Jacques Serena | Voleur de guirlandes

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L’AUTEUR

Jacques Serena vit à Ollioules, près de Toulon. Il publie aux éditions de Minuit. A étudié les Beaux-Arts, puis travaillé longtemps sur les marchés à graver du cuir. Nombreuses expériences de théâtre, et fraternité d’atelier d’écriture. Le retrouver sur Facebook.

le pitch

La pleine magie de Serena. Dérives dans les lieux les plus improbables de la ville, une ville, toutes les villes. La fraternité des errants. L’extrême où se portent ceux qui vivent dans l’extrême. Les harmoniques qu’il en tire, le chant oralisé de la langue, les géométries et les couleurs des chambres, des rues, comme si la langue était encore plus belle qu’un beau film. La tristesse Serena, non pas une tristesse qui vous mange, mais vous réchauffe, dans le coin de soi où on est tout aussi perdu. Et que ce serait ce qui nous le rend indispensable.

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LE TEXTE

Il y avait une fille que je ne connaissais pas. Découvrir, après toutes ces années dans ce quartier où tout le monde connaît tout le monde, qu’il y en avait une qu’on ne connaissait pas, de fille. Après tous ces après-midi à regarder passer les gens, toutes ces heures à les voir défiler toutes et tous, dans un sens, dans l’autre. Les réguliers, invétérés, inévitables, connus depuis toujours, et, de-ci de-là, pour un peu changer, les touristes, l’une derrière l’autre, se dandinant, très blanches, très dignes, très ridicules, bon sang, des oies. Et, de toute façon, rien à faire d’autre, ici. À part tuer le temps. Jeux d’échecs, ou boule lyonnaise, ou pétanque. Ou foot, et ici en plus on a deux clubs, tout le monde le dit, dès que quelqu’un sort le mot foot, quelque autre ajoute qu’ici en plus on a deux clubs, le rouge et l’autre de l’église, avec même les deux buvettes, on complète.

Ou, sinon, bien sûr, on peut revoir à décorer l’abribus, et après alléger l’une ou l’autre Volkswagen de touristes. Ou les Volkswagen avant et l’abribus ensuite, histoire d’un peu changer. Et après, de toute façon, revenir s’asseoir ici. Les regarder encore passer toutes et tous, les inéluctables, et salut, et salut, et, tiens, une touriste, ou deux, ou trois. Et de temps à autre une figure d’irréconciliable, hors d’âge, en moyenne trois femmes pour un homme, et à les voir on jurerait qu’ils patrouillaient déjà dans ces parages bien avant qu’on y soit, et qu’ils y patrouilleront toujours bien après qu’on en aura disparu, avec le même air, en passant. L’air de nettement penser que tout ça c’est de la faute aux parents et que c’est quand même malheureux. Il faut dire qu’ici, comme ailleurs, et certainement plus ici qu’ailleurs, le capital d’orgueil est inversement proportionnel à celui du porte-monnaie, et, ces irréconciliables, on les jurerait tout droit sortis des baraquements qu’il y a eu ici jusqu’à il n’y a pas si longtemps. On ne leur rend pas leur regard, on regarde ailleurs. Mais ici, jamais moyen d’oublier bien longtemps qu’il y a en gros quatre-vingts pour cent de, disons d’anciens, dont on sait qu’ils sont, et qui ont terriblement l’air d’être, des ex-travailleurs, du temps où il y avait encore du travail. Les ex de l’usine, les ex de la piscine, des ex du laminage, les ex de la coopé, les ex des conserves, les ex de la briqueterie, les ex de la malterie, qu’on appelle ici Le Moulin. Bref.

Ce que j’étais parti pour dire, c’est que, une, de fille, je ne la connaissais pas. Et c’est l’histoire que je raconte, moi, assis là, autour du tank. Parce que c’est là qu’on se raconte l’un après l’autre, et l’autre après l’un, les soirs, nos histoires. Chacun la sienne. Et moi, maintenant, c’est celle-là que je dis, redis, tous les soirs. Mon histoire hyper-étrange. C’est elle, cette fille que je ne connaissais pas, qui a employé cette expression. Fille qui s’appelle Maria Lebrun. Et qui n’habite pas loin, mais je ne dis pas où, jamais, ni le nom de la rue ni rien. Parce que si ça se trouve elle y est encore. Et bien sûr, qu’elle y est, pas loin, toujours, ça je dois pouvoir le dire, que, encore et toujours, elle y est. Celle qui avait dit, textuel, que ce qui était arrivé était hyper-étrange.

C’était la période où je ne suis plus venu m’asseoir ici. En fait, mine de rien, on a tous eu notre période où on n’est plus venu s’asseoir, où on a tenté un plan, quelque chose pour se sortir d’ici, et pour moi c’était à cette époque-là, et moi c’était devenir cinéaste free-lance. Et pour commencer, bricoler des bouts d’essai en vidéo. J’avais décidé de me donner des horaires stricts et de m’y tenir, d’après moi il fallait un maximum de discipline si on voulait avoir ses chances, sans quoi on n’arriverait à rien, sans quoi on finirait par retourner s’asseoir, comme tous les autres ici, complètement déstructuré, comme disaient les journaux. Ne pas se déstructurer pour ne pas revenir s’asseoir, tout était là. Et donc absolument s’accrocher à sa discipline. J’étais même arrivé à aimer la routine, à être content de, tous les jours, faire exactement la même chose. L’après-midi, soit j’allais filmer quelqu’un, quand il se trouvait que j’avais quelqu’un, ou sinon, et c’était la plupart du temps, je rebidouillais mes montages. Et le soir, sur le coup de dix-huit heures, j’entrais dans le bar, le grand qu’on voit d’ici. J’y étais tranquille. Les bars d’ici, il faut dire, sont surtout là pour les touristes, surtout dans la journée. Même le soir, on n’était qu’une poignée à y entrer. Surtout, c’était à deux pas de la mansarde que je m’étais arrangée en studio, pour, les après-midi, de quinze heures à dix-sept heures cinquante, traficoter mes bouts d’essai. Et après, de toute façon, j’entrais toujours dans le même bar, à la même heure, et j’y commandais la même chose, du blanc sec.

Je ne parle pas des matins, parce que, pour ceux qui ne connaissent pas, disons qu’ici, les matins, pas la peine d’en parler. Quelqu’un qui débarque ici un matin pour la première fois, s’étonne toujours de ne voir personne, opération ville morte, il voit les immeubles bas, il voit les petites cours intérieures, avec les jeux pour enfants, mais ni enfant ni rien. Nous, ici, si on doit absolument voir quelqu’un, on peut toujours essayer d’aller, sur le coup des onze heures, traîner du côté de l’épicerie coopé, ou alors au local jeunes de l’assoc, au terminus du bus, un lieu pivot, ce local des jeunes, on y va tous, de temps en temps, même moi, pour rien, on entre, on se prend un coca, c’est juste pour vérifier qu’on peut encore y entrer, que ça va, qu’on peut toujours, pas de problème. Mais en fait, le mieux, pour rencontrer n’importe qui, c’est encore l’après-midi, et le meilleur rendez-vous, c’est ici. Juste à venir s’asseoir, et attendre, autour du vieux tank. Ce vieux tank repeint à neuf depuis peu. Qui avait été laissé là, en plan, pendant cinquante ans, laissé là à pourrir avec nous et tout le reste, mais qui là a depuis peu été tout ripoliné, des chenilles au canon, tout. Par Madame Le Maire, on dit ici, on l’a entendu dire, par plusieurs types différents, alors on le répète, à d’autres, hé, tu vois le vieux tank, il a été repeint par Madame Le Maire. On sort ça et puis on se tait assez longtemps, en souriant, pour laisser le temps d’imaginer Madame Le Maire avec son petit pinceau à la main, et bien sûr sa Gitane dans l’autre main. Et il y en a qui disent encore qu’elle n’a rien fait. Qu’ils viennent un peu voir notre tank. Du bon boulot. Un beau vert, bien kaki, et qui fait un tel effet avec en fond le rose des bâtiments des Écoles du Rhin. La rencontre de ce rose et de ce vert est vraiment impossible, il faut venir ici pour voir ça, ça n’existe qu’ici, c’est sûr. Le kaki le plus militaire, le plus indéniable qu’on puisse imaginer, et le rose mais alors vraiment le plus artificiel, que dès qu’on le perd de vue on n’y croit plus. Bref. Par là-dessus vient se coller l’histoire de ce tank, qu’on se transmet, et c’est une histoire qui me plaît, et je dirais après pourquoi, si je m’en souviens. Ce Tank, ce serait le premier entré dans Strasbourg pour libérer la ville, et le gars qui était dans ce tank, quand il s’est senti enfin roulant sur ce sol qu’il avait tellement espéré, quand il s’y est bien cru, bien senti, gagnant, il a soulevé son couvercle, a exhibé au grand jour sa gueule enfarinée, et bam, s’est fait descendre, par un tireur isolé, attardé à une fenêtre avec sa vielle pétoire. Et maintenant voilà pourquoi ça me plaît : parce que pour moi c’est exactement comme en amour, hautement symbolique, où c’est quand on croit qu’on a gagné, que le moment est enfin venu de pouvoir se montrer tel qu’on est, content, désarmé, c’est là qu’à tous les coups on se fait descendre. On a toujours cru, et tous les contes ont toujours voulu nous faire croire, qu’avec la fille qu’on aimerait on pourrait baisser la garde, descendre de son char, et moi je dis ici, et j’ai payé cher pour le savoir : Plus on tient à la fille et plus il faut bien à tout prix et à tout moment rester sur ses gardes, et bien veiller nuit et jour à rester armé, et si elle dit que ça y est elle est à nous, c’est le moment où jamais de, tant qu’on pourra, polir l’armure. Croyez-en mon expérience trente fois au moins répétée, si vous sortez de votre grand et beau tank capable de destroyer en moins de deux dix immeubles et tout ce qu’ils contiennent, vous vous faites aussitôt rectifier par la vieille pétoire du premier minable embusqué à une fenêtre. Bref.

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Le bar, qu’on voit d’ici, où j’allais, à l’époque de ma tentative. C’est là qu’étaient venues les fameuses dames blanches. C’est l’histoire que racontent plusieurs, la plupart. Comment dire ce qu’ont pu être ici les dames blanches. Disons qu’une nuit, alors qu’on était tous plus jeunes, moins fatigués, on traînait déjà ici, et, à un moment, on a vu une belle et longue voiture blanche venir s’arrêter devant le bar, et cinq filles en descendre, de la voiture, et y entrer, dans le bar. Pour ce qu’on avait pu voir, des filles minces, menues à grandes chevelures, entièrement vêtues de blanc, de vaporeux, d’hermines blanches. Quelqu’un a sorti le mot hermine, on l’a tous reçu, adopté, laissé couler au fond de nous, y faire son œuvre. Il disait si bien ces filles. Et les filles entrées, la voiture repartie. Si invraisemblables, ici, carrément irréelles, divines. À en douter. Et maintenant qu’on ne voyait plus ni filles ni voiture, on se demandait si on les avait vraiment vues. Et c’est ce qu’on se demandait tous les soirs, parce qu’à partir de là, elles se sont mises à revenir tous les soirs, ça a pu durer quelque chose comme un mois, et, à chaque fois, sitôt entrées, on se demandait si on ne les avait pas fantasmées. Et puis, c’était fatal, certains ont commencé à dire qu’ils savaient qu’elles venaient de Bulgarie, puis à dire que les trois frères propriétaires du bar les emmenaient chez eux. Il faut savoir qu’ici, les trois frères, pour tout le monde, c’étaient ce qu’on appelle des chefs, estimés, populaires, qui offraient des repas dansants certains dimanches au troisième âge. Et des bruits ont couru, comme quoi ils commençaient à se les disputer, les dames blanches. Des faciliteurs, certains disaient, en clignant de l’œil. On a entendu dire que des politiques venaient, on l’a répété, c’était tellement logique, qu’ils venaient. En tout cas, peu après on n’a plus vu les frères et on a dit qu’il y avait un procès, une histoire de mafia, on a dit bulgare, on a dit roumaine, qu’est-ce qu’on n’a pas dit. Les frères avaient pris un an à l’ombre, il y en a qui disaient six mois, mais on préférait croire un an, tant qu’à croire, autant le pire. Maintenant, on dit qu’ils travailleraient dans une boucherie du centre-ville. Et on sait qu’ils reviendront, tôt ou tard, parce que ceux d’ici, tôt ou tard, toujours reviennent. Ils ont encore de la famille ici, on se dit, avec l’air de savoir qui, où. Ils ont tout perdu, ont été plumés, on se dit, ne manque jamais de se dire, elles les ont, ces filles, ces dames blanches, plumés. On reste un moment en silence à rêver d’un jour se faire plumer par les dames blanches. Mais évidemment, à force de parler de cette histoire, on n’est plus trop sûr de rien, ici tout devient si vite mythique. Il n’y a peut-être eu que deux frères, par exemple. Alors bien sûr il vaudrait mieux qu’ils ne reviennent jamais. Mais ils finiront par revenir, on le sait bien. Certains auraient été de leurs proches, et parfois le disent, à l’occasion. Tu te rappelles tout ce qu’ils nous racontaient à nous, se disent entre eux certains, qui n’en disent pas plus, n’en savent sans doute pas plus, mais hochent bien la tête, assez longtemps, pour laisser croire. Tu te rappelles, on les laissait raconter pour s’amuser, ils rajoutent, au bout d’un moment. Et putain, on en croyait que la moitié, ils rajoutent. Et silence. Et c’était déjà pas mal, bordel de Dieu, la moitié. Et silence.

Bref, ce bar. À dix-huit heures, j’entrais, et m’asseyais à ma table, toujours la même. Et, une fois assis, je commandais un verre de vin blanc sec. Que je buvais en lisant le journal, pendant une heure, parfois deux, selon mon humeur. C’est-à-dire selon les dispositions où j’étais ce soir-là vis-à-vis de la fille avec qui je vivais. Dispositions qui pouvaient aller de l’élan poignant de tendresse ou de pitié ou de culpabilité jusqu’à la haine meurtrière, en passant, bien sûr, de temps à autre, par l’affection banale. Mais je finissais toujours, de toute façon, par rentrer, toujours. Et parfois c’était avant qu’elle dorme, alors je lui parlais, je pouvais même la faire rire, exprès. Et parfois même m’arrivait de l’embrasser, et parfois de la prendre par terre, dans la cuisine, et ça, ce n’est quand même pas, vraiment pas, un mauvais souvenir. D’autres fois, et c’était la plupart du temps, je rentrais tard et elle dormait et je mangeais seul sur mon coin de table des biscottes avec du pâté, ou du thon, ce qu’il y avait. Tout en pensant à ce que j’aurais pu faire et à qui j’aurais pu être, si seulement je n’avais pas été avec cette pauvre fille qui me prenait la tête et qui me bouffait mine de rien les plus belles années de ma vie.

La demi-douzaine d’autres qui venaient dans ce bar n’étaient pas aussi ponctuels que moi, et moins assidus, pas aussi bien structurés, mais c’en étaient tous qui tentaient à ce moment-là quelque chose. Même si deux ou trois avaient déjà l’air vaincus, somnolents, restaient des heures devant leur tasse froide. J’en saluais quelques-uns de la tête mais, si l’un d’eux s’asseyait à ma table sans demander, je pouvais devenir carrément déplaisant. Ce qui ne m’empêchait pas d’échanger, de table à table, quelques mots avec l’un ou l’autre, surtout si dans l’après-midi j’avais bien bidouillé un film dans ma mansarde/studio, et j’étais content d’une petite joute orale, vive, légère, vacharde, du tac au tac, histoire de se tester, voir si on avait encore ça. Et j’étais devenu, assez vite, exprès, un des piliers de ce bar. Sophie l’ex-institutrice, venait le vendredi soir boire une petite Suze, et, elle, elle s’asseyait à ma table, et, elle, j’aimais qu’elle vienne s’asseoir à ma table avec moi. C’était une de celles que j’avais filmées, deux fois, deux belles scènes de nuit. Sur la première, quatre minutes d’elle d’abord déchiffrant à haute voix dans l’obscurité, dans la cage d’escalier de l’école, à l’aide d’une lampe de poche, les graffiti à son sujet, tous terriblement obscènes, et puis son visage en gros plan récitant simplement à la suite ces mêmes graffiti, comme une vieille liste de courses. La deuxième, sept minutes d’elle dansant en silence seule, improvisant, à une heure du matin, sous le préau de l’école, devant la fresque peinte par des élèves sous la houlette d’un artiste, elle m’avait dit qui, j’ai oublié. Mais on ne parlait pas de ça. Elle, à chaque fois qu’on se voyait, me parlait toujours de la même et unique chose, qui l’avait marquée, et à cause de quoi, du reste, elle voulait absolument changer d’école, de quartier, ce qu’elle a d’ailleurs, depuis, fini par faire, bref. Son histoire à elle, c’était que, pour Noël, l’année d’avant, vu que la ville n’avait donné qu’un sapin pour tout le quartier, alors que dans le centre-ville ils en avaient un tous les dix mètres, vu la frustration ressentie par tout le monde ici, les maîtresses de l’école avaient eu l’idée de faire faire par les enfants des guirlandes en papier. Toutes les classes s’y étaient mises, ça avait même occasionné une ferveur, une émulation, une communion, et les rues, un beau soir, avaient été décorées avec le résultat, et devant ces frises de fleurs de crépon, ces dentelles d’étoiles en papier d’argent, ces enfilades d’oiseaux mouches parme et fuchsia, la nuit a eu l’air d’un fond mal peint et les arbres de dessins d’arbres et oui, on avait tous ce soir-là pu voir, pu sentir la magie, tous été fiers, silencieux, oubliant longtemps de bouger, mais voilà : au matin, plus rien : les guirlandes avaient disparu, toutes. Dans la nuit, quelqu’un, personne ne savait qui, avait tout volé. Ici, normalement, tout se sait vite, et plutôt trente fois qu’une, absolument tout, mais là, rien. Le coupable courait encore, et le mystère restait complet, sur le voleur de guirlandes. D’après mon amie l’institutrice Sophie, c’était forcément quelqu’un du quartier et c’était un acte abominable. Elle avait passé le réveillon suivant seule sur le parking dans sa 205, à surveiller le seul et unique sapin, à manger seule un sandwich au thon arrosé d’un brick de jus d’ananas, pour rien, elle n’avait vu personne. Et jamais elle ne m’entendait quand j’essayais de dire qu’il ne fallait pas exagérer, ou peut-être qu’elle ne voulait pas entendre. Que pour elle ça ne pouvait qu’être abominable, que quelqu’un prenne des risques pour s’emparer de frises de papier découpées gauchement.

Mais là, dire pourquoi j’avais voulu la filmer elle. Mon truc à moi, c’était de braquer ma caméra sur les gens dont il m’avait semblé qu’elles pourraient à un moment faire quelque chose qui inquiéterait, gênerait, perturberait, fascinerait. Capturer chez les gens les lézardes, les petits symptômes, quand soudain ils passaient la frontière invisible, un coup d’œil, un mouvement, les trahissait, les révélait, des fois. Ce qu’ils n’avaient jamais su qu’ils pouvaient être aussi, autant. Pour aider à ce que ça arrive, m’était arrivé, juste avant de tourner, de leur jeter un verre d’eau à la tête, ou je les coiffais d’une casquette jaune, ce n’était pas le visage mouillé ou la casquette qui m’intéressaient, mais leur effet sur celles qui les subissaient.

Alors, parfois, bien sûr, elles étaient déçues de ne pas bien se reconnaître, et je devais essayer d’encore expliquer que mon but n’était pas que les gens sur mes vidéos ressemblent à l’image qu’ils avaient ou qu’on avait d’eux, mais au contraire, etc., etc. J’avais déjà dans ma collection une fille qui pleurait et qui à un moment se mettait à faire toutes sortes de grimaces pathétiques et puis qui, à la fin, en désespoir de cause, ouvrait sa chemise sur ses menus nichons. J’avais une qui expliquait, vieilles photos à l’appui, qu’elle était la descendante de Sissi Impératrice, et qui, à la fin, regardait pendant deux minutes éclater dans son four du pop corn. J’avais une amie peintre du genre zen qui attendait pendant trois minutes de sentir le bon moment pour lancer un jet de peinture sur un bout de drap, plusieurs fois on croyait que ça allait être bon et non, le film finissait et le moment n’était pas venu. J’avais même l’acteur Charles Berling chez ses parents, assis dans la chambre de sa petite sœur et disant que les critiques le touchaient peu parce que tout ce qu’il faisait c’était face à sa propre mort, et il disait ça assis sur le petit lit couvert de piles de petites fringues. Bien sûr, j’avais moi, faute de mieux, moi auto-filmé, tout seul dans ma mansarde, en train de monologuer, style lettre ouverte à la fille avec qui je vivais, pour dire ce que je pensais de sa façon de se mettre à remuer des casseroles chaque fois que je commençais à lui parler, ou elle se levait pour aller chercher le poivre, le sel. Dans mes films, que ce soit moi ou d’autres, c’était des gens qui ne se prenaient pas trop pour eux, qui paraissaient n’avoir pas oublié qu’ils étaient en train de crever, n’avaient pas oublié qu’ils étaient nés. Évidemment, de plus en plus je pensais que j’étais pour quelque chose dans l’irruption de ces moments, l’état dans lequel à un moment ils se mettaient, même si je n’en parlais jamais, à personne. Sauf parfois à cette copine avec qui je vivais, ce qui revient à dire à personne, vu qu’elle avait toujours des assiettes à ranger, des choses à faire, toujours mieux à faire qu’à m’écouter, si c’était au petit déjeuner c’était remettre son pain pas assez toasté dans sa machine, alors je m’arrêtais en plein au milieu d’une phrase, elle ne s’en apercevait pas. Ce qui ne m’empêchait pas de penser ce que je pensais, à savoir que j’étais pour beaucoup dans ce qui arrivait dans mes vidéos, au contraire, je le pensais d’autant plus, c’est finalement l’avantage de ceux qui n’ont personne à qui dire leurs convictions, si on ne peut pas les partager on les a de plus en plus, ces convictions, et donc moi, de plus en plus, j’étais sûr que c’était moi, du fait de ma présence, qui provoquais ces fêlures. Et, de toute façon, je n’ai jamais eu cette qualité d’imbécile qu’on appelle la modestie, et, de toute façon, moi, je n’avais pas les moyens d’être modeste, quand tout le monde unanime aurait loué mon génie j’aurais pu, comme les autres, réfuter modestement, mais là. Là, si j’avais dit que ce que je faisais n’était pas si important, tout le monde m’aurait dit qu’effectivement, là, si moi j’avais cessé de croire en moi, il n’y aurait tout simplement plus eu personne pour y croire. Même si deux de mes vidéos avaient été projetées dans un bar du centre-ville dans la catégorie « autres regards », même si j’avais filmé Charles Berling dans la chambre de sa petite sœur assis sur un petit lit couvert de petites piles de fringues, il me fallait encore envoyer de partout des photocopies de programmes et harceler les gens pour les convaincre de l’intérêt de mon travail, et sans être vraiment sûr du réel intérêt de ma démarche, comment savoir, dans ce domaine, surtout nous, ici, surtout moi, si ça se trouvait ce n’était pas intéressant, parfois ça me démoralisait. Même si, évidemment, en regardant autour de moi, je pouvais me dire que déjà, pour quelqu’un du coin, dans l’ensemble, je ne me débrouillais pas si mal, je me réveillais tous les matins dans un appartement à jour pour le loyer, on pouvait, la copine avec qui je vivais et moi, faire face au fur et à mesure aux factures, j’avais en plus une mansarde pas si mal aménagée pour mon travail, tout mon matériel, et tout ça sans plus être inscrit comme demandeur d’emploi, où j’aurais dû accepter d’aller vider des poubelles, poubelles de ceux qui avaient voté pour qu’on m’oblige à aller vider des poubelles. Bon, bien sûr, la copine avec qui je vivais vendait des sandwiches à la saucisse dans un stand en plein centre-ville, ce qui lui permettait de bien gagner de son côté, et moi, à part mes vidéos, pour l’argent je bricolais des vidéo-clips maison pour des groupes de rap, au début j’avais craint que ça interfère avec ma démarche artistique, mais non, ces visages puérils ne me provoquaient rien, au mieux m’arrivait d’être un peu ému par leur quand même assez fascinante lourdeur, parfois, oui, cette bêtise, cette naïveté, me touchait, ces espoirs débiles, mais eux, tout ce qu’ils voulaient, c’était qu’on voie bien leurs baskets.

Bref, ce bar, qu’on voit d’ici. Qui était donc ma parenthèse de décompression, après le travail de montage et avant de rentrer chez la copine chez qui je vivais, où elle m’attendait. Un soir, un jeune type, Serge, qui portait toujours des Ray Ban, a commencé à s’asseoir à ma table. J’en étais assez flatté, je le connaissais, ici on se connaît tous, et pas seulement de vue, ici tout le monde savait tout de tout le monde. De lui, ce qu’on savait, c’était surtout trois choses, un, il pouvait laisser sa Ford garée n’importe où, toutes les vitres ouvertes et les clés sur le tableau de bord, personne n’y touchait, deux, il plaisait aux filles sans qu’on sache ce qu’elles pouvaient lui trouver, mais dès qu’il arrivait quelque part, d’un coup, elles s’animaient, parlaient fort, gribouillaient leur numéro de téléphone sur n’importe quoi, disparaissaient pour revenir cinq minutes après maquillées en vamp, et, trois, un soir en sortant d’un autre bar en plaisantant avec le patron, il n’avait pas regardé devant lui et s’était heurté à une des vieilles irréconciliables du quartier, la vieille lui avait aussitôt collé des coups de parapluie, il avait cherché autour de lui quelque chose, une arme quelconque, avait vu un cyclo, l’avait empoigné, dans la précipitation il n’avait pas vu que le cyclo était attaché par une chaîne à une grille, il s’était élancé vers la femme pour lui donner un coup de cyclo, il avait été brutalement ramené en arrière par un mouvement de rebond, était tombé sur le cyclo, les mains empêtrées dans les rayons, voilà, les trois choses de lui qu’on savait tous.

Et moi, il s’est donc mis à me parler, dans ce bar, qu’on voit de là. On s’est un peu dit nos vies, comment on se les faisait, on restait bien sûr assez vagues, ici on peut parler des heures d’une chose et à la fin n’être guère plus avancé, au contraire. Mais là, j’avais quand même deviné qu’il travaillait plus ou moins dans le rock, un poste en rapport avec des concerts à La Laiterie, une espèce d’agent, ce genre, en tout cas quelque chose dans le domaine du rock. Et à part ça il vendait des cachets de toutes sortes, pour compléter ses revenus, revenus d’autant plus modestes que son soi-disant travail dans la musique était loin d’être clair. Je l’écoutais, il m’écoutait. Même quand je me mettais à lui parler de vidéo, ça avait l’air de l’intéresser, comme si ça pourrait toujours lui servir dans une prochaine vie. Et il avait en tout cas vu deux films de Léos Carax, et moi j’écoutais Bashung et Kim Gordon.

Quant à ses succès avec les filles, en fait, il n’en voulait plus, avait arrêté, avait rompu depuis un mois avec toutes ses petites amies occasionnelles, stop, fini tout ça. Bien sûr, tout en le disant, il ne pouvait pas s’empêcher de me rappeler qu’il était, lui, le genre de type qui sortait tous les soirs, et qui, bordel de Dieu, les attirait toutes, et qui aurait pu, s’il avait voulu, continuer comme ça, à chaque soir ramener dans ce bar un nouveau prénom pêché la veille, un nouveau parfum au bout des doigts, bien sûr, oui, mais là, stop. Depuis qu’il avait rencontré une Maria Lebrun. Une fille qui faisait un stage de trapéziste dans l’école sous chapiteau, ce chapiteau installé dans le parc à deux pas où on n’allait jamais, cette école qui s’appelait Graine de Cirque. Le plus étonnant, pour lui autant que pour moi, c’était qu’une fille d’ici aille là-bas, parce que nous, normalement, ceux d’ici, on ne passait pratiquement jamais sous le pont, on n’allait pas de cet autre côté, trop beau, beaucoup trop, carrément paradisiaque, et, surtout, personne du quartier n’avait jamais eu l’idée d’aller mettre les pieds dans cette école de cirque, qui, pour nous était juste une autre de ces choses mises là, chez nous, parce qu’il y avait de la place, et destinée en fait à ceux du centre ville, comme pour le complexe piscine, bref.

Comment, sa Maria Lebrun, il l’avait rencontrée. Il m’a raconté : Le maigre aux longs cheveux attachés en queue de cheval, oui, je voyais qui, alors ce maigre marchait sur le trottoir, le gros au visage rougeaud, oui, je voyais qui, alors ce rougeaud lui avait barré le passage et lui avait dit, au maigre : C’est toi qui a vendu aux gosses de l’école. Oui, avait dit Maigre, oui, c’est clair que tu ne me le demandes pas mais que tu le sais, alors oui, c’est moi, et si tu dois me niquer la gueule fais-le vite, je ne me défendrai pas, c’est clair aussi que tu es plus fort que moi, alors, qu’on en finisse vite. Rougeaud avait cogné Maigre au ventre, Maigre était tombé à genoux, Gros lui avait, posément, donné un coup de pied dans la bouche. Maigre était resté à genoux, tête baissée, on aurait dit humble. Puis, ayant compris que c’était fini, très lentement, Maigre s’était relevé, s’était éloigné, sa bouche saignait. Et ça, je savais que c’était vrai, parce qu’ici c’était comme ça, les bagarres ne duraient pas, des batailles de chats, le plus faible reconnaissait vite la suprématie du plus fort et on en restait là.

Mais voilà. Une fille, dont Serge ne savait pas encore qu’elle s’appelait Maria Lebrun, ni qu’elle revenait de l’école Graine de Cirque, avait assisté à la scène, et elle s’était jetée contre sa poitrine à lui, Serge, en se mordant les doigts et en gémissant, comme si c’était elle qui avait reçu le coup de pied sur la bouche. Il l’avait tenue, doucement, par les épaules. Et ils avaient marché, elle l’avait laissé la protéger de ses bras, la guider, ils avaient croisé ceux qui couraient en sens inverse, en direction du rougeaud, et qui se disaient mutuellement que ça y était, Rougeaud avait coincé Maigre. Et, d’un coup elle avait levé les yeux vers lui, avait dit Oh pardon, avait disparu en pressant le pas. Il lui avait fallu toute la soirée à courir de partout pour la retrouver, et depuis ils étaient amants, et ça ferait bientôt un mois.

Il m’a répété, plusieurs fois, de mémoire, ce qu’il avait dit à Maria Lebrun le premier soir quand il l’avait retrouvée. Il reprenait la voix douce qu’il avait eue, douce et sourde, en regardant droit devant lui : Je ne t’avais jamais vue et je ne t’ai vue qu’une seule fois il y a deux heures on venait de marcher ensemble et tu as dit Oh pardon et tu es partie et je me rappelle c’est gravé c’est l’image la plus claire que j’ai de toute ma vie ton corps en mouvement tes jambes longues ça surtout les jambes longues ça me tue je crèverai pour des jambes longues je te revois en train de marcher tu hésites tu ne sais pas vraiment où tu vas un corps délicieux un corps raffiné excuse-moi si je suis cru c’est un corps raffiné que tu as je te regardais t’éloigner je crevais d’envie de te rattraper de mettre la main sur ton corps c’est la vérité je sais c’est cru un peu violent mais c’est ça que j’aurais adoré faire mes mains sur tes jambes sentir ces longues jambes enroulées autour de moi voilà à quoi je pensais en te regardant t’éloigner il y a deux heures la première fois que je te voyais dans la rue que j’aimerais poser mes mains sur ton corps faudra que ça arrive je me disais il faut je veux tellement cette fille qu’on fasse l’amour jusqu’au délire on titubera pendant quinze jours j’essaie de ne pas être trop cru mais je ne crois pas que ça te choque toi tu es au-dessus de ça une fille comme toi des jambes comme les tiennes et je ne fais que supposer tu ne peux pas te fâcher d’un peu de franchise même d’un mot cru par-ci par-là et là nous voilà à la rencontre numéro deux et cette fois encore tu marches tu t’en vas garce c’est ça non ce coup-là encore tu pars sale garce. D’un bout à l’autre en parlant doucement, presque désenchanté, même à la fin, donnant aux paroles une curieuse mélancolie, un regret, c’était étrange, bien sûr, cette voix qu’il avait choisie pour dire ce qu’il avait à dire, on aurait dit une récitation, un texte appris pour l’école, oui, une récitation, un texte précis, une énumération calme et détachée.

S’il était encore là, Serge, avec nous autour du vieux tank, il raconterait la même chose, confirmerait tout, avec en gros les mêmes mots. Quand il sera à nouveau là il confirmera. Parce qu’il reviendra, lui aussi, tôt ou tard. Soi-disant que maintenant il travaillerait pour de bon à La Laiterie, au guichet des billets, certains vont jusqu’à dire qu’ils l’auraient vu là-bas, mais qu’est-ce que ça fait. D’ici, on y est depuis toujours et pour toujours, et, si jamais on en part, un jour ou l’autre on y revient, et passe alors son temps assis autour du tank à raconter. À confirmer ce qu’ont dit les autres en son absence. Les autres, dont moi. Mais là attention, j’ai peur de m’éterniser, sur les assis. Et voilà les vieilles vannes. Alors personne l’a retrouvée, fait l’effort de demander quelqu’un, et quelque autre se dévoue pour demander quoi, et s’entend répondre : ma libido. Pour se marrer. On ne se marre pas, on sourit, longtemps, on en sait assez sur tous pour les avoir un par un, ou en bloc, quand on voudra. Fin de journée comme d’autres, tellement d’autres. Le dernier soleil se traînant en longueur, et la chaleur. Aucune énergie, mégots qu’on rallume. Le bar, en face, qu’on voit d’ici, sa rumeur, et plus loin les Volkswagen en rade, ici ce n’est pas l’endroit où laisser sa voiture, pas si elle vaut encore quelque chose. Fatigue de cette journée, et de celles qui ont précédé, toutes celles passées et toutes celles à venir, mais bon, celle-là pratiquement tirée, et on sourit, de ce qui ne fait sourire que nous. Des drames ont eu lieu, là où on est, et après. Sur ce vieux ciment, ces vieux drames, ce vieux sang, le soir, on s’assoit, sourit. En gros un drame par mois, alors, quand le mois s’est passé tranquille, on sait que sous peu il y en a un sur qui ça va tomber, et vu comment ici on est, chacun est sûr que ce sera lui, nos airs c’est aussi ça, salut les gars, bonne continuation. Une irréconciliable aura encore un commentaire bien dans leur genre, comme la dernière fois quand une a dit : Encore du pot qu’il n’avait pas de père.

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Serge, dans le bar. De plus en plus, n’importe quel genre de conversation avec lui, même les supporters racistes, même les mérites comparés du centre-ville par rapport à la paupérisation de notre coin excentré, absolument tout, le ramenait à cette Maria Lebrun. Et il se donnait chaque jour le mal de lui trouver quelque chose pour lui offrir, une bière rare, un stylo qui écrivait violet, des sandales jaunes. Une fois c’était une lampe art déco, une fois un CD pirate des Sonic Youth Live in Vienna 1989, une fois un bougeoir en verre bleu. Et maintenant, chaque soir, il apportait sa trouvaille au bar, et, inquiet, me demandait ce que j’en pensais. Sans doute il pensait qu’un cinéaste free-lance avait un jugement sûr.

Et puis je reprenais un dernier verre de vin blanc, lui une dernière bière, et je sortais, pour rentrer chez moi, tandis que lui sortait son téléphone portable et commençait à appeler un peu partout pour voir à organiser sa nuit avec sa Maria Lebrun. Je sais que souvent autour de minuit ils allaient au centre-ville dans un bar qui s’appelait Chez L’Aviateur, et puis ailleurs, et de là encore ailleurs. Par lui j’ai appris qu’au centre-ville il y avait des endroits qui n’ouvraient pas avant quatre heures le matin.

Et moi, rentré chez moi, en mangeant un reste de coquillettes sans même les réchauffer, en entendant à côté la copine avec qui je vivais se retourner dans son sommeil, je me surprenais à essayer de m’imaginer où étaient Serge et Maria Lebrun. Et ce qu’ils étaient en train d’y faire. J’avais hâte d’être au lendemain soir pour l’entendre lui me raconter où, comment, avec qui et à quoi ils avaient carburé. Et comment ils étaient habillés, de quoi ils avaient parlé. J’étais aussi de plus en plus curieux de savoir ce qu’elle avait dit de chaque cadeau, ou comment elle avait réagi. Et est-ce que c’était elle qui demandait des cadeaux, il disait que non, et est-ce qu’elle les préférait plutôt durables ou ça lui était égal, oui, ça lui était égal, et est-ce qu’elle se mettait en colère ou boudait ou était triste quand il tombait à côté de la plaque, oui, très triste. Et sans que je demande il me disait comment elle était quand il était tombé pile, ce qu’il avait alors en retour, tout, il me disait, absolument tout. Et quand il m’avait bien tout expliqué en détail, à chaque fois il souriait.

Aucune autre, jamais, personne, mec, jamais personne comme ça. Et il se penchait en avant, jetait des coups d’œil furtifs autour de lui et me disait que tout ce qu’il venait de dire était vrai.

Un autre soir, il m’a dit la serviette de bain orange qu’ils avaient étalée sur le siège arrière de la Ford. Alors qu’ils s’étaient arrêtés un soir près des murs de ce qu’ici on appelle le moulin. Le décor dehors avait semblé s’évanouir, cédant la place à une mer houleuse, le roulis et le tangage, mais elle avait eu peur. Arrête, Serge, elle lui avait dit, s’il te plaît arrête. Quoi, arrêter, il n’y a personne dehors. Non, arrête, on le fera chez moi, mais là arrête. Après il avait de nouveau essayé, mais non, elle ne voulait vraiment pas. Alors immobiles. Leurs parties de corps dénudées avaient semblé très blanches, et la pluie, de l’autre côte des vitres de la voiture, grisaillait le décor déjà peu coloré en lui-même. Il se souvenait de l’odeur de pain dans l’habitacle inviolable de la Ford. Ensuite, il l’avait longtemps regardée, paisiblement, tristement. Elle s’était serrée contre lui et lui avait murmuré : Un autre jour, on essayera. Il avait acquiescé. Et on reviendra ici, oui, avec la serviette orange, oui.

Et ça ne le gênait pas de me dire la délicatesse de son toucher, son toucher à elle, sur sa peau à lui, et sa sensualité, et tous ses mots, ses rires, ses murmures, ses soupirs et ses petits cris, ses doigts fins. Mais ça va, ce n’est pas parce que Serge ne me cachait rien à moi que je dois, moi, tout redire. D’autant que je sais bien quel effet ça faisait d’entendre.

Après, je m’essuyais les paumes des mains sur mon jean. Avec la tension, et la fatigue, et le vin blanc. Les mots en moi avaient le champ libre pour faire tout leur grabuge. Encore un, je me disais, encore un qu’avec ta curiosité, ton air en attente et de tout pouvoir comprendre, tu as amené à se livrer. À te livrer.

Maria Lebrun, comme déjà, avant de te voir, par les seuls mots de Serge, je te connaissais bien. Jusqu’à ta piquante odeur de levain, le lisse de ta peau, le goût de yaourt au petit lait de ton intimité, de ton âme. Comme déjà, tu m’étais. Indispensable, osons le mot. Évidemment Serge, un jour ou l’autre, essaierait de me faire croire que tu avais téléphoné à la CAF pour leur dire que, contrairement à ce que je prétendais, je vivais en couple et bricolais au noir des vidéo-clips. Question de temps. Et il m’expliquerait en souriant que l’un d’entre nous, c’était fatal, devait mordre la poussière, que l’un d’entre nous devrait se faire rare et faire son temps terré dans sa cuisine à manger des coquillettes et, pas de pot, c’était tombé sur moi. Mais je mettrais ma main au feu que le coup de la baignoire une nuit à l’hôtel Lutécia c’est faux, qu’il ne t’a jamais baisée dans aucune baignoire, qu’il n’y a jamais eu les vaguelettes mousseuses clapotant sur l’émail des parois ni les blanches fleurs de savon posées sur tes pommettes saillantes et tes yeux grands ouverts ombrés du rimmel dilué et ta bouche, tes lèvres arrondies autour d’un céleste, osons ce mot, tes lèvres arrondies autour d’un céleste Ô de surprise tandis que soi-disant il te.

C’est que, la baignoire, pour comprendre la fascination que peut exercer une baignoire, il faut savoir qu’ici on n’en voyait ça que dans les films à la télé. Ici, ce n’est qu’en 92 qu’on a commencé à petit à petit nous mettre un peu de sanitaire.

Serge devenait un vendeur de cachets de plus en plus actif pour pouvoir inviter Maria Lebrun presque tous les soirs dans un vrai restaurant et finir dans un vrai hôtel avec salle de bain. Il est même arrivé qu’après, le soir, au bar, il se plaigne. Que par exemple elle s’était habillée trop jolie quand ils étaient allés voir un ami qui faisait de la figuration dans une pièce qui passait au TNS. Rien que pour ça il l’avait plantée là et avait passé une nuit catatonique de paranoïa. Et elle, parce qu’un autre soir, au Cornichon Masqué, il était tombé par hasard sur une ex, elle ne lui avait plus adressé la parole pendant une heure. Il se plaignait. Et certainement elle devait connaître des tas de types supérieurs à lui, largement, niveau boulot, niveau fric niveau intellect, des types mieux à tous les niveaux. Et est-ce qu’elle l’aimait autant qu’il l’aimait ? L’aimer, pour lui, maintenant, c’était avoir peur de la perdre. Il l’aurait volontiers bouclée dans une chambre pour faire tout s’arrêter.

Un soir, au bar, en revenant de pisser, j’ai vu qu’il avait ouvert mon cartable et qu’il regardait la série de photos que j’avais tirées. Des photos de la vidéo où Sophie l’institutrice dansait. Autant il ne me cachait rien, autant il était capable d’indiscrétion, ce qui bien sûr faisait son charme, l’indiscrétion sera toujours un des grands charmes, bref. Serge avait posé un doigt sur la photo où Sophie l’institutrice, perdant l’équilibre, allait pour s’appuyer d’une main à la fresque du mur. Pouvait-il m’acheter celle-là pour Maria Lebrun ? Oui, bien sûr, il n’avait qu’à la prendre, je ne voulais pas qu’il me paye, mais il a insisté, c’était pour elle, un cadeau qu’il voulait, lui, lui faire, à elle, alors il tenait à payer. On s’est mis d’accord sur un prix d’ami, une tournée, et on a bu en se demandant ce que Maria Lebrun en penserait.

Le lendemain soir, il m’a raconté que la photo lui avait beaucoup plu et qu’elle me faisait demander si elle pourrait voir tout mon film en version intégrale, venir visiter mon studio. Mon studio ? J’aurais aimé que ça en soit un, mais, enfin, oui, si elle voulait, qu’ils viennent, dans ma mansarde.

Ils avaient plus de deux heures de retard. Alors que j’éteignais les lumières et m’apprêtais à partir, ils sont arrivés avec une bouteille de vin du Rhin. J’ai passé la vidéo, on a regardé Sophie l’institutrice danser, et puis l’autre de Sophie, avec les graffiti, et puis d’autres vidéos, d’autres filles. Maria Lebrun a tout regardé avec attention. Aussi indiscrète que lui, elle a feuilleté tranquillement un de mes carnets, a lu a haute voix une phrase d’Andy Warhol que j’y avais notée : Vie sexuelle = nostalgie de l’époque où on en avait envie = nostalgie de vie sexuelle. Elle n’a pas fait de commentaire, mais m’a regardé, longtemps. On s’est couchés tous les trois par terre, nos crânes se touchaient, en regardant le début d’un film de Pascale Audran que j’avais enregistré.

Et puis Serge a sorti son téléphone portable, a appelé des gens et m’a dit qu’ils devaient y aller, il avait un plan pour entrer à un concert de Hip Hop à La Laiterie, si je voulais venir je pouvais. J’ai dit que j’aurais aimé mais que le lendemain je devais me lever tôt pour filmer quelqu’un, une commande. J’ai dit qu’en fait, non, la vérité c’était que ça ne m’amusait pas, qu’au contraire, ce chahut m’emmerdait, et puis les paroles, non, ces sempiternelles salopes, moi il me fallait plus de mystère. C’est vrai, a dit Maria Lebrun, vrai que c’est un peu simpliste. Tu le penses vraiment ? lui a demandé Serge. Ils y sont allés.

Et moi, cette nuit-là, je me suis promené seul. Je marchais, je me reposais, je marchais, et ainsi de suite. Au pied de tous les poteaux, des amas de sacs en plastique s’étaient formés. Pourquoi avait-on déconné sur le rap. Le vent a attrapé un gobelet en plastique qui traînait par terre, l’a fait rouler sur la place. Je me souviens être passé devant le syndicat d’initiative, avoir regardé à travers la vitre les cartes postales, par habitude, pour vérifier que toutes représentaient encore le centre-ville, les cartes postales et les souvenirs en vente ici étaient toutes et tous des souvenirs et des vues du centre-ville. D’ici, personne, apparemment, ne voulait se souvenir. Et, à côté, la pharmacie du type qui avait appris à parler le marocain pour pouvoir expliquer les ordonnances à ses clients, le seul sur toute la ville et même du centre ville, à fabriquer ses propres produits homéopathiques, tout le monde ici le dit, ici chaque fois qu’on dit le pharmacien, sur la lancée on dit le coup de la langue apprise et le coup des produits fabriqués, bref. À un moment je me suis retrouvé à marcher au milieu du parc, mais alors vraiment paradisiaque, et à errer autour du chapiteau de Graine de Cirque, voilà, j’étais passé, sans m’en rendre compte, sous le pont. De l’autre côté.

Presque jusqu’au matin, j’ai marché. Remarqué plein de choses. Au pied des hauts réverbères, les tas de pollens de platanes et les bouts déchirés de Tac au Tac. Panneaux d’expression libre (Et si la bible disait vrai ? Slim t’en aurais pas un peu pour moi ? J’en chie je raque j’ai voté Chirac. Prendre son avenir en main c’est possible.) Et au loin les camions de douane appelés à disparaître, depuis des années et des années, toujours là, vieux dinosaures. Et je suis aussi passé devant les gros vestiges de l’Océade, vestiges noirs et tristes et beaux, et mon état d’esprit trouvait dans ce spectacle une espèce écho.

Alors il faut que je parle ici de L’Océdade, du très prévisible fiasco de L’Océade. Ici, il y avait une piscine, l’entrée à zéro franc cinquante, et c’était comme si elle avait toujours été là, on y allait, quand on voulait, sans y penser, et un jour, à la place, a été érigé un complexe, vraiment très complexe, avec l’entrée à soixante-cinq francs, et où, donc, plus personne d’ici n’a mis les pieds. Alors c’est resté là, tout bête, tout complexe, tout inutile, et, évidemment, une nuit ça a fini par brûler, et il y en a que ça a étonné. Depuis, L’Océade, c’est resté comme ça, carbonisé, un peu moins complexe, un peu plus inutile, toujours aussi bête. On dit de nous qu’on ne profite pas des aménagements. Comme pour l’auberge de jeunesse, pas loin, comme pour l’hippodrome, dans le temps, où on n’allait que pour voir les belles dames et les beaux messieurs. Comme pour Le Pont du Rhin, avec les petits textes en vingt-cinq langues, c’est vrai, on ne va pas souvent en profiter, des petits textes en vingt-cinq langues.

On est bizarre, pour eux, un quartier de gens bizarres, et un quartier dangereux. Ici, rien à voir avec le centre-ville, un village dans la ville, même pas, un village en dehors et loin de la ville, tout au bout du trajet de bus, et pour arriver jusqu’ici il faut traverser tout un long no man’s land. Dans l’imaginaire du centre-ville, ici on est des barbares, on ne se déplace qu’en espèce de hordes. Ce qui est vrai, c’est qu’ici par exemple on ne nous impose rien. La chargée de mission ne le savait pas, qui avait cru pouvoir venir nous annoncer que la fête de mi-juin était annulée et s’en aller tout de suite après, on l’avait entourée, bien gentiment, bien poliment, mais résolument, on lui avait demandé de se rasseoir et d’un peu mieux nous expliquer l’histoire, les raisons, prétextes, annulée pourquoi, par qui, qu’on comprenne. Et finalement elle avait pu partir au bout de deux heures, une fois qu’on s’était, elle et nous, bien compris. Ici c’est comme ça ; si c’est logique, pas de problème, on admet, suffit qu’on prenne la peine de nous expliquer.

Quelques jours après leur visite à ma mansarde, Serge, pour la première fois, m’a fait des critiques sur mon travail, il m’a dit que je ne filmais pas la réalité, ne faisais pas le distinguo entre mes fantasmes et le réel. Mais je n’ai pas répondu, me suis gardé de le lui demander ce qu’était pour moi le parc et ce qu’était pour moi Graine De Cirque avant que ces trois mots se mettent à me donner des fourmis dans les gencives, ces trois mots Graine De Cirque, qui avaient commencé à commander tous mes faits et gestes, Graine De Cirque, ces mots sans cesse écrits depuis quelques après-midi dans mes carnets, et barrés, et réécrits, Graine De Cirque, mots qui, fatalement, seraient un jour rendu au réel, à cette réalité dont il me parlait, ce Serge, trois pauvres mots débiles sur un dépliant publicitaire du syndicat d’initiative.

Mais c’est juste quelques jours après qu’il m’a fait sa demande.

Maria a été très contente de te rencontrer, m’a-t-il dit.

J’ai dû dire que moi aussi, que n’importe qui le serait à ma place, ou quelque chose comme ça, d’aussi âne. Serge a eu l’air ravi d’entendre ça.

Elle veut te demander quelque chose. Elle va nous rejoindre ici, dans un moment, ça ne t’ennuie pas ?

Non, mais. Va falloir que j’y aille.

Oui, bien sûr, tu as hâte de vite rentrer chez toi, mais je crois que ce qu’elle veut te demander t’intéressera.

Maria Lebrun est arrivée même pas cinq minutes après. Elle s’est assise à notre table et m’a demandé. Est-ce que je ne voudrais pas les filmer ensemble.

Oui, j’ai acquiescé, pourquoi pas, d’accord.

Maria Lebrun a jeté un coup d’œil à Serge. Elle a dit : Nus. Et en train de faire l’amour.

Je l’ai regardée. Je ne savais pas quoi dire.

Alors, m’a-t-elle demandé.

Je ne fais pas de porno.

J’avais dû paraître pompeux. Elle me regardait, peinée.

Non mais attends, j’ai vu ce que tu fais, et nous on n’est pas ça non plus, et on ne veut même pas être beaux ni rien, et je sais que ce n’est pas ton truc non plus, j’ai vu. Non, juste on se met sur le matelas, on mange des biscuits, on boit de la bière, on se touche, on discute, comme on fait, lui et moi, tous les soirs, ce moment où juste on discute, vu qu’on est tous les deux passés par des drôles de trucs dans nos vies, tu vois, et en même temps, bon, on se caresse et tout. Tout ce qu’on voudrait c’est capter ce moment, enfin, que toi tu le captes pour nous. Tu sais ce qu’a dit Godard, à propos de ça, en gros que c’était de la responsabilité des artistes que le nu se soit retrouvé classé X.

++++

C’est pour vous en souvenir plus tard ?

Je ne sais pas. Oui, peut-être, dit-elle. Non. Je ne sais pas.

Parce que l’amour ne dure pas ? ai-je demandé.

Ça évolue, c’est obligé, a dit Serge, mais ça ne veut pas dire que.

D’après moi, dit-elle, quand on a une envie, même si elle est un peu dingue, je ne sais pas, il faut aller au bout.

Oui, bien sûr, longtemps que je pensais ça. J’ai acquiescé, longtemps, en silence. Conscient de faire mauvais film.

Maria Lebrun a embrassé Serge et lui a dit :

Tu vois, il est d’accord.

J’ai vidé mon verre, ramassé mon cartable, j’ai marché vers la porte, j’ai fait soudain demi-tour, faux départ, vraiment très mauvais film.

Pourquoi moi ?

Elle ne me regardait pas, le regardait encore lui, elle assise, moi debout. Ils se souriaient, largement, contents de se sourire, de se faire savoir qu’ils étaient contents, ils ne forçaient pas, pas bluffeurs, pire : franchement heureux.

Ouais, a-t-elle dit, toujours sans me regarder moi, ouais, pourquoi toi. On va dire que Serge t’a vu un jour acheter une livre et demie de viande hachée, des haricots en boîte plus des chips à la coop et que tu étais avec ta copine et qu’il a pensé que tu étais le type normal, qu’avec toi il n’y aurait pas de risque que ça tourne malsain, et comme en plus tu étais un artiste tu comprendrais ce qu’on veut sans trop de points sur les i. Mais bon, si tu ne le sens pas, ça va, laisse tomber.

J’ai regardé Serge. Son sourire était pareil, rien à en déduire de particulier.

Je suis sorti. Pour moi, leur idée, c’était comme ça, spontané, du genre lubie, et ça sentait le plan d’après vingt-deux heures, je n’avais qu’à leur laisser une chance d’oublier, voilà, ne plus en parler, et je verrais bien si lui m’en reparlait, ou elle.

J’y ai repensé chez moi, dans mon lit. Je revoyais bien le visage de Maria Lebrun quand elle m’avait exposé leur projet, elle avait eu une expression assez passionnée, oui, mais ni allumée ni trop agitée ni rien. Vouloir être filmé nu, c’était puéril, bien sûr, on en avait tous à un moment ou à un autre envie, et c’était de la vanité, évidemment mais, une vanité si touchante, surtout chez elle. Et puis, autant le dire, j’aimais l’idée de la voir sans son jean et sans rien.

Appuyés contre le mur, une vieille guitare électrique, et un long miroir. Et des cartes postales scotchées, ou des couvertures de magazines découpées, des actrices, Juliet Berto, Juliette Binoche, Sylvie Milhaud, Anouk Grinberg, Françoise Dorléac, Anna Karina. Une table basse avec du papier à cigarettes, des comprimés, cutter, bouteilles de bière vides et pleines. Dans l’angle le plus sombre, un matelas posé à même le sol, avec ses draps noirs torchonnés. Écrit au gros feutre au-dessus : « IS THAT ALL THERE IS ? (Leiber & Stoller) »

Maria Lebrun a entrouvert les rideaux, et la fenêtre.

Tu auras assez de lumière ?

Ça ira.

Serge est allé devant le miroir s’ébouriffer les cheveux. Puis, pendant que je sortais mon matériel et que je cherchais les meilleurs angles, il s’est mis à jouer sur la guitare débranchée en buvant de la bière. Il m’a donné une bière. On se parlait tous les trois à voix basse, pleins d’attention les uns pour les autres comme si on allait faire un casse, ou quelque chose de dangereux ou de délicat, poser des bombes.

Un chat, tout gris, pas encore vraiment adulte, est entré dans la pièce. Dehors, Winnie, a dit Maria Lebrun, retourne te coucher, on est tous allergiques à toi ici, non ? tu ne l’es pas toi ? J’ai dit que non, moi pas trop, mais le chat est ressorti, résigné, comme s’il avait tout compris. On s’est tous mis à rire et, du coup, ça allait mieux. Maria Lebrun a bien fermé les portes. Elle s’est déshabillée. On l’entendait, distinctement les glissements d’étoffe, je n’ai pas regardé, je regardais le lit, jusqu’à ce qu’elle s’assoie sur le lit. J’ai filmé sa nuque, et sa tête, de trois quarts dos. La brise qui entrait par la fenêtre entrouverte faisait bouger ses cheveux et, je pensais, caressait son dos.

Serge s’est avancé vers elle. Tête contre tête. Il s’est déshabillé. J’ai filmé son visage à lui, sa gêne, ses petits coups d’œil de mon côté.

Il s’est mis à prendre des poses, l’une après l’autre. Carrément des postures. Et finalement elle aussi, ils tenaient leurs têtes droites, nuques raides, leurs mains ici et leurs pieds comme ci, comme ça. Serge souriait sans arrêt, ou prenait l’air sauvage, comme une pub pour des barres chocolatées. On a commencé à sentir qu’on perdait tous notre temps dans cette pièce. Ça n’accrochait pas, mal partis, ça n’allait rien donner, vide, mort. Édifiant. J’ai arrêté de filmer, stop, on arrête.

Ouais, a dit Maria Lebrun. On bouge, il filme, c’est tout, il ne se passe rien. Faudrait qu’on fasse comme quand il n’était pas là.

Et on a recommencé. Pendant six minutes et cinquante-deux secondes. Après quoi je les ai laissés, affalés nus sur le matelas. Ils m’ont dit salut. Ni merci, ni qu’on se reverrait, ni rien, juste salut, salut, salut.

Je n’ai pas pris la direction de là où j’habitais avec ma copine, je n’avais pas envie de rentrer, je ne savais pas de quoi j’avais envie mais en tout cas certainement pas de rentrer me coucher. J’ai marché dans les rues noires du quartier, je me sentais léger, vivant, comme si j’avais sniffé, ce qui n’était pas le cas. J’effleurais à peine le sol. Ou, parfois, au contraire, lourd, sans pouvoir presser le pas. Bon, Serge allait se la faire, devait être présentement en train de bien se la faire, je pouvais imaginer, très exactement. Une effervescence en moi, une sensation qui ne ressemblait à rien de ce que j’avais connu, et pourtant, moi, côté sensation j’avais pas mal exploré. Va, tu peux te faire mettre, Maria Lebrun, va, ma petite mort, fais-toi mettre, crie donc sous lui, jouis, allez, va. Et salut, oui, oui, salut, mais là, tu vois, je suis un peu crevé. Je revoyais son air en me disant salut, allongée, alanguie, osons le mot, entièrement nue. Aucune gêne en elle, au contraire, j’aurais dit. Et moi, quand je filmais, finalement, pareil, tranquille, sans âge, d’un coup, et comme sans sexe, sans attache, sans avenir, sans passé, juste là. Et maintenant, marchant, fini, vidé, et assez content en fait de l’être. En fin de compte. Pas tous les jours aussi facile de n’avoir plus la vie devant soi.

Je me suis retrouvé dans ma mansarde. J’ai passé le reste de la nuit à regarder et essayer de monter les cinq minutes cinquante-deux de vidéo, en y intégrant finalement des flashs de la première période où ça n’avait pas marché du tout. J’en ai tiré une dizaine de photos. Après quoi je suis rentré chez moi. La copine avec qui je vivais était en train de prendre son petit déjeuner en écoutant la radio. J’essayais de ne pas culpabiliser, d’ôter ma veste comme d’habitude, mais la veste est tombée par terre, bref, je me sentais mal, fautif, alors que les seules lois que j’avais décidé de suivre étaient les miennes, et que d’après moi je ne les avais pas enfreintes, ou ne voyais pas en quoi et, bordel de Dieu, c’était ma vie.

J’avais dans mon cartable les photos de mon travail de la nuit dernière. Je les ai regardées plusieurs fois, tout en me faisant un thé. Je ne sais pas si je craignais ou si j’espérais que ma copine me demande ce que je regardais. J’ai dit à haute voix que j’étais content de l’évolution de mon travail, ces derniers temps. Mais, elle écoutait la radio, a fait avec ses doigts de petits remuements dans ma direction, un magicien qui essaie de faire disparaître un volatile.

Et puis, elle m’a jeté un coup d’œil, et son regard est resté sur moi, comme si elle voyait un étranger. Un ennemi. J’ai baissé la tête à temps, le bol a cogné la pile de livres derrière moi, sans se casser.

Qu’est-ce qu’il y a, j’ai demandé.

Je ne sais pas. Ton air à la con. Insupportable, je ne sais pas pourquoi. Fais voir un peu, ton travail.

Non, ça va, c’est rien, un essai, pas au point.

Fais voir.

Non, je te dis, rien d’intéressant, si tu veux je t’en ferai voir d’autres.

Quels autres. Je sais que tu passes tes journées assis là-bas dans ta mansarde à ne rien faire.

Elle m’a pris les photos des mains. Les a regardées, l’une après l’autre, très vite. Les a reposées sur la table, assez brusquement, entre poser et jeter.

Tu as passé toute ta nuit dehors.

J’ai fait ce film. Et puis je l’ai monté, et j’ai tiré ces photos.

C’est qui ?

Des gens. Lui, c’est Serge, tu dois le connaître au moins de vue, je l’ai rencontré dans le bar où je vais. Ils avaient entendu parler de mon travail, ils m’ont demandé de les filmer. Et comme ils avaient l’air d’avoir quelque chose de, je ne sais pas, de tellement. Des cinglés, tellement représentatifs, ces deux paumés.

Et toute ta vidéo est comme ça ?

Comme quoi. Ça n’a rien de porno.

Tu comptes montrer ça, dans un festival, tu penses que quelqu’un va trouver ça artistique, non mais vraiment, mon pauvre vieux, tu comptes vendre ça à quelqu’un ?

Non, enfin, si, à condition que Serge et la fille soient d’accord, parce que normalement c’est pour eux, c’est eux qui m’ont demandé, ils vont me payer.

Elle a éteint la radio. C’était faux, ils n’avaient jamais parlé de payer quoi que ce soit, et elle le savait très bien, elle me connaissait très bien.

On est restés assis dans la cuisine jusqu’à midi trente. J’étais fatigué, je n’arrêtais pas de le dire. J’avais un peu mal aux reins à cause de la bière de la nuit précédente, il ne m’en fallait pas mais je n’avais pas osé le dire. Tu es fatigué, c’est tout, répétait la copine, la tête que tu as, non mais regarde-toi. Je suis descendu à la coop acheter dix tranches de mortadelle, des chips. Quel besoin tu avais d’acheter tout ça, s’est mis à répéter la copine. Tu ferais mieux de nous faire des vidéos qui marchent, mon vieux, si tu veux être un jour connu, parce que sinon. Continue comme ça, disait-elle, bravo. Tiens, reprends de la mortadelle, elle n’ira pas jusqu’à demain, allez tiens, prends, avale, allez, bravo. Mon estomac se contractait, oui, de la mortadelle, oui, merci. Tu ferais mieux d’aller revoir ton ami Rachid qui lui au moins a trouvé à se faire prendre comme réceptionniste au TNS, dit-elle, tu ferais mieux d’écrire un mot à Charles Berling qui t’avait reçu chez lui, tiens, reprends de la mortadelle, tiens, avale. Continue comme ça, mon vieux, bravo, continue comme ça. Parfois je me disais qu’elle ne restait avec moi que par peur de ne pas récupérer le fric qu’elle m’avait avancé pour le matériel vidéo.

Après c’était le soir et il s’est passé ça : Ma copine me regardait fixement en silence. Il ne restait sur la table que la boîte de sel, une boîte bleue. J’ai pris la boîte, me suis versé du sel dans la bouche. Elle a giflé la boîte, qui a volé à travers la pièce, projetant un éventail de sel. À la nuit tombante, le sel sur le plancher s’est mis à luire d’un reflet étrange et froid. Plus tard ma copine était pelotonnée, immobile, sur sa chaise.

Et moi je repensais à la fois où j’avais bu un verre avec Berling, et aux gens qui se retournaient sur lui, se le montraient mutuellement, et j’avais su à quel point je voulais, oui, être connu, être reconnu dans un bar restait la grande récompense du service public, partout où aller pouvoir s’attendre à être d’un moment à l’autre reconnu, regarder les gens libérer cette autre personnalité qu’ils ont, les filles surtout, devenant de petits satellites dotés d’antennes hypersensibles, oui, la célébrité était un phénomène lié au mysticisme, à la religion, carrément, comme sur les tracts, quel pouvoir secret possède donc cet homme ? C’était clair, oui, la célébrité mettait en jeu le potentiel cosmique des gens, le bien que ça devait faire, quel était le mot, oui, providentiel, voilà, qu’est-ce que ça devait être providentiel, je pensais. Je me suis levé.

Où tu vas ?

Travailler.

Le même genre de travail que la nuit dernière ?

À ce soir.

J’ai essayé de revoir les anciennes vidéos, reprendre ma routine mais pas moyen, je n’accrochais plus. Même pas écouter de la musique, même pas Bashung, ou lire un magazine. Je ne pouvais rien faire d’autre que regarder la dernière vidéo, en tirer d’autres photos. Ce n’était pas du porno, et ce n’était pas esthétique, c’était, comment dire. En tout cas rien d’artistique. Et, pourtant, ces images asséchaient la gorge, faisaient trembloter les doigts. Excitaient et angoissaient en même temps. Je ne pouvais rien faire d’autre que d’y revenir. Ne pourrais démarrer rien d’autre tant que je ne m’en serais pas rassasié.

Je savais que Serge ne la rejoignait que le soir, il me l’avait dit, que dans la journée il était au centre-ville, du côté de La Laiterie. Et de toute façon je pouvais prendre le risque. Dans les rues, je me souviens, je faisais attention de traverser aux mêmes endroits que la première fois.

En me retrouvant devant son entrée, je tremblais à l’intérieur, je n’arrivais pas à me voir lui reparler, ou c’était à cause des confidences de Serge, les dégâts qu’elles avaient provoqués en moi. Je veux dire qu’à moi aucune fille n’avait jamais fait ni dit rien de pareil, non, à moi, rien de pareil, jamais.

Être à l’aise avec elle, essayer, lui faire comprendre que, quoi, mais lui dire que j’ai travaillé tard pour son idée, que je ne veux pas ni la violer ni faire problème ni rien, la dernière chose que je voulais, mais l’entendre me parler, la voir bouger, j’aurais dû lui amener un cadeau, une bague en argent, non, pas une bague en argent, un poulet rôti, elle préfère sûrement un poulet rôti, l’écouter me sortir ce qu’elle voulait, en buvant sa bière, et si elle voulait s’endormir avec le décapsuleur dans la poche arrière de son jean, si elle a une poche, si elle a son jean, faudrait pas en faire cas, non, aurait fallu lui acheter un bon poulet rôti.

Elle m’a ouvert, n’a pas eu l’air étonné de me voir, salut. Je lui ai dit que j’avais apporté des photos, je lui ai montré ma grosse pile, pour prouver.

Elle avait le même T-shirt que l’autre nuit, quand elle avait eu un T-shirt, ce qui lui donnait un air familier, comme si on était de vieux amis, mais elle n’avait pas son jean.

Elle a passé un peignoir, comme si je n’avais jamais vu ses jambes. Elle m’a donné une bière, on s’est assis sur le matelas. Elle ne regardait pas ma pile posée devant moi, ne semblait pas pressée de voir le résultat. Mais on savait qu’il faudrait bien qu’elle le fasse. Elle a posé sa bière, elle a pris les photos, les a examinées, une à une, longuement. Et elle a recommencé. À plusieurs reprises.

C’est ce que tu voulais ? j’ai demandé.

Je ne sais pas.

Tu ne sais pas pour les photos ou tu ne sais pas ce que tu voulais.

Ah, parce que toi tu fais une différence. Et toi, ça doit être ce que tu voulais, toi, non ?

Moi, je ne veux rien, quand je travaille, je n’attends rien, ni des autres ni de moi, c’est même une des conditions, tu vois.

En tout cas, merci, c’est du bon travail. On t’a pris de ton temps, ton film, le papier photo, les produits et tout. En fait je ne sais pas comment te remercier. Si, je sais. Viens.

Elle m’a emmené dans une autre pièce, à côté, sombre. Où j’ai reconnu, par terre, certains cadeaux de Serge. Solidement fixé au plafond, se trouvait un trapèze. Devant la fenêtre aux volets fermés. À travers les interstices, j’ai vu que ça donnait sur rue. J’ai reconnu la rue. Elle m’a montré comment elle savait faire du trapèze. Pour ce faire, elle avait ôté son peignoir. J’ai regardé, sans gêne, sans mauvaise pensée, j’en jurerais, sans pensée, je n’en perdais pas une miette. Elle a laissé tomber, d’un coup, est retournée dans la première pièce plus claire avec le matelas. Elle a repris la pile de photos. Les a toutes regardées longuement sans rien dire. Je n’arrivais pas à sentir si elle voulait que je reste, fasse quelque chose ou quoi. Normalement je sens bien ce genre de choses, mais là non. On aurait dit qu’elle n’avait rien trop contre ma présence mais n’y tenait pas absolument non plus. Elle semblait penser que je n’avais rien de mieux à faire. Et qu’est-ce que j’aurais pu faire de mieux, de toute façon. Comme si pour moi quelque chose venait de se terminer.

J’ai la chair de poule, m’a-t-elle dit, tu as remarqué ? Bien sûr, j’avais remarqué, bien sûr, je craignais qu’elle parle de sa peau et évidemment j’avais envie, mais le silence n’était pas mieux, assis comme ça avec elle sa peau si lisse et si blanche, elle n’avait pas remis son peignoir. Et les fameux mots me revenant, la piquante odeur de levain, le goût de yaourt au petit lait, je fermais les poings et les serrais, mes ongles s’enfonçant dans mes paumes, jusqu’à ce que la douleur me fasse un peu frémir. Quand elle se levait prendre un cendrier ou une bière et qu’elle retombait pour s’accouder sur son coussin, sa chevelure faisait comme un panache, ou les rayons d’un soleil. Je me rejouais le mouvement des dizaines de fois dans ma tête, jusqu’à ce qu’elle retombe si lentement que des flopées de minutes passaient. Rythmées par le mouvement de nos mains allant et venant de nos lèvres au gros cendrier en inox.

Le jeune chat est apparu, a miaulé comme si on allait lui donner à manger, elle a ri, elle a dit qu’elle lui donnerait plus tard, le chat s’est éloigné, comme s’il avait compris.

Elle a mis la télé et l’a éteint tout de suite. Et s’est levée et s’est rassise. Puis s’est mise à me bombarder de questions sur les gens que je connaissais, le nombre d’amis que j’avais, et qu’est-ce qui me plaisait chez eux, et ce qu’on se disait. Au début, je lui faisais des réponses brèves de peur de l’ennuyer. Mais elle m’a dit qu’avant elle voulait juste s’amuser mais que maintenant non, et personne ne lui avait jamais donné de vrai conseil, elle savait qu’elle avait quelque chose en elle mais sentait qu’il fallait qu’on la pousse, et la corrige, elle voulait une raison de se lever avant quatre heures de l’après-midi, une raison de ne pas aller chercher dans le frigo une boîte de glace aux fruits rouges et de revenir sur le matelas pour la manger en entier en regardant un bout de feuilleton à la con à la télé. Elle a dit qu’elle ne connaissait personne qui avait un vrai boulot ou qui faisait un truc intéressant, tous les gens qu’elle connaissait ne s’écoutaient pas les uns les autres, passaient leur temps à chercher quoi faire le soir et ne parlaient jamais de rien et elle en avait marre, du plaisir ou de la facilité.

Tout en regardant toujours les photos. Puis elle me les a tendues.

Toi, qu’est-ce que tu y vois, dis-moi, à toi, qu’est-ce que ça te dit.

Ma foi. Je ne sais pas. C’est pour ça que. Mais toi, dis, d’après toi.

Moi ? elle m’a regardé, sans rire, au contraire. Elle a allumé son briquet. L’a approché d’une photo.

Tu es sûre ?

Oh oui. Je crois que. Longtemps que je n’ai pas été aussi sûre d’un truc.

On les a toutes brûlées, on s’est un peu brûlé les doigts, on a roussi un coin de coussin.

Et on est restés assis sur le matelas. On a encore un peu parlé. Surtout elle.

Elle a dit : Son truc, à Serge, c’est qu’il est un séducteur, et nous, les filles, tarées en plein, on n’attend que ça, d’être séduites, on adore ça, sentir qu’on est sous l’emprise, forcées de suivre, le côté putain ça y est je tombe amoureuse, le truc c’est que la plupart des types n‘ont pas d’imagination, lui, au moins, pour ça, c’est même en fait son défaut, à force, à lui, un soir il me ramène les fleurs d’un îlot, un soir il ne me voit pas, un soir il fait briller mes chaussures avec la manche de sa veste, un soir il me dit que les mecs la plupart n’ont rien capté au film et il m’embrasse pour bien me montrer que lui c’est autre chose.

Elle a dit : Moi, mon truc, c’est que des fois j’ai travaillé au centre-ville, des ménages, ça m’a appris ce qu’était une fourchette à poisson et que le pamplemousse se mangeait en entrée à la petite cuillère, les gens me faisaient parler pour rire en singeant ma façon de parler, quand ils en avaient marre ils m’accusaient d’avoir volé une fourchette, ce qui n’était pas toujours vrai. Pourquoi on parle de ça ? Tu veux voir le plus beau cadeau qu’il m’a offert, Serge ?

Et là, elle a sorti d’un grand sac plastique une douzaine de guirlandes faites de bouts de papier découpés gauchement. Impossible de ne pas penser à des myriades d’oiseaux-mouches. Et elle s’en est, pour rire, mis une sur la tête, et s’est mirée. Et s’il fallait essayer de donner une idée de ça. Dire que les étoiles dans sa crinière se perdaient, là, dans le miroir d’un doux incendie, plus fort que l’ombre et reparaissaient dans ses yeux, mais si loin, déjà, du présent. Et d’ici, si loin.

++++

Quand je me suis levé pour partir, elle m’a demandé : Tu vas au bar, là ?

Non, je crois que non. Et je sens que je n’y retournerai pas de sitôt.

Hyper-étrange, non ?

De ne pas retourner au bar ?

Toute cette, je ne sais pas.

Je lui ai dit que, bientôt, si elle voulait venir, pour voir, j’allais filmer un copain qui travaillait comme réceptionniste au TNS.

Elle a dit qu’elle ne croyait pas. Qu’elle pensait que je n’irais pas le filmer, ce type, ni lui ni plus personne.

Ah bon. Alors dans ce cas. Est-ce qu’elle ne voulait pas faire quelque chose pour moi. De temps en temps, le soir, pas tous les soirs mais, disons certains soirs, si elle voulait, qu’elle fasse du trapèze avec sa fenêtre ouverte. Et je lui ai précisé l’heure. Que je ne veux pas dire ici. Que je n’ai jamais dite, à personne.

Parce que ce soir-là en sortant de chez elle, en marchant dans les rues, seul, je m’étais senti, oui, hyper-étrange.

Et parce que, depuis, les soirs, je sais exactement sur quel bout de quel trottoir de quelle rue me placer pour attendre. Et voir toutes les fenêtres des maisons encore illuminées, puis peu à peu les rideaux se tirer, et les volets, et la façade grise se dresser dans la rue noire, et puis il n’y a plus qu’une fenêtre aux volets ouverts, et à un moment j’y vois danser une silhouette qui, du fond de la pièce, remonte vers la surface des vitres, un léger éclairage l’illuminant de dos, la fait paraître comme un lis éclatant de blancheur à la lisière des pétales, sombre au cœur du calice, je ne vois pas son visage, mais une grande traînée argentée où le va-et-vient des mains semble lever des essaims de petits oiseaux-mouches.

Alors donc. Moi, les autres, même genre. Autour du vieux tank repeint. Et on ne va pas tarder à se redire qu’ici c’est excentré, que c’est pour ça, tout ça, à cause de tout ce temps où il n’y a pas eu d’investissement, alors voilà, déclassement, déshérence, abandon, paupérisation. Mais bon. Là, ça recommence à bouger, un peu. Et nous donc. On ne va plus trop tarder, à bouger. On commence à y penser. Des griffures d’avions se diluent dans le ciel. Deux espèces de vigiles passent sur le trottoir en face, aucun intérêt. Mais ils passent, scrutent. Ils espèrent voir quoi, les casseurs de Volkswagen assis là en train d’admirer leur butin ? Peu importe, ils sont passés. Le dernier soleil atténue tout, les visages même, les nôtres même. Et les bruits, bonnes vieilles heures vacantes, bref. Je savais que là j’allais trop m’éterniser. Rues calmes, échos du bar. Moment ni malheureux ni heureux, moment qui simplement arrive, avec nos airs de savoir ce qu’il en est. À voir encore quelques touristes pressées, attardées, celle du milieu pas mal, à instinctivement soupeser, estimer, envisager si oui ou non ou peut-être, à s’en vouloir de cette manie, vraiment débile, à se dire à sa décharge que neuf fois sur dix on regarde le visage avant le corps. Et le temps coule. Tandis qu’on rumine encore un peu son histoire, chacun la sienne. Depuis combien de soirs, déjà. Le temps stagne comme un étang mort. Peuplé de fantômes. Personne l’a retrouvée alors, redemande l’un ou l’autre. Quoi, se dévoue à demander l’autre ou l’un. Pour s’entendre répondre : Ma libido.



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1ère mise en ligne 24 mai 2013 et dernière modification le 24 janvier 2014.
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