le roman de Milène Tournier

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Milène Tournier, née en 1988, docteure en études théâtrales de l’université Sorbonne Nouvelle, est une auteure de théâtre, poésie et de formes croisées. Elle a publié « Et puis le roulis » aux Editions Théâtrales en 2018, « Nuits » aux éditions la Ptite Helene et « Poèmes d’époque », un recueil poétique préfacé par François Bon, aux éditions Polder de la revue Décharge en 2019. Son recueil « L’autre jour » paraîtra à l’automne 2020 aux éditions Lurlure.

Elle s’intéresse à la littérature en lien avec les arts numériques et élabore notamment des poèmes-vidéos. Elle fait partie du dispositif de résidence d’écriture Île-de-France en 2019-2020.

Elle est par ailleurs professeur documentaliste.

Quelques liens :

 sa chaîne YouTube

 Et puis le roulis

 Nuits

 sur Poèmes d’époque

 L’autre jour ( À paraître automne 2020)

 sa résidence IDF sur remue.net

20.


 La vieille petite voiture de sa mère, toute mal mise penchée, un peu enfoncée dans la terre et il fallait, les matins encore qu’elle la prenait, un bon quart d’heure pour la chauffer et l’en tirer, mais toujours la voiture repartait, et sa mère était toute petite derrière le volant, avec ses mains solides, et sur les pédales ses chevilles toutes sèches comme deux jambes de bois à continuer ses sabots.

 La petite cuisine avec le bruit du monde et d’un œuf, le manche de la poêle, l’antenne de la radio,

 À la grosse ville, les halls froids des salons des congrès. Les radiateurs brûlants mais un pas plus loin et autour :glacé.

 Il a besoin de serrer sa mère dans les bras. Quand il la serre c’est à lui, que ça fait du bien. Elle est éternelle comme du bois.

 Il oublie complètement les bruits du métro. Comme à la ferme, il oubliait les animaux, les coqs, les meuglements las des vaches. Il regardait juste pendre leurs pis. C’était comme voir leur pensée. Voir la pensée en train de se faire, les pis.

 il a besoin de pleurer.

 

18. choses vraies


proposition de départ

Il s’est assis. Il s’est assis puisque ses genoux se sont pliés. Il s’est assis, d’ailleurs la distance par rapport au ciel, d’avec son crâne, a subitement augmenté, de quelques cinquante centimètres, correspondant précisément à la longueur aussi de ses cuisses, de ce demi mètre qu’on perd en quittant la stature debout, et l’homme qui tout à l’heure faisait un mètre quatre vingt dix n’en fait plus qu’un quarante. Il s’est assis. Ses mains aussi se sont assises, qui ont basculé de seulement la gravité au bois de la table devant. Il s’est assis. La mouche ne s’est pas cognée à son crâne, qui volait à un mètre quatre vingt dix du sol précisément parce qu’il s’était assis, et qu’alors elle n’allait pas le cogner. Si l’on avait tracé une longue droite depuis l’endroit où son nez s’accroupit et s’enfonce aux joues, on aurait rencontré en chemin tous les enfants sous la barre encore des un mètres cinquante, les petites femmes, et les autres hommes assis en ce moment sur terre. Il s’est assis. Personne n’a entendu le bois de la chaise craquer précisément parce qu’il s’asseyait et l’entreprise de s’asseoir masquait la preuve auditive par laquelle on eut pu témoigner qu’effectivement un homme cet après midi là s’est assis, et ainsi l’homme en s’asseyant a fait trop le bruit de s’asseoir pour qu’on puisse dire, ensuite, qu’à coup sûr l’homme s’est assis. Il s’est assis. Je n’étais pas là mais c’est comme si. J’ai vu l’homme s’asseoir. Car si je ne l’avais pas vu s’asseoir, ce serait trop comme si l’homme ne s’était pas assis. Comme si ne pas l’avoir vu s’asseoir serait trop, dans ce cas précisément, l’avoir vu ne pas s’asseoir. Or, je le sais, je le sais c’est vrai, je le dis et redis : l’homme s’est assis.

Les choses vraies sont comme des tortues qu’on regarde bouger.

16. si, là, brusquement...


proposition de départ
1

Elle évoque une « fête grise ». C’est afin de laisser l’ambiguïté vivante que l’on n’a pas traduit par « enterrement » -mais c’est bien d’un « enterrement » qu’il s’agit, celui d’un vieillard ni nommé ni introduit, laissé errant au large du livre, comme trop faible pour même se hisser à son rivage.

2

Sont ici désignés les gestes produits par les membres d’une famille au lendemain de la première perte d’une dent, chez l’enfant, des premières règles, chez l’adolescente.

3

Sans doute eut-il été possible de traduire par « maison ». Si l’on a choisi « cabane », c’est afin d’insister sur la petite dimension que laissait souligner, un paragraphe plus haut, le suffixe équivalent à notre « ette ». Cabanette, plus encore que cabanon, eut pu fonctionner, si on l’employait assez pour que le mot se fonde à sa phrase comme un cabanon parmi, derrière, son paysage et ses arbres.

4

Cette interjection, mot à mot « mords-la moi », nous a semblé devoir figurer dans le texte dans la lettre d’origine, le mot à mot ne permettant pas assez d’imaginer la désinvolture avec laquelle cette insulte se lance et reçoit, comme une querelle matinale de vitre à vitre, au feu rouge.

J’aurais l’impression de devoir recommencer tout le travail d’accepter être en vie et moi-même, si là, brusquement, on changeait ma langue.

15. Si la lune compatit


proposition de départ

Le tunnel était inondé. Elle devait faire marche arrière. Elle avait mal aux chaussures. La semelle s’était défaite dessous, ça lui remontait dans le genou, les vibrations du goudron en marche, et l’impression que le genou va lâcher comme une dent, à tout moment. Elle a pensé s’asseoir, au bord du tunnel et attendre. La nuit allait tomber. Ou peut être y aller et nager dedans. C’était l’histoire, quoi, de quelques mètres. Il faudrait sécher après. Personne ne la verrait. Personne ne la connaissait. Elle déjeunait seule depuis dix ans, dans la ville moyenne et neuve, avec un livre qu’elle feignait de lire. Les gens regardent moins, dès que y’a un livre. Si elle faisait marche arrière il faudrait faire tout le grand tour, repasser par le parc, avec le risque qu’il soit fermé et qu’elle doive alors aussi le contourner. Elle a quoi, que son porte monnaie avec quasi rien de bien dedans, et puis vaguement son portable. Ça se mouillera pis ça séchera, comme quand les gens pleurent. Lui revient l’histoire de petit catéchisme, les chaises avec leur bois plein d’encens de supermarché. Moise poussé sur son petit panier et sauvé des eaux. Ça se passait sur le Nil, l’histoire. Si elle trouvait un enfant, elle saurait pas quoi faire. Si elle tombait, là, sur un enfant par terre, à l’entrée du tunnel inondé, un enfant visage et peau, un très nouveau, un juste né, elle saurait pas du tout quoi faire, avec elle ses bras. Y’a plus rien de naturel dans son corps, de sauvage ou maternel. Elle se souvient pas de ce dont les femmes et les mères se souviennent. Elle attendrait que l’enfant l’aide. Elle attendrait que l’enfant la prenne dans les bras et la rassure et se mette à l’aimer d’un coup et pour rien. Elle lui parlerait peut-être, en lui donnant un prénom d’une minute : Nil, Nil. Mais elle ne saurait plus quoi faire, après qu’elle lui ait parlé et que l’enfant bébé bien sûr ne lui aie pas répondu. Alors elle courrait, en lui disant Nil je reviens, je vais chercher quelqu’un d’autre. Et en effet, elle trouverait quelqu’un, à qui dire : il y a un bébé par terre, il faut aller l’aider. Mais la personne ne comprendrait pas et, elle, elle n’oserait pas insister, elle ne sait pas être malpolie et puis, en général, pas trop parler aux gens. Elle partirait sans essayer auprès d’une deuxième personne. Elle a son corps d’entrepôt triste, son genou serré, et rien. Elle entre dans le tunnel, tête dedans. Son genou lâche comme une dent. Son cœur lâche comme un genou. Elle meurt loin des fleuves.

Dès qu’on est vraiment seul, c’est difficile. Peut être la lune compatit, au-dessus.

14.


proposition de départ

Vain dieu qu’ils voudraient que parce qu’on soit mort on soit soudain moins grognon, et parce quoi, qu’on devrait pas se dresser matin pis faufiler chacun ses pieds dans des chaussettes ? Mais qu’on soit mort on est pas moins humain. Parfois je m’amuse, à faire la morte et ma délicate. Je parle cristal et j’erre blanche. Ça m’amuse jamais assez long. Faut encore s’amuser là-haut. On n’en est plus qu’à là, à s’amuser, et ceux qui savent et ceux qui savent pas, et ceux-là repartent sur terre rapprendre, et une fois qu’ils le savent assez reviennent ici, c’est pour ça que vous en avez, des enfants qui meurent enfants, sur la terre, comme des orages dans le ciel quand le soleil plombe sa route à la pluie et que la castagne des deux ça vous fait ça des orages. Les morts morts on s’amuse comme s’amuse en fait la pensée, après la peau du crâne, la pensée s’amuse comme un hamster dans pas sa roue mais dans le ciel comme un oiseau. Je remonte c’est que sans doute j’en ai encore à dire. Les poissons reviennent c’est ceux qui ont avalé les perles. C’est vrai que plus encore que vous, si on parle c’est qu’on doit avoir à dire. Vain dieu votre monde. On a le même, le même depuis les grottes. Mais le vôtre... là, vos choses... La tiote elle aimait déjà ça, pique niquer dans les cimetières avec même pas la politesse du silence, elle chantait entre les tombes. Alors revenir par elle, comme par l’autoroute du soleil, pour rentrer de la mer aux vaches par la voiture dans la journée. Amusez-vous un peu mieux à vivre et entre vous. Car c’est surtout ça qu’on fait là-haut, s’amuser, et tant que vous saurez pas assez, vous redescendrez sur terre. Alors si vous voulez pas vivre toute la vie, commencez à savoir. Elles sont belles quand même, vos tables. Mieux même que nos étoiles. Avec leur quatre pieds comme un arbre animal. Ça me manque, des choses. Pas tout, mais des choses.

Comme si « mort », c’était aussi forcément grand rural.

13. La ville est un grand fait que sans nous


proposition de départ

Le fait que tout est entre ouvert et fermé, et tout très content d’être ouvert mais pas complètement ouvert au point qu’on doit, avant d’entrer, demander si on peut entrer et alors même qu’on voit bien la porte ouverte, et que d’ailleurs la question ne choque pas, de si on peut entrer, preuve qu’on doit bien la poser, et la personne à l’entrée ouverte répond que oui on peut entrer c’est ouvert mais..., et avec un protocole derrière, de lignes et mains, de sortie par ici et de sens de circulation, et le fait qu’hier je voulais juste faire un retour a ainsi pas empêché que je doive faire le tour de la bibliothèque, comme si j’avais souhaité en plus de mon retour faire aussi un emprunt, pour ne pas sortir par l’entrée où j’étais entrée, mais par une différente et un peu décalée, et le fait que j’étais tellement en retard a pas amadoué le type a l’entrée mais a fait que je l’ai été encore plus et ainsi j’ai raté le premier bus que je comptais prendre et rien ne s’est passé du fait de ce retard, on croit que les choses sont importantes mais non, et à part un président et quelques personnes importantes, on peut bien nous rater autant de bus qu’on veut, il se passera pas grand, et le fait que j’ai pris le deuxième bus plutôt que le premier, j’ai juste croisé dedans la doctoresse qui m’a saluée et que j’ai saluée en retour, le fait que j’ai de plus en plus mal à ce sein, à la grosse petite boule et plus encore qu’au printemps et même sans maintenant mettre le soutien gorge, même celui médical exprès, le fait que des femmes se battent en montrant leurs seins ou leur aucun sein, je l’ai seulement montré moi à la doctoresse et après, si, au centre d’examens mais sinon à plus personne, et le fait que je veux plus combattre rien et juste entrer dans les choses ouvertes et sortir par la sortie et le fait que je suis peut-être plus triste qu’avant mais aussi la ville est plus triste à part tous qui se réjouissent d’être ouvert comme s’il suffit d’être ouvert pour être vivant, et le fait qu’il faut que j’arrête de mettre celui-là de tee shirt ça se voit trop mon sein dedans, on dirait le cancer imprimé dessus, le fait qu’elles l’écrivent aussi sur leur tee shirt en petites lettres diamants, qu’elles j’aime la vie, qu’elles I am happy, et alors s’ils sont tous heureux d’être ouverts et vivants et toutes heureuses d’être en tee shirt et en vie, est-ce que je suis la seule ou une des seules à quand même pas trop l’être, heureuse, ou combien de personnes dans la bibliothèque et dans le bus étaient hier déjà pas heureux heureuses comme moi ? Et aujourd’hui combien ? Le fait mon dieu qu’il fait déjà si froid. Le fait que c’est petit septembre. Le fait que j’ai ce nouveau cheveu blanc et la voisine s´est refait son rouge. Le fait sans doute qu’il faut être quelque part heureuse, pour se faire en rouge, comme son cœur l’avoir posé sur son crâne, son cœur à l’air libre. Le fait que les nuages sont blancs depuis ma naissance et comme mes cheveux depuis pas longtemps. Le fait que je suis si fatiguée. Le fait que j’ai encore ce livre à rapporter à la bibliothèque qu’hier du coup j’ai pris, dans mon tour obligée et parce que quitte à devoir le faire autant le faire à rendement, et le fait que j’ai pris quoi déjà ? Le fait que La puissance des mères, pourquoi la puissance des mères ? Le fait que je vais aller dormir encore. Le fait que personne ne s’en apercevra. Le fait que d’ailleurs mon café est froid, c’est signe.

12. Tous les chiens sont ailleurs.


proposition de départ

Elle avait d’autres choses à faire avant, alors elle est en robe, et sent mieux l’air froid sans vent, comme sans doute ce serait dans un frigo fermé si on devait s’y installer et allonger.

Ciel parmi les paupières, mains deux barques gauches et closes, lit sans drap dessus ni sommeil dedans, autre chose, mais ni mort.

Surtout : aucune mort, à l’horizon, dans la pièce — parce qu’elle est tellement allongée, c’est d’abord ce qu’elle voit, une morte pas morte, raide vivante — il en survient bien plus, des morts, parmi en bas tout ce qui bouge, les routes et les rues qui avancent, les maisons qui rient et crient, les bars qui dansent, les stades qui courent, qu’ici dans la pièce vide sauf sa mère.

Autour de la naissance déjà, du ventre sorti, il y avait eu le premier désert et l’inracinable.

Enfant elle entrait dans les églises avec ses deux parents et courait dans l’allée centrale, gorge en haut comme un jeune loup, et criait Dieu, Jésus, Marie, c’est moi, Dieu, Jésus, Marie, bonjour, amen, l’église faisait l’écho et la résonance, comme avoir une plus grande gorge.

L’aile soufflée d’un papillon, doigts poussés de la gorge et du ventre pour accomplir l’aller retour infiniment de l’air.

On lui a doucement suggéré, tout à l’heure : vous pouvez lui parler, vous pouvez, si vous voulez et sans bien sûr vous forcer si ça ne vous convenait pas, lui parler, à voix haute — sa mère alors doit l’entendre à oreille basse, ni ça se voit ni ça s’entend, qu’elle l’entend.

Poissons partout, grand poisson surtout, sous les jambes, de côté, comme une seule nageoire ou une longue branchie.

Elle fait des petits pas de danse, avec encore son sac.

Radio déraisonnable, chaque organe sans empathie pour un deuxième et chacun suce sa part serrée de sang - de liberté.

Maman, c’est moi — elle réessaye et se fait peur.

C’est l’espace sans oiseau, parce qu’il n’est plus question, ici, de mesurer le temps.

Sa mère n’a pas de drap sur elle et c’est encore plus étrange alors, le lit sous le dos, sans drap dessus le torse, comme mal imiter quelqu’un qui mal imite quelqu’un d’autre qui dort.

Toute entière une échine un jour de vent.

En bas, la ville est une grande raie grise avec des tours qui dépassent et, entre les tours, des parcs et parfois un clocher d’église et si tous les chiens montaient ici dans la pièce aboyer, ça ne changerait rien à la pièce.

Les boîtes ne sont pas des boites – il faudra s’en souvenir : Les boîtes/ ne sont pas / des boîtes.

Elle ne souffle pas sur la peau de sa mère pour lui faire sentir une sensation, ni ne chante une chanson, ni ne s’allonge près d’elle comme ils font dans les films, en osant la pousser un peu en enlevant ses chaussures et s’étendant, elle ne viendra pas demain avec une fourmi noire à faire courir le long d’une jambe puis l’autre de sa mère, une fourmi mais comme un volcan.

Vulnérabilité totale et confiance totale, un pont accompagne un pont -les fleuves sont des prétextes.

Elle sort- et puis, elle revient.

Quelqu’un d’autre et même : au bout du pied, il y a deux autres pieds, un secours, un meurtre, l’ordinateur se souvient, qui a tout oublié.

Elle ne prend pas la main de sa mère dans la sienne, d’ailleurs elle a peur des tortues, les pierres qui fuguent du jardin, et des phasmes qui se fondent dans les feuilles, et des feuilles qui pourraient toutes être en fait un phasme.

Tous les chiens sont ailleurs.

11. Longues mains bleues du ciel


proposition de départ

Ses mains étaient toujours plus grosses que le téléphone. Même quand on avait fini par lui en acheter un très gros, ses mains restaient plus épaisses, faites pour le bois, et même si de sa vie il n’avait jamais taillé une bûche, peut-être jamais allumé un feu. Il jouait au solitaire, de longues parties d’index. Ses ongles étaient longs comme des cils de fille. Quelques poils de phalange, comme avoir ici, sur le doigt, un minuscule dos de primate. Il sera mort plus tard, on lui aura mis les mains en croix sur le cœur. Comme enfant ses mains allaient s’agripper au cou de sa mère, en répétant maman, maman, dans les trains d’adultes, avec ses mains comme deux pieds nus, tout mous et à petite taille des choses devant. Adolescent, ses mains auront lissé son sexe longuement, tête baissée pour regarder. Parfois les yeux très fort fermés, pour encore mieux regarder. Et puis se seront penchées vers un ou deux sexes de fille et femme. Les doigts à peine aventuriers. Pour aller consoler cette chose-là, d’un sexe de femme qui tremble. Ses mains auront à peine tenu l’enfant né de leurs deux sexes noués comme deux mains disjointes que l’enfant aura eu quinze et trente ans, et lui aura acheté, avec son petit frère de maintenant vingt ans, un nouveau gros téléphone, plus pratique papa pour tes doigts. Quand il est mort, ses doigts sont restés seuls les dix tendres, au milieu du corps tout endurci, avec encore leur rond d’enfance rosée, sur la dernière phalange décalottée. Les mains de sa femme étaient loin et divorcées. Les mains de ses fils, en quatre petits oiseaux stables. Des dernières mains anonymes ont descendu son cercueil, entre corde, trou, noeuds et doigts. Il était, au fond du trou, si solitaire. Avec ses deux mains comme plus qu’une seule, vers le cœur un animal pas lui. La longue main bleue du ciel.

J’écris entre touches et phalanges. Quand j’essaye d’écrire au stylo, petite tresse du doigt autour pour le tenir et gros coude sur une feuille, ça ne fait pas pareil, la tête.

8. les pères font aux filles de longs toits d’âge...


proposition de départ
intérieur

La petite cuisine avec sa table carrelée et collée au mur, pour le petit déjeuner seulement et là aussi où la mère tout à l’heure coupera les courgettes, étalera la pâte, parce qu’il n’y a pas, comme dans les cuisines aménagées, de plans de travail qui se déploient des recoins, sous un tableau à couteaux aimantés et au-dessus d’un cache-bouteilles. Sur la table, les deux oies du bol picorent un petit suisse que la fille a fait dévaler de son papier. Comme les babybel à délicatement éventrer, ou le flan à déventouser, ou les tortues et les escargots qui sortent et rentrent. Sa mère a récemment déballé un petit frère. Il dit « ta » pour « à table », « a o » pour « chapeau ». Le placard s’ouvre avec une porte accordéon. « Y’a pas de sucre ? Quelle famille, quelle famine ». Des torchons accrochés à la poignée du placard, sous une pince à linge. La fille sème au-dessus des oies la boisson instantanée cacaotée, et les petits suisses accouchent de petits zèbres. Un aspirateur main accroché au mur, qu’on décrochera du socle comme avec le nouveau téléphone pas à fil. Un grille-pain kangourou. Un égouttoir en plastique. Le sucre était bien dans le placard accordéon, caché derrière un gros saladier. Je le vois, mais pas elle. Je le vois vingt ans après. Je le vois dans l’image du père.

C’est l’hiver qui s’enneige. Le chalet est juste après la petite place blanche, en descendant les escaliers. C’est pas le chalet d’à eux, mais d’un ami aveugle avec qui le père fait du vélo à deux. Elle oublie souvent le nom. Tandem. Un chalet comme une grosse chaussure marron de montagne, à lacets beiges, qui couvre la cheville. Les bancs sont accrochés directement à la table et au mur. Le soir on coupe à cœur, sauf le père. Il filme les mains. On joue aux échecs. L’échiquier s’ouvre comme une boîte, sur une doublure en velours verte et les pièces. Le dessus est en relief avec une case sur deux en plein ou creux. Les pièces noires sont comme les blanches mais avec un poinçon dessus. L’ami les prend dans sa main comme il saura, demain, dans la forêt, reconnaître à l’odeur les champignons. Pendant la partie, la fille va dans la salle de bain. Là elle ferme les yeux très fort, pour voir ce que ça fait d’être comme lui. Et puis elle baisse sa culotte et elle regarde son sexe très fort, pour voir ce que ça fait, d’être comme elle. La neige est blanche. D’ailleurs elle n’a pas, sur la tête, de poinçon.

extérieur lui

L’harmonica est accessible, tout près de la paume. Comme au feu rouge d’attendre, et l’attraper sous le levier de vitesse. La guitare ne serait pas passée. Le paquet de gaufrettes sur le torse, en crucifix feuilleté. Il le disait tout le temps : des gaufrettes et l’harmonica. Tout près de l’autre paume, la longue main de sa femme, timide comme au tout début, sa main timide comme deux cuisses doucement s’ouvrent. C’est à cause d’ici, du petit cimetière à flanc de montagnes, qu’il est revenu de sa première décision d’être brûlé. Par amour et cohérence, pour s’endormir près d’elle, comme il a marché toute sa vie. Il mourra patiemment, comme ses parents sont morts. Comme on doit attendre la saison, que poussent les haricots.

Elle est dans le petit cimetière, comme un animal autonome et debout. La tombe est grise comme une montagne de l’autre côté de l’œil, à l’intérieur. C’est pas que elle mais toute la terre qui va devoir exister maintenant sans son père. Et peut-être à cause du grand air, à cause des montagnes, du vent, elle respire, profondément. Au lieu de pleurer, elle inspire et expire.

Codicille : les pères font aux filles de longs toits d’âge. Il faudra vivre en extérieur d’eux, après.

7. trop à côté des choses


proposition de départ

Le soir il mange une biscotte à la place de pain parce qu’il a pas pensé hier à racheter et ça fait dix ans maintenant qu’il a pas pensé au pain et qu’alors plutôt il biscotte. Il étale son gros comté sur la petite biscotte beige. Il croque et c’est encore bon. C’est bon depuis dix ans. Il range les biscottes dans une boîte en fer. Comme ça, les biscottes fragiles dans la boîte en fer, ça craint rien. Quand la boîte tombe, et c’est arrivé déjà deux fois, qu’effectivement la boite tomba, les biscottes cassent dedans la boîte si bien qu’il peut encore les manger en juste plus de petits morceaux que si la boîte n’était pas tombée. Les deux fois où tomba la boîte, ça a fait un séisme dans sa petite cuisine, et il sursauta. Il ne garde aucune larme de la fois où son père était mort et il eut six ans ce même jour-là. Il soufflait ses bougies quand, sur la chaise à côté, mourut son père. Son père mourait et il souffla ses bougies. Son père mourait alors il souffla ses bougies. Son père mort, il put souffler ses bougies. Les biscottes c’est comme du pain sans l’eau. Quand, dehors, chantent les oiseaux, aussi il sursaute. C’est à cause du tellement de silence dans sa tête. Il sait pourtant : un jour la terre se forma et ce fut fracas énorme, comme casser une biscotte dans ses mains, tout près tout près de ses oreilles, comme avait fait sa mère lorsqu’elle lui chuchota ce premier secret : tu es exactement comme tu dois être. Et ce deuxième secret une autre fois de se pencher à son oreille et qu’elle lui murmura : papa est mort à côté de toi mais pas à cause de toi. Depuis, c’est vrai qu’être trop à côté des choses, quand même il préfère éviter.

Codicille : même un oiseau qui chante ça peut être de l’imparfait, si je sais de moins en moins vivre et que c’est quelque chose d’autre que je fais sur terre et qui se regrettera — comme l’iPhone se verrouille au bout des trente secondes de rien entre mes mains et y’a dedans mon visage, entre mes deux mains, tout près plus encore qu’au vrai miroir, et je devrais pleurer chaque mais ben pas et rien et la vie encore par-dessus, au grand ciel. Parfois le ciel devrait s’arrêter, à des endroits moments — soudain le ciel s’interrompit au-dessus des arrêtes de nez comme plein de minuscules montagnes- ça nous aiderait à me remettre à vivre.

6. le nom du chat


proposition de départ

Croquetout avait sa panse pleine comme celle d’un ambassadeur. Et voilà qui tombait rude bien car Croquetout l’était, ambassadeur. Chaque encore un nouveau jour que là-haut Dieu nous concoctait, en bas Croquetout se débrouillait pour racheter une petite part du terrain autour de son ambassade et agrandir l’enclave. Ainsi, le petit parc avec son toboggan, rouge coq fier comme aux tables on met au centre son plus beau vase et ses fleurs les moins ingrates, les trois petites places en épi du minuscule parking, et même la laverie qui était à vendre et Croquetout avait dû cette fois-là se battre vaillant pour l’arracher à un promoteur aux poches grasses comme deux besaces, au moyen d’un porte à porte un brin mafieux, comme on coince à l’impasse le chat pour la caresse, Croquetout avait obtenu gain de cause et la laverie. Le petit parc, le parking et la laverie s’étaient trouvés rattachés à l’ambassade de Croquetout qui, comme tumeur, étendait son monde au milieu du pays étranger où un jour de pluie il avait atterri en tant qu’ambassadeur. Au chat perché de l’enfance, Croquetout était toujours perché sur plus étroit que ses deux gros pieds, la tranche aiguë d’un dossier de banc, un muret faiblard, si bien qu’immanquablement il finissait par tomber du nid, et le chat par l’attraper, sous les quolibets des autres, grosse lune, soupe lourde, tas d’hippopotame, gras de baleine, giga couenne... Croquetout s’était alors juré : moi Croquetout je serai ambassadeur, tous les chiens de cavale courront dans mon ambassade s’abriter de la justice tombée sur eux comme un soleil trop lourd pour crâne minuscule d’oiseau, et petit à petit j’élargirai l’abri. Puisqu’il suffit après tout d’un premier point pour après faire une tache, un cercle, un pays, une planète. Croquetout c’était son nom, qui lui allait comme un ventre. A croire que Croquetout quelque part devait être un peu prédestiné, parmi les pauvres nous qui portons notre prénom comme le tee shirt trop serré ou large, ou taché de taches pas nous, de quelqu’un d’autre.

Depuis douze ans Sanssouninom était assis là. Il était arrivé avant même le fleuriste et avait vu le ciel rester le même au-dessus du quartier peu à peu changé, la laverie vendue, la boulangerie fermée et actuellement l’objet d’une longue lutte d’arrachée entre l’ambassadeur et la mairie, les enfants grandir, les couples se faire et éclater, les enfants naître et les vieux un à un mourir, ou les enfants de quarante ans mourir et les vieux tenir plus long qu’eux. Si Sanssouninom n’avait pas même sur cette terre trois tuiles au-dessus du crâne pour s’abriter l’âme, il tenait serré contre sa peau, depuis douze ans qu’un jour il était arrivé ici et s’était assis le pantalon à même le trottoir, un cahier avec marqué dessus, comme aux livres on donne un titre qui doit aller avec l’histoire dedans et aux enfants nouveaux un prénom, en grosses belles lettres que Sanssouninom aurait bien voulu dorées : REGISTRE DES BIENVEILLANTS. Là, Sanssouninom notait consciencieusement le prénom et nom de tous ceux qui, en passant, lui tendaient une pièce. Et si Sanssouninom une nuit s’était endormi d’alcool et qu’un malfrat en avait profité pour l’escalader et lui chiper poche son cahier, le malfrat se serait trouvé nez à nez avec une longue liste de prénoms et noms sans rapport les uns avec les autres. Ce qui n’arrivait pas car Sanssouninom ne laissait jamais tremper ses lèvres dans plus de deux verres d’affilée, trop au courant des dégâts qu’alcool faisait chez les gens qui comme lui n’avaient plus l’espace, entre trottoir et pantalon, de la dignité, et qui un jour s’étaient assis parmi là où l’on ne doit, normalement, passer que debout. Sanssouninom avait un grand projet et l’optimisme tenace. Le jour où il sera tiré d’affaire il retrouvera ceux qui, se penchant vers lui comme on fait pour cueillir une fleur, lui avaient donné maigre ou plus riche pièce, ou franc sourire, et leur noms et prénoms après qu’il leur eut demandé « puis-je s’il vous plaît vous demander votre prénom et votre nom ? ». La question certes suscitait parfois la curiosité ou une méfiance que Sanssouninom ne cherchait pas à dissiper. Il menait sa longue tâche, droit dans ses mocassins d’hiver un peu fourrés donnés par un jour une association. Il retrouvera les noms et prénoms et les gens derrière et les vies. Et si dans ceux-là l’une ou l’un avait besoin de quelque chose, maintenant qu’il sera riche, il les aidera à son tour. Sinon le bleu du ciel est très vain, à juste être grand sans retour de bonté.

4. comme un ciel


proposition de départ
1

Le paysage poursuit sa route. Camions endormis aux parkings des stations essences, et peu à peu bateaux posés au goudron, à l’approche, mais pas encore, des villes de petites mers. Fleuves sans noms. Toute une vie, toute une vie dont, ferroviaire aujourd’hui, piétonne sinon, je ne sais rien. Je vais mourir sachant si peu tout. J’ai encore mon père sur la terre. J’ai eu idée une fois de la mort. Idée physiquement. C’était comme un paysage parle tout seul. Effrayant. Avec encore les images et le langage ou comme un souvenir d’avoir un jour parlé. Et plus le corps. Aucun dur du réel. Que doux d’âme . Plus le corps pour tenir tout comme la fenêtre du train cadre. Juste de l’âme dans de l’âme. Avec la pensée énorme. Ou peut être c’était le seuil et il faut déraciner, après, la pensée aussi, comme sucer la mer.

2

Serres idiotes sans fleurs trop dedans. Elles puent le soleil d’hier vos serres, un vieux pas d’aujourd’hui. Regardez-les, vos pelleteuses abdiquer jaune pour toujours. Et vos grues qui construiront rien. Qu’un chantier arrêté qu’on reprendra un an après, à cause d’un procès et d’une émission télé qu’a fait parler. Le serpent fait sa mue d’un trait. Vos trains croisent des trains, comme des haies marchent pour nulle part. Vos étangs sèchent comme des flaques sous les bottes des enfants un jour de trop tard et d’aller à l’école le lâcher d’un coup de portière, et baisser l’œil devant les rides fâchées de la directrice, dépêche-toi, dépêche-toi, et l’orteil au frein penser à l’Amazonie, à courir en Amazonie, et en cinquante ans avoir pas fui à l’arrondissement d’après. J’aimerais mieux pas partager le ciel. Il est fait pour un seul à la fois le ciel. Et pas vos avions bondés qui roulent sur rail. Pour mourir même il faut de l’enthousiasme, ici. Faites-y faire des publicités, à la mort et comment c’est long comment ça tient, ça nous filera peut être enfin foi ou tenant lieu, astérisque modifiable sous conditions, astérisque les susdites conditions énumérées, longues et précises comme un ciel.

Codicille : j’ai pris le train, de la mi-juillet à presque août et Reparis.

3. ça l’avait effrayée


Deux panneaux s’annonçaient l’un sur l’autre, maison du troisième âge et musée du jeu vidéo, sans que soit précisé dès ici que le musée a récemment fermé. Devant La Poste, le petit choix entre les trois marches d’escaliers ou le détour par la pente et les fauteuils à rouler. Clocher actif et grosse antenne relais. Auvent court du distribanque. Ombre pauvre des pare soleil de poussettes. Ciel plein, ciel bleu et gras là-haut. Soudain ça a été trop. Elle a attendu le soir que tout s’éteigne sauf, au distribanque, le scintillement mécanique de l’écran. C’est sur même pas son vélo qu’elle a quitté ici. Elle en a volé un, dans une cour d’immeuble. Elle est partie. La lune l’a suivie. Et plus jamais on ne l’a vue, la lune, se dresser dans la nuit, et seulement, à l’aube, le soleil jaune-poste de chaque jour. Les lunes partent avec les filles qui quittent la ville, la nuit d’un jour vide et d’un ciel trop plein. Elle est partie, pas très loin. Elle a dormi dans un fourré. Le matin, au lieu de retourner à la ville, elle s’est laissée mourir, comme sèche un buisson. Je ne sais pas si dès le premier jour ça a marché. Ou si elle est encore vivante, peut être, à l’heure qu’il est.

Peut être parce que soudain ça l’avait effrayée. La sécurité et alors le danger. La sécurité et donc le risque de perdre cette sécurité, ou de bien voir : le réel est un panneau d’indication qu’il suffit de déraciner ou d’inverser, musée du troisième âge, maison des jeux vidéos, pour que l’on disparaisse avec les choses qu’ils désignaient, que l’humanité se dissipe comme un dernier gros nuage tarde à se tasser. Elle a craint la guerre et la famine et n’ayant connu de l’une et l’autre que le mot, guerre et famine, les mots sans l’imagination, elle n’a pas eu le recul assez de penser que guerre et famille elle serait encore la même et encore ici, à marcher le long de la poste, et même si celle ci n’était plus en activité, elle serait encore vivante sur cette terre là, avec peut être un peu plus de sauvagerie et moins d’institution, mais qu’il ne faudrait pas immédiatement mourir, il resterait les gens et les voisins, les humains, et ce réel un peu décalé. Mais peut être dans une montée de peur, de peur des mots, sans le secours de l’imagination, si l’imagination c’est déjà survivre en se voyant plus loin, là où n’est pas, là comme on n’est pas encore, dans une fulgurance soudain de peur, devant les deux panneaux, « maison du troisième âge », « musée du jeu vidéo », devant les deux panneaux et à cause peut être du ciel, son bleu effarant et intenable, elle a eu peur et, par cette peur, apprit alors aussi qu’elle n’est prête pour presque rien, elle a très peu de force ou pas assez d’amour, de foi, si, elle n’a l’imagination et l’idée que de quitter la ville et mourir, sans pouvoir penser à la nouvelle organisation alors qu’on trouverait, des uns et des autres s’entraider, de préparer un grand plat simple à partager, de s’asseoir devant la poste fermée, pour écosser en ligne des petits pois à cuire et donner d’abord aux plus vieux et aux enfants, et d’un jour entrer dans la poste, tout repeindre : qu’est ce qu’on en fait, qu’est ce qu’on décide que ça se refait, qu’est-ce qu’on dit qu’ ici c’est, qu’est ce qu’on veut que c’est, ici ? Elle a quitté ici, la ville et elle est morte dans le fourré d’aucun panneau.

Codicille : La Poste ne désemplit pas, avec sa queue d’un mètre et masquée. C’est l’été encore postal.

1. Fiya Jouû


proposition de départ

Le car s’arrêtait sous le pont. Elle l’attendait un peu plus loin, sur un des bancs du parc. Il y avait eu du retard, beaucoup de retard. Du retard après le bateau, et dans le car. Des problèmes de passeports, de places, de clandestins. Des disputes même. Il l’appellerait quand il arriverait. Elle remettrait les chaussures qu’elle avait enlevées et le rejoindrait. Il l’aimait. Ça n’enlevait rien à la solitude. Elle l’aimait. Ça enlevait un peu à la solitude. Il était arrivé la première fois sous ce même pont, trois ans avant. Juste à sa descente du car, une dame dehors lui avait demandé son chemin. Madame je viens d’arriver. La dame l’avait alors invité dans une boulangerie, une canette un sandwich, lui avait fourré un billet de dix euros dans la poche et conseillé d’être beaucoup plus méchant que ce qu’il semblait, dans cette ville il faut être un peu méchant, et, alors qu’il mangeait en face d’elle, s’était apitoyée : olalala mais qu’il a l’air gentil c’est pas possible, c’est pas possible il va se faire bouffer. Il s’était finalement pas fait bouffer. Il l’avait rencontrée. Quelques mois après son arrivée, dans les mois froids, un soir, dans le métro. Il l’avait abordée. Elle était tombée amoureuse. Elle était complètement tombée amoureuse de ce garçon. Il y avait eu de la folie, à la sortie du métro ce soir-là. Une certaine folie de chasse peut être. Quelque chose de très sombre au milieu d’une tâche de lumière. Ou l’inverse, une racine de miel pour tenir un grand arbre d’ombre. Elle aimait ce garçon. Elle l’appelait garçon. Il était plus jeune qu’elle. Il était plus beau qu’elle. Il était moins peureux qu’elle. Il était un aventurier. En bas du banc, dans le parc, ses pieds nus dansotaient. Au-dessus d’elle, le ciel n’avait besoin de rien faire pour être grand, pour être important. Elle n’avait pas bougé de cette ville depuis presque quinze ans qu’elle y était arrivée. Elle avait vécu sans vivre. Comme on vit les vies avant -c’était le titre de plein de livres un peu idiots et dont on voyait l’affiche dans le métro- de réaliser qu’on n’en a qu’une , qu’on a une seule vie, elle a une seule vie. Heureusement. Heureusement, s’il fallait en plus en vivre deux. Il était heureux de la retrouver. Il lui raconterait le car et les disputes. Les noms criés à haute voix et les bousculades. En disant que c’est parce qu’ils sont pas civilisés, que ça se passe comme ça. Qu’ici ça se passerait pas comme ça. Elle sourirait et dirait quelque chose de doux, pour atténuer la violence quand même des propos et l’auto mépris. Il dirait que ce n’est pas violent, que c’est un constat. Elle aurait un bouton sur la lèvre au coin, et lui un peu maigri. Déjà avant de partir il était maigre. Peut être qu’il ne mange pas assez. Peur-être qu’il ne mange pas vraiment. Elle aurait peur qu’il ne l’aime plus. Il l’aimait encore. Elle l’aimait, mais elle elle l’aimerait toujours, comme presque une décision prise, ou le constat d’une décision : elle l’aime c’est pour toujours. Ciel bleu d’août avec déjà quelques gros nuages de septembre. L’amour n’enlève pas la peur, la petite angoisse des ans. Dans le bus il lui avait envoyé deux photos des enfants sur le siège à côté : le petit garçon redressé jouait avec ses chevaux plastique sur le dossier, à l’envers. A côté sa petite sœur avait une belle robe de fête rose, en plein bus, et jouait avec une Barbie qu’elle avait assise sur ses cuisses. Parfois elle se sentait sa petite sœur, même si plus grande que lui. Parfois sa grande sœur, aussi peut être à cause de la langue, cette langue qu’ils parlaient entre eux qui était la sienne à elle mais qui était l’autre langue académique, lui, de son pays, après l’arabe maternel. A l’université, les cours se donnaient soudain en français, après la scolarité en arabe. Elle s’était étonnée : elle tenait terriblement sur sa langue, elle serait folle et qui deviendrait-elle alors si là il lui fallait en changer. Il n’aimait pas trop parler français. Elle aimait le français qu’il parlait. Elle n’avait pas pensé apprendre l’arabe avec lui. Elle était trop triste pour apprendre une langue. Trop triste, pas assez agile. Elle avait appris à dire « j’ai faim ». Fiya Jouû. Elle comprenait un peu et rapidement oubliait le système d’écriture, l’alphabet arabe et la transcription phonétique dans l’alphabet latin. Elle n’avait jamais compris exactement non plus l’inflation et pourquoi on ne pouvait pas tout simplement imprimer des billets pour les pauvres. Il avait grandi dans les films de petite mafia, où les héros passent à travers des codes, les empruntent, où les hommes jouent aux galants et ouvrent les portières aux dames avec dans la poche une liasse pleine de billets et un pistolet discret comme un doigt. Il savait que s’adapter parmi les formes humaines c’est être l’animal à côté du piège et qui survivra, sans avoir besoin par contre d’être méchant. Les nuages dans le ciel sont un peu les survivants du bleu.

Codicille : c’est l’été encore. L’amour et les mêmes peurs, dans bientôt nouvelle fin d’août et encore septembre.


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1ère mise en ligne 20 juin 2020 et dernière modification le 11 septembre 2020.
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