le roman de Sylvie Pollastri

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C’est mon deuxième atelier d’été François Bon après « La Ville la nuit » ; et « En 4000 mots ». Bref, j’écribouille. Ici, à Bari, j’ai aussi participé à un atelier d’écriture créative qui a donné vie à un petit texte théâtral en 1 acte et 3 scènes intitulé « Il silenzio », qui a lentement été pensé durant le « confinement », mais n’en parle pas ; il est écrit en Italien – c’était le défi de cet atelier, le français étant ma langue maternelle. J’ai un blog quelque peu délaissé « D’autres pas ». Certains de mes récits courts ont été publiés dans Résonances 2017, La Piscine. Revue graphique et littéraire, 2016.

20. Les yeux fermés


La route s’allonge. Depuis le matin, depuis le départ, depuis l’instant où la porte de la maison sur le port a été close, la route s’allonge dans son chaos de murs de lave, de torrents pierreux, d’étendues vertes, loin des falaises abruptes sur le fjord. La route est là, longue encore jusqu’à la ville. Partir ainsi dans son propre destin. On s’imagine lui donner d’autres couleurs en ayant d’autres désirs, en commençant d’autres travaux, en changeant de place le divan. On s’imagine qu’il nous taquine, au hasard d’un courriel envoyé au mauvais destinataire, d’une connexion qui fige votre image aux autres, fragmente votre voix, au point d’ouvrir ou fermer ces petites portes de vie qu’il distille sur nos routes. On s’imagine qu’il existe. Il n’en est rien, jusqu’au jour où, immobile, son flux constant vient à être senti. Il arrête la voiture, baisse la vitre, éteint le moteur. Il a encore les deux mains sur le volant et tout autour de lui des scintillements, lumières et sons, comme milliers de clochettes. Le moteur s’est tu. Le paysage encore est muet. Il ferme les yeux. Le silence apaise les battements de son cœur. Le silence d’espace étend son souffle qui, peu à peu, se ralentit. L’air entoure ses formes, dessine les courbes de son corps et les pousse vers l’horizon, au bout du paysage plat au milieu duquel il vient de suspendre un geste avant de reprendre sa course, tout comme l’instant précédant le décollage où, à travers le hublot, les lumières blanches, oranges, bleues, vertes s’accélèrent alors que le corps est immobile ; saisir aussi, au détour d’un chemin, la mer des blés mûrs au milieu desquels les poteaux du téléphone marchent de guingois sous le ciel d’azur intense tandis que la voix de l’autre est inexistence. Tout près, la brise légère. Au loin, quelque bruissement de feuillage, le cri d’un oiseau. L’odeur du vent, faite de roches et des premières gelées. Les dernières chaleurs du soleil. Comprendre que l’hiver arrive quand octobre vient d’arracher ses derniers jours au calendrier. Instinctivement, les doigts impriment une pression sur le volant. Il est bien là, ce corps. Lové au cœur de l’espace. Il accepte et accueille le silence. Il n’a plus besoin de courir, se lever, marcher, glisser, tomber, rugir, s’humilier, se casser, se redresser, se dresser, s’habiller, se coiffer, boire, manger. Silence dans le silence, il ouvre une petite boîte, celle aux images. Bien des gestes semblent les mêmes, comme le peintre, l’artisan, l’enfant qui cent, deux cents, mille fois refait le geste, le geste qui n’est autre que la peinture de sa propre vie qui ne peut qu’aller vers l’autre, curieux, amant aimant d’autres voix que la sienne seule, d’autres voix qui se mêlent à la sienne et viennent dire avec elle leur vie de destin. Ce jour, il va vers une inconnue.

 

19. Chronologie


proposition de départ

Jour 1 – Les théâtres grecs étaient généralement construits à flanc de colline, un demi-cercle plongeant vers le point focal de la scène. Le cône inversé ainsi créé et la scène et son léger mur favorisent l’acoustique. À Delphes, comme à Agrigente, une pièce de monnaie tombant au centre de la scène s’entend aussi purement que si elle heurtait le sol sur lequel est posé le pied d’un spectateur au tout dernier rang. Certains de nos fjords sont comme des théâtres grecs. Une barque en son milieu serait une scène mobile qui porterait un simple murmure jusqu’aux sommets des émotions. C’est sans doute pour cela que les deux marins dans la barque restent silencieux, respirent à peine pour ne pas faire fuir les poissons, ou savent qu’il est inutile de lutter contre les bourrasques qui rendent la voix insensée. Mais à bien y penser, ce décor naturel, circulaire et linéaire, enveloppant et ouvert, s’impose, impose, déroule sa majesté. Ces personnages sont mus par des fils invisibles, leur voix portée par les masques, emportée jusqu’aux cimes.

Jour 2 – Les masques du théâtre grec – mais aussi japonais ou thaïlandais -– campent « de visu » le personnage, masculin ou féminin, dont le caractère appartient ou au drame ou à la comédie. Si les actrices n’existaient pas, qui jouait Antigone ? à moins que l’interdiction ne touchât que la comédie ? L’opéra a conservé ces traits. Ici, dans la maison commune, notre théâtre est un peu grec dans ses caractères, surtout quand les femmes sont parties.

Jour 3 – La pièce pourrait être campée dans un lieu clos, une librairie par exemple, ou un café qui se double d’une librairie. Le titulaire, barman taciturne, et son acolyte, avec des tatouages sur les bras, peut-être des fougères, lignes sinueuses, presque des racines ; quelques clients, une jeune femme qui lit dans un coin et un jeune homme qui va donner un concert intimiste. Un lieu d’accueil et de passage. L’idée simple d’entrer, de s’asseoir, d’être ensemble dans l’union temporaire du lieu et de ceux qui partagent cette musique, cette lecture, un verre. Fluide et intense.

Jour 4 – D’un autre point de vue, autour du musicien, se mettent en place nos personnages (le barman, les deux clients, la jeune femme qui lit). Ils sont dans un espace minimal et si l’on ôte le toit (en fait le bar-librairie est au rez-de-chaussée d’une maison à deux étages en bois), la scène fait dos aux hautes parois du Mont Esjan. Il s’élève noir, venteux, et glisse son souffle jusque vers elle, à la fois unique spectateur et décor immuable que les eaux environnantes estompent à peine dans leurs vasques chaudes ou leurs étendues glacées.

Jour 5 – Quelqu’un arriverait.

Jour 6 – Parce qu’il sait qu’il la trouverait là.

Jour 7 – Parce qu’il pourrait venir interpréter un monologue construit durant les jours du grand silence, accompagné par le jeune musicien.

Jour 8 – Il serait vêtu de sombre, un peu comme ce Mont Esjan qui domine et menace. Il serait vêtu de brume et aurait laissé son village du Nord de l’île. Lui-même est un peu étourdi de revenir à Reykjavik. On pourrait sentir en lui cette mélancolie tenace. Une déchirure de chaque instant, car toute minute est une rupture du temps et une fuite. Voilà sa mélancolie. Il voudrait séduire pourtant. Pourquoi ? Maintenant qu’il sort entre les lettres noires sur le fond blanc du papier, il sait qu’il a attiré le regard, un regard qu’il aime à savoir sur lui – comme nous tous – et qu’il veut conserver encore sur lui et plus encore, maintenant qu’il va parler du jour du grand silence.

Codicille – Quand tu réalises que tu as fait tout le contraire des instructions données, mais que ce « faire à l’envers », tu ne plonges pas dans le personnage puisque c’était avant qu’il y avait la plongée dans le personnage ; maintenant du dit l’histoire qui aurait dû être dite avant. Je ne sais pas comment m’est venue cette idée de « théâtre » et j’entendais bien faire comme un journal « de bord » du personnage – ce bonhomme qui pose sa main sur la poignée de la porte – journal qui devenait de plus en plus ‘privé’ et de moins en moins de travail. Là, il est devenu comme un synopsis avec le plaisir de l’écrire à la fin, sans même que tout soit vraiment dans l’histoire déjà écrite. Il se peut que le personnage ait totalement pris en main le récit et son écriture, codicille compris.

18. À rebours


proposition de départ

S’il était une fois, cette fois-là pourrait être un rêve. Le rêve a cela de magique : il emporte ailleurs à l’intérieur de soi, vêt de rose un univers bientôt sombre, apporte de la lumière sur ce qui s’avèrerait impossible si l’on ne cherchait pas, justement, à sombrer encore plus profondément dans ses méandres et ses circonvolutions, s’y débattre, saisir l’inconsistance terrible de nos peurs devenues fumées, nuages, vapeur. S’il était une fois, s’il était un rêve, il faudrait lever les yeux au ciel et vouloir compter toutes les étoiles et s’y perdre, reconnaître Orion, Véga, Bételgeuse et voguer dans le firmament. Quand rêve-t-on le plus ? Il n’y a pas vraiment d’âge. L’espoir est de chaque instant. Le souvenir à chaque pas. Mais le rêve a peut-être ceci : en étant immobile, il survient et emporte le rêveur ailleurs. Il n’est pas nécessaire d’aller très loin, les murs de la pièce deviennent plus lumineux, se parent de fauteuils de velours et de cuir, de tapis aux arabesques délicates et fanées, d’une lampe sur pied à l’abat-jour vert, d’une porte vitrée donnant sur… des bruits de pas, un bruissement, un parfum, des hortensias blancs dans un vase. Qui sait si cela ne devienne réalité ? À force de rêve et de rêvasserie, voilà qu’on change la couleur des coussins comme de celui de son pull, que l’assise sur le divan se fasse plus posée et libre, comme dans une harmonique entre la lumière qui entre par la porte-fenêtre, les murs crème et une tranquillité inattendue, au soir de l’âge, après avoir salué un ami. L’histoire ne serait plus celle d’une fuite, d’un jour de pluie, d’un manque. L’histoire serait plausible. Car pourquoi fuir ? Fuir devant quoi ? C’est toujours un danger, une situation malsaine ou un simple geste de colère. Et puis la fuite, peut porter à une autre fuite. Fuir son malheur et tomber dans un autre. Il y avait cette scène d’une jeune femme qui, par défi, par ivresse de vie, cherchait sa voie dans la révolte en utilisant les codes de ce monde aussi bien pour se les approprier que pour le casser. Fuyant celle qu’elle croyait sa mère et par ennui d’une vie sans relief dans une ville nouvelle, la voilà qui fréquente des fêtes certains samedis soir, ce genre de chose qu’on s’imagine faire par jeu et parce qu’il est agréable de rire, de montrer son corps. Le jeu n’a pas pour tous la même innocence. Et voilà que la police trace autour de son corps les marques de sa mort. Elle est nue, désarticulée. On ne reconnaît plus son visage. La question serait de sa fuite et de son drame, remonter les maigres pistes, suivre les messages sur son portable, entendre la mère abasourdie, l’amie un peu coupable, cette personne et une autre naviguant dans d’autres sphères et qu’il ne faut pas déranger. L’histoire peut être autre, une jeune fille nue dans la neige, le visage massacré. Et un autre corps, encore chaud. Essayer de comprendre, de comprendre pourquoi ces hommes dans cette maison des poupées. Et ces poupées, qui ne savent dire leur dégoût, leur angoisse, le piège dont les mâchoires se sont fermées sur leurs corps. Et cette mère qui s’est battue pour que la vie ait sa place. Il n’y a de fatalité que nos croyances incomprises et nos sentiments ignorés. Fuir. Un jour, il faut se retourner et voir. Même s’il y a du sang. Sa fuite à lui ? Rien de prosaïque ; simplement ne plus revenir. Aller chez un ami, pour une soirée, faire l’amour avec celle que l’ami courtisait depuis longtemps. Et ne plus revenir. Il n’y a rien à fuir. Simplement un caillou de plus dans ses poches. Alors la fuite est presque un rêve, cette idée de soi qui traverse la vie. Il y a un instant du jour, vers 16 heures ou 17 heures, un instant grisâtre, sans lumière. Il n’y a plus l’éclat du zénith, pas encore les ors du couchant. Rien. Un non-temps qui brouille horizons et attentes, pose un voile terne sur les regards, suspend chaque geste qui se perd, se dilue. Un temps qui a fui et laisse l’homme seul, hésitant, apeuré, tout à coup sans geste à faire, pas à poser, parole dire. L’histoire va-t-elle se dire ? Alors, cette fuite n’est plus qu’un rêve. On se lève et, contemplant les veinures de la table et les fleurs de faïence sur la tasse à café, réfléchir à un geste manqué, un courriel envoyé par à l’insu de soi-même – simplement en sélectionnant une adresse qu’on ignorait posséder – à une inconnue, pour réaliser que la vie rêvée est la vie que l’on prend par la main. Passer plusieurs fois la main dans ses cheveux, sentir la barbe naissante, se gratter la joue, laisser divaguer le regard sur les carreaux verts et bleus du pantalon en tartan, se lever, prendre une douche, se remémorer les recherches sur le web de l’inconnue ignare qui certainement ne sait rien de tout cela – le courriel est fini dans le spam – ou à bien ri à la lecture – si lecture il y eut – de se message adressée à celle qui devenait à chaque fois plus encore inconnue. Le rêve est aussi un sursaut. Prendre la voiture. Et se retrouver devant la librairie-café, dans une traverse de Reykjavik, à quelques pas du front de mer, sous des lumières hésitantes et le vent venu du golfe, sachant que le surplomb rocheux le regardait et l’enveloppait de froidure. Il cherchait les étoiles, Orion ou Bételgeuse.

« Je sais déjà que vous aimez Keats. »

« Moi ? Quelle drôle d’idée ! »

« Vous n’étiez pas à la présentation… »

« … Vos idées sont saugrenues autant qu’évidentes… mais il y a de la franchise dans votre voix. »

« De la franchise… »

« La voix ment rarement. »

« Je peux ? »

Codicille 1 – J’aurais aimé écrire la 17-18 avec un peu de musique. Tout est silencieux autour de moi, même le quartier qui, il y a encore une dizaine de jours, fêtait allègrement – à coup de feu d’artifices illégaux – anniversaires ou sorties de prison. Il est vrai que l’automne s’est invité d’un coup, même si j’ai encore la fenêtre ouverte. Mais je n’ai pas de musique mémorisée sur mon ordinateur et le compte musical ne reconnaît pas le mot de passe que je viens de changer. Alors cette histoire vraie microscopique et macroscopique est un peu bancale. Je suis un peu plus sûre de « ce livre qui ne sera pas ».

Codicille : Rien n’est comme on le croit. Plus encore dans une histoire.

16. NdT


proposition de départ

(1) Juniperus squamata (ou genévrier écailleux), de la famille des Cupressaceae (ou cupréssinées), Blue Star ou Meyeri qui sont bonsaïfiables – bien que seul le premier soit naturellement de petite taille, max. 0,6 m – permet aussi d’obtenir de l’huile de cade (cade est un mot celte, gaulois ou ligure), même si cette dernière est tirée du méditerranéen Juniperus oxycedrus. L’huile extraite du bois par pyrolyse est aseptisante, très efficace aussi contre la gale, les nuisibles et soigne les sabots des cheveaux. Ses baies sont utilisées en macération pour créer des snaps ou du gin. Rentre sans doute dans des usages de type chamanique, comme l’auteur semble le suggérer bien que l’action soit parfaitement urbaine. NdT

(2) L’asphalte reste une invention récente tout en étant sensible au froid intense. Dans un continent exempt de conquête Romaine – ou Inca – longs ruban pierreux, parfois les lits des torrents glaciaires. Il faut donc de très bonnes voitures avec d’excellents pneumatiques. NdT

(3) On se demande pourquoi l’auteur n’a pas parlé plus de l’Eyjafjördur ou n’a pas choisi le Skagafjördur où les légendes sont nombreuses, sans doute pour ne pas faire de confusion entre Mälmo, Suède, et Mälmey petite île inhabitée depuis 1950, à la suite d’un incendie. De plus, il est étrange que notre auteur n’ait pas sollicité plus son narrateur, puisque l’inconnu a horreur des tunnels et des chemins étroits, car au Sud du Skagafjördur se dresse une plaine autrefois constellée de fermes entourée de reliefs formant des colonnes de lave basaltique, appelées Hrauddrangar. Dans cette région vécut le poète Jon Þorlaksson célèbre pour sa traduction du Paradis perdu de John Milton. NdR
(4) Il faut savoir que bureaux et boutiques ferment vers 16-17 heures. Les bars ouvrent à 18 heures. La folie extrême les fait fermer à 22 heures. Encore que, aujourd’hui, il semble que nous vivions aux heures du 90e parallèle. NdT

(5) L’auteur et le narrateur restent très discrets à ce sujet. On sait, par ailleurs, qu’il a dirigé une mise en scène du Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare durant ses années d’université. NdT

(6) La société islandaise étant assez endogamique, même si la domination danoise a permis un certain renouvellement, souvent les hommes vont chercher leurs femmes jusqu’en Thaïlande. NdT

(7) Noter l’emploi polysémique, ou multi sémantique, du mot « peine », lourd et léger. L’auteur écrit verkur (qui insiste sur le chagrin) et non pas sarsauki (douleur physique, mal) mais exclut tout allusion à la culpabilité ; naumlega aurait été l’équivalent direct de à peine (petite quantité), mais l’auteur a préféré aðan (petite mesure temporelle), aussi pour rappeler que l’homme (adam) est un une créature éphémère. NdT

(8) Dans une de ses rares interviews, l’auteur a déclaré « La fiction serait une œuvre raisonnable, si les souvenirs incongrus ne s’immisçaient sans cesse. » NdT

Codicille – Bien sûr, le roman de Brice Matthieussent, La Vengeance du traducteur, plane au-dessus de ce texte. Comment faire ? Voici donc ma tentative.

15. Qui est-il ?


proposition de départ

Personne ne le sait. Une imposture peut-être dans ces temps incongrus. Il aurait pu naître ici et ce fut ailleurs pour étudier ailleurs encore, changer d’île pour une péninsule, les torrents aux larges lits de pierre engloutis avec les dégels pour les dunes de sable orgueilleuses face à la tempête. Il est d’embruns et de gris. Il mit longtemps à le comprendre, en cherchant cette inconnue à cause de sa maladresse, de cet acte involontaire croyant poursuivre sa vie suspendue dans l’infini numérique, lui-même code 001000110000111 dont il découvre l’existence. Coup du sort. Mais qui avait lancé les dés ? Il s’était insinué dans la vie de cette jeune femme qu’il voyait désormais lisant assise dans un fauteuil, quand d’autres discutaient, ou pas, un musicien entonnant une musique d’ailleurs face à un barman las et son acolyte fière aux gestes nets. L’imposture est un sentiment gênant qui n’ait, la nuit, du sentiment qu’un examen n’a jamais été soutenu et que ce diplôme, tout beau, tout frais, est infondé, d’un texte publié sans reconnaître vraiment que c’est soi-même à avoir pu l’écrire, à finir tard pour ne pas toujours faire que des soupes aux cailloux, s’improviser coach sportif ou menuisier, animer des séances de formation sans trop savoir à quoi former, agir dans l’urgence, toujours, lire la veille pour le jour d’avant, refuser de dire demain quand demain était autre chose encore. La dune de sable devenait alors le lit tumultueux d’un torrent, l’île une péninsule submergée. Il fut pleutre. Il fut couard. Il fut héros de petite semaine, laissant sur son chemin projets inachevés, amours disparates, contrats brisés. A quoi s’accrocher ? Et puis non. Avec lenteur, il a repris la route d’une vie, une maison à étage donnant sur le port et, tous les matins, le moteur du bateau de Gudur ; un appartement sans ambition, mais calme et qui recueille la clarté des jours, le paisible du bois, des cotonnades, de quelque velours, un tapis qui a vieilli (son seul luxe) et des livres sur deux murs, un nouveau travail aussi avec ses défis. Se réinventer. Ce courriel mal envoyé l’a éloigné de l’ineptie, de sa vision étriquée du vivre et du vécu, cette histoire qui n’était plus qu’un sentimentalisme, un sursaut du cœur pour sentir qu’il savait encore s’émouvoir, palpiter, chanter la javanaise. Il a découvert d’un coup que le silence était une opportunité, que c’était lui à partir de cette histoire qui n’en finissait pas d’agonir. Pour quoi ? Pour l’orgueil ? Par réflexe ? Celui de s’accrocher à un début en oubliant l’absence de suite. L’erreur est arrivée. L’erreur a quelque chose de sauveur, de thaumaturge, de cathartique. Elle est comme un doigt pointé et voilà l’étage supérieur, et voilà le portail d’une belle demeure, et voilà quelqu’un qui passait et aurait pu rester dans l’ombre d’une rue. Voilà l’homme nu. Tel quel. Tel qu’il est. Né de cette terre imprévue qui l’a accueilli et vu grandir, partir, revenir. Il s’était cherché et le voilà. Rien d’autre. L’idée d’aller voir de ses yeux qui était cette image numérique, sans avoir besoin de lui parler, de se présenter, de sortir de son refuge du nord, avec la fenêtre sur le port, le bateau de pêche de Gudur, les mouettes, les petits pains au safran de Margrett, la pluie qui s’annonçait et les derniers saumons fumés rentrés, tout était une suite d’actes biaisés, d’à-côtés qui, pourtant, avaient tout leur sens, là, tandis que la porte se refermait. Tout était pareil. Mais il se sentait dans le monde, avec ses yeux de nuages, ses gris, ses îles, ce naître là où n’était pas. Il voyait devant lui ce monde qu’il avait mis tant de nuit à dessiner dans ses rêves et s’y mouvoir, s’émouvoir, trouver la fille jolie, s’arrêter, prendre un verre. Lui parler. Peut-être.

Codicille –- La non-empathie m’est difficile. Il apparaît évident qu’écrire sur quelque chose pour lequel il n’y a pas d’empathie reviendrait à laisser la page blanche. J’ai lu quelques pièces (en un acte) de Tcheckov (L’ours, La proposition de mariage, Sur la route principale) ; il a l’art et la manière de planter le décor et ses personnages ; le décor est les personnages, mais tout est laissé à leurs paroles ; le décor est une atmosphère. Cette fois-ci, j’ai fait court. Je vais laisser décanter un peu.

Codicille 2 -– Cela me surprend toujours : penser à la suite, regarder le personnage, voir ce qu’il voit et écrire autre chose. En fait, il devient bavard, mais ne sait pas encore tout dire.

14. Une terre légère


proposition de départ

Il avait écrit, une de ces lettres bouteille à la mer que l’on se plaît à envoyer, dont on imagine le voyage, son roulis sur la grève et, qui sait, une main que la prend, l’ouvre, la lit. L’immatériel de nos mondes n’est guère différent, un immatériel où les lettres physiquement tracées à partir de heurts rythmés de doigts sur des touches – désormais chicklet et non plus ces grosses pièces rondes montées sur des axes articulés sur lesquelles il fallait taper dur dur dur – s’évanouissent dans la magie d’un code binaire 010111000100001111 qui lui-même devient flux, puis impulsion, puis code 111100010001110000111010, puis lettres, puis mots, puis phrase, puis message. C’est une liquidité comparable et un échouage éventuel pour le probable d’une lecture. La bouteille est un câble ou une antenne ou un satellite qui permet à la pensée humaine de voyager de là à là, plus loin encore. Ce n’est que plusieurs jours après qu’il réalisa que le destinataire de la lettre mail n’était pas celui auquel il avait pensé, que ce destinataire lui était parfaitement inconnu, mémorisé automatiquement dans ses « contacts » par la boîte mécanique qui lui faisait office de secrétaire, officieux et confidentiel, un secrétaire qui voulait être bavard, lui parler, connaître sa voix, mais auquel il se refusait avec obstination. Mais ce secrétaire, et son homologue immatériel, avait jalousement conservé un nom, commençant lui aussi par G, résidu d’un contact courrier venu d’on ne sait quelle conférence-groupe de travail-liste groupée pour un événement disparu, tout en ayant le doute d’y avoir un jour répondu et participé. S’il y eut un instant de tristesse, G. n’avait donc pas lu le message, tout comme ceux qu’il avait pu écrire ces six derniers mois, sept ou huit au total. L’éloignement, l’absence, les vies différentes et devenues autres, lointaines, irrémédiablement divisées aux ordinaires incommunicables n’effacent pas le souvenir. Il revient toujours. Il se dit à vous dans sa douceur nostalgique, un regard, un geste, un parfum ou ce regard, ce geste, ce parfum qu’on voit, fait, sent et que l’on veut partager justement avec cette personne dont on sait, si elle a déjà vu, senti, agit comme vous, le refera encore. La distance n’empêche pas le dire. Être côte à côte, si. L’erreur de destinataire le troubla. Il justifiait certes le silence. Il pouvait être l’occasion de ne plus écrire et tuer, enterrer, et l’être et la chose d’une relation ni à sens unique ni sans aucun sens. Mais pouvait-on le faire ? La mort n’est pas une tombe. Et même la distance n’est qu’un lieu-non-lieu entre ici et là où la vie s’étire, se ralentit et gargouille encore, frétille comme un têtard puis coasse. La frustration de départ devint sourire. Il se mit à rechercher ce G sur le web, un peu comme on cherche des informations sur un acteur ou une journaliste avec un goût de devenir un voyeur, un stalker, un harceleur sériel. Les traces de G, ses petites bouteilles lancées dans la mer informatique, disaient d’elle qu’elle était enseignante, aimait les livres, fréquentait les galeries d’art, avait un cercle d’amis virtuels (instagrameurs, blogueurs, vidéastes) et non virtuels, que souvent elle était à Reykjavik, précisément dans ce café-librairie ou librairie-café, qui avait une page publique où tous pouvaient signaler leur participation, réelle ou intentionnelle, aux activités qu’ils proposaient le vendredi soir. Point de photos d’elle à vrai dire. Mais il en dénicha une, une conférence. Il se l’imagina silencieuse et attentive, détestant les couleurs criardes avec un penchant pour le théâtre. Il sentit soudain que son exil du Nord, avec vue sur le port, les maisons rouges sur pilotis et la barque trop bruyante de Stefannson, lui pesait. Depuis sa fenêtre, devant laquelle trônait la lourde table de chêne entourée de chaises grises et noires, l’horizon plat, bleu acier écaillé d’or, ne l’enchanta plus. D’un coup. Il entendit soudain la voix de Marianne Faithfull… le revoilà, un jour de pluie, dans l’appartement en ville, devant cette table en chêne, des plantes vertes devant les fenêtres, à lire en attendant le retour de G., un pull noir à peine mis car la fraîcheur gagnait la pièce et qu’il fut pris de tristesse en voyant le jour décliner sous la lumière de l’équinoxe. Et la voix de Marianne Faithfull… at the age of twenty-seven… lui fit se souvenir, dans l’appartement de Reykjavik, leur ballade sous la pluie dans un paysage trop vert, trop noir, trop gris, entre eau et feu et leur insouciance, sa main, leurs mots à redire le monde et le cœur à battre simplement… même si la Ballade de Lucy Jordan est si triste… mais la voix de Marianne Faithfull… c’est là qu’il prit sa décision comme il la prend maintenant d’aller à Reykjavik pour voir vraiment qui est G, l’autre. Et s’il pouvait désormais regarder à son passé et le sentir avec joie battre dans son cœur, il pouvait s’inventer une rencontre improbable, juste pour donner du réel à ce monde fait d’écrans et de masques. Et voilà que sa main allait se poser sur la poignée en acier, froide et brûlante, du café-librairie.

Codicille – Pas de R.I.P. pour cette 14, ni même de morts. Nous sommes le carrefour de toutes nos rencontres, proches et lointaines, intimes ou distantes. Par contre, réécouter Marianne Faithfull est toujours une joie. Et j’ai voulu porter « en avant » l’histoire de mon inconnu dans le café-librairie de Reykjavik. Je suis en train de lire « Mort à Venise » de Thomas Mann et c’est peut-être le seul rapport avec la 14.

13 bis. Le fait que


proposition de départ

Le fait que rien ne puisse enlever la peine, même au plus profond du silence, et que les regards demeurent plongés dans le vide, alors que tout s’est tu soudainement après être renté, le soir, d’une journée ordinaire, tandis que tu n’avais pas encore de mots pour cette vie quotidienne pensée comme éternelle, ni même les mots de chagrin, ou de stupeur, ou d’égarement, pour y réfléchir ensuite et te dire que la stupeur ou l’égarement ne sont rien au son du tic-tac têtu de ton cœur, alors voilà, que la peine n’est qu’un jour de plus à vivre avec joie. Le fait que tu n’aies rien à dire n’est qu’une pudeur obstinée à regarder le jour nouveau, de ta fenêtre, sur cette cour grise piquée des feuilles vertes des orangers, sur cet angle de ciel qui te fait souvenir de l’horizon rêche de l’Adriatique. Le fait que tu sois là est un réconfort sur une ville sans voitures, sans cris, sans hommes, un pigeon voletant, le crissement incongru d’un rideau mécanique, l’arôme d’un café à peine fait s’échappant d’une embrasure près de laquelle tu passes, reconstruisant ainsi le fil des jours sous une lumière tout à coup trop vive, trop vaste faisant de ta vie un point minuscule sur l’ampleur nonchalante du monde qui t’accueille.

Codicille -– Le fait que j’ai peu de choses à dire et que j’ai pu dire trois mots sur un présent qui ne peut que nous échapper.

13. De facto


proposition de départ

Il n’est seulement cette sensation, ou il n’y a qu’elle, que l’effleurement provoque. C’est le lisse massif de l’acier, plus que le froid pugnace. C’est la lente vibration sous la pulpe des doigts. Elle avertit. Elle annonce. Déjà, la forme tubulaire de la poignée, dont la longueur tiendra exactement dans la paume. L’instant précis d’un dehors se muant en dedans, comme la page d’un livre sur le point d’être tournée quand le regard s’arrête sur un mot tronqué dont l’intelligence moqueuse tente de devenir la suite, tout en se disant qu’il est typographiquement interdit de terminer une page par un mot coupé en deux par un tiret, tout au plus deux points ou des points de suspension ou si les pages sont en vis-à-vis, et même là l’esprit s’envole et plus encore quand vient le moment de tourner la page, cet instant-là traverse de fait son existence. Il a encore la brûlure du froid collé à la pulpe de ses doigts accompagnée de la tension brusque des fibres nerveuses se comprimant sous l’action mécanique de l’articulation entre humérus et clavicule. Le clic de la serrure, l’ouverture de la porte, les premiers sons, voix, notes de musique, les premiers parfums, chauds, épicés, ligneux se fondent avec les échos urbains, goudronnés, poussiéreux, mêlés aux embruns et aux bleus-violacés du soir. Ce qui n’est qu’un instant et ne devrait être qu’un geste automatique vite oublié, insignifiant, minuscule et vide, ce qui n’est qu’un pas de plus accompli sur le chemin du jour nuité acquiert un petit goût de sel, celui de toutes les poignées de portes tenues dans la main et abaissées d’un coup machinal qui font dire, selon le pli du poignet ou l’angle de l’épaule, qu’on aurait pu y aller moins fort, plus fort, poser la main un peu plus à droite, au centre, que la serrure était fermée à double tour ; que la porte s’ouvrait sur la cuisine baignée de lumière et déjà si froide, dont il fallait encore laver les rideaux, les assiettes dans l’évier et, zut, le filtre à racheter et comment le faire, ah mais oui, il y a une moka dans un des placards, mais la table sous la fenêtre a cet éclat clair de draps repoussés au moment du lever, un couteau posé près du beurrier et quelques miettes sur la serviette brodée par grand-mère à ses initiales et qu’avant le dehors, sur le port et l’horizon têtu, linéaire, de la mer, la fleur violette de cette plante en pot aux feuilles velues ; qu’on pouvait le boire, ce café, en regardant par la fenêtre les goélands piaillant à l’arrivée du bateau de Gudur et penser à lui réserver des harengs pour la prochaine fois ; qu’on pouvait sentir une satisfaction, avec la première gorgée, d’avoir porté à terme la tâche demandée par l’éditeur, mais blêmir pour celle que l’on se refusait encore d’accomplir, les cinquante pages demandées depuis six mois, mais six mois où tout fut réduit au silence, avalé dans une grande crevasse dans un déglutissement aussi brusque, violent, que silencieux, simple contrition des muscles œsophagiens suivie d’un spasme indolore, une onde longue et verticale signifiant l’anéantissement de toute une croyance, celle en l’immuable des jours ; qu’on a fait le tour de la pièce et que tout est encore suspendu en ce début de jour, mais qu’il reste sur le divan la marque lourde des corps, le froissé d’un coussin ; qu’il aime cette quiétude pourtant et que, dans l’arrêt soudain, seul son propre silence pouvait être entendu, le regard des autres recherché, avec pour compagnons les étoiles et les astres ; que le silence qui longtemps avait tenu sa bouche close était enfin une voix antécédente au dire, phrase muette de lettres comme notes donnant corps à une fulgurance, une émotion de l’esprit, une parole mêlée de mots ; que cette poignée de porte sur un passé tout à fait habituel dans ses contraintes et ses attentes s’ouvrait en fait sur ce qu’il devait être, irrémédiablement, sans plus à se cacher, car ce que l’embrasure annonçait était qu’il soit, être étant, qu’il soit pour lui-même sans quoi tout aurait été inutile, ou une simple publicité dont on aurait que faire ; que si publicité il devait y avoir, qu’elle fût au moins agréable ; qu’il fallait donc voir, un voir concret comme des mots écrits noir sur blanc sur une page, dans sa présence ce jour au bar-librairie, une action volontaire et mûrie d’un homme tremblant sous ses imperfections, fragilisé par des montagnes d’erreurs, vif dans un corps qui accusait la peine, l’affirmation de son regard sur le monde et de ses longs silences imposés ; que certains diraient que l’âge porte à la sagesse et que lui répondrait que le silence enfin imposé l’avait rendu attentif et ouvert aux lectures improbables, dont certaines mériteraient de n’avoir jamais été faites mais qu’il convenait de comprendre ; que, oui, il avait pris de l’âge ; que son corps était lourd mais gardait une silhouette vive qu’il habillait de gris anthracite pour garder au loin la noirceur de son âme, atténuer la blancheur de sa chevelure, l’indécision de son regard clair ; que, oui, il se demandait ce qu’il faisait là ; qu’il avait donné sa parole qu’il serait venu ; qu’il avait bien voulu quitter sa maison sur le port, ce confort aux couleurs ténues et rassurantes, ce divan fatigué, sa table de travail, traverser un tunnel comme entrailles visqueuses, se perdre au milieu des plateaux volcaniques et des cours d’eaux de fonte pour être ici, ce soir, s’asseoir dans un coin sur un divan aussi poussif que le sien sous une lampe en pied, poser ses pieds sur un tapis aux arabesques pâlies, voir une femme lisant, deux hommes discutant, un musicien entonner une musique d’ailleurs familière ; que le passage du dehors au-dedans n’est qu’une illusion chargée de possibles, sans désir, mais du seul bruit des secondes qui passent sans autre réalité que ce temps impalpable qu’égrène une vie.

Le discours de Stockholm de Claude Simon et, ne trouvant pas le texte de son « récit » La chevelure de Bérénice, qui aurait dû être dans ma bibliothèque – encore faut-il savoir dans quelle ville ! me suis laissée portée par le souvenir de cette écriture avec des blancs-temporels, un peu comme Pascal Quignard dans Les solidarités mystérieuses. J’étais partie pour raconter la vie de mon personnage, j’en arrive à en dévoiler un peu de lui. Hier soir, j’étais à la présentation d’un livre mais, pour moi, dans un cadre tout à fait nouveau et après plusieurs mois de sociabilité réduite ; et j’en était à me demander en quoi cela était nouveau, ou déjà inscrit, puisque le livre présenté faisait échos à un questionnement lointain et certaines réponses toutes récentes. On n’est jamais que là où l’on doit être.

Codicille (2) – Parce que je me suis dit qu’il manquait du décor au décor, ou du corps au personnage.

12. La mesure du corps


proposition de départ

Il n’est seulement cette sensation, ou il n’y a qu’elle, que l’effleurement provoque. C’est le lisse massif de l’acier, plus que le froid pugnace. C’est la lente vibration sous la pulpe des doigts. Elle avertit. Elle annonce. Déjà, c’est la forme tubulaire de la poignée, dont la longueur tiendra exactement dans la paume.

Peiner, car la lumière est encore trop violente. Alors faire le noir, se rouler en boule, devenir un tout petit point et annuler toute image venant de l’extérieur. Se contenter des seuls souvenirs. Se recroqueviller dans ses propres orbites sans bouger un seul muscle. Garder la ligne des cils impassibles. Lentement tenir les paupières closes. Quelques éclairs s’échappent des globes oculaires encore inquiets. Migraine.

Ce n’est pas la douleur qui fait peur ; même que la douleur ne fait pas mal. Le cerveau, qui est sage ou innocent car il n’a jamais eu les lettres de ce mot, ne t’indique qu’un lieu sans lieu, une chaleur sans origine, un espace sans frontières, quelque chose qui est toi sans pour autant t’appartenir. Il y a la sensation des draps, l’odeur de la pièce, la ligne de l’armoire, la fenêtre et, plus loin, les arbres, les rochers, la mer, ton souffle doux, rythmé, redevenu calme après ce claquement brusque, ce coup de couteau dans tes chairs quand le fluide de la nouvelle intraveineuse entre trop brusquement en toi. Alors tu attends. La peur, peut-être, c’est quand ce corps sans corps est privé de son lien mental. Là, le cerveau s’affole. Il se refuse à ne plus être avec cet involucre imparfait, immobile encore pour quelque temps, qui se meut trop lentement et n’a pas voulu mourir.

Presque à sentir les veinures du bois, la fine ligne aiguë entre un latte et l’autre, la chaleur se dégageant et remontant lentement le long des orteils. Pousser plus profondément le contact, creuser, s’enraciner, puiser la sève qui s’élève jusqu’à l’entrejambe, les lombaires, ce point fragile entre les omoplates, la nuque, frémir jusqu’en haut du crâne.

Codicille –- En fait, il n’y a pas vraiment de codicille, tout au plus penser à comment ces séquences peuvent s’inscrire dans l’histoire en cours. Quant au reste, toute référence à des personnes ou des événements ayant existé ou eu lieu n’est que pure coïncidence. Le corps est un immense jeu (ou je) sensoriel, une surface cutanée avec, à l’intérieur, des os et des organes ; mais un immense jeu (ou je) animé, avec ce cerveau qui a, ou pas, les lettres des mots du jeu. En écrivant cela, je me souviens d’un de mes premiers cours de philo sur Pascal et la conscience. J’en retins, à l’époque, l’image de la tablette de cire et, pour faire mon Monsieur Jourdain, la relation sens-conscience. Avec le temps, l’idée me plaît toujours mais en la relativisant.

11. Tactiles

Le froid sous le contact, un froid brûlant jusqu’aux plus intimes fibres des muscles où chaque myofibrille libère dans un spasme ses étincelles qui incendient les tendons et la peau. Le feu l’enveloppe ainsi, lui faisant alors se souvenir d’une douce chaleur, comme quand il avait retrouvé, dans la poche droite de sa veste, un bout d’étoffe faite de coton aux fibres longues, duveteux. C’était un soir de Saint-Jean, quand il ne restait plus qu’une table vide posée près du ponton, des eaux calmes. Un coin de la nappe clapotait, bruit sec, amidonné. Une lampe tempête frémissait sous un halo orangé. Les voix gaillardes venaient de se taire, tandis qu’un tintement cristallin peu à peu s’éloignait puis se tut quand Niel eut fermé derrière lui la porte de l’abri où il venait de placer la caisse des bouteilles désormais vides. Sous la chaleur soyeuse du châle, les pulsations de l’avant-bras de Pauliina, posé à côté du sien. La complicité muette des premiers émois qui désirait arrêter la nuit ou saisir le scintillement des étoiles, éclats vifs de leurs frissons. Quelqu’un fit un plongeon, suivi d’un autre et une onde fruste arriva jusqu’à eux déclenchant leurs rires juvéniles. Il resta concentré sur le bruissement parfumé de leurs peaux et n’osa une caresse. Elle le sut et retint aussi cette force immanente, préférant la fluidité complice du châle. Niel venait de rejoindre Petur quand Gudur sortit de l’eau réclamant à grands gestes une couverture. Petur s’empara d’un coin de nappe qui éparpilla avec bruit les verres restants et la lui brandit victorieusement. Le corps de Pauliina eut un léger sursaut. Il crut qu’elle se lèverait de la chaise longue, lui ôtant le contact paisible et sensuel du tissu de coton bleu, dont il suivait la trame, les fibres perpendiculaires, le léger renflement quand elles se croisaient laissant deviner le creux soudain qui ouvrait sa brèche tout de suite après. La lampe qui risquait de s’éteindre sous l’effet des souffles, le plongeon, la nappe, se balançait maintenant sous la nuit qui peinait encore à être noire. Niel s’approchait à son tour de Gudur. Tous trois parlèrent puis se tournèrent vers le rivage et crièrent vers Grobbinn qui était encore dans l’eau. Fort comme il était, il lança vers eux avec fougue de grands jets d’eau, écopant la mer comme pour la vider avec hâte. Mais la mer est maline et resta coite, prudente, et se retira du bord dans un geste minimal, si simple. Le châle se souleva légèrement, de même qu’une mèche des cheveux de Pauliina. Il prit plaisir à ce toucher sec et roux sur sa joue, leur vibration subtile qui accompagna ce contact qui tardait à s’en aller, qu’il s’imagina maintenir, garder, conserver encore, dans l’attente d’un plaisir qui venait, montait, qu’il pouvait saisir et dont, tous deux, ils prolongeaient le rythme. Ils plongeaient ainsi dans leurs mondes les plus secrets et leurs se croisèrent jusqu’à former un nœud solide maintenant qu’ils étaient l’un à l’autre. Il n’y avait plus que la nuit et les mains qui jouaient avec les lumières du monde. Il poussa la porte du bar-librairie.

Codicille -– Pas grand-chose à dire. J’étais partie avec l’idée de multiplier les images dans le temps du personnage liées aux mains. Mais, comme souvent, l’écriture a choisit de développer la première image qui s’impose à mon mystérieux personnage. J’aurais aimé qu’on en sache un peu plus de son histoire (il m’en a un peu parlé), mais lui en a décidé autrement. Sinon, je me suis inspirée de bien de choses, dont Steget Efter avec Rolf Lassgard (2005) – mais je ne garantis pas qu’il s’agisse de cet épisode de Kurt Wallander –- où il y avait cette image d’une table près d’un ponton illuminé par quelques lampes, qui m’a fait me souvenir de bien d’autres images proches, sans table, sans ponton, sans lumières hormis les étoiles. J’oubliais, la seule chose évidente de ce texte est que je ne devais pas nommer les mains.

9. Sur l’infini de nos routes


proposition de départ

La route et son long ruban noir. Tout autour, la plaine silencieuse dont les couleurs s’estompent maintenant que le soleil s’égare sur l’horizon strié de rose carmin. L’air est chargé de parfums d’herbes coupées pour les foins d’hiver. Il roule.

Il roule sans trop sentir la fatigue. Mais elle arrive. Elle va venir. Il lui faudra s’arrêter. Justement, la ville s’annonce, ne serait-ce par la pointe acérée du campanile en béton de la Hallgrimskirkja. Mais après tout ce temps, la ville lui est étrangère. De nouveaux ronds-points ont poussé comme des fleurs, des immeubles populaires ponctuent de leur cubes le front de mer. La route du nord, elle-même, serpente entre eux puis avance sa langue fourchue jusque vers l’ancienne zone portuaire, qu’annonce le grand bâtiment de verre de l’Harpa, qui attend les spectateurs pour la nouvelle saison d’opéra. Enfin, c’est ce qu’il vient d’entendre à la radio, tandis qu’il cherche du regard un parking, un fastfood, un café. Il essaie d’oublier la fatigue en agrippant le volant de ses doigts, jusqu’à sentir les articulations se figer. Les yeux brûlent d’avoir fixé trop longtemps le serpent de route depuis Siglufjödur alors qu’il ne s’était toujours pas remis de la traversée du tunnel. Une enseigne claire. Une voiture qui vient de laisser une place libre. Il se passe les mains sur le visage, pour en lisser les traits las et tristes. Il fallait partir. Mais revenir ainsi dans la ville désormais inconnue épuisaient ses forces incertaines, pensa-t-il tandis qu’il allait poser sa main sur la poignée de la porte du café d’où s’échappaient des notes monotones d’un violon à deux cordes fait avec une noix de coco.
La route est un long ruban noir déroulé à travers une plaine silencieuse. On imagine ses couleurs, maintenant que le soleil s’égare sur l’horizon strié de d’oranges et de carmins. C’est au cœur de l’infini chemin du silence que le cœur peut panser ses blessures, laisser glisser toutes les larmes à jamais versées, sentir leur sel sécher sur la surface palpitante et oser, oui oser, en cet instant, oser poser son regard sur la ligne d’horizon. Celui-ci est encore incertain, hésitant. Il faut batte plusieurs fois les paupières pour enfin pouvoir faire entrer en soi le fine ligne indigo qui sépare le ciel et la terre. Voir quoi, au juste ? Scruter son âme ? Et que dit-elle, quand soi-même n’est qu’un balbutiement ? Il faut alors penser aux coïncidences. Rien n’est jamais fortuit quand tout semble aléatoire. Regarder l’horizon teinté de bleus profonds mêlés de pourpres n’est pas lire un quelconque signe, mais chercher entre les étoiles ce chemin que l’on parcourt. Et à chaque croisement, une route de terre, l’asphalte brûlant, des lignes blanches iridescentes, faire un nœud de souvenir ou de rencontre : un hérisson mort, un regard couleur bruyère, ce sourire bref accompagnant les derniers mots d’une discussion simple et intense. La route infinie se parcourt sans hâte car elle n’est que le nombre de pas que chacun peut accomplir jour après jour. Jeune, on a beau courir, rugir, seuls ces pas quotidiens constituent notre chemin, nos carrefours, nos haltes, nos voies sans issues. Ainsi pensait-elle tandis qu’elle tournait la page du livre tandis que, du coin de l’œil, une ombre était sur le point de franchir le seuil depuis le dehors.

La route est un long ruban noir déroulé d’un infini à l’autre, là, maintenant. Elle peut être un désir, un désir vers lequel une forme se cherche, loin duquel la vie s’entend être. Longue, longue, la route. Lent, lent battement du cœur. Un oiseau. Un ruisseau. Être envahi soudain de son mirage, lointain, si proche. Entendre ses propres pas crissant sur le sol terreux dont le parfum sourd monte jusque à soi. Avoir soif. Il ajuste son rebetiko construit avec une noix de coco.

Codicille. J’ai pensé à Paris, Texas de Wim Wenders – mais je ne sais plus si c’est pour la 8 ou pour celle-ci. Puis je me suis penchée dans les lectures d’Alain Robbe-Grillet, Jalousie et Dans le labyrinthe -– j’en aime l’architecture, la linéarité, la perspective de l’intérieur vers l’extérieur, de l’extérieur vers l’intérieur, où le personnage est là, comme en passant ; bref correspondant semble-t-il à l’attente du maître de ces lieux. Puis j’ai poursuivi ma lecture de Les vagues de Virginia Woolf, ses voix-personnes disant chacune la scène dans leur déroulement temporel tout en explorant l’instant intérieur -– j’y arriverai un jour… Puis, en revenant de ma balade vers la mer, l’intro de Paris, Texas s’est imposée à moi. J’avais écrit le premier paragraphe de ce texte la veille et en était restée insatisfaite –- à trop vouloir imiter Woolf –- me demandant quelle était ma « voix ». l’horizon et le vent.

8. extérieurs intérieurs


proposition de départ

1.1. Les eaux impétueuses courent sous le ciel de plomb. Elles se hâtent. Elle se heurtent avec violence aux roches, acérées, noires. Elles écartent avec rage les premiers gels, contenues dans le lit le plus étroit, bordées encore du vert des herbes échouées jusqu’aux berges vives. Ici, où le terrain est ras et vaste, elles semblent suivre leur instinct obtus. Un peu plus vers l’Est, dans un creux abrupt, elles se font tourbillon et cascade au milieu d’un écho froid et de l’écume blanche.

1.2. Regarder la couverture du livre à peine refermée sur les derniers mots de cette histoire. Dans ses lettres simples, le titre n’est plus qu’un écho. Suivre les nervures de la lourde table en chêne, nervures généreuses, aux courbes douces qui, sous le soleil rasant, se teintaient d’éclats de miel. La fenêtre et, au-delà, les rumeurs du port : cliquetis des mats, long cri des goélands, vrombissement des moteurs à pétrole des barques gagnant le large.

2.1. Il vient de l’Arctique, trop tôt pour la saison qui voudrait retenir l’été, et dévale la noire montagne qui barre l’entrée du fjord. Elle n’a su préserver la ville de la froidure soudaine et les quelques passants le long du bord de mer relèvent de concert le col de leur veste légère. Les tables devant les bars sont vides. On entend la sirène d’une ambulance. Une chaise en rotin tombe sur le sol.

2.2. Sous les boiseries de la haute demeure vacillent les premières lumières du soir. Près du canapé de velours vert damasquiné une lampe sur pied trône avec bienveillance sur le porte photo en argent. On y devine un sourire sous un large chapeau de paille et un palmier en fond et l’angle net et précis d’un mur lisse et clair surmonté d’une coupole rouge brique. La scène est en Sicile, à Palerme.

3.1. Longer la grève de sable noir. Sous le poids du corps, les pas s’enfoncent avec souplesse sous un léger crissement et un parfum d’iode.

3.2. Un grand lit tout de blanc. Tables de chevet de bois clair, une carafe et un verre d’eau. Un plaid écru. Le ciel s’entrevoit à travers la lucarne. Il est strié de nuages légers sous le bleu intense. Des sanglots.

4.1. La route et son long ruban noir. Tout autour, la plaine silencieuse dont les couleurs s’estompent maintenant que le soleil s’égare sur l’horizon strié de rose carmin. L’air est chargé de parfums d’herbes coupées pour les foins d’hiver. Il roule.

4.2. On devine la cuisine à ses bruits : lourd faitout de fonte bonifié par les cuissons multiples –- un peu comme ces cafetières napolitaines qu’il faut surveiller sur le feu, renverser avec précaution, puis attendre, attendre et boire un café aromatique et brûlant -– assiette de laiton émaillée rencontrant une cuillère en fer, porte ouverte du frigo, porte fermée du frigo, bouchon au bout d’un tire-bouchon, porte ouverte du placard, porte fermée du placard, plat de terre qui est déplacé sur la table, quelques voix. Des notes de musique d’un rebetiko.

Codicille : comme toujours, on part studieux (relecture de ses propres textes et découvrir que le couchant et les extérieurs sont nombreux, les intérieurs plus rares ou déjà décrits ; relecture de Flaubert, L’Éducation sentimentale, et éviter de reprendre Proust, voire Musset, Confessions d’un enfant du siècle ; partir à la recherche de paysages intérieurs et d’images du guide touristique d’Islande) pour s’asseoir sur le divan, ne plus penser à l’été et à la chaleur de l’après-midi, et se mettre à écrire.

7. rouler ainsi...


proposition de départ

Rouler ainsi pendant plus de cinq heures. Il aurait pu prendre l’avion depuis Akureyri, après avoir longé l’Eyjafjördur, d’autant que la longue galerie de Siglufjördur à Olafsfjördur lui était toujours pénible à traverser. Mais l’ivresse le prenait justement une fois qu’il sortait de la montagne et pouvait longer la côte. Il pénétrait dans la roche avec inconscience pour, soudain, se pétrifier à l’idée d’avoir été avalé par un bref et fatal mouvement de gorge, gobé sans bruit, et se retrouver dans les viscères rigides et suintants, non pas sous la croûte, mais bien au-dedans d’un univers qu’il valait mieux ignorer, encore un peu, encore pour quelques années. Pourquoi vouloir traverser l’Adès ? Était-il déjà ombre ? Tout le monde avait salué le percement du tunnel qui avait mis fin aux risques de parcourir une route infâme à flan de montagne, plus encore par barque, plus encore quand l’hiver faisait de la glace un piège imprévisible. Pourtant, l’obstination obtuse des pêcheurs de harengs dont il descendait, lui faisait encore prendre la route menaçante, toujours menaçante. Il se refusait pourtant de prendre la route vers l’ouest, vers le district de Skagafjödur, vers Mälmey ou Hofsos, là où la roche volcanique gardait les traces des âmes invisibles qui accueillaient les voyageurs, où la terre était instable et engloutissait les fermes, où, disait-on, même des ombres ailées guettaient qui s’aventurait vers la plaine. Il n’aimait pas non plus la route ouest. Arrivé au croisement, il prit la route Numéro 1 et laissa sur sa gauche les lumières incertaines d’Akureyri. Rouler ainsi vers Reykjavik. Abandonner la quiétude du bourg qui allait tomber dans la longue nuit d’hiver, déjà assoupi depuis que l’usine de conditionnement du poisson n’était plus qu’un souvenir. Cinq heures. Le dernier verre à la maison commune avait été cordial, sympathique, amusant même. On s’était attristé de son départ et glissé entre deux phrases les dernières nouveautés du pharmacien amoureux des étoiles et de Solveig triste d’amour. Il aimait les confidences. C’était son métier. Puis il reprit un verre de snaps, myrtilles, genièvre et vanille. Maintenant qu’il quittait les montagnes, il éprouvait curiosité et lassitude devant l’étendue plate. Il roulait vers le couchant. Il n’était pas évident, dans cette platitude soudaine, de rester soi-même, car voilà que, d’un coup, une immense page blanche s’ouvrait à soi pour être lu ou écrite. Il se souvenait d’autres paysages, vastes, nus, écrits en pointillés par les hommes, clochers, champs labourés, épis de blés, fruits sur les arbres. Ici, fermes, champs, quelques pommiers, chevaux. Sa relation avec la terre était intime. Pourtant, elle n’état qu’un regard, le souvenir des parfums de paille, du gras des humeurs des terres grasses. Étrangement, il restait un homme de mer. De tempête. D’embruns. Cette odeur d’iode s’échappant des roches. Et le sable qui fastidieusement restait accroché aux doigts de pied à la Saint-Jean. Revenir à Siglufjödur, c’était comme parcourir l’inconnu d’une de ses vies antérieures et découvrir ce qui lui était encore inconnu et avait toujours été. Elle disait cette racine en une terre dont il ignorait combien elle avait été sienne, intime, si intime que pendant trop longtemps il en avait pleuré la rupture. Il était vent. Il était pluie. Il était l’onde qui se brisait en apparence contre le mur obtus de ce monde immobile. Avec lui, il était étoiles et murmures. Il sentit un vif mouvement. Le souvenir d’elle. On ne peut jamais oublier l’amour. Il aimait, tout compte fait, laisser son image venir à lui, non sans un sentiment coupable d’avoir du plaisir malgré la trahison et son tragique. Sinon, il aurait fallu qu’il se nie lui-même. Il aperçut le dôme du Snaefellsjökull, comme un trait net entre le ciel et la terre. Comment apparaissait-elle ? Une idée plus qu’un être. Voilà ce qu’il fallait garder et ce que le souvenir venait alimenter : un plaisir, une joie ; oui, une joie ; car il y eut la vie. Il vit les premières lumières de Reykjavik. Déjà ?

Codicille – évidement, j’ai réouvert L’Éducation sentimentale de Flaubert, le fameux chapitre I de la première partie et le chapitre VI de la troisième partie. Mais je ne suis pas Flaubert. À la limite je m’inspire, mais je n’imite pas. Ai-je tort ? Sinon, je me suis replongée dans mon guide touristique de l’Islande, mes contes et légendes, plus un clin d’œil à Jon Kalman Stefansonn, Luce d’estate ed è subito notte, Iperborea, Milan, 2013 – il s’agit plus d’un souvenir ; je ne l’ai pas relu (je ne sais pas si ce roman-là a été traduit en français).

6. ce qu’il ne dit


proposition de départ

Vous connaissez Edvard ? Voulez-vous que je vous présente à Carl ? Vous aurez sans doute entendu parler de Adalsteinn Eyjarsson ? de Vigdis Sigurdardottir ? Sur la pointe des lèvres, s’égrènent les noms de ceux qui, forcément, vous ne pouvez ignorer. Edvard est-il celui qui porte un nœud papillon à pois et le cheveu ras discipliné par du gel en train d’avancer une main vers les petits fours ? Vigdis est-elle cette guerrière tout de noir vêtue, pour se révéler plus menue, le cheveu âpre, parlant avec animosité avec un homme somme toute quelconque, le crâne trop rond, trop gros, la bouche forte et pleine de dents, qui ne peut être que Carl – ou Carlsson, fils d’une lignée inconnue comme tous les Esposito du Royaume de Naples ? Quant à Adalsteinn… il aurait aimé dire « Oui j’ai sans doute lu quelque chose de lui il y a longtemps », quand il n’en était rien, ou était-ce un autre, sans oser le dire pour ne pas montrer combien il était en marge de tout ce monde, dont il partageait ce soir-là les toasts au saumon et les pickles aigre-doux, tout en souriant très légèrement à l’idée que s’il avait lui-même dit « Vous avez sans doute lu cet article d’Edvard Bjorgsson » au groupe du livre qu’il venait de quitter par désespoir d’en tirer rien d’autre que des banalités éprouvantes et infinies avec références, de littérature comparée ou cinématographiques, pédantes et mortelles, les regards se seraient soudain détournés juste après avoir lancé le dernier assaut de panzer pour avoir osé troublé la quiète ignorance et le faire sentir incongru, choquant, grossier, alors qu’il ne faisait que référence qu’à un texte paru dans la dernière revue littéraire de Copenhague et dont plusieurs journaux en avaient cité des extraits. Autres milieux, autres noms, qui agissent comme ces codes secrets pour savoir si vous en êtes tels « je prends des douches froides ». Justement, dans ces mots non-dits se cachent toute la force du mot, ce flux vital transmis par chaque lettre, enfoui, scellé et toujours présent pour transmettre déjà son pouvoir thaumaturge, comme Arava, la grande vallée de la Mer Morte, si sèche, saline, mais aussi le saule qui saura apaiser les inflammations humides ou dire l’apaisement près d’un cours d’eau. Que ne dit-il, ce nom ? Il semble doux et c’est la guerre pour Vigdis. Il semble rude et c’est toute la douceur qu’il faut donner au monde pour Rurhami. Le nom te dit déjà à ton insu. Alors, il s’impose à toi comme un guide vigilant, exigeant parfois, ce nom de tes pères. les noms sont bâtards. Et Halfdan est sur le point de pousser la porte du café-librairie. Son nom guerrier, qu’importe. Il a maigri. Il a perdu de sa pugnacité. Le voyage a été long depuis le Nord et il a cru se perdre dans les rues de la ville qu’il ne reconnaît plus et pourtant a été sienne. Il essaie de se souvenir des noms. Sa mémoire est misère.

Codicille. Peu avant l’annonce du thème j’étais en train de lire Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier de Patrick Modiano, alors que je patientais pour « reprogrammer » mon voyage en avion. Et justement, ce roman est celui des noms, des voix lointaines qui se disent noms et rappellent d’autres noms, faisant peu à peu resurgir la mémoire. Par ailleurs, après l’annonce, ayant pu avoir accès à Malt Olbren, au chapitre 1 de Outils du roman, Anti-commandements de l’écriture, je tombe sur cette chose exquise « Sache toujours le nom du chien, disent-ils : c’est un beau proverbe, mais tu peux préférer le point de vue du chien, qui se moque du nom de qui le nourrit » (p. 18). Enfin, m’est revenu ce prénom Solveig – force du soleil, joli prénom qui me fait toujours penser à du bicarbonate. Par contre choisir Halfdan (à la fin de l’écriture du texte et après le codicille) est tout à fait un hasard, sauf que j’adore la lettre H ; et le fait qu’il soit le fils de Ragnar Lodbrok est tout à fait fortuit, mais clos un cercle invertueux. L’écriture a débuté par le codicille.

5. presque...


proposition de départ

La main sur la poignée de la porte, sentir la froidure comme une chape, sur ses épaules, la brusque contraction des muscles à la jonction entre la clavicule et la tête de l’humérus gauche, un claquement sec du tendon. Un arrêt ou une hésitation. Une grimace de douleur. Une résistance.

La main sur la poignée de la porte, sentir la froidure comme une épée, acérée et brûlante, quand, en allongeant le bras, les muscles à la jonction de la clavicule et de l’humérus gauche se sont raidis. Un arrêt. La main s’avance encore mais les doigts se crispent.

La main sur la poignée de la porte, sentir la froidure, le refus des tendons à accompagner le bras et sentir, sous les doigts noueux, la brûlure de l’acier, comme quand il prend du freezer le conteneur d’aluminium dans lequel il conserve le café pour préserver son arôme.

La main sur la poignée de la porte, sentir la froidure et la brûlure sous les doigts avec encore dans le regard, la haute montagne noire, la route, son départ, les voix laissées là-bas.

La mains sur la poignée de la porte, sentir la froidure comme un manteau, presque une habitude, et c’est la chaleur, même modique, qui le ferait se sentir dans l’embarras, l’embarras de ne plus savoir dire bonsoir-bonjour, ne plus parler dans un souffle en hésitant sur les mots. Un arrêt ou une hésitation. Une grimace. Il y a aussi une douleur.

Les mains sur la poignée de la porte, sentir la froidure sur ses épaules, la raideur du bras, la crispation soudaine de la main et ce nœud dans la gorge se répétant les mots de politesse tandis que les doigts brûlent sous l’acier qu’ils viennent de toucher.

La main sur la poignée de la porte, sentir la froidure du vent dans ses os, le feu de l’acier sous ses doigts et percevoir, déjà, quelques notes d’une musique lente, syncopée, de rares voix comme dans un vertige, les oreilles emplies du silence du voyage, sentir les doigts s’enrouler jusqu’à l’intime.

La main sur la poignée de la porte, sentir la froidure du vent, le feu de l’acier jusque dans la paume alors que les doigts s’agrippent et tentent de tirer vers lui le battant, plus lourd qu’il n’eut crû mais laissant s’insinuer jusqu’à lui une mélodie lente et syncopée.

La main sur la poignée de la porte, sentir la froidure du vent, le feu de l’acier s’irradier des doigts jusqu’à la paume et le claquement sec d’un tendon. Comme sur le pont du ferry entre Messine et Villa San Giovanni, un goût d’acier dans la bouche devenant plus fort au fur et à mesure qu’il s’approchait des côtes de Calabres, noires, froides, nordiques, engloutissant l’odeur capiteuse des jasmins. À jamais.

La main sur la poignée de la porte, sentir la froidure du vent, le feu de l’acier s’irradier des doigts jusqu’à la paume et la brûlure d’un tendon, voir le nom du local gravé sur la vitre et une ombre avancer depuis l’intérieur, des couleurs blanches et bleutées presque à égailler la noirceur tout autour. S’arrêter comme sous l’hésitante douleur. Trois notes d’une musique lente. Et le souvenir du jour où la fenêtre resta ouverte pour laisser entrer la pluie.

Codicille -– J’étais partie pour 10 personnages et 1 action, mais je n’en ai que 8 ou 9. J’étais partie sur « se regarder dans un miroir » pour arriver à « la clé dans la serrure ». J’ai lu, enfin chipoté, Barthes, Fragments d’un discours amoureux (concept de dé-réalité), Kundera, L’art du roman, suis passée par Proust, le début de la partie 2 de à l’ombre des jeunes filles en fleurs, Noms des villes, mais aussi François Bon, n. 45 de Proust est une fiction, p. 138-142.

4. courir avec le vent


proposition de départ
courir avec le vent, version 1

Courir avec le vent, comme lui, ivre de liberté soudaine, oubliant entraves, retenue. Courir avec le vent jusqu’à l’hébétude et s’écrouler, un vague sourire aux lèvres, sur l’herbe gelée. Enfin ce contact, nié tout ce temps. Enfin l’idée que la joie était à nouveau possible. Qu’importe si l’imposante montagne noire, l’Esjan, se voulait gardienne menaçante de l’hiver et du silence. Qu’importe. Hier marquait l’été. Qu’importe s’il y avait eu une brève tourmente, les hommes se voulaient heureux. Le couchant avait vite été chassé par les rugissements venus de la montagne. La mer était restée muette, à faire un gros dos de vagues à chaque rafale glaciale, tranchante comme l’épée du meilleur acier venu du Sud, orné d’arabesques, à la lame sifflante. Le couchant était devenu un songe. Les hommes allaient et venaient. Phares, lampions, abat-jour dans un salon, lumières fragiles et fortes. La ville disait au vent qu’il était pour elle un châle bienvenu.

proposition de départ
courir avec le vent, version 2

18 heures 45. Bulletin météo. Un vent de Nord-Ouest soufflera sur Videyjarsund jusqu’à 00 heure. Modéré, il pourrait donner lieu à des bourasques vers 22 ou 23 heures. Nous vous recommandons la prudence. L’air arctique laissera ensuite la place à un flux Atlantique Sud modéré. Des brumes sont attendues. Chutes de neige modérées sur les collines. Il est toutefois conseillé de ne prendre la route N. 1 que pour des raisons urgentes.

Codicile – c’est venu comme ça. Rien lu après avoir bien lu. Peut-être des réminiscences de Jon Kalman Stefansonn et d’Arnaldur Indridasson.

3. il n’était pas encore 19 heures


proposition de départ
version longue

La deuxième saison venait de débuter hier, un souhait d’été qui devait attendre encore juin et la nuit absente, marquée par un saut du soleil dans l’eau et des bleus indigos ourlés de roses cuivrés qui pourraient faire croire à la Méditerranée. La froidure glissait le long de l’avenue déjà plongée dans les lueurs de la nuit. Les fenêtres des bureaux étaient vides depuis près d’une heure, laissés à leur quiétude. La dernière boutique venait de clore tout comme la pharmacie à l’angle du boulevard. Au fond, l’agir quotidien suffisait à la besogne. D’autres lueurs témoignaient des hommes, une cuisine qui s’illumine, un ascenseur en action, la lumière d’une salle de bain que l’on va éteindre, des ombres passantes devant une baie vitrée, la porte d’un café qui vient de laisser entrer un client. L’air se fait brusquement plus dur. Il vient de l’imposante montagne noire, de l’autre côté de la baie, glisse sans bruit sur la surface des eaux noires et gifle le visage avec véhémence. Le froid s’impose sans répit, ni sentiment, dans un geste net et pourtant exempt de violence mauvaise. Un froid tenace, comme à ce moquer du jour de fête de la veille où tous étaient dans le parc ou sur le front de mer pour un pic-nic et l’annonce de jours plus clairs. Le froid soudain fait courir deux hommes vers la porte du Sumarhuskaffi sur Skulagata. L’un d’eux, le souffle court, prononce à peine « L’Esjan fait le gros dos », « à moins que Bonnet-rouge la baleine ait décidé de quitter son lac », ajoute le second ; « Tu crois ça ? » dit le premier, « Autant que toi. Mais je n’ai pas dit que la baleine revient menacer les hommes, seulement que la montagne tremble de froid et nous avec. » répond l’homme aux larges épaules. A cet instant, un Suv noir quitte la route N. 1 pour s’engager sur la Saebraut. Un léger embouteillage le fit ralentir, presque à se tromper de croisement et partir vers l’ouest et l’aéroport. Il n’était pas dix-neuf heures.

version brève

« Tu crois ça ? » dit-il. « Autant que toi. Mais je n’ai pas dit que la baleine revient menacer les hommes, seulement que la montagne tremble de froid et nous avec », répondit l’homme. La ville avait déjà oublié les brefs éclats de la fête de l’été et, dans la nuit tombée encore trop tôt, elle grelotait. Un vent vif descendu de l’Esjan s’insinuait dans toutes les rues du centre. Le front de mer était anormalement vide. Deux hommes se pressaient vers l’établissement ouvert à cette heure, comme café qui se permettait d’être librairie – ce qui allait de soi dans ce pays aux silences entrecoupés de rafales de vent. Au même instant, une grosse voiture noire allait s’engager, depuis la route du nord, sur Saebraut puis Skulagatan. Il n’était pas encore dix-neuf heures.

Codicile. Début de roman, début de nouvelle. Alors j’ai lu le début de L’œuvre de Zola, jeté un coup d’œil sur C’est égal d’Agota Kristof, lu le début de la Sonate à Kreutzer de Tolstoï qui a de nombreuses similitudes avec celui de La Source Noire de Henry James (le voyageur dans un train) et me suis plongée dans la lecture attentive d’un guide touristique sur l’Islande, tout en rafraichissant mon folklore islandais avec Atlante leggendario delle strade d’Islanda par Jon Hjalmarsson Iperborea, 2017, p. 11-14.

2. 18 h 57


proposition de départ

Vu comme ça, on pourrait bien croire que chacun avait pris sur soi le heurt, la rupture et le changement ; que le changement était réellement advenu, pour la paix de tous. Gudur vient de tourner la page du roman – forcément – qu’elle est en train de lire commodément installée sur l’un des fauteuils disposés dos à la baie vitrée, sur la gauche quand on entre. Des caisses, assez solides, ont été récupérées pour construire une bibliothèque linéaire où s’ordonnent par taille et par couleur numéros de revues introuvables, albums artistiques variés et romans dénichés parmi les invendus ou quelque bibliothèque à l’abandon. Le critère du choix était la qualité du papier, la valeur des illustrations ou des photographies, l’exotisme, en fait une sorte de rareté dans l’expression et l’inventivité humaine voyageuse et curieuse d’encre et de gouache, y compris le récit d’un anglais au Japon que l’art des tatouages urbains, les vieilles voitures américaines à Cuba que les mystères des routes d’Islande, voire le récit du dinosaure malheureux d’avoir perdu ses points verts que celui des elfes de Scanie. En cherchant bien, il y avait aussi La source sacrée d’Henry James, La fête dans le jardin de Katherine Mansfield ou les poésies d’Irisawa Yasuo aux frontières sensorielles troubles que les dessins des kanji secondent. Gudur se concentre sur la lecture de son roman. Philip vient de sortir et a fini de descendre les trois marches. Jon parle encore et Hanne n’écoute plus. Päl entonne son premier morceau, en sourdine car, vu comme ça, c’est en sourdine qu’il faut commencer. Gudur semble absorbée par sa lecture où, comme ici, on se croise avec distance polie et ces juste regards, ces trois mots qui disent pour ne pas trop dire. Ainsi Mattia voudrait bien savoir pourquoi Philip ne lui a pas adressé la parole ce soir. Gudur l’a bien suivi dans ses échanges avec Eyffe. Aujourd’hui, elle porte une robe bleue à fleurs, un gros pull assorti, des collants et des ballerines, décontractée et soignée, ce que Päl n’a pas manqué de noter. D’ailleurs il l’a saluée avec entrain et les premiers accords de sa chanson lui sont directement adressés. Mais Gudur se demande encore pourquoi Philip a quitté si brusquement les lieux. Les messages répétés sur le téléphone pourraient faire croire à une annonce soudaine, le rappel intempestif pour rejoindre le ferry ou des avis multiples d’applications qui font penser à une urgence quand il n’en est rien. Philip n’a rien fait voir. Il est simplement sorti. Mais trop vite. Gudur retourne à sa lecture, Mattia sort les tasses du lave-vaisselle. Jon s’est tu. Alors Hanne esquisse un léger mouvement du corps. Il se redresse, s’écarte à peine du comptoir, se tourne, non pas vers Jon, qui demande un autre verre de snaps à Eyffe, mais vers Gudrun. Jon n’a alors plus que les immenses épaules de Hanne devant les yeux quand il est sur le point de lui demander s’il en veut un lui aussi. Non, il n’en veut pas. Jon n’a rien dit. Hanne n’a rien à dire. À voir cela, rien que de très anodin, de banal. De larges épaules que l’âge peine à marquer ; une imperceptible raideur dans la nuque peut-être. Hanne conserve un geste souple, agile, malgré sa carrure, sa fatigue. Son exaspération. À voir, comme ça, Hanne et Jon discutaient à leur façon, un « oui », un « certes ». Nous avions oublié, mais oui au fait depuis quand ? que Hanne s’arrêtait de parler, esquivait l’argumentaire, attendait que le discours passe, regardait ailleurs. Gudrun qui lit, Päl qui accorde son instrument et lance les premières notes d’un rebetiko qui ressemble à un poème d’Irisawa Yasuo… quand tu décidas mourir arrivèrent deux amoureux jajanka waiwai… ivre jusqu’aux yeux vide jusqu’au cœur… chante Capossela… sur un rythme faussement ternaire, claudicant, chaotique menée par la langueur de la note tenue du violon ou cette recherche du souffle de l’accordéon. Hanne s’est tu depuis longtemps. Ce soir où il a retrouvé Jon, plus encore. Jon dont la barbe coupée courte accentue l’empâtement de la mâchoire débite ses opportunismes, noie les mots dans l’envie, les préjugés, les mesquineries, l’aigreur et la langue aiguisée. L’offense vient de loin. Nous l’avions cru oubliée.

Codicile – En fait je voulais lire pour l’occasion les Récits de Sébastopol de Tolstoï (et puis j’ai relu Le bonheur conjugal), pour me lancer dans La source sacrée de James, dont le début m’a fait penser au début de ce deuxième texte. Sinon, oui, j’ai lu trois poèmes de Irisawa Yasuo, et Poésie au titre perdu dont je cite le premier vers, qui se trouve dans une anthologie de Poeti giapponesi à peine publiée par Einaudi (Turin). Plus que la rancœur, j’ai préféré les petites haines ordinaires.

18 heures 43


proposition de départ

Nous sommes tous réunis dans le café-librairie, Hanne, Jon, Philip, Gudur, Päl. Aujourd’hui le barman est Mattia, accompagné de Eyfe. Hier, c’était Arne. Dehors, la lumière bleutée et silencieuse du paysage, la longue route droite vide, arrive jusqu’aux tables, de petites tables carrées, en bois épais, récupéré sur les bateaux ou solives d’anciennes granges. La route porte indistinctement à la prison, aux hauts plateaux, à ces lieux épars hameaux, hospices démis, villes du Nord. Elle arrive droit au centre-ville. Il ne neige plus. La nuit n’est pas encore tombée. Hanne et Jon discutent, assis l’un à côté de l’autre, ni trop près, ni trop loin, qui son verre de bière, qui son spnaps, celui d’Eyfe, avec les mûres d’août, une pointe de vanille, trois baies de genièvre et parfois de l’aspérule cueillie en juin et mise à sécher, le tout mis à macérer comme il faut dans de la vodka. Bien qu’elle le nie, « Mais qu’allez-vous penser ? Buvez et jouissez, cela suffit ! », nous sommes convaincus qu’elle ajoute un peu de sucre roux, ou du mascovado, juste ce qu’il faut pour rendre intenses la vanille et la mûre et ce je ne sais quoi que le genièvre à lui seul ne peut donner. Hanne et Jon discutent, comme discutent Hanne et Jon, un « oui », un « certes », un autre « oui » et encore « bien sûr », bref le travail qui appesantit leurs épaules chaque jour un peu plus, maltraitance, alcoolisme, détresses derrières les portes silencieuses des immeubles de trois étages du dernier quartier de la ville, en bout de baie, d’où part la longue route vers le Nord. Jon reprend un goulée du snaps de Eyfe. Il n’est pas convaincu du raisonnement de Hanne. Mais lui-même n’a pas toutes les informations ou autant d’informations de Hanne. Et le rapport qu’il devait lire attendra jusqu’à demain. Le snaps lui a réchauffé l’âme et il a hâte de rentrer chez lui, s’asseoir dans le silence du salon en n’allumant aucune lumière, ne gardant que celles du dehors pour ce sentir complice d’un monde qui lui échappe bien trop souvent. Il entend dans son dos Philip soupirer longuement et attend. Il sait qu’il va passer la main sur son visage, sourire mollement et se lever d’un coup. Il aura laissé la monnaie sur la table, repris son téléphone qui n’avait pas cessé de vibrer pendant tout le temps qu’il était resté assis. Mattia regarde Philip s’en aller en lui disant « Yep ! », comme réponse à son bref salut de la main alors qu’il quitte le local. « Ce soir, il n’a pas voulu parler », dit Mattia à Eyfe. « Il avait peut-être d’autres idées par la tête, d’autres choses à faire », lui répond-elle. « Yep ». « Enfin, il a parlé à d’autres », ajoute-t-elle, « tous ces messages ». « Yep ». Oui, en fait, qu’importe que Philip n’ait pas parlé plus que ça ou n’ait parlé qu’à son portable. Mattia pouvait ressentir de ne pas avoir discuté autant qu’il aurait aimé le faire à son copain de lycée, son voisin de palier, son presque cousin, son quasi-frère sur lequel, il en convenait, il projetait une ineffable bienveillance qui confinait dans une maladroite attention sirupeuse d’aîné un peu dingue. Bon mais s’il avait autant « parlé » au téléphone, c’était que sa mauvaise passe sentimentale semblait n’être alors qu’une mauvaise passe. Gudur avait suivi du regard Philip. Puis, elle se remit à lire. Päl préparait son petit spectacle : la chaise devant la table basse, un coussin sur la chaise, un verre sur la table basse, le boîtier contenant son bouzouki. Mattia aime bien cette musique venue d’autres îles sur la sienne et qui sait parler à l’âme vagabonde. Pour certains c’est l’Orient et l’Occident dans une musique tonale ; il ne s’agit que de la rencontre chtonienne des regrets, des abandons, des larmes d’un bonheur dite dans des langues immémorielles sur le présent des souvenirs. Gudur va tourner la page de son livre, Päl accorder son instrument, Eyfe verser des glaçons dans un verre, Hanne écouter Jon qui pose son verre de snaps, Philip poser le pied sur la première marche. Une voiture noire se gare.

Ce premier texte s’inspire de deux trois choses entreprises bien avant de le composer, mais c’est justement en le composant que ces deux trois choses sont devenues centrales. Tout d’abord, la série islandaise « Les meurtres de Valhalla ». Quand arrive l’été, je lis ou regarde des séries policières « nordiques ». Puis, j’ai relu un petit livre sur un genre musical populaire, des années dix et soixante du siècle dernier en Grèce, en particulier à Salonique, Smyrne et Athènes : le « rebetiko », à travers la lecture de Tefteri. Il libro dei conti in sospeso de l’auteur compositeur Vinicio Capossela (2012), qui est aussi un livre de rencontres et de paroles. Cela m’a refait penser à un autre livre de paroles et de rencontres Luce d’estate ed è subito notte de Jon Kalman Stefansson (2005), ou à Entre amis (2013) de Amos Oz (peut-être plus encore Seule la mer du même auteur de 2002, à l’écriture particulière). Pour le snaps, j’ai pris un livre de recettes du Danemark.

 



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1ère mise en ligne 21 juin 2020 et dernière modification le 25 octobre 2020.
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