contribution auteur | Pietra Balsi

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Pietra Balsi. Biographie sans intérêt ni importance. Blog : pietrabalsi.blogspot.com

Ses contributions à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 6

Quand, par l’imposte rectangulaire au dessus de la pleine porte, une marquise et un ciel. Quand, depuis l’angle obtus et obscur de la cuisine, le regard comme un cône, un angle ouvert fasciné, sur ce rectangle de vitrage taché de sable et de poussières jetés là par l’humidité, le vent, les pattes d’insectes. Tronquée par le cadrage, les vestiges de la marquise, la pointe de sa jupe : auvent de barres plates de fer rouillé, du carreau cathédrale manque, des lianes sèches de vigne grimpante traversent, suspendent leurs branches ligneuses, le tout tient comme en équilibre sur la patte d’une volute forgée d’une double lame tout aussi rousse de corrosion : par un crochet en S, y suspendre dès le début de l’hiver des boules graisseuses de graines, pour les oiseaux. Puis attendre. Ciel blanc du matin, tip tip d’un rouge-gorge à l’approche, il ne sait piqueter comme la mésange charbonnière en rappel le long de la ficelle, tête en bas : préparer un autre dispositif pour le rouge-gorge, et hors d’atteinte des chats, peut-être une planchette fixée dans la double barre, une éclisse... Éclisse, par la forme, l’outil pour la tenir en forme, des tasseaux, serres-joints à vis de bois, comme de gros boutons, toute une caisse, pourquoi ne pas avoir accepté, en souvenir du vieux luthier... Construire en quatre parties, empilées, déboîtées, dédoublées, en quinconce, en frottement, par érosion... Deux arbres de même espèce se blessant mutuellement sous la balance du vent finissent par fusionner. Le chêne ferait la basse, qui sait la voix d’un chêne, pourquoi l’entendre si bas ? Une voix de femme en mélodie, non pas très haute ni aiguë juste plus claire que les autres, au dessus, un dessus, voix de dessus. Non pas bavarde et véloce, que savent jouer les mains qui ne jouent point chaque jour, quels souvenirs d’accords dans la paume gauche, et l’incendie entre les phalanges des métacarpes, les jours gâchés aux travaux substantifs, les nuits écourtées par le silence qu’il faut faire... Le chêne en bas, le dessus et le remplissage, on disait ça, le remplissage, quelque chose d’un mix entre contrepoint et harmonie, avoir tout oublié, ne savoir plus rien... Une autre mésange dans la toile de ciel encore blanche d’aube picore tête en bas, jette coups d’œil rapides… Quels souvenirs de savoir ont fusionnés, écriture de musique frottée contre écriture de texte, au fil des ans des vents du temps, on ne sait... Avoir trop su et ne plus savoir rien. Et vouloir savoir d’autres choses, les rouges-gorges ne se suspendent pas la tête en bas pour grappiller quelques graines, et se souvenir qu’ils sont, bien plus, insectivores. Émietter une boule de suif, des fruits secs, des vers séchés sur une planchette coincée dans la volute... Le rythme, que penser du rythme, celui du départ, du milieu, des variations, un quatre quatre, un six huit, alterner lent rapide modéré, faut-il donc penser à tout ou laisser faire, laisser venir... Donc le chêne en basse, le dessus, le rythme comme les doigts les voix voudraient ou danser, ou fuir, ou s’alanguir, et ce qu’il faut compacter... La planchette devra comporter des bords sinon les graines, les fruits les vers séchés tomberaient et les chats à l’affût... Le ciel bleuit. Nul ne se nourrit, suspendu entre ciel et marquise, à la boule de suif. On ne meurt que deux fois : en naissant, en mourant. Aussi bien, on ne naît que deux fois : idem. Entre, on ne sait pas, est-on venu à la nourriture substantielle d’un coup d’aile et reparti trop vite, à raison de ne savoir se tenir tête en bas. Il a fallu passer à autre chose. Non sans, d’un furtif coup de bec, emporter quelques grains. Et puis ? Que parle la voix de dessus ? Une pédale de loop. Ce qu’il faudrait, puisque la fugue du début à la fin incendie les métacarpes et ce ne serait plus la fugue, mais qui le saurait, arracher de la fugue ce qu’on veut, greffer ce qu’on veut, à nos seules oreilles, quand plus personne ici, un peu de cœur de bois d’érable et d’épicéa jointoyés d’éclisses et l’archet-crayon, la voix du dessus écrit d’instinct ce qu’il ne faut pas raisonner. Les passereaux se connaissent-ils guettés par le chat. Un avion muet passe minuscule dans le bleu devenu tout à fait bleu, écaille iridescente du soleil invisible. Faire confiance à ce qu’on ne sait pas savoir, et si on ne sait qu’en faire, alors, avoir raison d’attendre d’être seule, dans le cas contraire il se pourrait croire que la voix du dessus sache quelque chose que nul par ici ne sait. Parfois, il ne faut pas grand chose. Quand le verdier est arrivé au printemps dernier, on a dit à voix haute « verdier » et il s’est dit : quelle prétention, quel enfantillage, ou toquade, ou etc. Ne rien dire alors, est-ce bonne voie. Faire au secret. La tablette pour le rouge-gorge, l’accord dans les métacarpes et boucle loop, et balancer le corps au bout d’une ficelle sous un chêne vieux près le cabanon rabiboché. Un vent léger bouscule les lianes sèches et le suif aux oiseaux. Urgemment se décider à porter aujourd’hui ceci ou cela, de clair ou de sombre, de chaud, de lisse, ou de frais. Passer sous une cascade chaude, ne pas oublier ceci ou cela d’utile au jour qui absentera du coin obtus du vitrage jusqu’à la tombée... Quand, par l’imposte rectangulaire au dessus de la pleine porte, depuis l’angle obtus et obscur : une marquise et un ciel. La boule de suif a perdu un quart de sa sphère, la lune la poursuit dans l’encre du vitrage sale. Personne ne regarde plus. Le rouge-gorge n’a pas besoin d’être contemplé, ni la mésange,ni l’arbre vieil près la maisonnette rabibochée. Les quelques voisins passent vite, en voiture, le virage du chemin mal carrossé contourne le bosquet, jettent-ils un regard à la façade tapie dans les feuilles sèches et l’humus, saluent-ils le chêne. Que disent-ils à la voir se rendre là, tourner autour du cabanon, mesurer la circonférence du tronc, s’asseoir sur les talons. Ils ne regardent pas, sauf la route, l’heure au tableau de bord. Les oiseaux n’ont nul besoin de regard, ni l’arbre. Ils sont. Présents par les sons qu’ils génèrent, gazouillis, froissements, chants, silences. Invisibles et sonores. Personne n’écoute. Ce qui n’a plus d’importance. Peu leur chaut à l’arbre, à l’oiseau, eux qui, aux deux extrémités du temps, long, court, court, long, sont. Tant qu’ils ne dérangent pas. Même pas peur, ni de la tronçonneuse, ni de la glu, ni de l’éternité. Fragiles de leurs seules souffrances au moment venu... Basse de chêne, dessus de rencognée, rythme boiteux, et les empilements bancales. Que cela ne tiennent qu’une poignée de, 932 120 milles ans, la marquise n’a point fini de s’effondrer, le ciel passe de nuit à jour, le chêne vert jamais ne perd ses feuilles, les rouges-gorges et les mésanges vont et viennent, on ne sait où, on les entend et le silence entre.

proposition n° 5

Dans la ramure claquent comme draps les ailes des colombes sombres, bruissement des feuilles ovales arrachées dispersées elles s’éparpillent heurtent, bois morts squames écorces dégringolent, ce fatras, claquent désordonnés les taffetas gris, satin mordorés de violine, ailes combattantes des colombes sombres... Ramiers,[Ramje] oiseaux rameaux, aux saisons douces roucoulent roucoulent roucoulent... ici le chêne, ici le chêne, ici le chêne, qui a des oreilles comprenne les voix non-humaines, ici ici ici, claquent les ramiers satin raide, tremblements dans la ramure, oracle, oracle des colombes divines... Chante, déesse, l’ire d’Achille Péléïade, colère funeste qui causa tant de malheur... tremblements bruissements, les lèvres des feuilles chuintent au vent ronflant descendu des monts, crépitements craquements au lourd souffle jaune des entrées maritimes, sable précipité mitraille mille et mille et mille et mille vertes dentelées luisantes... quersus ilex, quersus ilex... Fracas, fracas des armes de guerre, airain bronze se choquent... les brebis inquiètes appellent et le pâtre sifflote au vent mauvais, l’orage grogne... les pendus furent rois, cent et cent et cent vieux rois, aux vénérables fourches balancent les vénérables rebelles, grince corde contre écorce, cris, implorations, la loi et les jeunes rois bavards... au pas au pas cheval d’empereur, au petit trot à contretemps mais de peu, dans les aplats rugueux et les plaines feutrées, au pas cheval d’empereur, depuis le rivage de la mer trop bleue, les lames caillouteuses des flots, gravis tout doucement et vitement cependant la route des cols, oracle de l’yeuse, au galop au galop dévale sur la vallée où les hommes font bruits du monde... goutte, goutte sous la large frondaison le sang de la bête blessée, celle à l’hure dure, gémissez biche et cerf, halète et crève seul dans la nuit diamante le chien de chasse égaré, couinez bêtes au feu brûlant de la flèche sifflante, et glapissez à la détonation qui allume brasier à vos chairs déchiquetées... cours, cours sans parole femme perdue tes pieds nus roulent des pierres et brisent les taillis, ce qu’ils crient fort ceux qui te poursuivent avec leurs visages de haine et de peur, hurle et fais-leur face, dos contre l’archaïque chasne dont cliquette l’écorce qui se fend d’un coup sec, et dont siffle la pâle chair fibreuse qui s’effile et s’écartèle sous le poids brindille de ton corps d’hamadryade avalée pour 932 120 ans, la sève pulse, pulse verte dans tes veines et le sang, lequel dégoutte à force de dessous la dure écorce... Ce petit air, un air venu de si loin, par dessus les montagnes et les fleuves, un air d’épicéa et d’érable et de résine et de crin, un air de gouge et de rabot et de lime, un air de château et d’endeuillé, cela court et se poursuit et résonne sur les bois assemblés, colle et tasseaux, se rattrape et se renverse et s’empile quatre à quatre, viens, viens garçonnet aux yeux baissés sur le clavier feinté, un homme emperruqué et possédé émousse sa plume contre une muraille de papier, et qu’est-ce donc ce guttural haut perché et ces martèlements sur les parquets de chêne cirés de la principauté... vrille, vrille et grince dans la cuisine le tabouret de dessous les chevilles croisées dénouées, et sans un mot humain prononcé elle court court la rencognée, et dévale dans un souffle l’escalier, et hache de thé froissé les feuilles sèches des ans passés, au bosquet musiqué où sous le vieux chêne oraculaire rugit muettement une petite façade rabibochée.

proposition n° 4

1/ Depuis et par le lieu se mettre en route : la façade du cabanon. Ne saurais le redire autrement, avec une poétique, si l’on peut dire, déjà posée dans la proposition 1. L’intuition interrogée pense que tout se joue là, ici, à cause de la porte restée ouverte, toujours ouverte, et de ce perron qui n’en est pas un et qui s’enfonce dans la pénombre. Et d’autres images mentales se sont imposées, dont on ne sait encore comment les agencer les unes aux autres, ni se passer d’aucune d’elles : elles s’y refusent catégoriquement, veulent être prises en considération, avec sérieux – elles auraient chacune un rôle –-. Aussi les nommer : un personnage, une femme (puisque “elle”) attend, et on sait alors, avec fulgurance puisque cela vient en l’écrivant, qu’elle attendrait une sorte de ferveur ; un chêne millénaire rencontré voici peu (en temps humain) et on ne sait pourquoi cette rencontre obsède (et on se laisse prendre aux demandes du petit empereur, de la sorcière, du pendu, de la bête blessée, de la glaise prélevée) ; Wilhelm Friedemann Bach enfant de dix ans, et peut-être son père, y réfléchir, il s’en parle plus loin (et voilà que le jeune Prince Léopold en sa minuscule principauté trépigne) ; le dodo, si présent depuis sa rencontre : la part peut-être fantastique, ou merveilleuse, ou hallucinée.

2/ Aussi les enquêtes, déjà en cours. Pour le lieu, pourquoi ce cabanon de pierres rabibochées ici et ainsi, devant chez soi, sans clôture, alors que tout l’est, dans ce pays-ci, clôturé, etc. : interviewer le propriétaire de la parcelle, consulter encore les vieilles cartographies, d’autres livres et articles pour une histoire plus précise du territoire en question, et se rendre au cabanon, aller y voir encore, regarder les détails ; le personnage femme s’interrogera matin et soir (lui donner impérativement un délai) ; le chêne millénaire fait ouvrir quelques livres de dendrologie, des études sur l’histoire du paysage par J.R. Pitte, des ouvrages de Francis Hallé, Christophe Drénou et appelle les méninges à se souvenir de lectures passées, dont la plus récente reste vive (Richard Powers) ; le chêne millénaire (bis) demande confirmation par un homme des arbres, courriel envoyé ; Les Bach en cantus firmus pour cette fugue-ci et pas une autre : la retravailler, la jouer pour comprendre (ou pas) ; du dodo n’en sachant rien on a dit beaucoup du peu qui se sait : laisser déraper ? (il manquerait nonobstant de le pouvoir toucher).

3/ De tout ceci, au moins un point commun qui tient (semble tenir) le faisceau d’images très mentalisées, finalement : l’invisibilité. Mais peut-être pas seulement.

4/ De tout ceci ne savoir qu’en faire, qui ne se révélerait à leur auteur que durant la construction (et l’auteur l’espère). Aussi grandes interrogations sur la construction qui serait l’objet à faire. Quelque chose tire cependant vers les Fiori musicali, et aussi ce qui a été vu et lu et entendu — encore que l’ouïe soit en débilité sur cette histoire — qui sont Fiori et aussi certaines euphories (intellectuelles et animales) ; quelque chose tire vers la fugue comme l’écurie appelle le cheval à la fin du fatigant travail. D’autres chemins possibles ?

proposition n° 3

Des drontes, n’en sachant rien ou si peu, il a été dit beaucoup et pas assez, aussi l’on cherche encore. Si bien que du pluriel l’on n’use plus guère depuis fort longtemps, 1688 environ, optant pour le singulier, soit dronte de Maurice et non pas solitaire de Maurice puisque ce n’est point lui, bien qu’il le fût, écrit-on quelque part, du genre solitaire. Donc le dronte mauricien. Ce qui n’évoquera rien auprès des gens, hormis une poignée sur cette terre, qui saurait un peu plus que, serait allé un peu plus loin que : par exemple la lecture d’une information donnée par un cartel collé au bas de la vitrine de quelque musée d’histoire naturelle, ce qui ne se dit plus, musée d’histoire naturelle, en place s’érigent des scénographies de noires lumières dans des cubes de béton climatisés, le tout voulu comme convergence de, où, peut-être et pas seulement, expression d’une volonté soudaine d’augmenter les connaissances et savoirs de l’urbaine humanité, co-naissances distillées in extremis auprès des parents actuels et conséquemment à leurs progénitures, celles-ci agglutinées autour des écrans tactiles au chevet d’une vitrine, celle du dronte mauricien. Puisque seuls quelques illuminés oseraient, qui la nomenclature ancienne Raphus cucullatus, qui celle d’un Linné repenti Didus ineptus, quand l’homo sapiens de cet anthropocène commençant (ou finissant déjà), pour de vrai quelques spécimens, proportionnellement, usent du vernaculaire dodo et ceci avec un sourire indulgent ou bien, au contraire, avec cette récente lueur inquiète dans le regard, et celui-ci s’en retourne aveugle en dedans de son humeur vitreuse et blanchâtre, puis en dedans encore de son cerveau grisâtre à l’abri, pense-t-il, de cette friable boîte crânienne elle-même irriguée d’un sang définitivement industrialisé, et anticipe-t-il alors sa propre et inéluctable mort prématurée et souffreteuse par extinction, ceci du fait de ses agissements et sottises, puisque le dronte mauricien, autrement dit le dodo, n’aura lui-même survécu que de 86 années à sa première rencontre sur l’île aux Bénitiers avec l’homme armé, armé d’un vulgaire bâton.

L’amiral Cornelius Jacob Van Neck, de la Compagnie néerlandaise des Indes, rapporte en 1599 dans son journal de bord intitulé Het Tweede boeck : « la dite île est fort fertile, aussi fort peuplée d’oiseaux, comme tourterelles en abondance,de sorte que moy et encore deux des miens,avons prins en un après-disné plus de 150, et si eussions voulu remplir nos charges, en eussions prins et tuez des battons en plus grand nombre. Il y a aussi un nombre infini de perroquets gris, & aussi autres sortes d’oiseaux de la grandeur de nos Cignes, etrangement testus, & sur la tête peluz à l’instar d’une chapette, & sont sans ailes : mais en lieu d’ailes ont-ilz 3 ou 4 plumes noires, et au lieu du Cap, ont-ils quatre ou cinq plumettes crespues de couleur griseastre. Ces oiseaux furent de nous nommés oiseaux de nausée, partie pour ce qu’ils devoyent si long temps cuir, voire fort coriaces, mais estoient medecine pour l’estomach et la poictrine, partie pour qu’eumes assez des Tourterelles, qui étaient beaucoup plus délicates et favorables » ; un autre amiral publiera 46 années après son propre voyage : “Nourriture que l’on cherche ici et créatures à chair ou à plumes / Du jus des palmiers, des dodos ronds /Tandis que le perroquet soutient qu’il pipe et hurle / Et parce que d’autres tombent aussi sur les cages.” Entre 1601 et 1662, d’autres – officier, ambassadeurs, explorateurs – témoignèrent et abondèrent ces deux prescriptions alternatives quant à la comestibilité du dodo. Aucun n’accosta personnellement.

Le premier dessinateur anonyme du dodo croqua celui-ci en 1598 comme un enfant l’aurait fait, d’après les descriptions fabuleuses données par les équipages des flottes néerlandaises puis françaises. Ces dessins, reproduits, arrangés, gravés, firent le tour de l’Europe, agrémentant les rééditions des récits de voyages jusqu’au 19e siècle. Le second, nommé Laerle, artiste embarqué de gré ou pas, fit quatre croquis sur le vif — profil gauche, profil droit, trois-quart — de la pointe d’une mine de plomb ou de charbon, et un tombeau : le corps inanimé repose sur le côté gauche, pattes déjetées en équerre, la fente morne de l’œil, le masque comme de cuir, le bec gros terminé en pointe recourbée. Le troisième, Ustad Mansur, photographia avec minutie vers 1625 la robe de plumes frisottées, en la ménagerie de l’empereur Kahangir, premier des Moghols ; un quatrième, après ce ne fut que plagiat, combina les diverses images circulant alors avec les restes momifiés et corrompus conservés par le Saint-Empire : dans ces représentations d’un paradis déjà perdu, Roelandt Savery, pour ne pas le nommer, peint six fois de la même manière un sujet dodu — à l’air stupide, aux chevilles épaisses — relégué dans le coin droit et bas du paysage édénique.

Un bègue inconnu, le révérend Dodgson, écrivit : Le dodo proclama soudain “La course est terminée !” et ils se pressèrent tous, tout essoufflés, autour de lui pour demander : “Mais qui a gagné ?” A cette question le Dodo ne pouvait répondre avant d’avoir mûrement réfléchi, et il se tint pendant un assez long temps coi, un doigt sur le front (pose dans laquelle on voit d’ordinaire Shakespeare sur les tableaux qui le représentent), tandis que les autres attendaient en silence. Enfin, il déclara : - “Tout le monde a gagné, et tous nous devons recevoir des prix”.

Si je rencontrais dans la rue ou sur une plage ou dans un bois un dodo, peu sûr que je le reconnaisse, ou bien quelque chose dans son regard de l’éternité, comme de celle qui se rencontre dans les yeux cernés des tortues, des baleines, quelque chose de calme et doux, occupé de l’instant. Je l’aimerais tout de suite, puisqu’il est laid, non pas de laideur, mais de ce contraire aux attentes des autres. Je le saluerais, ne me pencherais pas, pour connaître son vrai nom, sur le cartel ou la tablette numérique qui ne seraient pas accrochées à son cou. Puis je le prendrais par sa petite aile atrophiée, et nous irions à petits pas jusque sous le chêne de mille ans, et nous nous assiérions, lui perché sur une grosse racine affleurante, moi le dos contre l’écorce noire, et nous regarderions le ciel par-delà les ramures contorsionnées. Nous nous tairions longtemps. Alors, parce que l’air serait encore tiède de la fournaise éteinte et la terre âcre de sève, ou bien qu’une brise chargée de sel remuerait les feuilles dentelées et les plumes frisottées et mes cheveux sur mon front encore moite, il raconterait les bénitiers, les tourterelles délicates et les hurlements des perroquets, et les palmiers comme cirés, et les bâtons, et les cages dans les cales, et son frère ou son fils inerte sur une planche, et les éléphants moghols, et ce réduit dans Londres où défilaient les visiteurs pour une pièce d’or, et je poserais un doigt sur son gros bec, rajusterais le capuchon de cuir, et nous resterions immobiles et silencieux, aile dans l’aile, nous connaissant pareillement stupides et condamnés, et nous nous endormirions là, rêvant de concert à ne point nous éveiller jamais l’un sans l’autre.

proposition n° 2

Karl Geiringer, en 1966, consignait : « quand Friedmann eut atteint sa dixième année, survint un événement qui interrompît tragiquement l’existence idyllique que les Bach menaient à Köthen ». C’était en 1720. Bach écrivit une seule cantate pour la chapelle du Prince d’Anhalt-Köthen, ainsi qu’une poignée de préludes fantaisies et pastorales pour l’orgue. Comme le Prince Léopold attendait de la musique plus d’agréments que d’élévation, et comme il se révélait excellent baryton et claveciniste, Bach le contentait. On inventoriera non sans mal, quelques cent cinquante ans plus tard, inventions sinfonies suites préludes mélanges et sonates dans tous les styles. La minuscule principauté n’hésita point à la dépense pour l’excellence de quelques violons Stainer, d’un clavecin double, d’une nouvelle réfection de l’orgue par Wender lui-même, ni aux appointements conséquents d’une vingtaine de virtuoses venus de Berlin et Brandebourg où le puritanisme réclamait jusqu’à l’austérité musicale.

Le jeune prince en sa petite principauté ne vivait quant à lui que d’un grand désir de musique.

Karl Geiringer rapporte que de retour d’un séjour de deux mois dans une ville d’eau de Bohème où s’était transportés prince cour et orchestre, le kapellmeister connut seulement au perron du logis familial son veuvage. Parmi les quatre enfants désormais orphelins, âgés de cinq à douze ans, seul Friedmann, alors âgé de dix ans, donnerait vieil homme le récit succinct de l’événement : une soudaine et foudroyante maladie, la mise en terre le 7 juillet 1720 de Maria-Barbara, soprano à la cour de Köthen. On dit que dans sa grande douleur, Bach écrivit alors la chaconne pour violon. On dit par ailleurs que celle-ci fût en chantier dès 1717.

D’aucun tiennent pour avéré le voyage à Milan — avant 1717 — du jeune Léopold, voyage dont il revint en son château avec grand nombre de musique imprimée, italienne et flamande, mis à disposition du maître de chapelle. De fait, on inventoria plus tard à Leipzig, dans la bibliothèque du défunt Bach, les Fiori Musicali copiées intégralement de la propre main du cantor. On sait aussi qu’il entendit Buxtehude à Lübeck en 1707.

Il se compte le chiffre extravagant de 354 mesures de fugue pour la sonate 3 en ut majeur pour violon senza basso, manuscrit définitif recopié de la plume de Bach en 1720. La plus longue fugue jamais écrite pour cet instrument comporte, parmi d’autres procédés, le renversement, des fausses entrées, des expositions en strette, en strette serrée, en augmentation et même en diminution sous forme de fantaisie. Chaque section de quatre mesures figure la voix d’une fleur, à la fois antique et moderne, sur un motif d’antienne à contre-motif chromatique.

On ne cessera toutes les possibles et impossibles figures imaginables et inimaginables soumises à un archet frotté sur quatre cordes tendues au creux de l’épaule gauche.

Aucun journal, aucune lettre personnelle de Johann-Sebastian Bach ne sont parvenus de ce temps révolu.

On dit aussi qu’il ne pleura point, la mort lui prenant l’écot d’un enfant sur deux en bas-âge. On affirme que la fugue de la sonate 3 pour violon senza basso épuise sur 354 mesures le choral luthérien donné dans l’Ergurt Enchiridion pour Pentecôte : Kom, Heiliger Geist, Here Gott.

Le 1er juillet 1784 à Berlin, Wilhelm Friedemann Bach, le plus doué des enfants Bach, mourut dans le dénuement

proposition n° 1

Sans le débroussaillage du bosquet il ne se serait rien vu, rien de plus de ce qui se laissait deviner, une si petite façade basse de pierres nues rabibochées de briques creuses et de cimenteries. La porte ouverte, toujours ouverte, quasi en grand, quelque chose gène derrière, qui empêche. Une porte méritante, délavée et ternie par tant et tant d’années et d’intempéries, panneau supérieur lisse et plat, une clenche, panneau inférieur ouvragé d’un losange couché, et les traverses vaillantes sauf celle qui, à ras du sol terreux, se tord contre ce qui gène et appuie derrière le bas de la porte, qui par là se renfle et s’effrite. Le lierre n’est pas entré dans l’obscurité au delà du chambranle. La lumière du jour donne par la porte ouverte, toujours ouverte, sur un couloir bordé d’une large barre perpendiculaire de pierre polie, comme un long seuil déjeté dans la pénombre. Le linteau de la porte, aligné sur celui des deux ouvertures de part et d’autre, des fenêtres étroites comme de prison, à gros barreaux, donne gueule béante de carnivore, bâillement ou dévoration.

Elle vient s’asseoir dans l’angle obtus d’une cuisine, jambes tendues dans le vide, un talon sur un tabouret en tête-à-tête, un tendon sur le cou d’un pied, chaque matin et soir, sept cent trente fois trente ans, par la vitre un arbre ou l’autre, vingt un mille neuf cents ciels uniques, une seule attente.

On ne savait pas qu’elle vous rencontrerait, sinon elle serait née avant, n’aurait pas gâché ces derniers mille ans à errer, puisque c’était ici que vous demeuriez, impassible et tourmenté sous les ciels, aussi bien ne l’attendiez vous pas, pas plus elle que quelqu’un d’autre, n’aviez-vous point déjà aperçu le petit empereur chevauchant vers le Nord avec sa troupe dépenaillée, les bateaux au lointain affrontant les flots tempétueux, nulle bête blessée ne s’était-elle donc réfugiée sous vos pensées, aucune sorcière ne fut-elle brûlée de vos bois morts ni aucun réprouvé strangulé à vos noires branches maîtresses, personne n’aura donc creusé à votre pied une tombe ni votre glaise griffé.



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1ère mise en ligne 21 décembre 2018 et dernière modification le 18 février 2019.
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