contribution auteur | Rose-Marie Mattiani

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Rose-Marie Mattiani anime depuis une vingtaine d’années des ateliers d’écriture et/ou d’art plastiques dans les Pyrénées-Orientales. Écrivain public, elle corrige des manuscrits et rédige des récits de vie. En ce qui concerne son écriture personnelle, ses livres sont édités aux Éditions Unicité. Son site : l’atelier de Rose.

Ses contributions à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 6

Dans le faisceau lumineux d’une petite fenêtre à la Vieira da Silva flotte une multitude de poussières dansantes. D’où viennent-elles et surtout, pourquoi tournent-elles interminablement dans l’air ? Dans l’air qui semble tout à fait calme elles semblent dotées d’un mouvement continu. Certains pythagoriciens prétendent que l’âme est constituée de poussières en suspension dans l’air. D’autres disent que l’âme est le moteur de ces poussières. La poussière est une vraie matière ; en suspens dans la lumière, elle semble remonter vers le faisceau lumineux, vers l’ouverture. Cherche-t-elle à s’échapper ? A moins que dans ces incessants tourbillons, la poussière ne remonte avec la chaleur de l’air, donnant l’illusion d’être attirée par la lumière. Certains de ces fins débris en suspension, ces mélanges de particules à la fois ténues et légères se déposent en pellicule poudreuse, tandis que d’autres continuent de papillonner. Elles ne peuvent pas faire preuve de volonté, elles ne décident de rien, elles sont simplement. Certaines destinées à virevolter dans la lumière, d’autres à de déposer dans l’attente d’un coup de balai qui leur donnera peut-être l’impulsion pour à leur tour voler.

proposition n° 5

Les escaliers qui montent à son appartement sont en pierre sur deux étages. Les marches sont larges, la rampe de fer forgé glisse agréablement sous la main le long du mur d’un marbre veiné à l’effet graphique proche de l’aspect de la malachite. En montant, j’entends quelqu’un, probablement un enfant, s’exercer à jouer la Lettre à Élise, la célèbre bagatelle de Beethoven. Du troisième au cinquième, les marches sont plus hautes, il faut bien lever la jambe en s’accrochant à la rampe bringuebalante. Certaines craquent. Par endroits, la peinture à effet marbre du mur se boursoufle. Des cloques ayant atteint le substrat tombent sur le bois des marches. Au travers des portes, des voix. Tu as encore oublié le pain, oui, le pain. Je pensais que tu en prendrais… Pourquoi moi ? Tu m’as dit que tu ferais les courses. Pourquoi est-ce toujours moi qui… La rampe disparaît au cinquième. J’aime m’asseoir sur la chaise du sixième laissée par la vieille dame qui y habitait. Je me sens bien sur ce palier, dans la pénombre qu’éclaire le faisceau lumineux d’une petite fenêtre à la Vieira da Silva où flotte une myriade de poussières dansantes. Elles captent mon attention habituellement éphémère – à quelle ville labyrinthique, à quel rayonnage de quelle bibliothèque me fait penser cette ouverture, dont la rigueur d’un tableau de da Silva, son souci d’une ordonnance établie sur l’articulation de quelques angles me fait me sentir comme dans une boîte, une chambre, cette caméra qui servait aux perspectivistes du Quattrocento, je ne sais pas le dire. Mieux : comme une analyse géométrique de la vision – j’imagine Vieira da Silva peignant les structures métalliques de son pont transbordeur aujourd’hui disparu, celui-ci découpant des morceaux de ciel et de mer, toute une architecture de l’espace, architecture fantastique, architecture labyrinthique – lorsque des sons interrompent ma rêverie. Je perçois comme un frottement, un bruit de pinceau raclant un support, une toile ; j’imagine un gros pinceau ou une brosse. Et une voix : là, cette toile… elle sera encore présentée comme un monochrome… Une autre voix : oui, comme souvent… c’est un peu plus complexe que ça… sa surface modèle bien la lumière… Oui, la surface, là, tu vois, très épaisse… je l’ai parsemée de creux, de petits traits creusés. Dans le faisceau de poussières virevoltantes, loin d’hypothétiques bibliothèques, boîtes, angles ou ponts, le son d’une spatule métallique accapare mon attention. L’outil doit effleurer la surface de la toile puis, à force de raclages, étaler ou retirer une partie de la matière qui vient d’y être déposée. L’autre voix, encore : Il y a pas mal d’épaisseur, là, ça va suffire. J’aime bien tes lignes de forces horizontales majoritaires… Un rire. Ce n’est pas la valeur noire elle-même qui est le sujet de mon travail, tu sais bien… Je sais, oui. Celle-ci est vraiment réussie… dans mon article je parlerai de sa matérialité sourde et violente, et, aussi… d’une sorte d’immatière changeante et vibrante qui se transforme selon l’angle par lequel on la contemple… Le rire reprend : n’en jette plus ! mais c’est bien, c’est bien… Je boirai bien une bière, tu en veux une ?

proposition n° 4

Enfant, dès ton premier souffle, as-tu été reconnu parmi les vivants ou parmi les morts ? Quelque procédé honteux que fut ta genèse, embryon de la honte, toi le sans-peau, toi le tout nu, ton cœur a-t-il battu, ta circulation veineuse a-t-elle été rendue visible au travers de la transparence de ta peau ? Tes articulations, tes muscles t’ont-ils permis d’avoir des mouvements plus amples ? Toi fétus révélé mort avant d’être né, le ventre qui t’a donné la vie était si jeune, le ventre flore rempli de toi, le non attendu, l’outrage, la souille. Quel navire échoué dans le sable a-t-il creusé l’enfoncement, creusé la flaque bourbeuse dans laquelle l’animal se vautre, tracé dans le sol un obus ricoché du sillon qui t’a donné la vie ?

As-tu été abandonné ou bien caché dans ta propre famille sitôt tombé des limbes sans n’y comprendre rien. Ta grand-mère s’est-elle substituée au jeune ventre de ta mère. T’es-tu perdu dans cette fratrie parmi leurs nombreux ventres. Ta mère au ventre jeune, sa folie. Qui comprendra sa douleur, occupée plus tard à voir grandir d’autres enfants, ta mère au ventre jeune, sa folie, qui comprendra sa douleur. Ta mère défleurie. Qui trouvera le fil pour recoudre ta mère au monde, qui trouvera le fil pour recoudre ta mère aux enfants de la légitimité, ceux nés au grand jour, les bien fondés, les conformes, les nés avant d’être nés peut-être.

La souille. Comment as-tu survécu. Était-ce toi sur cette photo, garçonnet potelé nu debout dans une bassine. Innocent des jours qui te prévoyaient à retardement souillé à jamais. Innocent des jours qui te présageaient errant, nomade malgré toi, gonade, adénome, superflu. Souille survivante, pauvre hère, hominidé de peu. A défaut d’amour l’alcool, plaie de l’aube à ton flanc, a bien voulu de toi.

Enfant du dernier souffle, ton histoire est indicible. Mais elle me poursuit. Elle m’habite. J’évolue autour de cet être tronqué, amputé d’une réalité qui fuit. M’échappe cet enfant de quelques bribes, ce lambeau de paroles retranchées, incomplètes. Je pétris son corps dans la pâte de ma propre interprétation d’une vie qui m’échappe. Je ne peux que tourner autour. J’invente et lisse l’enfant avec mes pauvres mots. Je traduis une histoire dont je ne connaîtrais que le silence qui m’incite à tenter de l’écrire.
 

proposition n° 3

Plusieurs légendes content l’histoire de N. Selon la première, il fut déclaré que N. vivrait très vieux à condition qu’il ne voit jamais son apparence. Or un jour A. lui fit voir son reflet dans l’eau d’une source et il tomba éperdument amoureux de sa propre image. Devant l’inanité de sa passion, il préféra se suicider en se noyant.

Selon la seconde, N. tomba amoureux de son jeune frère qui lui ressemblait comme deux gouttes d’eau, et qui hélas mourut. Chaque jour, il se rendit près d’une source pour y retrouver son image et faire l’amour avec elle.

Selon la troisième légende, N. adorait se mirer dans le courant d’une onde pure. Un loup repus et d’humeur facétieuse qui passait par-là le poussa dans l’eau. Il y survécut en développant des évaginations tissulaires vascularisés formant une surface d’échange respiratoire appelées branchies.

Une quatrième dit que, fâché de rencontrer un double plus beau que lui-même se refléter dans l’eau, N. la déclara impure et fit assécher tous les cours d’eau, agrandissant encore le désert.

proposition n° 2

une bonne partie de la nuit en écoutant du Bach. Quand la musique s’arrête, j’entends ses chaussons effleurer le parquet. Je l’ai suivi l’autre jour. Il descendait la rue de l’Odéon. Je l’ai suivi jusqu’au jardin du Luxembourg. J’essaie de me tenir à distance. Il m’est devenu difficile de le suivre même si je sais qu’il n’est pas dupe et qu’il sait parfaitement que je le suis. Nos pas ont raccourci. Le temps durant lequel nos deux pieds reposent simultanément sur le sol en position stable a sensiblement augmenté depuis l’année dernière. Je le suis quand il fait ses courses. Hier il a ramené du pain. Des poireaux dépassaient de son cabas. Il fait sa soupe comme vous et moi, lui qui a été classé un peu vite parmi les cyniques à l’ironie grinçante, les sceptiques pessimistes et j’en passe. Il pèle ses patates, ses carottes, il gratte une allumette, il fait bouillir de l’eau. La semaine dernière, au Mabillon, je me suis assis à la table à côté de la sienne. Il a posé son chapeau d’hiver en laine sur la banquette, a commandé une orange pressée. Mes mains tremblaient quand il a sorti un carnet de la poche de sa veste. Mon cœur battait tellement fort qu’il l’a entendu. Il m’a regardé. Ses yeux clairs ont disparu sous ses gros sourcils. Il m’a souri. Je ne pouvais pas prononcer un mot. J’aurais voulu lui dire mon bonheur d’être tombé, adolescent, sur un livre qui répondait à une urgence, mais j’en ai été incapable. Je l’ai regardé écrire quelques lignes, un

proposition n° 1

Un galet noir de forme ronde sculpté par la force du courant. Une pierre s’ouvrant sur des éclats d’argent : bijou sauvage, aspérités et arêtes vives. Dans la poche droite, la rondeur ténébreuse. Dans la gauche, la brillance du mica. Le rond, rassurant, vite réchauffé par la main, facile à manipuler, rendu brillant par l’humide, d’une suavité enveloppante. Le mica aux éclats d’argent présenté aux rayons du soleil en capte l’énergie restituée en brillance la nuit. Cailloux choisis, élus, magiques.

Le vert tendre des nervures, transparente lumière en éclats, bruissement des feuilles, grands peupliers ; appel de l’orage. Pépiements d’oiseaux, grondement de ruisseau, fonte des neiges. Lenteur du silence. Au creux de la nuit, douceur de voix emmêlées.

Elle a placé son chapeau sur son visage. Elle contemple au travers des petits trous de la paille le ciel d’un bleu doux. La terre calme alentour. Les feuilles des arbres tombent au fil des jours. L’automne tient en un regard.



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1ère mise en ligne 28 décembre 2018 et dernière modification le 27 janvier 2019.
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