contribution auteur | Laurent Schaffter

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Laurent Schaffter partage sa vie entre le Jura Suisse, la Croatie et les livres.

Ses contributions à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 9

source de l’apocryphe
Certaines nuits, le sommeil ne venait pas à Évariste Defrius et lorsqu’en fin de journée se profilaient l’horreur et la mémoire, préludes aux affres de l’insomnie, son transistor, qu’il n’allumait qu’en cas de crise, était seul à même calmer quelque peu ses tourments. Il fuyait dans l’écoute passive. S’absorbait dans ces voix nasillardes, grésillantes, qui l’entraînaient loin du cauchemar. Aiguillonné par mille pensées monstres, il quêtait sur sa petite radio un timbre apaisant quand dans la nuit du 3 décembre 2013, vers 4 heures du matin, le bouton se bloqua comme un écrou en bout de course et Évariste fut capturé par une voix basse qui débitait des noms d’objets en un interminable et absurde inventaire, énumération folle qu’il suivit jusqu’à cet homonyme le précipitant dans un désarroi fiévreux qui le vit parcourir inlassablement le F4, couvrant les murs d’inscriptions, de symboles ésotériques, graffitis, conjurations, prières, menaces et dont il ne sortit, hébété, harassé, amaigri de fatigue qu’au matin de la Saint Nicolas or, ce jour là, peu avant l’aube mais mais... remontons plutôt quelques années en arrière...en 1996... année où il hérita d’une somptueuse propriété au nord de Grenade...

source de l’apocryphe
On sait qu’à l’aube des temps, Lucifer conduisit la révolte des anges contre Dieu et, qu’il fut, en raison de son orgueil, précipité sur terre.

Sa chute nous est rapportée par quatre légendes.

Selon la première, il tomba tel un astre de feu. Ses ailes se consumèrent durant la descente, lui laissant un dos noir marqué par la foudre et deux cicatrices rouges d’où s’écoula dès lors la haine au cœur des hommes. Dans sa main gauche, souvenir du temps où il était capable de voler, brille une plume de fer qu’il trempa dans le sang des justes. On raconte qu’après avoir achevé le rouleau des choses à venir, il abandonna la rémige usée jusqu’au rachis à proximité de l’Euphrate et qu’ainsi serait née l’écriture. En mémoire de la lumière qu’il incarna, il serra, le temps de sa précipitation, dans son poing droit fermé, les derniers mots que Dieu lui adressa ; un échantillon du verbe créateur qui devait lui permettre de contrefaire la voix divine et d’édifier, à l’intérieur de la création, son propre royaume.

Selon la seconde, sa chute s’acheva au fond d’un volcan. D’une violence inouïe, l’impact arracha le tiers de la terre, les océans s’asséchèrent et la nuit privée d’étoiles dura deux éternités qui souffla l’étincelle déposée par le Créateur au cœur des éléments. Les écritures révèlent que, dans son immense miséricorde, Dieu métamorphosa les ailes de Lucifer en celles d’une chauve-souris de l’espèce captant, décodant les pensées de tout être vivant. Elles parlent aussi des cheveux de l’ange rebelle devenus serpents et qui, passés maîtres en l’art de convaincre, à l’instar de la mort possédaient le langage universel. Les textes affirment que des termes en provenance du jardin d’Éden émaillaient les litanies reptiliennes.

Selon la troisième, foudroyé au front, il perdit l’émeraude qui y était fixée et le souvenir de toutes ses connaissances divines. Il n’était plus alors que la désincarnation du mal désemparé, errant fragile, misérable de part le monde lorsque son esprit s’empara du fils aîné d’Adam et conduisit Caïn à tuer son frère puiné. Il est écrit que Dieu marqua Caïn au front afin que nul n’attente à ses jours, ce pas tant pour le préserver mais bien pour éviter la propagation, la transmission du mal or, Caïn sans descendance, mû par une force incontrôlable, loin des prairies de la raison et des champs de la conscience, longtemps chercha l’émeraude de lumière laquelle, à son front, eut permis à Lucifer de recouvrer l’ensemble de ses connaissances divines plus affermies, plus puissantes que jamais car réunissant les essences célestes et terrestres. On suppose que Caïn trouva le joyau toutefois, le signe divin apposé à son front, bloqua le réveil de Lucifer tout en accordant – compassion ? pardon céleste ? – fertilité au premier des enfants de la terre. Voie organique que l’ange déchu empruntera au fil des générations, se dispersant, se disséminant de la sorte du centre vers les six horizons. La tradition araméenne parle en l’occurrence de diffusion souterraine, racinaire, complémentaire et nourricière de la propagation aérienne, laquelle au grand jour, sous l’œil de consciences affaiblies, intéressées, voilées par la ténèbre, déploie dans la frondaison fascinante de son foisonnement fantastique l’épanouissement délétère de l’Obscu...

Selon la quatrième, il fut précipité à l’Est de toute existence. Dans un cratère. Au centre de neuf gigantesques pyramides constituées des ossements de ses légions décimées. Devant l’ampleur du désastre d’un soupir amer, grinçant de rage, une larme lui échappa. Elle atterrit à ses sabots, dans une flaque de feu liquide laquelle, au contact de l’essence diabolique se troubla, se cristallisa et, simultanément, s’accrût de façon telle que les sommets des tétraèdres disparurent quasi-instantanément sous la nappe qui, atteignant les lèvres du cratère, se stabilisa formant ainsi un lac. Hargneux, furieux, haineux, courroucé Lucifer entreprit de le déchirer à mains nues. A peine en eut-il frôlé la surface de ses ongles tranchants qu’un abîme s’ouvrit sous ses ailes calcinées. Au-dessus l’étendue se refermait. S’arrondissait en coupole tandis que se poursuivait sa lente et désespérante chute dans un lac de phosphore blanc sous lequel il demeura pour construire et régner sur les enfers. Neuf pyramides s’animèrent dont les os flottant sous la voûte immense s’assemblèrent, se couvrirent de vif-argent, d’or, de plomb, de fer, de cendres, d’air et de soufre. Les crânes se mirent à parler. Les légions reconstituées, les enfers établis, Cerbère au poste, ne manquaient plus que les forçats qui ne tardèrent point à affluer..Cette dernière légende rapporte encore la fondation de Pandémonium et que le lac depuis s’illumine à l’aube comme pour devancer les premières lueurs du soleil.

source de l’apocryphe
Nous avons plusieurs visions du temps.

Selon une des premières visions, le temps est le parcours quotidien, annuel et illusoire du soleil vers un refuge qui ne vaut que pour lui. On voit le temps passer, parce que nous ne sommes que des passagers sur Terre, il y a un début et une fin ou peut-être pas, voire des phases, des épisodes avec, des épisodes sans et la flèche imaginaire va de gauche à droite ou de droite à gauche mais aussi le temps continu, uniforme, étale, monarque absolu, omniprésent, en l’absence duquel rien n’existe ici-bas. Tout passe par lui, s’opère en lui, par lui. Il nous traverse et réciproquement. On le sait par la sagesse d’un être infini, incréé, source première de vie.

Selon une deuxième vision, le temps est quelque chose qu’on ne pense connaître que par ignorance, une réalité que l’on pense posséder, un mystère impalpable, invisible, inodore, inaudible, insipide faisant parfois cruellement défaut et qu’on croit connaître parce qu’on y vit, qu’il fait partie de nous, qu’on le voit tout prendre autour de nous et bien qu’il nous soit compté on le mesure, le découpe, le conserve, le minute : il existe par le mouvement et parce que la nature semble haïr le vide, il coule en quelque endroit, même s’il n’est jamais le même et qu’en l’absence de simultanéité à chacun son temps... Récemment Chronos a perdu sa faux, le sablier est devenu relatif ou l’était depuis toujours. Le temps se disperse en nous et la lumière désormais lui tient compagnie.

Selon une troisième vision, le temps n’est ni phénoménal, ni réel, il est nouménal. Il n’existe que dans notre conscience, que dans notre esprit d’homme. C’est donc à notre esprit d’homme que revient de l’explorer. La partition entre présent, passé et futur jointe au fractionnements des secondes en nanos, picos, femtos... débouche sur un mur, le mur de Planck ( énergie, longueur temps) et pour le temps la limite est de l’ordre de 10 puissance moins 40 seconde. Au-delà règne dit-on le temps imaginaire, celui que nous ne saisirons jamais qu’avec l’esprit, ce qui confère au présent une position particulièrement intéressante, privilégiée, à cheval entre passé et futur, situation seule à même de permettre le passage vers les mondes advenus ou à venir. Bientôt nous pourrons nous jouer de cette flèche et la parcourir dans d’autres sens.
Selon une quatrième vision, le temps serait quelque chose de chimique, des particules, du volume à parcourir, une conséquence première de la création liée la structure de l’espace, elle-même dépendante de la quantité de matière, d’énergie donc, en son sein. On le connaît surtout parce qu’on mesure l’entropie et du fait que notre univers – et non plus notre petite Terre- s’étend, toujours, continuellement, et puis le temps forme des boucles, des spirales, des cônes. Il n’est plus plat, il n’est plus tout droit, il tourne sur lui-même et qui sait s’il n’est pas discontinu ? Des failles temporelles, des canaux, une trame, un réseau pluridimensionnel aux ramifications infinies dont nous serions issus et que l’on emprunterait généralement lorsque le temps nous quitte et parfois même de notre vivant d’où l’importance capitale de cet insaisissable présent. A la manière d’un fleuve, on le remonte, on le descend. Il arrive que l’on s’y arrête. Immobile il devient limpide. Théoriquement, le temps est réversible.

Il reste, au-delà du temps, cette unité, mesurable parce qu’il y a chaos, car on va toujours vers une perte d’énergie, une perte de chaleur, et le chaos qui semble être le combustible nécessaire à la photosynthèse, aux mathématiques à la composition d’un opéra, à la libre rêverie rimbaldienne, à l’édification des villes, des lois, à la mise en orbite de Hubble, à la construction, au développement de l’homme qui se poursuit, s’alimente et tire, à l’instar des êtres, un semblant d’ordre du tohu-bohu... dont l’entropie serait la cendre ? Il reste ce quelque chose qui n’est pas le temps, qui le précède — mais s’il le précède c’est qu’il y déjà temps — il reste le non-temps, le néant, quelque chose d’informe, le temps imaginaire, gorgé d’informations, à la manière d’un film de deux heures, lequel une fois fini contient encore deux heures d’information. Il reste que le temps n’est peut-être qu’un échantillon d’éternité, que nous goûterions au passage ; de l’éternité en mouvement, tel un mince filet d’eau fuyant d’un réservoir et l’écoulement même du temps troublerait notre vision, notre perception de ce réel dont nous ne capterions que l’ombre...

source de l’apocryphe
Elle était assise sur le rebord du muret, adossée à la vitrine de la buanderie où les machines esclaves tournaient et lavaient son linge. Attendre, simplement attendre la fin de la lessive et ça lui convenait parfaitement cet espace intermédiaire, cet entre-deux et elle, assise sur le rebord du muret adossée à la vitrine de la buanderie avec le sentiment d’être là sans rien d’autre à faire que d’être là, oubliant les fringues, le temps suspendu au programme de lavage, elle respirait, satisfaite de ce confort proche se sentait de bonne humeur et ses pensées étaient vagues. Subitement, elle sentit quelque chose de flasque, de mou, de relâché, tomber sur son épaule. Lui demander de préciser quoi de flasque ? quelque chose, un truc, une impression, un sentiment, quelque chose de flasque quoi ! Oui sur l’épaule. Certains parlent de la droite, d’autres de la gauche, du mercredi ou du vendredi, d’avril sinon de mai cependant tous s’accordent sur le fait qu’à cet instant elle s’était fait bénir par le ciel ! Elle réalisa alors qu’elle pouvait être considérée comme un terreau. À quand donc les tubercules, les fèves, les fleurs et les fruits, qu’elle se demandait, persuadée qu’un tel geste du ciel devait fatalement induire un changement, une transformation en elle et même au-delà quand rien ne se passait sauf les jours, les mois, les années sans qu’elle en démorde, tout au plus prêtait-elle au ciel un caractère farceur, curieux, étrange, inhumain, humain, supposait une croissance lente, terriblement lente, si lente or, sans qu’elle ne s’en aperçoive, elle apprenait à le connaître et chaque minuscule indice, réflexion, l’amenant à approcher le mystère lui révélait dans le même temps la profondeur de son ignorance, ce qu’elle perçut à l’égal d’une connaissance nouvelle et loin de la torturer, cette ignorance la reposait, la délassait... Elle ne se demandait plus quand, ni où ni pourquoi elle avançait sans courage ni conviction mais avec détermination vers un but informel, invisible et qu’importe, le chemin compte autant que le but car c’est en parcourant le premier que l’on atteint le second et les fruits on les cueille, on les offre en marchant, ce genre de choses qu’elle pensait et ça la rendait joyeuse, joyeuse mais joyeuse, terriblement.

proposition n° 7

Avant l’écriture le vide, le silence, le vol léger de mots, de phrases, le fil d’une pensée, la grève blanchie d’une page. Autour de l’écriture, stylet, calame, plume d’oie, plume sergent-major, réservoir, crayon, porte-mine, stylo, roller, licorne, machine à écrire, ordinateur mais encore le corps, la tête, la main, les doigts, le marbre, la cire, l’argile le sable, la tablette, le parchemin, le palimpseste et des carnets, cahiers, feuilles, immeubles, trains, bus, palissades... autour de l’écriture la lettre et l’esprit. Il était question de plume-réservoir et de ce désir d’un bel outil, précieux, qui ça et là, fantôme dérangeant, le traversait auquel il n’a jamais cédé. D’évidence la qualité de l’écriture ne dépend pas des accessoires bien qu’entre marbre et papier, manuscrit et tapuscrit la manière, le rythme diffèrent et la prose sans doute mais avant tout l’écriture lui semble tenir à l’instant. L’instant volatil d’une idée, d’un syntagme aussitôt reparti. En marchant, en nageant, un début, un agencement, une reprise, un aphorisme qu’il tente de mémoriser en regagnant la plage et bien sûr, ni crayon ni papier à dispos alors le truc s’évapore. Quoique tous ne se valent pas, le lieu l’importe moins. Il freine, arrête la bagnole, note quelques lignes. Une amorce qu’il reprendra, comme le début ou le refrain d’une mélodie aux notes noires et blanches, une accroche... En pleine nuit une expression, une interjection, un rêve le réveillent. Pensant qu’il s’en souviendrait au matin, ce qui fut rarement le cas, il en perdit beaucoup. Il en pauma tant qu’il disposa à proximité de son oreiller un cahier un crayon. Un poème débarqua d’un ferry à Split. Chambres d’hôtel, la cuisine paternelle au quatrième d’un HLM, le bureau en montagne et la table de travail regardant la mer...le lieu facilite voire entrave ainsi la taule, l’hosto, l’angle mort d’un rade minable, une salle d’attente craignos, mais en définitive le continent de l’écriture se nomme auteur-e. En elle, en lui, le récit lâché sur la page et bon voyage, que le vent l’emporte. Évidemment, à force de boire l’encre, le papier aura appris quelques formules : l’art du maquillage, celui de boucher les failles, celui des non-dits, du contour, de l’acribie, de l’estompe, de la jongle et le vocabulaire, le polissage, les arrangements, les négociations mais si la manière importe, difficile de faire en l’absence de matière, en particulier sans ce tilt, déclic, instant sidérant, prenant, qui brusquement emporte et entraîne à écrire comme sous la dictée d’un conteur invisible. L’instant, le souffle, les heures disponibles car raconter les requiert en nombre et de la cervelle en prime, du sel donc, du piment, des épices, savoir doser et parfois changer de main, de bras, lorsque l’autre n’existe plus. Lumière douce et dorée...A la plume dans un cahier quadrillé...les yeux fermés il répertorie les objets familiers dispersés sur les étagères, les rebords, corniches, tablettes, chaises, table et bureau tout comme lui orbitant autour du soleil. Un bazar hétéroclite et bien évidemment chaque bibelot raconte une histoire dont certaines couvriraient des pages et des pages, mais ici n’est point le propos de ces bricoles d’étagères et quoiqu’il les déplace, les observe elles ne font pas vraiment partie de la flambée, non, mais l’accord, l’intro, tenir la vague qui t’emmène oui et ça ça peut n’importe où oui, n’importe où mais pas n’importe quand écrivit-il lentement, très lentement dans l’idée de prolonger l’instant, d’entrer en résonance avec la continuité du récit, par-là d’en découvrir la suite laquelle, un fois de plus lui aura échappé. Écrire au quotidien est un luxe, un luxe indispensable, un luxe de funambule à qui aime penser en lettres, assembler, transformer des sons en signes et des signes en images quand l’or d’une mer étale, la couronne enneigée des Alpes s’emparent de son regard, entre les lignes il soliloque en silence... à peine le froissement de la feuille, le grattement de la plume, par endroits, par instants, sur le papier blanc qu’il bleuit, entouré de livres comme autant de présences incarnant l’écriture qu’en retour elle désincarne, désincarna, levant à sa guise les verrous de l’âme. Elle est une voie jalonnée, éclairée de textes, autant de clés ouvrant les portes de nos cellules mentales. Après l’écriture, l’écriture...

proposition n° 6

Entrer dans le bazar du bizarre par la porte de service, dans le blizzard du hasard par la lucarne. Réveiller l’histoire. Raconter. Partir à la recherche d’une amorce. Murs, routes, bagnoles, trains, bateaux, avions, mégapoles, la terre et ses habitants, le soleil, l’univers tirés du néant...tout du néant, jusqu’à la moindre pince à linge. Pince à linge ? Pourquoi pince à linge ? Et pourquoi pas se dit-il visualisant soudain ce morceau de plastic bleu pâle ramassé en ratissant l’allée. Du plastique, de l’inox, quand celles que sa mère utilisait étaient en bois. L’insignifiance relie à l’essentiel. Pas un objet qui ne soit susceptible d’ouvrir un chapitre. Du coup il revoit sous la terrasse l’étendage entre deux piliers, la planche à laver, le bloc de savon noir, le petit pavillon dédié à la lessive, le poêle du corridor et cet événement majeur survenu alors qu’il poussait sa petite sœur en balançoire pourrait être le départ d’un bouquin mais dans quoi leur mère remisait-elle ses pinces à linge ? Un panier en osier ? un carton à chaussures ? une boite à biscuit ? Incidemment, le filet à patates, l’épicerie du coin pointent le nez... le récit déroule son époque en dépit de la raréfaction des pinces en bois, en plastoc, avalées par les sèche-linge, et qui semblent suivre le même chemin que les allumettes détrônées par les briquets. Articles courants, ordinaires, si répandus que l’on ne s’aperçoit généralement de leur existence qu’en raison de leur absence, pareils en cela aux évidences si proches, comme soudées, intégrées à notre personne, tellement qu’elles nous échappent. Marcher par exemple ! Combien ont conscience au quotidien de ce don fabuleux ? Respirer ? Qui ressent véritablement le souffle en lui ? La majorité d’entre-nous marche, respire, sent, touche, voit, entend, pense, parle, écoute sans réaliser l’extraordinaire de la situation et il en va de même pour le fait d’être... Qui prend véritablement la mesure du présent ? La femme tirant sur la corde tendue entre deux immeubles et ramenant à sa portée les fringues familiales ? ou, sur la tablette d’une fenêtre napolitaine, cette pince à linge oubliée, façon de Pinocchio s’animant en cours de récit ? Certes, la taille standard mais aussi ces pincettes, minuscules papillons multicolores aux ailes serties d’un ressort, destinées à suspendre les habits de poupée, cette autre, sur le bureau, massive et détournée en pince à billets. Larousse : petit instrument formé de deux branches maintenues fermées par un ressort, qui sert à suspendre le linge. Sous la rubrique synonymes il signale épingle à linge, tombé en désuétude. Petit Robert indique pince et épingle à linge sans toutefois fournir de définition quand le Littré, remontant le temps, épingle : petit morceau de bois fendu pour attacher du linge ou des estampes sur une corde en revanche, sous pince et pincette chez Littré rien ne sèche. Ce précieux auxiliaire des blanchisseuses débarque au début du 19ième siècle en Angleterre où les gitans le produisent et l’écoulent au porte à porte. En Amérique du Nord, une branche des Quakers, les Shakers, s’applique à l’invention, la commercialisation d’ustensiles à vocation utilitaire dont l’épingle à linge. Plus de cent cinquante brevets dans la seconde moitié du 19ième et le modèle qui s’imposa vers la fin du même siècle, la pince en bois que nous connaissons, fut l’œuvre d’un nommé Moore . Et quoi ? Ça l’amuse les pinces à linge ? Ce gars rencontré dans un asile de dingue les décrochait. En plus de faucher les sous-vêtements féminins du voisinage il se disait dans le couloir que le mec nourrissait une tendresse excessive envers les habitants de l’étable. Bouclé à vie le gars. Castration physique et le sordide consistait à l’interpeller sur le contenu d’un bocal – a-t-il jamais existé ? – dans le bureau directorial. Elle le rendait grinche cette question à laquelle il répondait en tapant – hein copain ? – une clope. Drôle de faune, drôles de dortoirs, drôle de mouroir quant aux toubibs....les toubibs.... jamais épinglés les toubibs....

proposition n° 5

En hiver les anges déplument. En hiver les coupures de courant sont fréquentes. La lampe au long col de cuivre s’éteint, se rallume, grésille. Plus de jus. Confort et dépendance, dépendance et soumission, dépendance et fragilité, dépendance et alimentation du vivant mais encore des machines le dévorant. Elle a bouclé l’ordi. Elle tapait, à mesure que lui revenaient des bribes d’un curieux dialogue quand la panne survint. Un stylo-plume, un cahier, trois bougies dont une éclaire faiblement. – Et tu crois ça ? – Au début elle n’écoutait pas ; elle entendait. Des mots flottaient dans la chaleur des draps lorsque le niveau sonore de la conversation la tira de sa somnolence. Il ne le croyait pas. Impossible, impossible affirmait-il. Un mort est un mort. Il ne revient pas. Ils causaient réincarnation, clonage, résurrection, néant... Ça débattait ferme. Elle hésita à se lever. Décréta que ce n’était pas son affaire et qu’au saut du lit un bol de philo... Lequel amorça sur la foi ? outil de connaissance qu’il compara à la raison pour ensuite disserter de leurs utilités, nécessités, bienfaits, méfaits respectifs et conclure en balançant une phrase dont il me reste unijambiste et raison mais vois-tu, cher journal, ce matin bouleversa mon existence. Complètement dingue ! Il le traitait de dingue. Le ton montait. Les échanges prirent un tour plus personnel. Qui de si bonne heure ferraillaient à la cuisine ? Elle ne connaissait pas chaque invité. Une dizaine était restée dormir. Certains venus de loin. – Tu avais pris quoi ce soir là ? Tu avais pris quoi ? hein tu avais pris quoi ? – . Bref détour par les drogues. Lucy in the Sky with Diamonds, hachisch, herbe, mescaline, la route, Istamboul quand un précisa qu’à cette époque fini les trips, la fumée, l’alcool, la viande. L’autre ponctuait OK, OK, bon d’accord, certes, oui, cependant... la conversation dériva vers les nuits déchirées, les amis communs – tu es pressé ? Pressé pourquoi ? Une histoire ? Longue ? Comment assez ? Peut-être que ça t’aiderait à capter... pas besoin que tu m’expliques. Encore un café ? – Vécu, parcourt, vrai, tel quel, pas fou, à plusieurs reprises en préambule... j’aurais dû noter mais noter quoi ? Le délire de deux mecs ? – T’as des feuilles ? Du tabac ? – et que s’est-il passé ensuite ? Cette histoire ? Le début il me semble, je ne sais plus. Je me suis couchée tard. Au matin la cuisine reluisait ! Sol récuré, vaisselle lavée, rangée, même les vitres et des fleurs sur la table. Le glouglou de la cafetière, l’arôme s’en échappant, le soleil aux baies rutilantes, les roses, ce vase en verre de Murano...elle s’étire dans la lumière blanche, étincelante au bout des branches courbées, cassées sous le poids de la neige. La conversation de l’aube crève la surface de midi. Unijambiste. Elle repense à cette phrase. Elle ne l’a pas rêvée. Elle en est certaine. Deux hommes en grande conversation dans la cuisine. Deux hommes aux voix quasiment identiques dont l’un engagea un débat foi et raison... Unijambiste foi raison. Un fil conducteur retrouvé qu’elle inscrira sous le 11 février dans ses carnets intimes.

proposition n° 4

Les textes se font, se défont, surgissent, disparaissent, en cela semblables aux lieux, aux mots aléatoires piqués sur le vif. Liberté et connaissance ; le lieu c’est le temps.
Un café en ville. Une ville en trois lettres. Un numéro : 26. Des mots retenus d’autres négligés pour suivre, par la fenêtre ouverte des images, des mouettes d’aquarelle rien qu’en tournant la page. Une rivière. Un parfum de pierre et d’eau courante s’attarde aux berges printanières. La ville bruisse à deux pas.

L’indiscipline de l’art. Un été brûlant, un hiver tiède. Un thé trop chaud. Une senteur orientale, cumin, curry, l’expédie sous un rai de soleil dans la lumière dorée, tourbillonnante et poussiéreuse d’un souk. Au dos de la banquette, un catalogue soupire. Paysagistes dauphinois. Jean Achard, Laurent Guétal, noms, tableaux qu’il découvre mais en préface, Claude Gelée. Ce cadre ancien, style Louis XIV a longtemps traîné parmi leurs affaires, Le cartel indiquait Claude Gelée – 1600-1682 – Toile déchirée : bel accroc au centre. Expertise : aucune valeur hors le cadre. Ce n’était pas un Lorrain. L’affiche du film La Communauté de l’Anneau retouchée, remaniée, réduite, succéda à la campagne sombre, crevée de la toile. Ce montage photoshop dont un exemplaire, scotché à l’avant du van, les accompagna en Nouvelle-Zélande. C’était en 5770... ou 2561.. ou vers 1430, peut-être en 2010 mais peut-être ailleurs...

Nous sommes tissés de liens éternels ; invisible, fine résille au fil de soi, au fil de l’autre, de l’eau, du temps, de la mémoire et de la chair pensée. Les siècles se déchaussent dans les vestiaires de l’histoire. Quelques heures après l’atterrissage, sur le parking ensoleillé d’un hyper, à Christchurch.. Un gars, la cinquantaine chargeait sa caisse parquée à droite d’El Blanco – nom du bus aménagé – , et nous rangions allègrement une petite semaine de provisions quand Bonjour ! Vous êtes français ? ? Vous restez longtemps en Nouvelle-Zélande ? Il habite Christchurch. Ses parents quittèrent la Suisse voici plus de cinquante ans. « mais je suis né en Suisse, à Neuchâtel, ! » « Ça alors ! Moi aussi ! A Neuchâtel ! Comme vous ! » Aussi sec, le mec se redresse. Bras droit tendu lui adresse un fulgurant salut nazi. Braille un coup. Garde la pose tandis qu’ils achèvent de remplir le combi. La garde encore lorsque les filles reviennent de ranger les caddies, La garde lorsque El Blanco démarre. La garde jusqu’à ce qu’ils le perdent de vue. Curieux personnage. Le premier gonze du secteur à lui adresser la parole. Et en français, s’il vous plaît ! Le hasard distribue les cartes et quand le hasard s’emmêle l’objectif, synchrone, déboule à l’angle du destin, Il a récupéré l’adresse in-extremis, Il s’en allait lorsqu’il entendit remuer à l’intérieur de la maison. Des années que son pote avait intégré la Tui Community à Golden Bay, Le nouveau locataire, Doudou d’Alle, grand gaillard en slip noir, sur le seuil de la baraque n’en savait pas davantage. Va pour Golden Bay ! Pistole – le second van – ouvre la route. Deux, trois jours de voyage. La communauté Tui élabore onguents, baumes, crèmes à base de plantes. A 55 balais Ouili avait troqué la sécurité peinarde de l’atelier communautaire contre l’inconnu d’une vie d’artiste et c’est dans un car rouillé aménagé en atelier qu’en vieux potes, face à face, confortablement installés, ils laissèrent filer la nuit vers l’aube pâle et scintillante. Tout y passa ! Plus de 35 ans sous les ponts et pas des tristes ! A boire et à manger de chaque côté... mais qu’est-ce que qui t’as pris ce soir là au Pépin ? T’avais pris un truc ? Ha ! Au Pépin ? Dimanche de Pâques 73 ! Un 22 avril ! Comment l’oublier ? Il arrivait à un instant crucial du récit lorsque Ouili, brusquement ; « mais j’y étais au Pépin ce jour là ! mais pas le soir, l’après-midi. Je buvais un café, C’était mon anniversaire ! Le 22 avril ! » Piqûre de rappel se dit-il en reprenant l’histoire et c’est alors qu’à la droite de Ouili, il l’aperçut. Format petit cahier. Dans la pénombre, une sorte de grande carte postale représentant fureur en moustache vertes, tronche façon bille de clown sur fond rose. Aussitôt le fêlé du parking claqua des talons dans sa mémoire puis, pour un bref aparté, s’invita dans la conversation.

Un fil, il suffit d’un fil. Il lui souvient d’un endroit de l’île du Nord. Il lui souvient de cet endroit en raison d’une pensée forte survenue. Cette pensée lui souvient comme lui souvient l’auto-stoppeur embarqué mais avant tout la curieuse question qu’il lui posa, incongrue, dérangeante, dès le matin, au sortir du lac en bordure duquel ils s’étaient arrêtés pour la nuit. Le stoppeur est reparti dans un autre van. Ils l’ont recroisé à Picton, avant d’embarquer pour Wellington. Il offrit aux filles deux éventails tressés qu’il confectionnait et à lui, un bouquin ; H2G2 Le guide du voyageur galactique. Il se rappelle et à mesure qu’il se rappelle il lui souvient. Il écrit comme poussé par une force venue de loin ; d’aussi loin qu’il lui fut donné d’aller. Au-delà des mots, au-delà du temps, plus loin que l’espace et pour le dire vraiment les outils manquent et même ce qui semble simple lui pose problème. La question du stoppeur et cette autre phrase, en rapport, prononcée près de quarante ans plus tôt, qu’il n’a jamais oubliée car elle fait partie de l’histoire mais l’histoire folle, invraisemblable, incroyable, tant qu’il mit terriblement longtemps à l’admettre alors lui est venue l’idée de l’écrire puisque rien n’était venu mais écrire, que signifie écrire ? Prendre un cahier ? Rassembler, réparer sa grammaire, décrasser son vocabulaire, devenir chiant, rasant à ravaler la syntaxe mais aussi cet instant où les mots justes s’ajustent, cet instant comme de grâce que l’image enlumine mais encore, être ce que l’on fait et pour l’heure il n’est qu’un mec ramant sur un océan de lettres. Vingt six combinables à l’infini car les mots aussi se lient, naissent et meurent, lentement, très lentement. L’écriture flirte avec la durée, la durée longue, très longue... Des Védas, du couple Endiku-Gilgamesh au dernier numéro de Charlie-Hebdo, l’écriture s’écrit ; raconte des histoires et les histoires, les contes façonnent notre réel. La lecture, les copies, traductions multiples vivifient, ressuscitent les langues, les paroles, épopées, légendes, vérités glanées au cours des millénaires. L’écriture se baisse et ramasse au fond des abysses des épis de bon sens, des larmes au large des poèmes, des dates, des rêves, des faits, chroniques d’outre-monde, sur le fil du rasoir trace ses chemins de signes, traverse le désert du Sablier, dans le courant du Styx lance un message. Le rivage s’éloigne... L’écriture cueille, aux parois lisses des enfers, la rose de l’espérance. Offre une plage au dormeur. Un lit aux étoiles, un ciel sous nos têtes de chair, nos têtes de mots, nos têtes de nuit, de sommeil et d’enfant l’écriture les rentre en mémoire et que demain vienne !, elle sera là, à chanter, découvrir, révéler, jouer, rire, frissonner, grincer, parader, défiler tout en couleurs d’homme, dans un joyeux chaos identifier la voix du silence, dire et redire l’inverse et son contraire, recoudre de chapitres en chapitres au fil des mots, des idées, les plaies suppurantes du passé, défricher sans détruire, ouvrir des pistes, tailler des sentiers, défricher, déchiffrer et jalonner l’obscur de textes précieux comme autant de phares dans la nuit.

proposition n° 3

La légende raconte que le monde se perpétue grâce à la présence en lui de 36 justes ; les Lamed-Vav Tsadikim aussi nommés Tsadikim Nistarim : les justes cachés. Personne sur terre ne les connaît. Eux-mêmes ignorent leur qualité de justes. La découverte, même fortuite, par l’un des Lamed-Vav, l’un des trente-six, de cette particularité entraîne sa mort immédiate. Cette légende talmudique sourde de la Torah. Précisément de l’épisode de Sodome et Gomorrhe, séquence où Abraham marchande le salut des cités. Le récit affirme la constance, au cours des siècles, du nombre 36. Au décès d’un juste, simultanément correspond la naissance d’un juste. Que ce chiffre descende à 35 et le monde s’écroule... L’absence d’un seul déclenche donc le cataclysme final en revanche, nulle trace d’un éventuel 37ième. La question se pose de savoir ce qu’il adviendrait du monde en tel cas, Un juste est un juste, Peu importe sa foi, qu’il soit père, concubin, ermite, jardinier ou vagabond... Cependant, si le 37ième, à l’instar des 36, est un juste ordinaire sa position ne l’est pas. Il est comme extérieur. Sa venue transforme 36 en 37 et qui sait ? 37 en myriades ? La porte est ouverte puisque la règle est rompue. De quelle manière tient-il en équilibre, lui qui déséquilibre le monde ? Un traitement particulier ? Serait-il, par exemple, conscient de sa nature de juste et si oui, par quel mystère survivrait-il à cette connaissance ? La part juste du monde augmenterait-elle ou, le cercle des 36 (360°) brisé précipiterait-il le chaos ? Un étranger : le juste est un étranger. La loi de l’hospitalité agonise. Mourra-t-il au pied de notre immeuble ? Comment mesurer notre perte en ce cas ? Que contenaient ses deux valises ?

proposition n° 2

Que le milieu social, les études, conditionnent, préparent le terrain n’éclairent en rien le fait d’écrire. Les muses, les dieux, le destin, le hasard, choses de la vie ne s’en laissent guère compter. Choisissent leurs ports, leurs attaches, leurs escales, leurs exécutants, leurs scribes, poètes, larbins, romanciers qu’elles entraînent dans les tourbillons du monde, éduquent et forgent, de mille manières, à l’art de dire. Délivre autant qu’elles enchaînent les mots, les mains, les esprits, que valse en habit de gala et chaussures d’encre le kaléidoscopique du genre humain. La terre tourne sur l’axe des miracles et l’écriture n’est le moindre qui congèle le temps.

Quoi conduit Rimbaud par monts et vaux ? quel train emporte Cendrars dans le Transsibérien ? Giono dans le crépitement autodidacte des collines de Provence, Céline vers ses pinces à linge, Villon en ballade, St-Ex des Dunes à dessiner un mouton, la Victoire dans le carrosse de la légende et l’inconnue à sa table d’écriture ? Un état ? Sorte de transe transposée ? Lucidité ? Personnalité ? Les circonstances ? Une certaine nécessité ? Et les premiers pas ? Précoces ou tardifs, des facilités aux embûches à la maîtrise la route s’allonge. Devant, derrière, les embrouilles quotidiennes, les travers, les riens ne va, les feuilles blanches perdues, le vertige, cet engourdissement des synapses, l’encre séchée au bec de la plume, les minutes, comme autant d’heures suspendues entre deux points le temps qu ’arrive l’orage, le déferlement, images, sons, parures, ouvertures, voies parallèles, propositions, paroles, anecdotes, mots sur la feuille, naufragés sur la plage de la page, rescapés d’un conte, d’une saga, survivants de poèmes, polars, essais, jamais écrits, tu les découvres ; les soignes, les habilles, les nourris, les animes, les éclaires de ta musique interne, imaginaire, puissante et réelle mais quoi te pousse à vouloir réparer le monde avec des phrases ? Une tension ? une vision ? Un songe ? La lecture ? Un trop plein d’être ? Abondance sinon surabondance, prépondérance de l’imaginaire ? Léger dérangement de l’âme ? Décalage ? Le casse-croûte ? Rendre compte ou simplement tricoter des intrigues au fil des lettres, mot à mot, une phrase à l’envers, une phrase à l’endroit, suivant le modèle, la recette au goût du jour mais aussi, qu’en est-il de l’instant déclencheur ? Du passage à l’acte et de la persévérance ?

Elle se dirige vers la cuisine. Mentalement révise le premier paragraphe. Un café lui fera du bien. Elle ouvre le placard. Bute sur une ligne. Une du début. Le terme miracle maintenant l’indispose. Impropre ! Dérangeant ! Elle pose le filtre, le café sur la nappe. Du tiroir blanc du vieux buffet sort une petite cuillère en argent, reliquat de l’héritage maternel, et s’interroge ; son fils de trente ans sans boulot. Il vit chez elle. Elle ne s’en plaint pas, non mais chez elle c’est petit et ses moyens pareils, A deux sur sa rente de veuve, c’est limite. De plus Arnold cultive. De l’herbe. Il affirme que ça les sortira de mouise. Elle craint au contraire que ça les y enfonce davantage. L’odeur également la gêne. L’odeur pourrait alerter les voisins. Ça la perturbe. La met sous pression, lui colle un mal de crâne de tous les diables et la musique ! La musique ! Toujours trop forte quand l’écriture requiert en elle le calme, le silence voire apprécie un fond sonore apaisant, cool, relax du coup elle bondit de sa chaise, se calme puis intervient. Il baisse le volume, grommelle des excuses, a quelque chose à faire en ville, lui tape vingt balles, oui, finalement un miracle, même un tout petit mais les miracles...des lettres, rien que des lettres, un mot pour désigner les solutions des situations sans issue, Elle le supprimera. Mieux, la phrase entière, Plus d’obstacle, On taille, on rase gratis. Comment c’était déjà ? Elle range le paquet d’arabica dans le placard, Allume la cafetière, cherche une tasse, l’essuie, l’abandonne à côté de la machine, Rapproche une chaise, S’assied, La vie est vache quand même, ce pauvre Antoine. Ce pauvre Antoine (qu’elle songe à insérer dans sa fiction) si jeune et déjà parti, Le miracle, se dit-elle c’est l’absence de miracle et c’est un bien triste miracle ou peut-être si, un, un seul, l’immense, global et majestueux miracle du quotidien mais ça fait cucul la praline, ça fait rombière oh oui, bien sûr ma chère, vous savez, le miracle quotidien de la vie, sans cesse renouvelée, la saveur de chaque instant si précieux, l’émerveillement... ce genre de foutaises, qu’elle imagine aisément pour les avoir connues, quand le quotidien de la majorité des humains se résume à de la souffrance, des emmerdes, de la survie et moi pareil admit-elle mais en ce cas... pourquoi insister ? Parce qu’il ne me reste plus que ça ? Une dernière révérence ? Parce que je suis vieille, inutile, sans instruction et sans doute peu douée pour raconter ou bien parce que je serais en chemin ? Et si par chance en chemin alors je me dois d’avancer, de continuer, de progresser, d’ajouter des couleurs, des couleurs de toutes les couleurs, des bruissements, feulements, rugissements, cris, râles et larmes pour faire plus vrai et d’en rajouter encore et encore, toutefois surveiller la mesure... point trop de sel, respecter les équilibres, la dynamique, l’envol des lettres au clavier, le tracé de l’encre sur la feuille, l’odeur du papier, du sang et que les lignes suent, dégoulinent de merde et d’effroi si la scène l’exige ! Lilas, rose ou chèvrefeuille des sentiers que l’esprit parcourt tandis que les doigts s’aventurent du bout des lèvres dans la fourrure douce, soyeuse et lustrée d’un matou, Les mains parlent, c’est une évidence quand elle écrit, Du sentiment ! du sentiment. Secouer, dépoussiérer les neurones. De l’ardeur, du feu, des personnages, leurs habitudes, leur passé, leur présent, leurs rencontres quelque part dans le temps, leurs errances, succès, drames, déboires et les vêtir, les déshabiller, les nourrir, recueillir leurs rêves, leurs pensées,émotions, inquiétudes, caractères, les amener par touches, en décrivant un appartement, une action, un mouvement, monnaie de singe au cœur de la City bien sûr que tu peux et pense au train-train, au banal brisé, interrompu, suspendu, déchiré et basculer, renverser les positions, les situations, injecter de l’étrange, du sauvage, de l’inattendu, surprendre ! Besoin de miracles ? Pfft tu vas t’y mettre et faire le plein de verbes, piquer des adjectifs, enrôler du vocabulaire, ponctuer, relever la sauce ! Elle se verse une seconde tasse, Souffle à la surface du breuvage. Allume une cigarette fine et longue. Suit les spirales grises et tordues jusqu’au lustre. Elle expire profondément, laisse aller ses pensées. Lassitude et fatigue, usée, elle usée, usée,usée...usée, usée il en a de bonnes l’autre débile ! Usée ! Tu parles ! mais ne pas abuser des mots, construire ce foutu récit, traverser le miroir c’est ton boulot ma grande même si c’est dingue, même si tout le monde t’enterre et que jeudi coiffeur pour ta couleur...

proposition n° 1

a)

Des pages d’un guide de Prague un emballage de sucre chute : Café Kafka.Portrait noir et blanc au regard fixe, Une oreille neige, l’autre charbon. Au verso deux adresses flanquées d’un numéro amputé. Kafka se rendait-il dans ce troquet ? près du poêle ? accoudé au long comptoir ? face au grand miroir rectangulaire ? Mobilier ordinaire des bistrots populaires, chaises d’assises circulaires, dossiers arrondis, du même bois que les tables début XX ième, époque à laquelle Sylvie et l’oncle s’attablèrent. L’oncle, Petit Poucet à sa manière semait des indices. Des aide-mémoire dont la redécouverte éclairait soudainement un pan du passé. Non qu’il tirât le présent du vécu, non, toutefois ce passé lui évoquait une toile inachevée qu’il s’appliquait à résumer, comprendre mais surtout, surtout cet impératif : transformer l’essai. Ainsi, l’oncle, tout à ses cogitations, remembrances pragoises, arpentait sa bibliothèque à la recherche d’ un bouquin et dans le bouquin la reproduction d’un microgramme de Robert Walser. Le bulletin d’admission du biennois à la clinique psychiatrique de Bellelay. Bulletin entièrement recouvert d’une écriture, au crayon, minuscule, serrée, compressée, condensée tant que les toubibs aux fraises. Ce document existe. L’oncle en est certain. Il l’a vu ; ne le confond pas avec ce télégramme que Lisa envoya de Bellelay – elle y habitait – à son frère alors à Berne, lequel frère considérant tant de territoire vierge le parcourut au crayon de ses pensées si profondément enfouies dans le corps concentré, miniaturisé de l’écriture que le déchiffrage de 500 microgrammes prit plus de vingt ans. Mais où donc ce bouquin ? L’aurait-il prêté ? Oublié dans un carton ? L’écriture pour un temps fixe le temps,

b)

Une cave aménagée qu’un coing embaumait. A l’angle de la cheminée, sorti d’un livre d’image, un chat d’aquarelle étalé sur le mur . Grand chat. Grande cheminée. Une seconde fresque aux tons mauves, invitait au délassement. Porte d’entrée à croisillons. Partie supérieure vitrée. L’unique fenêtre donnait sur le chemin et la cuisine en face. Peu de meubles dans cette chambre longue au plafond voûté. Un grand lit, deux commodes, un électrophone, un 33T de Peter Paul and Mary, possible un de Boby Lapointe, un vase, des fleurs des champs.

c)

Un ami. Un J9 fatigué. Des routes de montagne. Un test au hameau. Un hameau. Un libraire en retraite. Un train électrique des années trente. Un vieux bonhomme ventru, coiffé d’un béret, assis à l’entrée d’un dépôt-vente. Une bouquiniste au marché le jeudi. Des cageots de fruits, légumes moins chers au remballage. Fromage, yaourts aux dates de péremption légèrement dépassées, moins chers aussi. Cagettes pleines de cerises empilées au pied des arbres. L’aube, le crépuscule. Des vergers, des échelles, un tracteur, une remorque à plateau suit la récolte entre les branches ployant sous les fruits, Quelques habitations, deux fermes en activité, une église et une école fermées. Chèvres à l’étable, Traite du matin, traite du soir, Un chien famélique dore ses os au soleil d’avril, En amont du second petit pont, en remontant le ruisseau qui rejoint la rivière de la vallée, par endroits le courant ralentit. Les berges creusées offrent un abri aux œufs des grenouilles. Du sommet de la colline abritant le village, par beau temps, on aperçoit le Ventoux.

d)

Et ça c’est quoi ? Il faillit répondre : « ceci n’est pas n’est pas une pipe » mais le flic manquait singulièrement d’humour. Sans compter l’ambiance... Il se contint donc tandis que les collègues du keuf démarraient la fouille du véhicule.

(e)

Elle insistait. Il avait renoncé. A quoi bon acheter ? Louer à l’année irait tout aussi bien. Les terrains, les ruines paumées sans eau ni électricité , les immeubles en rade, les biens aux propriétaires absents, il en avait sa claque. Sa claque d’autant que la maison qu’ils envisageaient venait de leur claquer dans les pattes mais elle insistait. Depuis trois jours déjà. Les clichés lui plaisaient, Et qu’est-ce qu’on risque à jeter un œil ? Ça fera une balade ! Allez ! Bouge-toi ! Il lisait allongé sur le canapé. La bécane allumé sur la table de la cuisine, elle n’en démordait pas. De guerre lasse, au quatrième, cinquième jour, histoire de clore le débat et de retrouver la paix, il céda. Ils prirent rendez-vous.



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1ère mise en ligne 1er février 2019 et dernière modification le 4 mars 2019.
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