au vent, aux mauvaises herbes, au froid, à la sécheresse et passer les saisons. Grandir. Au bord du chemin, comme ça, mine de rien. Ne pas céder un territoire, si infime soit-il. De bric et de broc. Faire son possible, possibilités ou pas. Comme la vie permet. Réprimandes souvent. Risques, choix, pas de mode d’emploi. Inventer un mode pour vivre. Trouver un tempo. S’affirmer malgré tout. Cultiver la différence qui dérange malgré soi. Tenir bon. Incompréhensions fréquentes. Innocence immature et maladroite. La sociabilité ne s’apprend pas dans les bandes dessinées, quoique … Quelques repères. Lâcher et partir. N’être ni d’ici, ni d’ailleurs. Une certitude adolescente. Sans retour.



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1ère mise en ligne 19 décembre 2018 et dernière modification le 16 février 2019.
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