contribution auteur | Catherine Serre

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née à Lyon vit à Villefranche sur Saône

écrit depuis longtemps ou toujours et ne le fait savoir que depuis 2012, navigue à vue de l’écriture au montage son et à la création vidéo, a rejoint les Ecrits Studio en octobre 2016.

à la recherche d’une langue rythmée et imprégnée des forces du sonore se demande comment revisiter le temps et l’espace dans ce monde désarticulé, c’est la poésie le plus souvent qui le lui permet

Ses contributions à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 9

source de l’apocryphe
En sous-sol, c’est les poubelles, l’escalier nauséabond, les matières, les odeurs. Là en bas, ça pue la fin de vie. Et puis ça glisse, c’est sombre, on y va à reculons, on repousse le moment, c’est humide, poisseux. La ventilation a été oubliée, même si je n’ai pas fait d’enquête à ce propos. Normalement la poubelle jaune, celle des emballages et des papiers est plus propre que les autres, mais ce matin elle déborde. Les gens préfèrent leurs petites affaires au commun, et c’est sacrément énervant non ? Là par terre, c’est quoi ce carnet. Il gondole déjà dans l’humidité – à qui peut-il être ? Il est rempli n’importe comment, et les pages sont tellement raturées que je n’y déchiffre rien, sauf une lettre ou une partie de mot, çà et là. J’y pense… le voisin, celui qui est tombé gravement malade ? Ça pourrait être à lui, non ? Un de ses fils prépare le déménagement – Ah, ça, on peut dire qu’il n’aura pas traîné – et puis ça expliquerait cette poubelle jaune qui déborde… Voilà trois jours qu’on le croise à toute heure les bras chargés de sacs et de cartons. Oui, c’est sûrement ça… Je veux savoir ce qu’il racontait ce pauvre vieux ! Allez, je sors de ce cloaque. Un bon thé pour me remettre à l’endroit. A la première page déchiffrée, j’en ai les larmes aux yeux, pauvre homme, et son fils qui flanquent tout à la poubelle. Il raconte une femme encore jeune, sans le sou, assise sur le trottoir devant la boulangerie, avec un petit verre en carton qu’elle tend aux passants – il a noté la météo : température douce, ça le rassure, on dirait – elle, elle répète à chacun qui passe " j’ai un renseignement à vous demander " mais personne ne la regarde – Ça n’arrête personne – ce sont ses mots, mais il ne dit pas s’il s’est arrêté. Il parle ensuite d’une odeur… celle du bois refroidi – il en raconte – le bois brûlé, le poêle, le manteau qu’on garde encore un moment. Il y a un bon chauffage dans l’immeuble, il doit parler d’un autre temps, d’une vieille école peut-être ? Quand les instituteurs allumaient le feu pour leurs élèves… Je ne comprends pas ce qu’il dit ensuite. Il parle de corps, d’éléments et de promiscuité, d’incarnation et de poids : drôlement profondes, les pensées de mon voisin ; un intellectuel ça se confirme. Et philosophe qui plus est. Ça lui aurait pas plu, de le savoir à la poubelle, son carnet, ça non, pas plu du tout. Car c’est à propos de l’utilité de la vie qu’il s’interroge, aimer sa vie, mais aussi avoir peur de s’y enliser. Moi, ça me dépasse un peu. Je préfère la routine et la régularité. Dans l’histoire d’après il parle d’une femme, de ses paroles consolantes pour l’aider à lâcher-prise, mais il est en colère, il semble lui crier – qu’il veut vivre. Les quelques pages suivantes décrivent un repas au restaurant et comment une petite malhonnêteté l’y a fait se sentir mal. Jusqu’à présent, je le suivais, mais en quoi une consommation de plus ou de moins dans une note de bar, changerait quoi que ce soit au bien et au mal ? Et pour un groupe d’amis, cette petite ristourne involontaire, c’était bienvenue non ? Ça continue ainsi, de page en page : des dates, des météos ou des faits à moitié raconté, des points de suspension, des pages blanches, des ratures. Il étouffe dans ce carnet, ce pauvre homme. Je repense à lui devant le supermarché du coin, son sac sous le bras, un petit signe de reconnaissance, jamais un mot de plus. Ou sortant de l’autobus alors que j’y montais, il marchait la tête levé vers le ciel – tu bailles aux corneilles ! lui aurait dit sa mère s’il avait été un enfant. Ah, les hommes… Toujours un peu dans leur monde, non ? Encore faut-il au moment de quitter la piste, avoir le temps de mettre à jour ses papiers, sinon, c’est…poubelle.

source de l’apocryphe
Dévisser lentement le flacon – du vernis noir –en sortir lentement le pinceau, l’égoutter lentement, d’un geste lent, une lenteur maniaque qu’elle maîtrise à la perfection. Poser le pinceau contre son ongle et lentement d’un geste lent, tirer la laque brillante et épaisse puis à nouveau tremper, égoutter, et poser la matière noire sur un ongle encore rose. Avec lenteur lentement. Allonger chaque geste. Ce mélange d’attention et de minutie : c’est sa méthode. Le pinceau glisse sur chacun de ses ongles, elle le tient entre l’index et le pouce, puis elle change de main, et de cette main devenue malhabile d’être déjà embellie, elle peint les ongles restant encore plus lentement, pour ne pas ruiner le délicat travail. La lenteur lui offre la certitude de ne pas manquer son but. Le vernis lentement se transforme et durcit. Elle ne craint pas de dilater le temps de pose : elle vise un séchage parfait. Elle aime porter à chaque main ces petits miroirs, noirs et profonds, sans aucune imperfection, pas même un dépôt de poussière. Elle caresse les dix bijoux, les dix coquillages – on en trouve en Polynésie sur certaines plages – noirs et mystérieux – Béranger le lui a dit. Le temps de séchage, son temps pour rêver, pour un effet de laque unie et parfaite. Son geste est un peu maladroit depuis quelque temps, alors elle s’approche moins des bords de l’ongle, elle dépose au centre une bande bien dessinée – très punk dit Béranger. Elle attend avant de bouger, en soufflant sur ses doigts, de droite à gauche, sans à-coup. Elle ne refera pas son vernis avant une semaine, et d’ici là, elle en a des vaisselles –et des petites lessives. Dans la cuisine, Béranger lui prépare un café. Ils ont une heure devant eux avant l’ouverture du magasin.

source de l’apocryphe
Adieu famille, adieu à toi petite sœur, c’est toi que je vais regretter le plus, mais on ne sacrifie pas sa vie pour une petite sœur, fut-elle la plus adorable des gamines. Adieu ma femme, je sais que tu ne comprendras rien, tu es trop pure, trop douce… trop bête aussi. Tu ne connais que le travail harassant de bête que t’impose ta belle-famille, la mienne. Tu as été élevée comme ça, pour ça, pour ne rien remettre en cause. Je pars sans toi, tu ne peux pas comprendre le sens de ce voyage, c’est un départ sans retour. Tu aurais eu peur de tout et tu aurais pleuré à l’heure de la messe ou de la soupe du matin. Et puis si tu avais attendu un enfant, on aurait fait quoi ? On aurait tout arrêté ? Le temps de le faire grandir ? Ou on l’aurait trimballé jusqu’au fin fond du bush australien ? Au risque de le faire mourir de chaleur ou de soif ? Tu vois bien, ma chère femme, que je dois partir seul. Pour l’argent, j’espère que tu m’excuseras, que tu comprendras. C’est le prix de l’inconnu. Et puis, cet argent, j’en ai gagné une bonne part depuis trois ans que sou par sou, on le met de côté. Pour toi mon frère, je m’inquiète plus. Comment tu vas conduire les vendanges sans moi ? Il te faudra trouver un autre chef porteur, un qui porte toute la journée sans se plaindre, qui casse son dos en deux à chaque hotte et qui garde le rythme de la coupe, un qui saura mener la troupe jusqu’à la tombée de l’après-midi. Le chef coupeur, on compte sur lui, tu le sais et moi-aussi. Ce sera un coup dur, mais tu t’en sortiras, va. C’est ton cœur, chez toi, qui m’inquiète. Va-t-il se remettre de ma trahison ? C’est toi qui vas l’appeler trahison, moi, je l’appelle appel du lointain, désir de vie et besoin d’horizon, alors te laisser un mot pour te dire ça, à quoi bon... Mon départ va t’attacher définitivement à cette vigne malade, et je sais que tu ne me le pardonneras pas. Ta femme va te le répéter tous les jours, elle dira que tout est de ma faute et tu le croiras à force. Je ne la regretterai pas, ta femme, et pourtant elle est comme moi, elle sait que la vie est ailleurs. La nuit est faite et il me faut filer, je vous laisse, oubliez-moi. Cette porte, impossible de sortir sans qu’elle grince. Et si on m’entendait, au moment de partir, ça serait la poisse... Cette satanée porte, j’en emmène le bruit sourd, il fera la musique de fond de mes cauchemars. Adieu le pays. À moi la nuit. J’arrive.

proposition n° 8

Hermana Maria Dolores de Flores

Voilà cinq ans que je suis dans ce couvent, c’est la première élève qui me fait ça : voler une orange ! Mais quelle éducation a-t-elle reçue ? Et elle n’a pas pleuré. Et pas moyen de lui faire baisser les yeux. Cette petite est habitée par le diable. Je ne me suis pas gênée pour le dire à sa mère. Elle ne respecte rien, ni la propriété ni Dieu. Et puis elle n’a rien à faire dans notre école. Pourquoi est-elle là ? Pour apprendre à lire, disent les parents toutes les deux phrases. Elle va apprendre à lire, ça oui. En castillan. Comme les autres ! Le cours de français, c’est une fois par semaine. Et elle donne toutes les réponses, il faudra la faire taire ! Les parents des autres ne payent pas pour ça ! Ces Français, ce sont des communistes. Oui des communistes. Laisser leur fille voler sans rien dire, rester à la regarder comme si ce n’était pas un pêché capital. Il fallait que je vous en parle, mon père. Car j’ai à me confesser. Il me faut vous le dire, même si je ne suis pas fière. L’orange. C’est moi. Je l’ai mangée.

Un épicier

Le voilà épicier, lui qui a cuisiné pour les grands. Cette guerre a tout perdu et lui dedans. Les restaurants, les saisons, Chantilly, Maisons-Laffitte, la belle insouciance des années folles. Il attache son tablier autour de sa taille, un tour derrière, un tour devant, et encore un tour pour terminer avec deux bouts de lacets dont il fait lentement, sans le regarder, un nœud soigné qui ne se défera pas. Mais ce n’est pas pour la brigade qu’il s’habille, c’est pour accueillir le marchand de vin. Ils vont descendre des caisses de bouteilles à la cave, des caisses de vin et de bière, de grosses caisses à casier qui brinquebalent les bouteilles. Le temps qu’il passe à descendre et à monter ces bouteilles… Dans l’épicerie, il n’y en a jamais assez, sa femme lui demande tout le temps de descendre "en chercher une de douze". Il ouvre la trappe et descend par l’escalier-échelle, il remonte, avec sur l’épaule, le casier de douze, douze bouteilles de rouge qui ne tiendront pas jusqu’à midi. Chaque cliente, chaque client rapporte une consigne, et repart avec "la même, s’il vous plaît". Souvent, ce sont deux ou trois litrons qui remplissent le filet aux larges mailles. Avec un camembert, une boite de petits pois et des patates. On tiendra jusqu’à demain. Il ouvre l’épicerie avec l’arrivée du camion de livraison. Il est cinq heures. Il entend le chauffeur tourner au coin de la rue. Il vérifie le nœud bien serré sur son ventre, lisse son tablier et se baisse pour attraper la poignée de métal et d’un coup sec soulève le rideau de fer. Il s’enroule dans un fracas. Sa femme se réveille.

Une petite espagnole

Como te lliamas ? Yo soy Carmencita. Pourquoi elle répond pas, la nouvelle. Elle me regarde et elle dit rien. Et sa tête. Bizarre, cheveux courts et pas de boucle d’oreilles. C’est une fille ça ? Moi, je peux pas le dire : la fille a les cheveux courts. Carmen veut une amie française alors elle arrête de se focaliser sur cette affaire de cheveux et répète sa question. Elle repousse les autres gosses agglutinées. Como te llamas ? Como te llamas ? Plus de dix à se coller à la petite nouvelle qui les regarde avec ses yeux noirs et furieux. Carmencita la prend par la main, et la tire à l’écart. Avec lenteur, elle prononce en posant son doigt sur son estomac. Yo – Soy – Carmen, Carmencita – Ettoi… Elle appuie son doigt sur l’estomac de la petite Française. Ettoi, eres… Et elle recommence. La troisième fois, la Française répète YosoyCarmencita. Elle le dit à nouveau lentement, elle prononce, Yo – soy – Carmencita, Yo – soy – Cloé, et aussitôt après, encore une fois, Yo – soy – Cloé. Comme une chanson, une comptine qu’elle se chante à mi-voix. Como te llamas – Yo soy Carmen – Yo soy Cloé. La chanson d’espagne. Mina sourie – Cloé a compris. Elle dit n’importe quoi, mais elle a compris. Toujours avec son doigt posé sur elle puis sur Cloé, Carmen articule : Yo soy Carmencita, ettoi, eres Cloé. Les deux fillettes se regardent, un regard sincère d’enfant à enfant, un regard de rencontre. Cloé voit Carmencita, la distingue, avec sa robe bleue à bretelles qui lui bat les mollets et son gilet, bleu marine avec des boutons larges et sombres. Elle connaît cette tenue, essayée la veille dans l’atelier d’une couturière qui l’a mesurée sans fin : épaules, cou, dos, demi-dos, entrecuisses, genoux, taille, hanches, et quoi d’autre ? Poignet, bras, creux du coude et même tour de tête. Toutes les fillettes sont habillées de l’uniforme dans le cercle qui s’est reformé autour d’elles-deux. Cloé les déteste sans réfléchir. Toutes pareilles, bouches grandes ouvertes, leurs mots stupides répétés. Elle prend la main de Carmencita, et c’est elle cette fois qui s’éloigne en se retournant pour crier : Laissez-moi tranquille, vous êtes folles avec vos Como te llamas – elle ressent le pouvoir absolu de ne pas être comprise, et la puissance, encore plus grande, de comprendre. Carmen lève le menton, fière d’avoir été choisie. Elle s’imagine ce soir, chez elle, elle va tout raconter. Une Française, une vraie, dans son école, et elle est son amie. Une fille sans uniforme. En robe orange et en gilet blanc. Elle ne dira rien des cheveux, ni des oreilles sans boucles. Elle serre ses doigts trop fort sur les doigts de Cloé et la tire jusqu’au rang de Hermana Lola de Flores qui va les conduire jusqu’à leur classe, un pavillon de l’autre côté du grand verger. La journée sera chaude et il ne faut pas tarder. Elle sort une petite gourde du sac en bandoulière sur son épaule. Quieres beber ?

proposition n° 7

Et la surface brillante, et le corps en plongée, en apnée parfois et le texte, à la croisée, dématérialisation et connexion. Sensation liquide sous les doigts, en toucher léger – ni heure, ni lieu – seulement la sensation – physique, interne, intime – une sensation forte, dès le premier mot, directement de la tête à l’écran, l’écran brillant, large ou minuscule, l’écran page, l’écran brouillon, l’écran mémoire, l’écran amical qui répare les mots quand ils se tordent. L’écran, ses rapports d’ombre et de lumière, qui vibre du transfert direct des pensées vers sa surface, loin des arrachements de matières entre l’outil et le support : pierres, tablettes anciennes, cire, parchemins, papiers, tout matériaux griffés et mordus par le ciseau, le stylet, la plume, le graphite, la bille, tout empreints d’encre, creusant la trace – en dépôt du geste – ouvrant à la mémoire – prête à palpiter, dès qu’un œil s’y pose. Sur l’écran, la projection de l’esprit est tout à la fois expérimentation, manipulation et résultat – correspondance pourrait-on dire – entre un flux généreux, un flux de pensées cogitées en strates, empilées, un grouillement intérieur en éclats d’ombre, depuis le bord du trou noir d’une idée à sa formation lettre à lettre, et le texte qui s’écrit, se forme en file de caractère par dépôt de lumière noire dans la lumière blanche. La main se fait légère, les yeux vaquent d’un alphabet désorganisé à une page qui se crée d’écriture. On peut se recroqueviller sur l’instant, peu importe le lieu, son inconfort, ses bruits ou ses silences, l’écriture se révélant linéaire, régulière, le support solide et fiable. On peut s’y mettre et s’y remettre sans que rien ne paraisse, ni épaisseur de trait ni à coup, ni changement d’inclinaison ou d’encre, une forme d’abolition du temps, une création temporelle sur une échelle propre au texte qui s’affine de pause en pause, de reprise en correction sans que rien ne laisse en deviner la chronologie. Et le corps à l’oubli de ses crampes ou de ses oublis d’oublis, oublis de boire ou de manger. Parfois un chat noir qui réclame une porte ouverte, un instant d’attention. Et puis l’autre vertige, sensation forte quand, dans le même temps, au fond du ventre de la machine, au long de ses tentacules virtuels, se cachent et se tiennent d’autres textes prêts au déploiement, des livres entiers ou des extraits indispensables, et des images, et des encyclopédies et des articles, et des sources – un vertige convoqué, emmêlé de voies et de voix. Dans les épaisseurs se côtoient à la fois le carnet, la suite ou le fragment, la boîte à images, les textes en cours ou terminés, vivants ou oubliés et les lumières des grands textes, comme en un coffre, comme on dit d’une malle qu’elle est de voyage, une solide coque pour des traversées au long court, un écrin lumineux pour une écriture palimpseste. Quand l’écran s’allume, alentour, sous la main, émaillant la surface de travail, la table large, éclairée indirectement par la fenêtre, ou bien dans le sac à côté de soi quand on est dehors, posés sur une table inconnue, dans un coin de valise, un bord de lit, pas loin, là, prêts à toucher, à peser dans la main, à rester en attente entre les rêveries, les chaos, les manques, lâchés en piles improbables, en tas protecteurs, offrants leurs portes sans cesse à rouvrir, les livres amis. Dans les livres choisis, les mots lus et relus, leurs oracles et leurs sources, à laisser couler entre mes mots pour les irriguer, les nourrir. Ici un fragment, là une bribe, un simple verbe, arrachés, déchirés, tordus ou calmement cueillis, devenus miens sur l’écran plat, gonflant la vague du texte, excavés puis sertis, preuves de passage, indices, comme une couleur qui se mêle et forme une couleur nouvelle. Ces fragments, cailloux blancs pour trouver sa route ou miettes aux oiseaux pour la perdre, en importance de papier ou en millions de pixels pour un texte à soi envoyé de l’autre côté du miroir.

proposition n° 6

Cloé, la fillette de la porte 4, n’a pas cinq ans, droite à côté de son père, derrière sa sœur. Toutes deux ont les cheveux courts, les siens sont bruns foncés. Le jour de la photo familiale d’identité, le père a une moustache, la moustache est courte, en brosse, sans charme, une barre de poils noirs et drus au-dessus de la bouche sans sourire : c’est la consigne. La photo est demandée pour entrer en Suisse en famille, une émigration complexe de douanes et de barrières. La mère est coiffée d’un chignon enroulé à l’arrière, souvenir des années 50. Elle vient de faire couper les cheveux des filles – pour en finir avec les cris et les pleurs du matin. Elle ne changera sa propre coiffure que bien plus tard, dans les années 70. Dans un salon qui vient d’ouvrir en pied d’immeuble – porte 7, une coiffeuse devenue amie, lui coupera les cheveux, lui fera des permanentes, et des couleurs. Sur la photo familiale d’identité – il est encore là – le chignon sévère qui dégage le visage : c’est la consigne. Dans les bras de la mère, tournant vers nous son museau de nouveau-né, le fils – celui qu’on attendait. Pour que la famille toute entière entre dans le petit format carré réglementaire d’une photo familiale d’identité, les filles ont été juchées sur un socle. Et soigneusement installées. Une composition en plan taille, épaule et buste visibles, hanches qui se devinent, mettant en avant la tête du père, sa moustache, son bras droit le long du corps – il est en costume, Cloé est un peu à sa gauche, au niveau de son cœur, avec devant elle, en quinconce, la sœur – elles ont des robes identiques dont on voit le col et un feston, puis encore à gauche, les bras en berceau, les épaules dénudées dans une robe à bretelles – la mère – tenant le plus jeune. Personne ne bronche, l’instant est sérieux, la famille récemment devenu nombreuse, pose. La photo doit être réussie. Il en va du passage de la frontière. Une photo familiale d’identité pour une belle petite famille nombreuse : la moustache, le chignon, les robes identiques avec leurs têtes de garçonnes, et en présentation le nouveau-né. La photo réapparaît de temps en temps quand on remue la grande boite jaune. Elle est carrée, bordée de blanc, le père en costume, la mère en robe à bretelles dégageant le cou et le visage, les filles, cheveux en bataille, en robe d’été, et le nourrisson dans une gigoteuse de laine tricotée à la mode d’alors. Quatre bustes, et le petit corps, tenu basculé vers l’avant, comme en offrande. Une photo en noir et blanc, sans sourire ni expression, les quatre regards droits dans l’objectif, le bébé tournant à peine la tête vers un hors-champ invisible. L’instant d’après, ils vont bouger : rejoindre un landau à hautes roues, se prendre la main, marcher devant, marcher derrière. Là, ils sont immobiles, obéissent à la voix du photographe, effacent tout sourire, toute expression, leurs cinq corps sont proches, se frôlent, se côtoient d’une manière que Cloé ne connaît pas, une manière de tribu, le chaud des corps se mêlent, un frémissement se communique, le tissu du costume du père lui touche le bras, les cheveux hirsutes de sa sœur devant les yeux, elle sent l’odeur laiteuse du petit frère. Elle est heureuse. Avec eux, au milieu d’eux. Après des mois porte 3 – la porte à clochette de l’entrée de l’épicerie – où elle a été gardée, où elle a attendu leur arrivée. Mais la mère a coupé ses cheveux – pour en finir avec les cris et les pleurs du matin – des cheveux épais, bouclés, jusqu’au milieu du dos, qui caressaient sa joue, qu’elle pouvait suçoter pour s’endormir, que les passants admiraient, qu’on lui touchait pour en vérifier la texture, la force, les reflets, des cheveux à elle, comme un bras ou une jambe, qu’elle n’a plus – et à la place elle a un frère.

proposition n° 5

Dans la rue des Onze portes, ça résonne d’une maison à l’autre, le matin et le soir, ça bruisse, ça se dispute, ça se houspille. Derrière la porte cinq, une chanson passe en boucle, une chanson populaire, une de ces chansons qui parle d’un temps… La chanson passe et repasse sur l’électrophone de la salle à manger –- derrière la porte cinq. Et dans chacune des onze maisons elle résonne et se répercute dans la tête de chacune des filles. Je les entends, vaguement, encourager de loin, la petite qui vit là –- encore un couplet et en route pour l’école. La chanson lui tape sur les nerfs, répétée depuis le réveil, et le chanteur plaintif –- on est heureeeeux. Les voix, dans la tête de la petite -– elle ne sait pas qu’elles viennent des maisons voisines, des maisons de sa rue, cette rue qui –- pour elle –- s’arrête encore à sa propre porte, derrière le portillon du jardin. Elle les connaît sans les reconnaître, elles lui sont ce qu’est une poupée à une enfant ordinaire : indispensables. Hier, c’était le long du chemin des orangers – prends, vite -– dépêche-toi, personne ne te regarde -– allez, allez. Une belle orange juste à sa portée, un fruit vif ourlé de vert, un coup sec et on ne voyait plus que ça dans ses mains, impossible à cacher. Les nonnes qui accompagnaient le rang des élèves vers le bâtiment de l’école, à travers les vergers, avaient hurlé. Elles avaient secoué ses épaules, serré ses mains, à les broyer. Leurs mots, elles les crachaient –- maudite, maudite voleuse –- diablesse –- mala, mala ladrona. La petite avait continué à regarder l’orange –- l’envie est la mère des vices, l’envie conduit droit en enfer ! Et le vol aussi et l’orgueil –- et quoi d’autre ? Autant le lui dire, elle aurait sa ligne de conduite –- la gourmandise ! Le dernier cri, de la plus noire des nonnes. Elle avait son billet, cette fois, un aller-simple – infierno ! Les bonnes-sœurs roulaient des yeux et leurs bouches tordues émettaient des bruits inconnus, mélange de syllabes et de gargouillis. Les enfants en rang, totalement stupéfaits, leurs visages tournés vers la scène, rapprochaient leurs bouches et remuaient leurs lèvres -– tu as vu ça ? -– c’est la Française -– une voleuse -– je ne lui parle plus à celle-là –- moi non-plus. La gosse de la porte cinq ne pleure pas et regarde droit devant elle les oranges et les orangers. Elle semble brave, et même bravache. Quand les voix dans sa tête reviennent, de très loin, presque inaudibles, comme une foule qui s’approche et ne nous regarde pas, comme une bande de filles qui nous entoure et pour qui nous n’existons pas, la petite "fait sa sourde". –- Allez, arrête de faire ça, de faire ta sourde –- des oranges, elles en ont des milliers –- les garces ! Elles pouvaient t’en laisser une –- tu nous écoutes ? Les voix s’égaillent puis se regroupent, elles se font douces puis pressantes. La petite les laisse s’interpeller et donner des conseils, sans rien montrer – fais ta sourde, va ! Puis lasses, elles cèdent –- viens. Invitée à se joindre au chœur, elles rendent visite à la plus petite des voisines, celle qui vit derrière la porte un. Elles lui chuchotent des secrets qu’elles seules connaissent et qui sont vrais -– un jour, cette histoire…

proposition n° 4

Onze portes sur la rue, onze portes en alignement, une rue de onze portes, immeubles et maisons – pas très longue. Elle s’est construite, inexorable : c’est un système, maison après maison, habitation après habitation. Et un jour, il y a, donnant sur la rue, un patchwork de onze façades. Elles ouvrent sur une place, un boulevard à quatre voies, un parc, une rue étroite, le portail d’un jardin, un passage en terre battue. Onze lieux pour un lieu, une géographie erratique en onze fragments. Seize ans sans le comprendre, le double pour peindre sa cohérence, en faire un tout, se dire « c’est de là que je suis », des onze lieux, des onze appartements, des onze chambres, des villes où elles existent encore et des villes où elles ont disparues. C’est ici, c’est ma rue : des hivers de Fribourg aux pluies torrentielles des printemps barcelonais, de la rue étroite au boulevard de Marseille, des places de Lyon au calme de Bougival, du bord du Rhône au bord de Seine.

Retrouver chaque adresse. Les outils de cartographies modernes seraient, pour un revenant des siècles passés, un miracle, et ils le sont. Ainsi les deux lions de pierres entourant les grands arbres du parc — à Bougival — face à la Seine, posés à terre sur de larges socles, la tour de Beaumont, dominant un ensemble résidentiel –- depuis longtemps terminée, et sur l’autre colline, Schoenberg, les petits immeubles de quatre étages gentiment rangés. Quand les maisons ou les immeubles, à l’arrivée, n’étaient pas terminés, c’était l’hôtel pendant des mois, vivre au milieu des grues, marcher sur des planches, s’inventer des peurs à se cacher dans des tas de matériaux empilés en plein air… La maison de San Juan d’Espi, et toutes celles à l’entour, ont peut-être disparu dans les programmes de la bulle immobilière, il n’en reste aucune trace. Les hangars de l’école, sur la propriété des sœurs qui faisaient la classe, sont encore là, au milieu des orangers.

Les orangers, leur mystère, leur beauté, leur mystérieuse beauté, et une orange volée devenue une inoubliable raison d’intranquillité -– tu es une voleuse, voler est mal, le mal est le diable, tu es le diable –- je résume. Les visages coléreux bordés de noir, leurs yeux qui roulent, leurs mains qui bougent, qui me touchent, leurs voix aiguës qui crient des mots -– naranja, ladron, satanas, nina mala –- restent de bons sujets de cauchemar. Avec tout ce qui se rattache à la porte cinq, dans la rue aux onze portes.

Cette rue, et les onze portes : un carnet, un carnet des écritures, un carnet d’écriture sans écriture, de bruits, d’éclats de lumière, de choses qui se mangent et se gâtent, toujours lié à un crayon, à une page, à la main gauche traçant des lettres irrégulières, et aux taches d’encre traînée, et au ressassement -– tu écris mal –- pris au pied de la lettre.

proposition n° 3 bis

La boite jaune serait, dit-on, une boite à chapeau ou à linge, une de ces boites indestructibles qui dans les années 50 permirent de recevoir chez les modistes les bibis de mariages en vogue, à la "Jacky Kennedy", ou chez les couturières, les chemises de trousseau, données à broder.

Avant la boite, les photos sont dans des enveloppes, des boites plus petites, des pochettes de photographe. Des mains la choisissent, rassemblent les pochettes et les enveloppes, les vident ou les déposent telles quelles dans la grande boite jaune.

La boite de carton recouverte de papier jaune, solide et épais, s’ouvre par le dessus, avec un couvercle-rabat retenu par un ruban rouge. En position ouverte le couvercle est dressé au-dessus de la boite, au-dessus des photos, du vrac, du mélange des époques, des chocs temporels : un enfant a soudain 15 ans, une mère en a 30 ou un père marche à peine.

La boite est très peu sortie, manipulée, expliquée. La boite a sa place, elle y reste. Les nouvelles photos n’y sont pas rangées et les anciennes se font oublier. Parmi ces clichés peu regardés, la photo familiale d’identité donne à voir une famille posant, ensemble, pour l’occasion.

Reste l’inexplicable de certaines photos, datées, mais dont les sujets semblent si différents de leurs réalités, qu’on se demande si les photographes n’ont pas inversées des pochettes.

proposition n° 3

Des légendes de Perséphone, certaines ont été écrites. En voici quatre.

Selon la première, Perséphone enlevée par Hadès disparut au Royaume des Âmes. Sa mère Demeter la chercha neuf jours et neuf nuits. En désespoir, elle assècha la terre et obtint son retour annuel. On fête la réunion des maîtresses, les déesses par excellence.

Selon la deuxième, Perséphone cria mais ça ne suffit pas à la sauver des Enfers et elle disparut aux bras solides d’Hadès, entraînée au fond du gouffre. Elle y acquit son nom, emmêlement de lumière et d’éclat de lumière, car depuis toujours on l’appellait Coré, Jeune Fille. Aux temples enterrés, on lui jette des flambeaux.

Selon la troisième, l’enlèvement et la ruse pour une femme convoitée semaient le désarroi parmi les humaines, les nymphes et les déesses, sans souci de consentement. Il en fut ainsi de Perséphone. L’affaire fit tant de bruit qu’en son nom – et celui de sa mère – on célèbre le grand deuil.

Selon la quatrième, Perséphone reine des ombres, jamais ne démentit son époux, Hadès le sauvage. Elle règna, loin de sa mère, dans un tourbillon de fureur. On dit qu’elle pourrait être fille de Styx, déesse des Enfers depuis toujours.

Reste les cultes à mystères, l’inexplicable des fertilités, des fécondités, des mères et des filles, femmes doubles – la plus âgée et la plus jeune.

proposition n° 2

Dans les allées, dans les allées d’herbe, sous le soleil de fin d’après-midi, ce jour de fin d’été, elles sont toutes là. La rêveuse et toutes les autres. Elles sont là, dans chacun de leurs âges. En troupe de femmes, jeunes filles, femmes mûres, et vieilles emmitouflées de cols roulés. Et la rêveuse. Elles avancent en désordre, s’alignent un instant comme par hasard et se dispersent à nouveau. Rien n’est organisé, mais leurs histoires communes, leurs destins communs, dégagent une énergie folle. Elles marchent à travers le site préhistorique, les silencieuses au rythme des autres, sans retard, au loin dans leurs pensées, d’autres plus impatientes vont et viennent, s’approchent et s’éloignent, suivent la forme d’un nuage jusqu’à sa complète dissolution, parfaitement attentives à l’horizon dont elles arrivent et qu’il leur faudra rejoindre. Et il y a la petite qui chante une comptine aux accents asiatiques, pieds-nus, le corps minuscule couvert d’une robe droite et d’un pantalon léger. Elle chante et harcèle de questions les jeunes, comment vont-elles quitter l’Indochine, doit-elle attendre longtemps encore, et la mère, que faudra-t-il lui dire ? Les jeunes filles la serrent dans leur bras, lui tiennent la main, l’aident à avancer, lui caressent la tête, mais ne lui disent pas un mot. Les autres les voient faire et cette vue les réchauffe malgré le manque de mots qui les ronge encore. Leurs pas les guident à travers les allées herbeuses, le long des murs en ruine, par-delà les vestiges, vers les nécropoles. La rêveuse se glisse d’une à l’autre, les doute et la fatigue de l’été torride comme envolés, ou restés dans chacun des nuages qui survole le champ. Deux ou trois en jupe droite, en pantalon à pinces, et même en robe bleue se rapprochent et en un regard se comprennent, elles viennent des temps où elles boivent l’écriture, où une à une, les visions ouvrent un livre. Elles y explorent l’épuisement. D’autres qu’elles, plus tard, écriront l’épuisement de l’épuisement. Elles disent peu, mais celles qui les écoutent portent sur leur visage, sur le parchemin de leurs joues, leur douleur d’écrire, en creux de rides. Le soleil italien joue avec leurs ombres, elles se croisent et se mêlent, leurs épaules étroites, leurs pieds dansants confirment que chacune est unique et que chacune est l’ensemble. Arrivées à la nécropole, la petite est assise sur le tumulus au-dessus de l’entrée et chante un air ancien que toutes connaissent. La plus âgée les rejoint, elle tire derrière elle une bouteille d’oxygène, elle est la dernière de la troupe, seule et toutes les autres à la fois. La rêveuse les a convoquées pour les petits chevaux. Demain elle les découvrira, demain elle saura qu’aucune suite de mots n’atteindra jamais l’essence de leur beauté ou le mystère des gestes de ceux qui les ont peints. Le livre ne sera pas à la hauteur de cette beauté, mais elles l’écriront, toutes, à leur tour et ensemble. Elle va descendre le couloir. Toutes l’accompagnent. Elle les aime toutes. Les passées et les futures, les effrontées, les menteuses, les aimantes, les frivoles, les déprimées, toutes celles qui dans la solitude extrême se sont assises et s’assiéront à la table, qui toujours, malgré la beauté des petits chevaux, n’auront d’autre choix que de laisser le livre s’écrire. La petite court devant, impatiente dans ce rêve trop grand.

proposition n° 1

Autour, le vide, la crête pentue, l’espace à 360°, la piste étroite est à peine marquée. Elle avance en posant les yeux sur les chaussures devant elle, les regarde avancer dans la pierre effritée, chaque pied se soulève tour à tour, dépasse l’autre, à peine, et se cale dans le sol poudreux. Elle ne les quitte pas des yeux. Son nez se pince et elle a un point douloureux entre les côtes. Ses traits creusés et sa tête penchée vers les chaussures, elle semble attraper un coin de vide comme on s’empare d’un coin de drap pour s’en couvrir les épaules pendant une nuit froide. Elle avance. Le vide de part et d’autre. Elle avance ou plutôt ne s’arrête pas, le regard sur les chaussures, devant elle. Elle colle au dos de celui qui la précède, fixe les chaussures en mouvement, un drôle de bruit sort de sa bouche, l’air qu’elle pousse dehors, de force, qu’elle expulse hors d’elle pour faire juste un peu de place à de l’air frais, le cœur battant dans la gorge. Le vide, n’est-il pas image inversée, inverse de paysage, ne pourrait-elle pas y voler, lâcher la terre, contrer la chute en chutant. Elle ralentit encore. Elle avance son pied, le pose à l’emplacement exact de la chaussure de celui qui marche devant elle, elle imagine une ligne invisible entre cette chaussure et la sienne, une ligne qui la tire et lui affirme la possibilité d’aller de l’avant, de se tenir verticale, de retenir ses élans, sa faim d’immense et de vide, au rythme attentif de celui qui la précède et s’accorde à son vertige.

Ses mains écartent les deux côtés d’un papier glacé, il rit devant l’image imprimée d’une fillette tirant un bœuf en laisse, il lit "Pleure pas grosse bête, tu vas à la Boucherie du Centre", l’enfant gambade et ses tresses volent devant ses joues bien nourries, la bête en a la larme à l’œil. Il va cuire du cœur, une tranche épaisse, ligneuse, un morceau saignant et pulpeux. Il y a un passage en travers de la chair. Je pense "aorte". Percée de part en part la tranche est gainée d’une substance nacrée, je glisse un doigt, comme ça, pour voir. L’enveloppe froide colle mon doigt, et la viande de cœur resserre ses fibres dans une ultime contraction. Pour la première fois, je vais mâcher du cœur, en couper des morceaux et les ingurgiter. Le beurre finit de blondir, la tranche déposée dans la poêle grésille aussitôt en chuintements aigus, la deuxième tranche que je n’avais pas vu sous la première est l’exacte continuation du morceau qui commence à cuire, une partie gigogne, plus petite, triangulaire pareillement, mais plus ronde, l’insert de l’artère soudé à la forme renflée. Les tranches, grâce à des encoches de la pointe d’un couteau effilé, se détendent, profitent de leur bain de beurre chaud, s’étalent. Les flammes du gaz de campagne continuent de chauffer et il est temps de baisser "pour laisser mijoter le jus", dit-il en coordonnant un geste léger sur le bouton et un regard tendu vers la préparation. Il parle de réglage idéal, "le cœur doit finir sa cuisson en douceur", c’est ce que j’en retiens. Face à l’assiette où la tranche est fumante, je pique la fourchette et ressens le contraste entre la résistance et la tendreté, je pose sur ma langue un premier morceau charnu de cœur arrêté, découpé, rôti, voici le moment de laisser le goût de cette viande déclassée, raide malgré la cuisson, à la mâche longue, développer sa combinaison d’arômes sauvages.

Un homme assis sur le banc profite d’un rayon de soleil, dans la douceur du matin d’hiver. Il est tout au plaisir de sa bière – une canette dans sa main droite – et de sa lecture : un livre qu’il tient en appuyant avec son pouce sur le paquet de pages déjà lues, la tête penchée de l’autre côté, un roman ? un guide touristique ? Son attention tendue, tout aux mots qu’il parcourt, son corps est un mélange d’abandon et d’attente. À ses pieds un sac à dos, tombé là où il l’a laissé quand il en a sorti le livre, en travers devant lui, de couleur vive, noir argenté et rouge.

Au petit matin, un grincement de ressort, un peu plus tard une porte qui se s’ouvre doucement et la sensation de la piqûre dans le demi-sommeil, vers 10 heures le téléphone dans le vide, à 11 heures la fille de la mairie pour le repas posé sur la table, un salut rapide et la voilà repartie sans plus de manière, à midi la sirène des pompiers, on est peut-être le premier mercredi du mois, mais à quoi bon compter les jours ou les mois, un café et il est 14 heures, avec un peu de ce gâteau qui reste de dimanche et qui est encore bon, jusqu’à 16 heures une sieste, un petit tour du pâté de maison et il est 17 heures, les jeux commencent et mènent lentement jusqu’aux infos, au monde en feu de 20 heures, un peu de lecture, quelques pages, avec difficulté, indispensable au sommeil et à la libération de ce jour en trop.

Un buffet couvert de traces de vie, des papiers – factures et récépissés – signes extérieurs d’une vie contrôlée, une pile de cd, musiques de toutes sortes, même celles de l’enterrement du père – compilation de morceaux consensuels mais pas trop moches qui avaient ponctué la cérémonie, trois versions du Voyage d’Hiver, propice aux humeurs, aux pensées intérieures, à la réflexion sur le voyageur, en quête et en désir de quête, parti pour toujours et rêvant du lieu derrière lui, perdu en une nostalgie mélancolique, des bibelots ou plutôt des petits objets posés là et oubliés, un livre, un jouet, un pierre, un appareil stéréo, deux petites enceintes de part et d’autre, et la radio allumée toute la journée, une voix qui cette après-midi dit des poèmes.

J’abandonne mes belles choses, ou plutôt, je les cuisine, les mange et les avale. Je les cuisine avec ce qu’il faut de piments et d’épices, pour pleurer un peu à chaque bouchée, sans savoir si leur goût effacé me fait pleurer ou si la sauce est un peu trop forte.

Il y a le lac, mais le bain est terminé. Un lac lumineux, vestige glaciaire, en lente transformation vers la tourbière. Tout autour de l’eau, les reines des prés, légères, blanches, mousseuses – fleurs de sorcières dit-on, si pleine de dangers et de vertus. Au bord de la plage un couple passe les mains dans de courtes herbes. La femme et l’homme fouillent quelques mètres carrés, scrutent le sol, les yeux tristes. Ils ne trouvent pas cette petite bague en argent laissée là, pendant le bain, dans un pli de robe. Ils cherchent et ne trouvent rien. Le lac brille, le soir tombe, les reines des prés frémissent, le petit cercle d’argent est perdu.

Il y a du lait dans une poche en plastique, il faut le boire, en percer le coin avec les dents et l’aspirer. Il y a du lait offert, tiède d’être tenu dans les mains, dans la petite poche de plastique molle, comme un peu vivante de se déverser d’un côté à l’autre, doux et fade, riche en crème, à boire pour les os, des os solides. Il y a du lait dans un sac en plastique, semblable à un petit corps blanc, à vider, à avaler, à déglutir, à ingurgiter, pour être solide, pour des os solides, du lait pour les os, une injonction à avaler sans soif, à se nourrir sans faim. J’avale, un peu écœurée, pour grandir.

Contractions :

Percée de part en part la tranche est gainée d’une substance nacrée, j’y glisse un doigt, comme ça, pour voir. Du cœur, une tranche épaisse, ligneuse, un morceau saignant et pulpeux. Je pense "aorte". L’enveloppe froide colle mon doigt, et les fibres se serrent dans une ultime contraction. Je vais cuire la tranche et je vais la mâcher, couper des morceaux et les ingurgiter. Face à l’assiette, la tranche fumante, je pique la fourchette, expérience de la résistance et la tendreté, je pose sur ma langue un premier morceau charnu de cœur arrêté. La viande, à la mâche longue, développe sa combinaison d’arômes – sauvages et douceâtres.

Autour, le vide, la crête pentue, l’espace à 360°, la piste étroite. J’avance en posant les yeux sur les chaussures qui avancent devant moi dans la pierre effritée. Je ne les quitte pas des yeux, le corps penché vers les chaussures qui me guident. J’avance. Le vide de part et d’autre. J’avance. Le regard sur les chaussures qui descendent et seulement sur les chaussures. Je fixe les chaussures, le mouvement des chaussures. Je lève un pied, le pose à l’emplacement exact de la chaussure qui devant moi se lève, je pose ma chaussure à l’endroit que vient de quitter la chaussure qui avance, et recommence, au rythme de mon vertige.



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1ère mise en ligne 21 décembre 2018 et dernière modification le 25 février 2019.
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