le roman de Marie Michel

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12. Corps couché


proposition de départ

Corps qui va pour se coucher corps qui se couche corps qui se courbe presque se casse corps qui craque qui grince au bord du lit jumeau dans le cri corps qui crie en silence on lui a enseigné la pudeur l’endurance la tenue le maintien retenir le plus possible les bruits du corps même si le corps est seul sans d’autre corps pour le regarder cela n’empêche pas le corps de crier à l’intérieur bête lasse de se plaindre sans effet corps en cage dans le corps dans la cage du lit “un homme naît d’un homme mais pas un lit d’un lit” mais un homme souvent naît dans un lit y meurt y fait la rencontre d’autres corps celui dans lequel le corps se couche a vu d’autres corps se coucher le soleil se couche à l’Ouest le corps suivant sa direction feng shui la plus propice ou bien dans la direction du mur contre lequel est posée la tête du lit

Corps qui ploie sous quoi sous quel ciel tombé le corps ploie-t-il s’écroule-t-il derrière les persiennes le pommier aussi se couche croule sous le poids des pommes pourtant au tronc du corps pas de pommes pendues mais des bras deux pendants ballants de bons bras blancs poulet de chair fatiguée peaux flasques peaux fanions de veille femme drisses distendues au bord du lit hissent le reste du corps ouf couché chut

Bouchons d’oreilles enfoncés on entend mieux les bruits de l’intérieur palpitements pétarades traversées de comètes son des sphères abdominales qui fusent diffusent chaleur douleur quand bosses bulles se forment se gonflent dégonflent fantôme de fœtus ça remonte l’histoire des fausses couches dès que se ferment paupières rideaux volets au coucher le corps féminin enfin se couche le corps abdique renonce au gainage périnée mou accepte la position horizontale dit oui à l’étalement des organes prêt à être lavé dépouillé dépenaillé déplumé désossé éviscéré dans l’abandon du sommeil prêt à descendre en soi ça veut dire quoi ça descendre en soi prendre un escalier œsophage attendre la remontée ça remonte toujours ça finit par remonter les histoires organiques les histoires d’entrées et de sorties les intrusions dans le corps l’histoire des plaies l’histoire des lésions de plus en plus d’histoires qui remontent circulent s’emmêlent brouhaha rigole dégouline histoires de sang de lymphe de bile verte et noire histoire d’invasions d’héritages mortels de combats corps à corps histoires sans queue ni tête catastrophiques histoires de creux de vide de plein de crevaisons d’accidents de séparations corps terraformé par l’alliance des bactéries corps cellulaire qui se divise histoires qui se répandent se figent crispent coagulent histoires dures des selles diluviennes histoires qui charrient d’autres histoires corps habité de mille corps
Crops oups corpse la mort qui rote la mort à l’oeuvre dont c’est le bruit quand la nuit oreilles bouchées volets fermés paupières closes on se penche au-dessus du puits gargouille le métabolisme dans la marmite du corps brûle le feu dans le foyer du corps s’organise et se désorganise se transforme la matière dans le creuset du corps

Corps qui s’est couché creuse sa tombe déplie la peau qui se tend et colle au squelette les viscères à plat prennent moins de place crêtes iliaques visibles coupe de poils pubiens

Corps prêt toujours à davantage s’avancer vers la mort dans la mort

Corps vaisseau porte-vaisseaux corps tronc noueux pirogue corps à la dérive de son propre sang

Corps qui fuit le corps toujours prêt à partir se dérober corps à la dérobade

Corps couché

Corps-dicille : J’ai pensé assez vite au corps dans un lit ; j’avais cette citation d’Aristote qui me plaisait : « un homme naît d’un homme mais pas un lit d’un lit » (Physique, Livre II), découpée cet été dans Libé va savoir. Je voulais aussi rendre compte de tout le tapage du corps que l’on tait dans la vie diurne et qu’à la faveur du coucher, on est forcé de laisser sortir/s’exprimer ou qu’on rencontre malgré soi ; l’idée aussi, lue chez Ameisen, de la mort au cœur du vivant : revenir au corps, forcément, revient à la mort en action. Il y a aussi la parenté corps/corpse en Anglais, of courpse. Est venu la sensation/idée d’un corps qui s’émancipe, devient sujet et inverse le rapport : la corps non plus un lieu d’habitation mais un sujet à part entière qui habite l’espace de la subjectivité, et qui vient apporter de l’étrangeté, de l’inconnu, de la fuite. Le corps est alors ce qui fuit, bouge, s’active, voyage, quand l’esprit est immobile, enfin, le laisse un peu parler. Mais c’est un peu flippant. Le corps avec un “s” m’apparaît aussi dans sa multiplicité/alors qu’on dit “je” en admettant l’unicité du sujet.

11. Un essentiel tremblement


proposition de départ

Et puis il a regardé ses mains, allant vers le verre de bière. Et j’ai suivi son regard jusqu’à ses mains. Pas la première fois, non, que j’y prêtais attention, déjà les avaient regardées quand, approchées du visage, elles m’avaient surprise par leur petite taille, leur forme légèrement oblongue, en goutte d’eau, avec une paume charnue, un solide poignet. L’anneau doré qui serrait un peu le doigt qui le porte. Qui le bridait. Les avais vues tenir le menton, caresser la barbe, ramener les cheveux en arrière. Des mains qui souvent désiraient s’échapper, devaient être retenues, posées sur une table, coincées sous les aisselles. Des mains désoeuvrées, la plupart du temps. Qu’il occupait, comme on le fait avec les enfants pour les faire patienter, dans la salle d’attente. La vie des adultes. Des mains qui se mêlaient aux mots, devenaient éloquentes, seulement quand elles sentaient qu’il désirait dire quelque chose de vrai, quelque chose qui prenait source dans la peau, dans le désir, où elles-mêmes se tenaient. Le reste du temps, elles restaient léthargiques, pendues aux poignets, colombes tristes.

Je sentais chez lui la capacité, liée sûrement à son don pour le dessin, d’un transfert de son œil à sa main. La main se chargeant des fonctions de l’oeil, devenant ensuite, mieux que le regard, à même de saisir les formes autour de lui. Il regardait ses mains allant vers le verre de bière et ainsi il m’invitait à les considérer comme les dépositaires de sa vue véritable. Et je me suis sentie regardée par ses mains, qui touchaient à présent la paroi fine et humide du verre de bière, du bout des doigts, des ongles, puis qui revinrent vers sa poitrine, jointes, en un mouvement lent. Son regard fixé sur elles avait disparu. Fondu en elles. Si bien que me tourner vers ses yeux ne m’était d’aucun secours et que je revins à ses mains et fus de nouveau par elles regardée. Et si tendrement que mon cœur se souleva. L’effet de ses mains me regardant.
Et sa bouche me dit, que j’avais oubliée, tant ses mains concentraient toute son existence à ce moment précis. Sa bouche dit –- un sous-titre dans un film muet, un film où ses mains auraient été à la fois tous les acteurs, et le décor, le plateau, l’ensemble –- Ma mère a un tremblement essentiel. Ce tremblement, cet essentiel ont ajouté à mon trouble et j’eus envie de leur parler, de leur répondre avec mes mains propres, qui n’avaient pas bronché, s’étaient tenues coites, dans l’expectative, fascinées, ballantes et moites, ce que je fais à présent que j’écris, afin que par les mots caressés sur les touches et qui garderont un peu de la rondeur de ma paume, je le souhaite, un peu de la douceur du regard de mes mains miennes, réponse soit donnée aux siennes qui sur cette terrasse se sont livrées, fragilité essentielle, se sont confiées tremblantes à mon corps prochain.

Codicille : Toujours mes mains ont été considérables à mes yeux, comme les mains des autres, sur lesquelles mes yeux glissent toujours –- œil, bouche, main, parcours de reconnaissance répété à chaque rencontre. Mes mains ont été petites les interprètes de merveilleux ballets, je me souviens, et souvent se sont prises pour des oiseaux, comme les poissons parfois peuvent s’y méprendre ; de même les mains se prennent pour des bouches, des yeux, et l’inverse est aussi vrai. Partition du langage, du saisissement des formes. Il aurait été intéressant aussi d’écrire sur les dissensions possibles entre les organes des sens, d’une bouche, d’un regard ou de mains devenus tyranniques. Ou au contraire de l’harmonie au sein de la triade oeil-bouche-main. De la confiance accordée à sa main. Ses deux mains ou l’une plus que l’autre. Quand j’écris au clavier, je ne vois pas de différence. Quand j’écris à la main, la droite, la gauche ne s’efface par pour autant, comme une sœur qui se sait moins belle ou moins désirée se retirerait de la pièce où l’on fête l’autre, mais accompagne souvent d’un geste de poussée la droite toute occupée, presque asservie au stylo, et ce faisant, l’encourage, participe tout autant au saisissement de ce qui fuit. De l’ouverture ou de la fermeture des paumes. De mains qui perdent le contrôle, de mains contrôlées, bridées, retenues par des poches, des liens, des outils. Occupées, désoeuvrées. Les mains de celui qui lit et qui lit d’autres mains à travers les mots qu’une main, celle de l’auteur, a conçus. Des mains des grimpeurs de blocs croisés cet été, j’aurais pu dire les volontés brisées. Des mains des mères, grand-mères, d’autres l’ont fait si bien. Des différentes sortes de mains, selon leur analogie avec les matériaux : mains de bois, de fer, mains marmoréennes. Infini sujet. Je peux m’y perdre.

9. Roches


proposition de départ
a — un refuge

Le chemin raide, à peine entretenu, coupe une colonie de fougères aigles. Les pins qui poussent là, très hauts, ont réchappé aux cendres, aux coupes. Leurs pieds s’enfoncent au plus profond. Les fougères en crosses. Houlettes sans berger. Ça et là, des pierres exposent au soleil leur frisotis de lichens. Dans l’attente de l’envol des fougères et du remuement des pierres, les insectes peuplent les interstices de leur patience infinie. Un cri de bête tranche l’horizon du son, effrayant, sur une pierre plate, de possibles vipères. Un chien errant. En contrebas, le village est tout petit. Le raccourci s’arrête brutalement sur la route goudronnée. Le panneau en face indique “La Roche”. Par beau temps, le Mont-Blanc est visible, en lisière du ciel. Venus du plateau, du Mezenc aux flancs sombres, de gros nuages gris s’amoncellent. Soudain le toit de tuiles, orange vif. Fenêtres et portes en bois noirci, fermées. Juste une terrasse et un auvent. Une source coule dans un bassin. Autour, des ronces en fleurs, encore. Un refuge pour beaucoup d’abeilles et de bourdonnements.

b — empêchant toute douceur

La maison se voit de loin, avec sa toiture neuve, orange. Il y a des pins autour, mais pas assez pour la dérober aux regards de ceux qui passent sur la route vieille, au-dessus. Les genêts s’agitent, se bousculent, le vent circule partout. Pas un coin de la terrasse n’y échappe. C’est pire sous l’auvent. Le vent roule une odeur de rouille, de sang séché. Des volets en bois très solides, bien fermés de l’intérieur. Nulle part une clé cachée sous une pierre. Des abeilles défendent d’entrer dans la remise. Elles ont installé leur ruche dans un vieux coffre en plein milieu. L’eau du bassin est glacée mais douce. Les insectes vont y boire, s’y noient. Des papillons s’y jettent, suicidaires. Et toujours le vent qui relance la rumeur. L’odeur rouillée où crient des voix déchirantes. Harpies ensanglantées. Malgré la source douce. Empêchant toute douceur.

c — point de fuite

Genêts, pins, pierres. Toit. Vent du Nord. Nord-Ouest. Gouttes. Proie sur pierre plate. Tentative d’approche en piqué. Raté. Couloir ascendant. Engouffrement. Dépression. Vide. Vent d’Ouest. Repos. Aile droite. Piqué. Bord de bassin. Eau. Grattage de plume. Soudain odeur d’homme. Oeil. Pupille. Rêve. Battements. Hauteur. L’homme, petit point maintenant. Sa pupille. Cercle. Proie. Fuite. Ligne de crête. Encore plus haut. Point. Ligne. Serrement.

d -– rien ne vient que le vent

Le chemin débouche sur une maison fermée, vide. Un banc de pierre pour se reposer. Pas souvent. Travaux des champs. Les bêtes à rentrer, dans l’étable, qui jouxte la salle où l’on dort et l’on mange, où naissent les enfants et les bêtes parfois ensemble. Chaleur partagée. Maintenant, la cheminée noire de suie, froide. Froide la pierre du banc, pourtant chauffée tout un après-midi d’été. Le village, en bas, blotti, au chaud. Pas exposé comme ici, un vent à décrocher la mâchoire. Un vent qui démantèle. Les pins craquent. L’oiseau de proie plane au-dessus. Attendant. Les pierres aussi attendent. La maison. Les volets. La cheminée. Tout. Attend. Mais rien ne vient, que le vent.

e — un lieu où respirer

Une terrasse immense, gazonnée, un clôt de verdure surplombant la vallée, exposée à l’Est, au Levant, point de chute ou de départ, lieu de retrouvailles, un lieu où s’écrivent des histoires de chemins croisés, liés par la grâce du lieu, au gré du vent qui souffle, qui pousse à la halte, un lieu où respirer, reprendre souffle, boire à la source et à la vue sur la vallée, une terrasse ouverte sur la nuit comme un lit de fougères, neuve chaque matin.

 

8. fermé la plupart du temps


proposition de départ
extérieur 1

Cette salle de bain, celle de Jean-Paul, ou n’importe laquelle des pièces ou des recoins de chez lui, comment cela s’appelle déjà, je ne me souviens que du nom des parties : la villa aux ânes, la chambre rouge... C’est une maison d’artiste, une œuvre à part entière, celle de toute une vie, Jean-Paul achetant à la vingtaine ce tas de ruines sur les hauteurs de Vals-les-Bains, Ardèche, grâce à un héritage inespéré, et construisant année après année, jusqu’à un théâtre de plein air, dans lequel il joua devant les autochtones complètement abasourdis par son culot, ou au contraire totalement impassibles, comme les Tahitiens devant Gauguin j’imagine, le nom va me revenir, il faut juste laisser le lieu lentement remonter à la surface, et avec lui le nom qui le maintient en place.

extérieur 2

Il y a des maisons vues de l’extérieur, des maisons de vacances, scellées jusqu’à l’arrivée des Belges, des Parisiens, des étrangers qui étrangement les possèdent, au détriment des gens du cru, pas intéressés, bien trop cher à entretenir, et qui ont déjà les leurs, reçues en héritage, obligés de se coltiner les fantômes et les partages, jusqu’à la vente dont on parle sans cesse et qui finit pas arriver, comme la mort, par surprise, la maison ayant cesser de faire son office de liant familial, la vente de la maison comme l’enterrement d’une famille, on en parlait mais quand ça arrive c’est tout de même étrange, le dernier été, les petits enfants ne joueront pas dans la cour finalement, c’est vite arrivé, mais aussi, ce n’était pas gagné ce partage, ces arrangements impossibles à trouver, et heureusement c’est fait, une bonne chose de faite, que n’auront pas à supporter les petits enfants, eux qui ne joueront pas à la balançoire dans le jardin d’en haut, n’iront pas se baigner à la rivière, ne diront pas “la rivière” comme si elle était un prolongement de la maison, une partie de leur domaine. Et la maison de famille sera vendue, à des Belges, des Parisiens, et deviendra une maison scellée, fermée la plupart du temps, et lorsqu’on passera par là, parce qu’on ne pourra pas s’empêcher de faire un détour, on ne pourra pas, ce sera comme un appel, un appel anonyme, la voix de quelqu’un de familier qu’on ne reconnaît pas, la maison, on continuera longtemps, tant que le souvenir ne se sera pas perdu, pendant une ou deux générations, à l’appeler comme cela, à revendiquer malgré tout une appartenance, la maison aux volets repeints, à la toiture refaite, toute rénovée, les nouveaux propriétaires ont les moyens, mais ils ne sont jamais là, ils “font faire”, la maison ancienne derrière la façade neuve vous appellera de votre nom d’enfance, le petit nom donné par la mémé, que plus personne ne vous a donné ensuite, et le petit nom résonnera, la voix de la mémé, vous ne vous en souvenez plus, juste le petit nom, venu dans les odeurs du méchoui, la piqûre des abeilles, les rires en robe de petite cousine, les mûres écrasées, les froufrous de vipères dans la menthe, beaucoup de petites bêtes, les pattes frétillantes d’une sauterelle enfermée dans le poing, la scansion des cloches de l’église, tout cela murmuré par la maison, sans un mot, dans le silence assourdissant de cette campagne désertée, rendue au granit, aux lichens et aux genets, et déjà on ne voit plus que la pointe orangé de la toiture neuve qui jure au milieu des pierriers basaltiques, et au tournant, ça y est, la montagne l’a définitivement avalée, et avec elle, tous les étés de votre enfance.

extérieur 3

Et peut-être à cause de La Roche, qui est une maison scellée à présent, grâce à ce détour, pas vraiment détour géographique puisque La Roche est aussi en Ardèche, et qu’il suffit de continuer après Vals, de passer le col de Mezilhac, de prendre ensuite Marcols-Les-Eaux, pour tomber sur le vieux panneau rouillé “La Roche”, que me revient le nom du hameau d’artiste, de la maison ouverte de Jean-Paul : “la Berthoile”, pour laquelle j’hésite à mettre un “h”, si tentante est l’orthographe sans, révélant l’étoile ou la toile, l’oeuvre, mais dans le même temps, il me plaît d’y lire un prénom, “Berthe”, celui d’une cousine de mon grand-père, habitante d’un hameau très proche de Marcols, à peine deux kilomètres mais qui me semblait l’autre bout du monde étant petite, lorsque nous poussions jusqu’à Mauras pour rendre visite à Berthe, il y avait toujours des chiens de berger sur le trajet et nous en avions peur, malgré les bâtons dont nous nous armions, et il y avait aussi le risque de se perdre, si nous empruntions un autre itinéraire que la route goudronnée, les chemins n’étant pas aussi entretenus à l’époque, nous avions tôt fait de prendre une piste pour une autre, et de nous retrouver bien plus loin que Mauras, sur la route des quatre Vios, et en être quittes pour un fameux détour.

extérieur 4

Il y a une maison de vacances à Balazuc, au-dessus de l’Ardèche, des gens qui ont construit rapidement une cabane en dur, mais le toit n’a jamais été posé. Ou bien il a été arraché par une tempête, brûlé par un incendie. On voit encore les séparations entre les pièces, si tant est qu’il y ait eu des pièces, vu l’étroitesse du logis, peut-être des coins : un carré parfait avec un coin cuisine, un coin douche, un coin living, un coin chambre. Une caravane en dur, pas plus. Comme un théâtre, le quatrième mur a été tombé. On pourrait y tourner des films. Ça donne envie d’y tourner des films, de se faire des films au moins.

intérieur 1

On entre dans la cuisine par la terrasse. Une toute petite pièce aussi haute qu’étroite à l’unique fenêtre, minuscule. Il y fait noir comme dans un four, à moins de laisser la porte ouverte, ce qui est possible uniquement le matin très tôt en été, avant huit heures. La cuisine est plein Sud. Quand la porte est fermée, on a du mal à distinguer les rangées d’étagères, fondues au noir du plafond, chargée d’ustensiles, plus ou moins luisants suivant leur matériau de fabrication. Les casseroles, les poêles sont toutes culottées, flambées à la gazinière. Il y a des épices, pêle-mêle, dans des placards toujours entrebâillés, et une impressionnante collection de piments, pendus à des fils, on dirait des parties d’animaux séchées, des ingrédients de ragoûts de sorcière. La table en bois, au milieu, est hachurée de coups de couteau, une vraie table d’équarrissage, ou bien une coque de navire reconvertie, où les requins se seraient cassé les dents. La mer est loin, à plus de quatre cent kilomètres mais on la dirait tout près, tant cette cuisine ressemble à une cambuse. Des souvenirs de voyages sont accrochés au mur au petit bonheur la chance, fixés par le hasard d’un naufrage : une cuillère sculptée en forme de corps de femme, des boîtes de sardines, des assiettes en céramique où nagent des poissons en relief, des trophées, une tête de renard, des masques de carnaval, des filets. On pense que Gauguin pourrait surgir à tout instant. Ou Pierre Loti.

intérieur 2

Il y a deux façons d’apprécier le salon, suivant qu’on se mette dos à la baie vitrée ou face à elle. Dos à la fenêtre, la décoration et les meubles vous attirent. Vous savez au premier coup d’oeil que vous pourriez passer tout l’après midi simplement à laisser voguer vos yeux d’un mur à l’autre, comme une mouche curieuse. La pièce, vaste, laisse passer le regard, les corps, la lumière, la musique. Ouverte, franche, elle donne envie de danser. Elle fait la jonction entre le couloir et la cuisine, une pièce en retrait, réservée au service, et possède une large alcôve qui sert de coin salle à manger. La table familiale est là, avec ses chaises modernes, sans accoudoirs, tubes chromés et assises en sisal, sagement rangées, sous un grand poster du film “Barry Lindon” de Stanley Kubrick, un peu jauni, mais qui contraste agréablement avec le reste, reproductions de peintures naïves aux couleurs vives, tapis aux motifs épurés, fauteuils design et objets vintage en rotin ou en bois exotique, livres et photos sur des étagères blanches immaculées, piano ouvert avec partition : “Tristorosa” de Villa-Lobos. Les murs, blancs eux aussi. Un bahut en bois, trône en bonne place. Il semble avoir toujours été là, depuis le début. Ses flancs polis appellent la caresse, les boutons de ses tiroirs jumeaux poussent à l’indiscrétion. Mais surtout, ce qu’on remarque, dans le coin le plus éloigné du couloir, c’est la collection de vinyles. Rangés impeccablement, mais on le sent à l’absence de poussière, au décalage infime entre les disques, souvent sortis de leur pochette pour être déposés sur le phono, en face. Si on recule, en tournant toujours le dos à la baie, on tombe dans les bras d’un grand hamac aux bords brodés, et pour peu qu’on ait mis un disque sur la piste, on peut se laisser aller aux souvenirs de fêtes, célébrations de naissance, fiançailles ou anniversaires, fêtes de fin de dictature, de fin de maladie, tellement d’occasions de fêter la vie. L’océan, de l’autre côté du boulevard, toujours, continue de rouler ses vagues.

intérieur 3

Une cuisine exiguë, tapissée de placards crème, sur toute sa hauteur. Américaine, comme le sont les villes en empilage, rentabilisation maximale de l’espace. Une cuisine new-yorkaise. Comment accède-t-on aux étages les plus élevés ? Absence de marche-pied. Peut-être qu’une échelle escamotable est cachée derrière une porte ; que les placards du haut sont vides, purement fantaisistes, les boutons dessinés sur le mur, ou bien réels mais bourrés de choses inusitées ou inutiles, vieux ustensiles du temps des anciens propriétaires, autant dire du siècle dernier, nappes aux affreux motifs jamais mises au rebut, cadeaux conservés dans leur emballage plastifié, morgue des objets déco. La porte qui débouche sur le cabinet de toilette puis sur la chambre est en forme d’arche. Elle est bien plus petite que l’autre, celle par où on entre logiquement, quand on vient du couloir d’entrée. Il faut rétrécir pour pouvoir passer la cuisine. Elle est un lieu d’expérience, de test. Elle n’a pas ses fonctions ordinaires. Les assiettes entassées sur l’égouttoir rouillé, les brosses suspendues à leurs crochets au-dessus de l’évier dont la porcelaine s’est depuis longtemps écaillée, et qui doit faire en se vidant un terrible bruit de déglutition, ressemblent à des acteurs en pleine répétition. Ils ne se donnent pas à fond, il s’économisent pour la première. Si quelqu’un les utilise, pour cuisiner ou faire la vaisselle, ils doivent se plier sans broncher à ces occupations triviales, en attendant d’être remis en bonne place. Deux éclairages : le plafonnier, une collerette de verre désuète, et au-dessus du minuscule miroir de l’évier, une ampoule nue surgie du mur tel un bouton de fièvre. Le miroir sélectionne, on manque de dire sectionne une partie de celui qui s’y mire, mais sert surtout à avoir un œil sur qui entre dans la cuisine, si on a le dos tourné. Un rétroviseur. La nuit, les araignées sont de sortie. La lumière jaune des ampoules projette sur les placards l’ombre déformée de leurs pattes. Ce sont les véritables maîtresses de la cuisine.

intérieur 4

Une pièce vide, à part une chaise en plastique de jardin, à côté d’une petite cheminée en briques. Les quatre murs se partagent deux couleurs, bleu et jaune, azur et sable. Le plafond est sobrement mouluré. Les murs en bleu sont encadrés de larges baguettes de bois acajou, ce qui leur donne l’air d’un tableau, d’une fresque. Le cadre en bois englobe aussi la cheminée. Au sol, il ne reste qu’une partie des tomettes. Ailleurs, le béton est à nu. La peinture bleue s’est effritée à de nombreux endroits, révélant des traînées de plâtre qui flottent dans l’azur comme des nuages. Entre le chambranle de la porte qui mène à une autre pièce dont on distingue un mur carrelé, peut-être une salle d’eau, la peinture, jaune cette fois, a laissé en tombant la forme d’un long cou surmonté d’une tête. La tête altière regarde les nuages sur le mur, qui ont l’air de s’avancer vers elle, pour la saluer. Elle tourne le dos à la fenêtre, à sa vue sur la terrasse gravillonnée, où des pins tordent avec nonchalance leurs branches vers la mer.

 

7. encore et encore


proposition de départ

Il revint dans la ville où il avait fait ses études. Mêmes lieux, mêmes fleuves, seules diffèrent les figures flânant le long de quais semblables, assises aux terrasses de cafés inchangés, traversant des places identiques. Dans la salle de la pizzeria à emporter, une chaîne de radio locale diffuse de la chanson française, mais le volume est très bas, et seul le pizzaïolo pourrait l’entendre, s’il n’était pas totalement concentré sur son geste, faire valser la boule de pâte, jusqu’à former une jupe, jumelle de celles des danseuses de salsa. Ne pas se déconcentrer, prendre garde aux trous en formation, atteindre l’épaisseur parfaite, balancer la pâte sur la pelle et enfourner aussitôt. Le façonnage est son training, comme ça il peut la promiscuité du four, une chorégraphie qu’il répète de midi à minuit, tous les jours, sauf le mardi, et aujourd’hui c’est lundi. La chanson française parle de lames de plancher. Sur celui de son nouvel appartement, deux étages plus haut, il y a des meubles en kit qu’il a acheté l’après-midi dans une grande surface spécialisée et qui attendent d’être montés. Sa pizza est prête. Il ne se souvient plus du tout de ce qu’il a commandé. En sortant, il reste un instant suspendu, la cannette de bière dans une main, la pizza dans l’autre. Dans la rue assombrie par la tombée du jour, un seul rai de lumière traverse pile en sa moitié l’unique table en plastique, sur le trottoir, devant la vitrine. Le plateau de la table rappelle la pizza anonyme qui lui brûle la main droite, et qu’il va manger seul.

Il naquit dans un petit village du Jura, à la fin des années 70. C’est un matin d’avril qui aurait pu être de février. Le thermomètre extérieur affiche -15°C. Un endroit qui a la réputation d’être un des plus froids de France. Une sorte de trou glacé. On y fait du fromage et des lunettes. On y fabriquait aussi des pipes, quand elles étaient encore à la mode. Il y a un grand feu dans la cheminée, et un homme, de dos, qui ne cesse de rajouter du bois. Un dos immense. On dirait un soldat épuisé, contemplant la plaine où son armée a été défaite. La nuit dernière, il était trop saoul pour se rendre compte que le lit était vide. Que la R5 n’était plus dans le garage. S’il s’approche davantage, il va se brûler. Sur la vitre de la porte-fenêtre du salon, les cristaux de neige fondent au fur et à mesure que le feu s’agrandit, s’énerve, souffle, râle, maudissant l’âtre trop étroit, rêvant de s’échapper de cet enfer blanc, rien que de la neige, de la poisse blanche et lourde qui englue toute forme, à des kilomètres à la ronde, des kilos de neige glacée qu’il faudra déblayer encore et encore, c’est que le début d’accord, d’accord. Il a cette chanson dans la tête, de Cabrel. Elle est sur une des K7 dans le vide-poche de la R5. Elle adore faire de longs voyages en écoutant ses K7. Elle aime la chanson française. Elle chante à tue-tête, le regard en arrière. Elle fonce dans les chemins défoncés. Elle a l’air si gamine, complètement immature. Elle est où maintenant ? Le feu exige d’être nourri, encore et encore. Il est insatiable. Sur la vitre de la porte-fenêtre, la neige est devenue pluie. Il fait de plus en plus chaud. Pas assez. D’accord, d’accord. Il aurait dû prendre soin d’elle. Le feu a faim. Pourtant, il lui avait fabriqué une maison de poupée rien que pour elle, avec des frises décoratives dans tous les coins. Pour elle et les enfants. Le petit va avoir cinq ans. Il s’est endormi, dans son petit lit en bois, sur la mezzanine. Il est doué de ses mains. Elles sont grandes et bien faites, parfaites pour travailler le bois, pour caresser, aussi. Endormir le petit en tournant l’index doucement entre les deux yeux, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, le sens de la terre. Elle est où bon sang ? Il aimerait que ce geste fonctionne aussi avec les événements. Pouvoir apaiser la vie en la faisant tourner dans le bon sens, cette fois. Il s’est trop approché et les flammes ont léché quelques poils sur le dessus de sa main droite, celle qui jette le bois, qui donne à manger au feu. Ça sent l’animal brûlé, une odeur de sacrifice.

Il voyagea. La nuit singapourienne ne le touche pas. Rien ne peut le toucher après elle. Il fallait le décor le plus artificiel possible. “Lost in translation”. Pourtant il est bien plus jeune que Bill Murray dans le film. La pute est dans la salle de bain. Il l’appelle comme ça sans méchanceté, simplement parce qu’il ne sait pas comment l’appeler autrement. Il lui a demandé son nom tout à l’heure, avant de commencer, mais il n’a pas pu le retenir et d’ailleurs, ce ne doit pas être son nom véritable. Il se demande comment elle procède, quel est son protocole après l’acte. Non qu’il s’inquiète pour l’hygiène. Par simple curiosité. Il sait qu’il ne devrait pas, mais il est allé au bout de ses limites morales, un cap qu’il a franchi quand il a ouvert la porte et qu’elle est entrée dans la chambre d’hôtel, jamais il n’aurait imaginé faire ça, ouvrir à une pute dans un hôtel de luxe avec baie vitrée donnant sur les tours de Singapour et il se lève et ouvre brusquement la porte coulissante qui sépare la chambre de la salle de bain. Elle est accroupie et s’essuie l’entre-jambe avec une serviette. Au moment où elle lève ses yeux, il ressent comme un coup de poing au cœur, un départ d’incendie dans la poitrine.

Il eut ses premières expériences sexuelles. Il a treize ans, ou quatorze. Sa sœur a invité des amis, filles et garçons, pour le week-end. Ils ont de le droit de boire un peu, la mère est cool. Elle sort même avec sa fille dans les boîtes du coin. Le père travaille à l’imprimerie. Il a réussi à ne pas se faire virer cette fois-ci. Brodard et Taupin. C’est une villa cossue, de plain pied, dans le style île de France. Un paon se pavane dans le parc. Beaucoup de volatiles dans les environs, en majorité des poulets. On est dans la Sarthe. L’ancienne maison, celle du Jura, n’est plus qu’un tas de cendres recouvert par la neige des années successives. Autant d’années, autant de déménagements. Autant de cœurs arrachés à des pays. Technique de brûlis. De la page blanche. Feu dans la neige. Il est devant la salle de bain, en face du jacuzzi. Il hésite à aller plus loin que le seuil. Les amis de sa sœur lui font des signes. Ils l’encouragent à les rejoindre. Ils sont nus. Leurs sourires dégoulinent. Le parquet, trempé par les éclaboussures. La tête lui tourne. La vie va trop vite. Pas le temps de s’attacher.
Il passa ses vacances d’été dans le Finistère. Il reviennent d’un plage immense en face de l’Ile-Longue qui s’appelle La Palud. Ils sont sur la banquette arrière, cuisses et épaules collées ensemble, deux corps frais et salés, tout juste sortis de l’eau. Le père fume en conduisant, la vitre grande ouverte. Les odeurs de sel et de clope se mêlent. Et celle des palets au beurre, leurs brisures tombées sur la cuisse se confondent avec le sable. La mère est à la place du mort. Elle regarde dans le rétroviseur le fils et sa copine. C’est la première fois qu’il en ramène une. L’été dernier, il faisait du cerf-volant. Le soleil n’en finit pas de se coucher, on jurerait qu’il ne plongera jamais sous l’horizon mais qu’il restera là, pour toujours, à se violacer de plus en plus, fasciné par les fougères, les clochettes grêles des bruyères, prisonnier volontaire des boucles mouillées de ses cheveux, des tiges mobiles de ses cils qui bordent ses yeux, améthystes que traverse un rayon de miel. Comme la R5 n’en finit pas de suivre la piste de terre, n’en finit pas de quitter la lande, il voudrait que l’été ne finisse jamais, comme s’étire la plage de La Palud, s’étire le Finistère, s’égrène en Tas de Pois, s’érige en château de Dinan, se prolonge en archipels, île de Sein invisible, et plus loin, se perde, océan sans limite, un royaume englouti où enfouir son premier amour.

Il pratiqua le théâtre d’improvisation. Ce soir, une personne du public, une femme, lui a lancé un sujet. À brûle pourpoint. Elle vous a quitté il y a vingt ans et vous envoie un message. La scène tangue. Quelque chose vient de tomber sur les lames de ton plancher. Il s’accroche à la rampe, à la lumière verticale. Une corde qui le retient. La vie est un théâtre, ouais, tu crois pas si bien dire, Shakespeare. Shake. La vie secoue, la vie remue là où ça fait mal. Et on s’expose encore et encore. Et ça continue, d’accord, d’accord. Le seul mail qu’elle a envoyé, il commence, sa voix plus si fragile, même pas en colère, presque drôle quand j’y pense, deux mots, même pas, deux lettres : O.K. Elle avait accentué la brutalité en ajoutant deux points. Ça y est, il est parti. Il ressent comme à chaque improvisation l’exaltation du départ, quand on vient de sauter et qu’on est sûr que le parachute va se déployer, un peu plus bas, ou plutôt, la seconde où l’on oublie totalement le parachute, corps à corps avec la chute. Bouffée de chaleur. Feu. O.K. Jusqu’ici tout va bien. O.K. Zero Killed. Un signe qui congédie en même temps qu’il fait signe. R.A.S. Retour à l’envoyeur. Boomerang. K.O. Ou bien la fin d’une phrase, les derniers mots, hameçonnés dans le brouhaha des flux, dans la friture des connexions, dans le filet des fibres, “Au Quai”. Sur quel quai l’ai-je laissée ? Quel train ai-je vu partir l’imaginant à bord, elle, restée à quai ? Quel fantôme demande par ces deux lettres à mourir enfin ? Ci-gît O. K. Son corps sur scène à présent corps sur l’océan, surnageant les vagues de La Palud, attiré par la baïne, sans chercher à lutter, acceptant la perte et se faisant, trouvant sa juste expression, juste avant que l’eau ne le déleste de son histoire, ne roule son corps dans l’écume et les laminaires, la seconde avant l’oubli, au croisement du tout et du rien.

La consigne très claire m’a inspirée ces six paragraphes, six comme la lame de l’Amoureux, quelque chose qui venait de tomber sur mon plancher. J’avais dans un coin de ma tête cette chanson de Cabrel, Encore et encore. 1985. Une histoire très banale de premier amour qui ne passe pas, jusqu’à ce qu’on se rende compte que finalement, c’est O.K., on peut en parlé au passé, on peut en faire une histoire, une histoire de l’Autre, pas de soi, toujours à travers l’Autre qu’on se connaît, à travers l’histoire qu’on se fait de l’Autre, qui est la sienne déguisée. Est arrivé sur le tapis une ville, ses rues en août vidées d’étudiants, lorsqu’on y emménage et qu’on va prendre une pizza à emporter (pour moi c’est Lyon). Peut-être un rejet de la proposition “quitter la ville”. Et puis le feu, du four à pizza en passant par la figure du père incendiaire, et comment il se propage, de paragraphe en paragraphe, s’attise, s’éteint, se rallume, un peu comme l’alternance des blancs typographiques et des blocs noirs des lettres sur la page, écriture-interrupteur, va-et-vient déclenché par chaque passé simple qui éclaire une scène, et finalement feux de la rampe, comédie de la vie. L’autre paysage convoqué est la presqu’île de Crozon, qui est pour moi autant un début qu’une fin.

6. Morges


proposition de départ
1. incongrus

L’âpreté du contact et l’économie du verbe, Eponyme Bourrin, dite « Pony » les avait hérités d’une lignée d’éleveurs équins remontant à la fin du dix-neuvième siècle quand son arrière-grand-père Pétrusque Bourrin, jeune métayer de quatorze ans, avait fondé un premier troupeau à partir d’une race de petits chevaux du Vercors, possibles descendants du Tarpan forestier. L’espace d’un silence un peu pesant, le regard de Pony sembla poursuivre au lasso mon âme rétive d’étranger venu déranger l’équilibre d’un ordre immuable, puis d’un claquement sec de la langue répondit à ma requête, celle de m’indiquer la direction de la ferme des Morge, un patronyme dont je ne savais pas s’il se terminait ou non par un « s », ce qui n’avait heureusement aucune incidence en l’occurrence, puisque je n’avais pas à l’écrire, juste à le prononcer, et c’était déjà un drame, avec ou sans « s », vu les réactions disproportionnées que sa prononciation engendrait. J’en avais déjà fait l’expérience plusieurs fois, en questionnant les habitants rencontrés depuis mon arrivée, quelques jours auparavant, en gare de Zilve, afin de rassembler sur place des compléments d’informations sur la ferme et la famille Morge(s) et préparer ainsi mon « expédition ».

Amable Barbazange, pourtant imberbe et renfrogné, qui m’ouvrit de mauvaise grâce l’hôtel des voyageurs – heureusement la chambre était tout à fait acceptable, surtout après une nuit à tenter de conformer mon corps aux dimensions lilliputiennes de la couchette du Paris-Briançon – fit presque en entendant le nom de « Morge(s) » un mouvement de recul, et m’évita royalement ensuite, tout au long de mon court séjour, trois jours et deux nuits, s’évaporant immédiatement après avoir posé le petit-déjeuner, et ne réapparaissant qu’à la dernière minute, et seulement après un staccato de sonnette, première fois de ma vie où je voyais un aubergiste se faire prier pour être payé.

La pharmacienne, chez qui, prétextant un renouvellement d’ordonnance, je m’enquis de l’existence des Morge(s) le lendemain de mon arrivée, me demanda sèchement de revenir plus tard, qu’elle allait justement fermer pour un motif impérieux, et me poussa vers la sortie sans ménagement. Sur le badge qu’arborait sa maigre poitrine, à côté du symbole d’Esculape, je crus lire « Fièvrine Domblerie », ce que je pris tout d’abord pour une méprise, ou une blague de potards.

Mais je m’aperçus vite que ces noms bizarres (celui de l’aubergiste aussi valait son pesant d’oléagineux), n’étaient pas des cas isolés, et je compris rapidement l’intérêt, l’aubaine que constituait une telle liste pour un écrivain ou même seulement un amateur d’histoires, et m’empressai de noter systématiquement les noms qui passaient à ma portée, au-dessus des sonnettes, dans les pages du journal local, ceux des enseignes, (la boulangerie « Fluxence Prognat ») jusqu’au monument aux morts où tout un festival de patronymes plus incongrus les uns que les autres m’attendait, en lettres d’or, sous la Marianne. Je n’en donne que quelques uns parmi les plus remarquables :
Concordet Poplexie, mort à 18 ans, 1914

Bucéphèlme, Aristophle et Ferrugine Badelaine, morts à 30, 32 et 34 ans, 1916.

Balbutien Véhémance, mort à 20 ans, 1918.

Et bien sûr, cerise sur cette pièce montée onomastique, en dernier sur ma liste, Eponyme Bourrin, donc, gérante du Haras des murmailles, un peu à l’écart de la ville, en allant vers la rivière, à l’opposé du château qu’on aperçoit entre les grands peupliers de l’allée qui mène aux écuries, Eponyme au nom prédestiné, dont j’ai totalement inventé la généalogie, je l’avoue, cette sursignification était trop tentante, et qui a accepté, sinon de m’adresser la parole, du moins de répondre tacitement à ma requête, me faisant signe de la suivre à travers champs où déjà se couche le soleil, pressé de passer derrière la montagne, je n’avais pas prévu que la nuit tombe si vite dans ce pays, j’en serai quitte pour un bivouac, jusqu’à un poteau indicateur tout de guingois et couvert de mousse.

2. « Morge(s), où tout commence et tout finit... »

Pourquoi mon grand-père, sur la route Napoléon qui le menait, ces premiers jours de juillet, de la rue de la Pompe à la Rucule, résidence estivale des Pothin, un nid d’aigle au-dessus de Gap, s’était-il arrêté précisément à cet endroit, en plein milieu de la rampe de La Fraie, une pente fameuse certes, trente-trois pour cent, unique en France, véritable patinoire l’hiver, toboggan pour poids lourds, la cause d’ailleurs de terribles accidents qui entraînèrent sa fermeture, il y a des années maintenant, terrain de jeu des motards et des maillots à pois, les caravanes du Tour remplaçant le défilé des briscards fatigués, autres temps autres mœurs, pourquoi donc s’arrêter alors que c’est justement ce que tout le monde évite soigneusement de faire, au risque de ne plus pouvoir redémarrer, s’insérer dans la file des voitures de sport filant plein pot, à moins de croiser un véhicule autochtone tractant les foins, on sait alors que la partie va se jouer serrée, on donnera tout pour tenir la rampe, ne pas caler, atteindre sans dommage le plateau et ses lacs propices à la pause du pique-nique, un petit plongeon bien mérité après les sueurs froides de la montée, des crampes à force de serrer les mâchoires et le levier de la boîte à vitesse, qui sait si ce garagiste était digne de confiance finalement, ces virages en épingle où des véhicules, expiant pour nos fautes, restaient coincés dans des élargissements appelés « garages », une charmante attention des ponts et chaussées, les mêmes sympathiques ingénieurs ayant oublié les garde-fous, et en effet il n’y a rien le long de cette montée qui retiendrait un voyageur à part une panne, il faudrait être fou pour apprécier à moins d’y être forcé l’horrible beauté de l’à-pic, le rêche tapis de sapins pendu au balcon montagneux, ruisselant d’eaux et troué de quelques fermes, et parmi elles, celle des Morge(s), « où tout commence et où tout finit ». Le grand-père Pothin ne devait pas avoir le vertige donc, quand il s’arrêta au croisement de la Nationale et d’une route secondaire, celle qui allait le mener à la ferme des Morge(s), car je l’imagine mal sise au beau milieu de la rampe, tel un hôtel des postes. Peut-être, mais j’extrapole et ce n’est que sur place que j’en aurai la certitude, est-ce en voyant le panneau « chapelle des Templiers », que mon grand-père prit la tangente, ou ma grand-mère, tiens, elle n’était pas encore apparue, curieux comme je l’avais oubliée, comme j’avais laissé vide le fauteuil passager de la Renault, la Nerva Grand Sport, il fallait une nerveuse au moins pour faire le trajet jusqu’à la Rucule, et voilà qu’elle apparaît, on ne voit plus qu’elle, une brusque trouée dans une forêt de résineux, tailleur-pantalon crème, comme son chapeau qu’elle maintien attaché avec un foulard, décapotable oblige, elle a encore en tête le bête accident d’Isadora Duncan dont s’est inspiré son ami Jean pour la réécriture cocasse de Sophocle, La Machine infernale, il n’avait pas manqué de l’inviter à la Première au printemps, comédie des Champs-Elysées, avec Colette. Sur une photographie non datée, une pièce consignée dans le dossier « Morge(s) », on voit Arsinoise Pothin, portrait en pied, guêtres de pêcheur retenues par des bretelles, brandissant un poisson, une truite sans doute, sur fond de forêt de sapin. Ces mêmes sapins squelettiques qui colonisent les ravins autour de Zilve, et qui bordent le sentier que j’emprunte depuis quelques instants, Eponyme a rempli sa fonction et s’en est retournée à ses chevaux, je me demande quelle raison l’a poussée à me venir en aide, peut-être juste de la pitié, mais je ne crois pas : a-t-elle un rapport avec les Morge(s) ? Oui, ce doit être ma grand-mère, plus attirée par les vieilles pierres que son docteur de mari, il s’y intéressait mais sous l’angle géologique, c’est l’attirance de ma grand-mère pour les ruines qui les conduisit aux Morge(s), par l’entremise du mot « Templiers », poussés par sa charge poétique et historique, poésie et Histoire se mêlant pour être chez elle presque synonymes, si bien que lorsqu’elle parlait d’une chose historique, on pouvait être sûr qu’elle l’était avant tout en tant que source d’inspiration d’un poète, et qu’elle préférait emporter dans ses voyages les œuvres complètes d’un obscur rimeur du XIIe siècle, et dont il ne restait que les fragments comme des colonnes brisées, plutôt que des cartes, encore moins des guides touristiques qu’elles collectionnait pourtant, mais pour les parodier avec ses amis, durant les mois d’hiver, au coin du feu. Ma grand-mère, qui avait toujours été au centre, depuis sa naissance, jusque dans son salon de la rue de la Pompe, en passant par les bancs de l’école Normale Supérieure de Fontenay-aux-Roses, était fascinée par ce qui restait en deçà, qui, par rejet ou par refus, était excentré. Cette attirance pour la marge, les bords troubles et gris où demeure l’indistinct, se heurtait en permanence chez elle à un goût immodéré de l’éclat, qui se lisait dans l’aisance savamment machinée de ses mouvements, sa volonté devenue instinct de s’arranger pour capter toujours parfaitement la lumière, elle aurait pu faire carrière dans le mannequinat mais était bien trop intelligente pour cela, en revanche elle posa pour ses amis artistes, pour Picasso entre autres, avec lequel on lui prête une brève liaison mais rien n’est moins sûr. Zemblie : c’est le prénom que son père, mon arrière-grand-père, choisit pour elle quand la nouvelle de la naissance de sa petite dernière arriva à ses oreilles, alors qu’il représentait la France dans une expédition en mer de Barents, au large de la « Nouvelle-Zemble », une légende familiale qui est peut-être un canular. De cet arrière-grand père que j’ai de la peine à imaginer explorateur, mais que je vois très bien céréalier en Beauce, ce qu’il fut de retour sur le plancher des vaches, je n’ai pas d’autre souvenir de voyage que l’étymon supposé de sa fille, Zemblie Grassin. Plus j’enquête sur mes pères, et plus je me perds, embarqué sur une mer où les noms auraient remplacé les poissons sous la surface, et où les espèces en constante mutation, hybridation, ne se laisseraient jamais enfermées dans la moindre tentative de classification. Songeant de nouveau au trophée de pêche, j’aime à penser que ce sont les jambes de Zemblie Grassin, alors à l’acmé de sa beauté qu’on voit dépasser sur la gauche, des jambes interminables pourtant terminées par des attaches de chevilles si fines qu’on se demande par quel miracle elles arrivent à la maintenir debout. Il y a des femmes dont l’équilibre de la silhouette semble avoir été pensé par quelque savant humaniste, autant peintre que mathématicien et sculpteur, qui maîtriserait à la perfection le calcul du nombre d’or. Je possède de nombreuses photographies de ma grand-mère heureusement, qui attestent de l’ensemble de sa beauté, ses chevilles et ses jambes n’étant qu’un détail travaillé avec soin. Peut-être bien que le docteur Pothin avait flairé un bon coin pour la pêche à la mouche finalement, et que les templiers n’y sont pour rien dans la décision de prendre la petite route à peine carrossable qui descend aux Morge(s). J’ai emporté dans mes affaires de voyage un carnet de 10 hameçons montés trouvé dans une trocante de banlieue, dont le papier jauni et piqueté comme une peau de vieux fumeur m’avait ému, comme le font les vieilles choses oubliées, les personnes âgées et les friches industrielles, et m’avait convaincu de l’acheter au brocanteur. Ils n’avaient jamais servis. Il était spécifié sur le dessus « série Truitex », ainsi que le nom de la manufacture, une entreprise familiale, « O. Mustad & Son », sous-titré « Montage Anglais », ceci expliquant cela et constituant sûrement un argument de vente, les Anglais ayant une réputation de rigueur et d’application, à égalité sur ces deux points avec les Allemands, qualités indispensables à la pêche à la truite, avec peut-être une pointe de fantaisie, la truite n’en faisant qu’à sa tête, comme l’exprime si bien Schubert. À lire attentivement le nom de la société familiale d’Outre-Manche, je ne peux m’empêcher d’y lire un jeu de mot : « Mustad » m’évoquant « must had », une variante au prétérit de « must have », ce qu’il faut avoir, la pièce indispensable, ce qui donne au passé : ce qu’il fallait avoir. Comment hameçonner le passé ? Les souvenirs sont comme des hameçons rouillés, qui ne leurrent plus aucune truite. J’avais chanté enfant la pièce de Schubert, je me souviens du mot allemand désignant le poisson sauteur, « Forelle », et les notes du piano remontent à la surface de ma mémoire, au fur et à mesure que je grimpe le raidillon empierré, l’ancien chemin muletier défoncé à présent, redevenu pierrier, fou comme la pierre bascule facilement de la civilisation à la sauvagerie, et ce qui me vient tout de suite avec ce mot « Forelle », mise à part les notes isolées de la partition de piano, timides comme les premières gouttes de pluie, c’est encore un message caché, décidément je suis un indécrottable déchiffreur, un mélange d’Anglais et de Français : « For elle », pour elle, encore et encore, Zemblie, mon amour.

 

5. soudain plus ou moins la pluie


proposition de départ
La première goutte met le doigt dessus

La première goutte tombe sur le bout de son nez, mais elle ne veut pas croire à cette pluie venue de nulle part, aucun nuage à l’horizon même si, elle ne peut le nier, le vent depuis peu s’est levé. Elle n’y connaît rien en météorologie, un domaine qui ne l’intéresse absolument pas, contrairement au roman qu’elle dévore, qui lui parle d’un Orient dont elle a toujours rêvé, la délivre d’un coup de cette petite ville grise, plantée en fond de vallée comme une tique au creux d’un cou. Ce ne peut pas être une fiente de papillon, un jus d’insecte écrasé, c’est bien de l’eau, une seule goutte qui descend le long de son nez, suivant imperturbablement la loi de la gravité, la même qui la fait choir du ciel, de son nez plutôt court si bien qu’elle n’a pas chu directement entre les pages du bouquin, sur quelle lettre alors si le nez eût été long se serait-elle posée, quelle phrase, qui aurait été de ce fait isolée, marquée d’une aura particulière, devenue point de contact de deux mondes, combien de chance pour que la goutte tombe pile sur le mot “goutte” par exemple, et elle revient en arrière dans sa lecture, prise à son propre jeu, pour y chercher les occurrences, et puis non, elle reprend le fil de sa lecture alors que la goutte continue sa course le long du sillon sous-nasal, le philtrum, encore appelé “doigt de l’ange”, appellation poétique de la petite rigole entre les crêtes philtrales, selon la légende juive, la première goutte de pluie refaisant le geste de l’ange qui efface la connaissance de la Torah, sauf que pour elle, l’ange n’a pas fait le travail et qu’il a fallu pallier son oubli à coup de bistouri, “fente labio-palatine”, un diagnostic que sa mère, le recevant de la bouche du docteur, avait associé d’emblée aux ruines du Mont Palatin, au voyage à Rome de mai 80, lieu probable de la conception de l’enfant.

sans transition

Elle est restée dans la voiture le temps d’écouter la fin de l’émission. Elle vient juste de couper le moteur. La voiture soupire, animal d’élevage s’affalant sur sa paillasse après une journée bien remplie. Le coffre est plein des courses qu’il va falloir rentrer mais pas tout de suite. Le supermarché l’a épuisée, et elle se sent aussi vide que la voiture est pleine. Le tableau de bord est immonde, incrusté de taches. Elle reste dans cette position, dix heures dix, les bras tendus, sans se défaire du volant, aggripée. Il y a une aile de papillon jaune citron coincé entre le tableau de bord et le pare-brise. Elle se demande si elle pourrait l’extraire sans qu’il se délite. Il faudrait qu’elle nettoie les vitres, ça commence à être dangereux, on n’y voit rien en fin de journée, quand on conduit vers l’Ouest. Maintenant, le soleil est presque passé derrière les montagnes, éclairant d’autres vallées, plus propices, où la nuit tombe plus tard. Elle décide de fermer son claquet au journaliste, l’émission ne l’intéresse pas finalement, trop de baratin, rien à quoi se rattacher, des gens qui se gargarisent de mots qu’elle ne connaît pas, qui habitent des lieux qu’elle ne connaîtra jamais, un monde dont elle est exclue, qu’est-ce que ça peut lui faire ? Au moment où elle ouvre la portière, après s’être extirpée en maugréant du fauteuil, la pluie arrive d’un coup, comme vache qui pisse. Sans transition.

Marronnier

Il reçoit deux trois gouttes, fait ce geste de rabattre son col, comme pour se défendre d’un assaut par derrière, latéral, mais parfaitement inutile puisque la stratégie adoptée est l’attaque verticale, franche et efficace, une pluie bondissante, une cavalcade de gerbes qui trempe sa chemise immédiatement, rendant absurde le repérage d’un abri, sous les marronniers par exemple où déjà une foule se presse, jupes et pantalons du dimanche, troncs et têtes engloutis dans la masse verte et noire, peut-être un mariage, hypothèse confirmée par la vague submersible qui lui arrive en pleine poire deux secondes après quand la limousine de location rase le trottoir, juste le temps de croiser le regard vide de la mariée derrière la vitre.

À l’attaque

Il sort, armé d’une sorte de pic, lorsque les premières gouttes tombent sur le store à rayures marron et crème, comme le café. Il a un clope au bec et les manches de sa chemise sont retroussés. De son tablier dépasse le journal qu’il était en train de feuilleter, accoudé au zinc, derrière le comptoir, peu de clients cet après-midi avec ce temps de chien, temps pour les musées mais pas pour les terrasses, dix jours que ça dure, une pluie réglée comme un coucou, toujours vers quatre heures de l’après-midi, à l’heure qui gêne le plus le commerce, quand on a envie d’un dernier café ou d’une première bière. La pluie ruisselle sur ses joues brunes, il finit par cracher le clope, sort le journal, s’en fait un chapeau et manœuvre le pic, essaie de trouver l’embout où enfoncer sa pointe, pour actionner la manivelle et fermer le store, mais la pluie lui tombe de plus en plus dessus, emporte le chapeau improvisé dans le caniveau, l’aveugle, et il renonce. Il reste un instant sous le store, sa lance à la main. On dirait un soldat perdu.

Peau-pluie

Il se met à pleuvoir et il vient de lui dire “je t’aime”, doucement, comme la pluie douce, douces ses joues, peau de fruit d’été, velours des roses du parc, odeurs ouvertes par la pluie fine, pluie qui révèle, pluie parfaite pour ce moment, celui de son aveu, il l’aime c’est dit, et il pleut, il enlève son blouson et le lui offre en guise de parapluie, une grotte qui sent le parfum de jeune homme, le désir et l’appréhension, et ils se mettent dessous, leurs têtes mouillées s’emmêlent et elle lui dit “moi aussi”.

Menthe à l’eau

Le petit garçon, il arrive à peine à la hauteur de la table, verse l’eau du pichet dans le verre où le serveur a déposé une dose généreuse de sirop à la menthe. Il remercie la pluie de tomber aussi fort, de tenir tête aux adultes, de lui avoir évité le baiser rêche de la vieille cousine, la visite du cimetière, le tour des clos. Il lui semble, en buvant son verre à grands traits, presque d’un coup, qu’il ont conclu un accord la pluie et lui, pour refaire à neuf l’après-midi.

Singing in the rain

Elle ne sent plus les gouttes, ce qu’elle voulait, l’anesthésie, la pluie le lui offre. Elle va attraper froid mais elle s’en moque, son mascara coule le long de ses joues, ça doit être horrible à voir, elle s’en moque. Elle a tout de même le réflexe de passer ses mains dans les cheveux, de les ramener en arrière, derrière les oreilles, comme si elle sortait d’un bassin de piscine après des longueurs. Mais elle ne peut pas chasser la pluie qui revient toujours mordre son visage, jamais rassasiée, il faudrait qu’elle s’adoucisse maintenant, qu’elle comprenne qu’elle ne peut plus tomber comme ça, aussi drue, aussi cruelle, qu’il faut lui laisser une chance de s’en sortir. Ce qu’il lui faudrait, c’est une pluie légère, compréhensive, une pluie de cinéma. Elle murmure dans sa tête, à peine du bout de ses lèvres bleues, un air de Gene Kelly. Elle se mettrait à danser si elle pouvait encore sentir ses jambes, ses pieds.

Pluie/désir/destin (souvenir d’Almodovar)

Il a traîné sa mère, elle voulait rentrer vite, elle avait froid, et il n’y avait rien à manger, il fallait qu’elle prépare quelque chose, qu’elle passe à l’épicerie d’abord, mais il avait fini par l’entraîner avec lui, à la sortie du spectacle, derrière le théâtre, devant l’entrée des artistes, il fallait qu’il la voit, qu’il lui dise combien elle était belle, la plus belle, sa préférée, qu’elle était une grande actrice, les actrices sont comme les roses, elles ont besoin d’une attention constante, sans cela elle se fanent vite, et il est posté là, de l’autre côté de la rue, sa mère plus loin, en retrait, un peu voûtée, intimidée, cherchant une contenance, gênée par l’adoration du fils envers l’actrice, reconnaissant aussi son immense talent, reconnaissant la frontière entre son fils et elle et l’actrice, de l’autre côté de la rue, la porte de l’entrée des artistes peinte en rouge vif, une bouche pulpeuse d’où elle sort enfin, accompagnée des acteurs secondaires, elle est pressée, elle aussi a l’air de vouloir rentrer chez elle, se faire un petit repas tout simple, puis se mettre au lit, pour dormir, rêver, échapper au poids des rôles, des lumières et de l’admiration du public, et elle ne répond pas à l’appel du jeune admirateur, ou juste un signe de tête, un sourire fatigué, écoute chéri une autre fois d’accord, mais le fils n’entend rien, ne comprend rien à la fatigue de l’actrice, jumelle de la fatigue maternelle, il ne voit que l’image, le résultats, il ignore tous les efforts, les renoncements, les privations, année après année, il ne sait rien de la vie, il n’a encore pas assez vécu comment pourrait-il s’en rendre compte et c’est là toute la tragédie, ce pur désir qui se heurte à la réalité, et la mère sent qu’il va s’élancer, l’actrice aussi qui accélère le pas, et la pluie tombe au moment précis où le fils s’élance, on est au cinéma, la pluie qui mime l’aveuglement du fils et du destin, à moins que le fils ne soit devenu cette pluie entre les deux femmes, que son désir n’ait pris cette apparence, ne se soit mué en pluie, quand la voiture a percuté son corps, son corps de gisant maintenant au milieu de la route inondée, son corps trempé que regardent la mère et l’actrice.

Vieux compagnons

Le joueur d’échecs attend le dernier moment pour ranger le jeu, les feuilles des marronniers font un bon parapluie. Il n’y a personne en face de lui, il joue contre lui-même, son adversaire habituel est malade, au fond de son lit, à délirer en regardant la pluie glisser le long des vitres. Il a l’impression d’être en mer, un ancien marin, c’est en voyageant qu’il a ramené le palu, il pense aux pluies tropicales, à la mer de Chine, à l’opium qui lui manque, qu’il aimerait que lui prescrive le docteur, il vaudrait mieux être un animal parfois. Un chien est couché sous la petite table pliante où était posé le plateau de jeu. Seul son nez dépasse. Le joueur d’échecs a rangé les pièces une à une, c’est un vieux jeu et elles sont en ivoire, puis il s’en est allé lentement sous la pluie, protégeant le jeu à l’intérieur de sa veste. Le marin le lui prête. Ils sont amis. Il les lèguera même à son compagnon s’il y passe cette fois, il l’a écrit sur son testament, mais il finit toujours par s’en sortir, et il regarde sur la vitre les chemins tracés par les gouttes, les rigoles qui se rejoignent, se fuient, finissent par se retrouver.

Dernière goutte

Il pousse doucement les gens devant lui, il est grand, il n’a pas besoin de faire d’efforts, il s’extirpe en glissant, son corps mince fendant l’attroupement, ouvrières taillant la bavette après le travail, ouvriers profitant de l’averse pour faire une belote, assis sur des bobines de chantier, pas pressés de sortir à présent que la pluie cesse, c’est les dernières gouttes, toutes les lèvres le répètent, il sort son tabac de sa poche, roule sa cigarette, l’allume en se brûlant un peu la barbe, il faudrait qu’il se rase avant d’aller la voir, son regard se pose sur une fleur qui pousse dans une lézarde et qui a la même couleur que ses yeux.

J’avais l’image de la pluie qui se met à tomber, une scène classique au cinéma, et comment cette pluie fait bouger le personnage, physiquement mais aussi intérieurement : chercher un abri, au contraire s’exposer à la pluie, la fuir, l’accueillir... Et aussi la pluie qui tombe, symbole de ce qui relie et sépare, qui peut être vécue dans la solitude ou dans l’union... La pluie m’a aidée aussi à écrire de façon plus fluide (enfin, un peu plus), car elle fait continuum entre le personnage et le monde qui l’entoure.

4. doux/rude


proposition de départ
doux

La lumière s’est éteinte dans l’escalier, automatiquement. Dans le couloir de l’immeuble, ne subsiste que la lueur vacillante de la veilleuse et le seuil de la porte d’entrée vire au vert, une mince ligne qui semble peinte, la frontière qu’il ne tardera pas à franchir, maintenant, d’une minute à l’autre. Son amant. Elle l’attend dans le rouge-noir du vestibule, assise sur un banc de velours, un banc de théâtre, de loge, avec en face une glace immense qui touche presque le plafond et où tout est dédoublé. Les vieilles dorures de l’encadrement luisent. La glace est l’œil fiévreux d’un géant borgne. Elle a cru l’entendre monter les escaliers, tout à l’heure, elle ne sait pas si c’était il y a une minutes ou des heures, tant le temps se dissout dans l’attente, dans le rouge-noir du vestibule. Son cœur bat vite, mais peut-être est-ce seulement parce qu’elle y prête attention, qu’elle n’a que les sons pour s’occuper, pour attendre l’amant. Tant les battements sont forts, comme à l’extérieur d’elle, il lui semble que le vestibule est un cœur, et qu’elle y est enfermée. Elle rouvre les yeux pour ne pas être prise de vertige. La glace, plus aussi gentille qu’avant, n’arrive pas, même dans la pénombre, à dissimuler ses formes effondrées, à lui cacher sa vieillesse.

rude

Tout craque. Un pan de montagne qui vacille, suspend un instant son effondrement, et s’abat dans la poussière et les cris des pierres. L’éboulement de son rêve lui revient à l’esprit. Elle attend depuis des heures son amant qui ne viendra plus. Pas vraiment son amant. Il fait tout pour qu’elle y croit mais elle sait, comme la montagne sait qu’elle va s’effondrer d’une minute à l’autre, elle sait qu’il est son gigolo. Les cadeaux ne suffisent plus. Elle entend les bruits de l’immeuble et ceux de son corps, et tout se mélange. Tout craque. L’immeuble est tellement vieux. Elle aussi. L’immeuble aux fenêtres toujours fermées, aux murs aveugles. L’immeuble qui n’atteindra jamais le bout du boulevard, bloqué dans un quartier désuet. Dehors, au bout du boulevard, il y a la mer qu’elle ne peut plus voir. Le gigolo, lui, jouit de ses yeux, de son corps, de la mer, du corps des jeunes femmes au bord de la mer. Les jeunes femmes riant, dansant une ronde colorée, donnant au monde ses couleurs. Elle a été une jeune femme donnant au monde ses couleurs. Maintenant, un arrière-pays. Une montagne aux entrailles vacillantes, qui va s’affaisser sous son propre poids. Son vieux sexe, enfoui sous les décombres, plus personne n’ira le chercher.

3. vingt-quatre heures avant


proposition de départ
version roman

Une journée, une nuit : ce qu’il y a devant lui avant que le train ne l’emporte. Vingt-quatre heures exactement, puisque l’horloge affiche cinq heures pile. Il a pris le billet qui lui permettait d’aller le plus loin possible pour la somme qui lui restait. Il se moque de la destination. Il n’a même pas cherché à savoir exactement où se trouve la ville dont le nom est écrit en haut à gauche, séparé d’un tiret du nom de la ville d’où il part, et que tout le monde connaît. Il est soudain pris de vertige devant la perspective du trou où le train va le cracher, de la gare où personne ne l’attendra, heure d’arrivée seize heures, soit onze heure de trajet, banlieues, campagnes, plaines, plateaux, cols, vallée. Destruction progressive de la lumière sous le lent avalement des massifs. Seize heures autant dire la nuit, là-bas. Il ne connaît pas la ville mais l’associe à un endroit montagneux, à des gorges étroites. Une petite ville d’eau sombre cernée d’à-pic. Peut-être se trompe-t-il. Après tout, l’image qu’il se fait de son point d’arrivée n’est pas aussi nette. Elle serait plutôt brouillée, floutée, noyée de larmes et de regrets. Plutôt peinture abstraite que tableau naturaliste.
Il ne manquera à personne ici. Personne ici n’espèrera le retenir. Il aurait très bien pu ne pas exister dans cette ville qu’il va quitter. Y existe-t-il encore ? Y a-t-il seulement existé ? Il faudrait mener une enquête, vraiment, il aime cette idée, la développe un peu, une enquête sur sa supposée existence dans cette ville qu’il quitte. Il sait qu’il va à l’Est, c’est indubitable. Tous les trains partant de la gare vont à l’Est. Pas d’erreur possible : c’est le nom de la gare. Il aurait pu tomber sur une autre. En fait, non, il n’aurait pas pu tomber sur une autre gare, il le croit, mais il se trompe. Il n’a pas le recul nécessaire. Il est trop jeune. Il n’imagine pas la puissance d’attraction du pays natal. Il est dans l’âge où l’on croit que l’on peut tout quitter, que l’on ne va jamais revenir. Il n’a rien choisi du tout, mais son train va vers l’Est, c’est un fait. Il s’en rend compte tout d’un coup, qu’il aurait pu aussi bien rentrer chez sa mère. Drôle, ça. Presque assez de sous pour pousser un peu plus à l’Est, au Sud-Est. Il pense à sa mère, à son père. À la ferme. Il a honte. Il ne peut pas rentrer. Il est jeune, il a l’excuse de la jeunesse. Et la mère est bonne. Il serait pardonné. Non, jamais elle ne lui pardonnera. Et le père, encore moins. Il ne peut pas revenir. Il mourrait de honte.

Il a quitté sa chambre sans payer. Un mois déjà qu’il n’y met plus les pieds, pour éviter d’être harcelé par la logeuse. Il dort chez son amante. Un mot qu’il n’a jamais prononcé devant elle, qu’il murmure à présent, surpris comme s’il le découvrait pour la première fois. La froideur de ce mot. Il dormait, jusqu’à il y a deux jours, puisqu’elle ne veut plus de lui. Une histoire banale ; il s’est laissé prendre au piège de cet oiseau de paradis, qui ne pense qu’à brûler ses vingt ans et son héritage, et lui rit au nez lorsqu’il propose de partir avec lui, le pauvre étudiant aux Beaux-Arts sans talent. Il l’a presque touchée, au début, à vouloir la dessiner sur tous les angles. Il avait le charme de la nouveauté, elle qui n’était jamais allée avec un artiste... Mais elle s’est vite ennuyée de ce garçon solitaire et sombre, bien trop grave pour jouir de la ville comme elle excelle à le faire. Il n’avait pas pris le rythme et ne le prendrait sans doute jamais. Ils allaient forcément s’éloigner, elle dans le tourbillon de la vie urbaine, et lui, toujours à la traîne, dépassé.
Il n’ira pas lui annoncer son départ, ce départ qu’il lui a annoncé cent fois en pensée, dont il a rejoué cent fois la scène pour lui-même. Il est incapable de retourner la voir. Il lui faudrait attendre car elle est sortie hier soir et ne se réveillera pas avant l’après midi, vautrée sur le lit qu’ils ont partagé, appréciant de prendre enfin toute la place, ronflant à son aise... à moins – mais il ne veut pas l’envisager, qu’un autre ne soit dissimulé sous les draps... Même comme cela, sur le dos, les cheveux en broussaille, avachie après une nuit d’orgie, il l’aime encore à la folie, à s’en brûler la cervelle. Pour la “revoir une dernière fois” – que cette expression grave sied mal à la légèreté de cette femme ! il lui faudrait sortir de la gare, s’arracher à ce mètre carré de pierre lissé par les passants, et avec un cœur lourd comme le sien, autant demander à une statue de quitter son piédestal.

La nuit dernière, il avait tenté pourtant de la revoir, de lui parler. Il connaissait les lieux où elle sortait, il avait fait le tour des endroits où elle avait l’habitude d’aller danser, écouter du jazz. Il avait parié qu’elle irait à un moment ou à un autre dans cette boîte sur les quais, et il s’y était rendu. Il avait sympathisé avec l’un des serveurs, un pauvre bougre qui venait du même coin que lui et il l’avait fait entrer par l’arrière, pour ne pas se faire remarquer. Solidarité provinciale. Mais le serveur serviable était si content de le voir ou plutôt de pouvoir parler enfin du pays, qu’il n’en finissait pas de lui faire la conversation. Lui donnait le change, hochant la tête et souriant, mais il regardait derrière l’épaule du type, de l’autre côté du comptoir, balayait la salle, guettait son arrivée. Quand elle fit une entrée fracassante, une heure après, très entourée, il n’eut pas le courage de s’approcher, il ne put que rester là, derrière le zinc luisant, les yeux écarquillés, à la voir rire avec d’autres, surprenant des mimiques encore inédites, des rires inouïs. Elle lançait des oeillades auxquelles il n’avait jamais eu droit. Il n’eut même plus la force d’être jaloux. Il passa la soirée, comme ça, debout, derrière le comptoir. Son ami, une fois son service terminé, avait proposé de le raccompagner. De lui offrir un verre. Il avait bien vu que quelque chose ne tournait pas rond. Il avait refusé et avait traîné au hasard des rues, jusqu’à la gare où il s’était endormi, dans un coin. Au matin, tout surpris de se réveiller là, en face de la grande horloge, il s’était décidé à quitter la ville.

Il fourre le billet dans la poche de son veston. Il a laissé son matériel de dessin à l’Ecole. Il avait une valise, mais il l’a perdue. Il ne se souvient plus où, peut-être hier à la librairie, dans le quartier étudiant. Il n’a pas le courage de retourner la chercher. Elle ne renferme rien de précieux, des vêtements, et encore, d’occasion. Comme le contenu de ses poches constitue l’intégralité de son patrimoine, il décide d’en faire l’inventaire. Il verra ensuite comment en tirer un profit maximum, de quelle façon l’utiliser pour occuper son temps jusqu’au départ. Il change de place le billet et l’enfonce dans sa poche de chemise, sur son cœur. Mais cela ne convient pas, finalement, cela le gêne, sur son cœur, non mais quoi encore ? Il le fourre dans la poche arrière de son pantalon. Puis il passe à l’inspection : dix pièces, un ticket de tramway usagé, un emballage de gomme à mâcher où il a griffonné quelque chose d’illisible, le titre d’un livre peut-être … Non, ça lui revient, c’est l’adresse de son ami, le serveur de la boîte... Il continue de vider ses poches : celles de son pantalon, outre l’affreux billet, recèlent un peigne en corne véritable, un bout de savonnette de courtoisie, un crayon de papier, la carte de visite d’un restaurant du quartier des Halles, “Le petit Périgourdin”, qui est rapidement devenu sa cantine, un briquet, un élastique, un bouton de manchette trouvé par terre, coincé dans une plaque de métro, peut-être en or, il faudrait aller chez un revendeur pour être sûr, et voilà tout. Il n’est pas plus avancé, comme les aiguilles de l’horloge LEPAUTE qui affichent avec peine cinq heures cinq.

Il a toute la journée devant lui. Il s’étonne de cet allongement du temps en jouant avec l’élastique. S’il cligne d’un œil, il peut entourer l’horloge avec. Il s’amuse à présent. Curieux cet allègement soudain. Il remercie cette petite chose insignifiante, cet élastique jaune qui a pu servir à réunir des radis, à former une botte, de l’avoir fait ainsi s’absenter à son désespoir. Il y a un salut dans l’infime. Il se sent tellement mieux à présent, et pour un rien. Il s’étonne, lui qui avait la naïveté de croire que sa passion l’avait définitivement anesthésié, de retrouver intact son cœur d’enfant en fouillant dans ses poches. Il se lève sans effort, presque d’un bond, alors que cinq minutes avant il semblait lesté de plomb. Combien pèse un kilo de plumes ? Il se souvient de la devinette. Il s’aperçoit que le renfoncement qu’il a trouvé pour dormir est vraiment très sale.

La gare est plus animée, même si les allers et venues n’ont jamais vraiment cessé. Il époussette sa veste : un brin de toilette s’impose. Il a un peigne et du savon, cela tombe bien. Il se dirige vers les toilettes, en saluant les balayeurs. Ses jambes sont un peu engourdies par la position inconfortable qu’il a dû prendre pour dormir, et il allonge le pas, exprès, pour les étirer. Comme il n’y a pas grand monde, il entend clairement le claquement de ses semelles sur le sol. Il passe devant le célèbre café, sous l’horloge. Hors de prix mais peut-être ira-t-il quand même s’offrir son dernier expresso avant de quitter la ville. La dame-pipi n’est pas encore arrivée, ce qui lui permet d’ économiser un sou. La glace lui renvoie son reflet dégoulinant. Quelle affreuse mine. Il entreprend de se savonner et de se peigner le mieux possible. Ça s’arrange. L’odeur du savon amène le souvenir de nuits d’hôtel qu’il n’a pas vécues, histoires de lits défaits, de voyages de noces ou d’adultère dans des films ou des rêves dont il est le spectateur. Une odeur agréable d’artifice, qui l’aide à se détacher d’elle, comme on quitte un rêve, comme on sort d’une salle de cinéma. Il va s’offrir un expresso au-dessus de ses moyens. Il a soudain recouvré la volonté, comme on se couvre de son chapeau après l’avoir ôté pour saluer une dame. Tout cette histoire l’a fait mûrir, et non mourir finalement.

version nouvelle

Il a pris son billet et maintenant, voilà, c’est fait, il va partir. Bientôt, plus qu’une dernière journée en ville. Son train part de la gare de L’Est à cinq heures demain matin. Il quitte la ville parce qu’il est quitté. Il quitte doublement. La ville et la femme. Point final d’une banale histoire d’étudiant. Il n’a pas trouvé le courage de lui dire adieu. Il appréhendait trop un rire moqueur.

Il a passé la nuit dans la gare, et maintenant, c’est le petit matin, les gens s’activent de plus en plus, les habitués reprennent leurs habitudes, les balayeurs balayent, les poinçonneurs poinçonnent, les voyageurs ne vont pas tarder à affluer, déversés par le métropolitain. Il est très bien placé, en face de l’horloge monumentale, au-dessous de laquelle les palmiers d’un café chic donnent des allures de serre tropicale à la verrière du hall. Un escalier double, majestueux, mène au café. Il tient le peuple à distance, qui préfère les bistroquets du rez-de-chaussée, les petites gargotes où les cheminots cassent la croûte entre deux trajets et où se retrouvent les peintres qui rénovent l’aile ouest et sa grande fresque, les dactylos de l’entreprise de prêt-à-porter qui jouxte la gare, ou encore les carabins, la Faculté de médecine n’est pas loin. Tous ceux-là ne voyagent pas. Pour eux, la gare n’est qu’une île dans la ville, un point de repère, un patio avec sa verrière. Peut-être goûtent-ils en même temps que leur café, avant d’aller au travail, une sensation d’horizon, et leur regard, au-dessus de la tasse qu’il portent à leurs lèvres encore empâtées de sommeil, glisse le long des voies ferrées, suit les lignes qui s’écartent ou se confondent au gré des aiguillages, jusqu’au bout des quais, aux ponts sous lesquelles elles se jettent, avides de fuir. Eux ne partent pas.

Difficulté vraiment de trouver une langue, un rythme : besogneux ; résultat, quelque chose d’assez sec et compact, encore pas assez fluide, répétitif, dont la lourdeur est peut-être influencée par les fragments précédents. Le personnage de l’étudiant en Beaux-Arts parisien de la proposition 2 est revenu assez naturellement ; bien entendu, la notion de province et de capitale m’a fait penser à Balzac, à Rastignac, à Rubempré. La gare parisienne, et Paris en général (qui n’est pas nommé), amène forcément le XIXe siècle, le réalisme, le naturalisme (Zola). L’étudiant, la Bohème, le problème d’argent, la tension du retour dans la famille, le chagrin d’amour et les ressources de la jeunesse (on s’en remet finalement pas si mal). J’ai commencé par faire une liste poétique, inventaire des « quitter la ville » ; l’idée de quitter la ville et de quitter un amour ont vite été associées ; si j’avais à développer, le jeune homme prendrait conscience qu’il ne connaît pas la ville, que c’est la ville qu’il regrette de quitter plutôt que la femme ; peut-être resterait-il finalement, ou bien vivrait-il intensément ses dernières vingt-quatre heures ; difficulté de différencier début de roman et début de nouvelle, la distinction est ici un peu artificielle, peut-être même qu’il aurait fallu inverser, et poursuivre le début « nouvelle »... Tendance à la nouvelle j’ai l’impression chez moi : focalisation sur la structure, la chute, la concision ; difficile de varier les rythmes, peut-être, de s’installer dans le rythme du roman, pleinement, sans appréhension (?) j’en avais assez d’écrire tout en bloc, j’avais l’impression que ce n’était pas juste si je le faisais. Ah oui, et en revenant sur le travail : j’aurais pu commencer par le point de vue d’un autre personnage pour le roman, personnage secondaire, par exemple un balayeur qui chasse le jeune homme, ou bien a pitié de lui... Trouver plus de dynamisme, impression d’être restée un peu « collée » au point de vue interne au homme.

Je glisse la liste aussi, première étape avant l’écriture de la proposition.

Quitter la ville
Quitter la ville en repensant à Rastignac
Quitter la ville en ne pensant à rien
Quitter la ville l’air de rien
Quitter la ville après avoir réussi ses études
Quitter la ville après avoir raté ses études
Quitter la ville après avoir eu une mutation
Quitter la ville après avoir été viré
Quitter la ville après avoir dilapidé l’argent familial
Quitter la ville comme un criminel
Quitter la ville comme un martyr
Quitter la ville comme un saint
Quitter la ville emporté par le train, le fleuve, le car, la fièvre
Quitter la ville comme un point de départ ou un point d’arrivée ?
Quitter la ville pour partir ou revenir ?
Quitter la ville comme Meursault, pour aller à l’enterrement de sa mère
Quitter la ville pour s’installer en banlieue
Quitter la ville pour rejoindre son amour
Quitter la ville pour rejoindre un groupe de résistants
Quitter la ville où l’on a été torturé
Quitter la ville où l’on a été emprisonné pendant trente ans
Quitter la ville où l’on a pas retrouvé son enfant
Quitter la ville sans laisser un mot
Quitter la ville après un repas de famille
Quitter la ville pour se rendre à un repas de famille
Quitter la ville pour aller aux States
Quitter la ville des States pour revenir en Europe
Quitter la ville en avion
Quitter la ville pour une mission secrète
Quitter la ville pour sauver un pays
Quitter la ville pour ne pas devenir un assassin
Quitter la ville dans un camion militaire pour une destination inconnue
Quitter la ville pour se reposer à la campagne pendant le confinement
Quitter la ville pour aller en zone libre
Quitter la ville pour des vacances
Quitter la ville en feu
Quitter la ville en larmes
Quitter la ville où l’on est né
Quitter la ville où on s’est aimé
Quitter la ville qui est demeurée un mystère
Quitter la ville archiconnue
Quitter la ville par dégoût de la ville
Quitter la ville parce que ce n’est plus ce que c’était
Quitter la ville pour la campagne
Quitter la ville assiégée
Quitter la ville bombardée
Quitter la ville en vainqueur
Quitter la ville en vaincu
Quitter la ville par peur de la contagion
Quitter la ville pour se lancer dans la permaculture
Quitter la ville pour élever ses enfants
Quitter la ville parce qu’on a été exproprié
Quitter la ville parce qu’on a été banni
Quitter la ville dans le convoi des bagnards
Quitter la ville à cheval
Quitter la ville pour aller à la guerre
Quitter la ville pour aller à la mer
Quitter la ville enfant
Quitter la ville adolescent
Quitter la ville pour aller en maison de retraite
Quitter la ville pour aller retourner vivre chez ses parents
Quitter la ville pour se marier en province
Quitter la ville par peur du scandale
Quitter la ville parce qu’il n’y a pas de place pour soi
Quitter la ville comme un vagabond
Quitter la ville comme un prince
Quitter la ville pour faire un reportage plus loin
Quitter la ville parce qu’il y a un contrat sur sa tête
Quitter la ville parce qu’on quitte son compagnon
Quitter la ville parce qu’on a été quitté
Quitter la ville pour quelques heures
Quitter la ville en rêve, parce qu’on ne peut s’en échapper
Quitter la ville dans un cercueil
Quitter la ville en fanfare
Quitter la ville à pied
Quitter la ville sans même s’en rendre compte
Quitter la ville par erreur
Quitter la ville pour repartir à zéro
Quitter la ville pour se sortir des embrouilles
Quitter la ville à cause de ses dettes
Quitter la ville pour le week-end
Quitter la ville pour revenir chez soi
Quitter la ville pour aller dans une autre ville parce qu’on voyage beaucoup
Quitter la ville dans laquelle on aurait aimé vivre
Quitter la ville en sachant que l’on n’y retournera plus
Quitter la ville en laissant tout derrière soi
Quitter la ville sans se retourner
Quitter la ville clandestinement
Quitter la ville en groupe
Quitter la ville à deux
Quitter la ville tout seul
Quitter la ville le soir
Quitter la ville à midi
Quitter la ville de nuit
Quitter la ville le matin
Quitter la ville sans prévenir
Quitter la ville après avoir mûrement réfléchi
Quitter la ville sur un coup de tête

2. manège


proposition de départ

Toujours est-il qu’on ne les a plus jamais revus. Le père, lui, on a continué à le voir, tant que le manège a continué à tourner, c’est à dire avant qu’ils ne rénovent la place et qu’ils ne suppriment l’emplacement. On avait toujours connu un manège, là, sur la place. Les plus vieux se souviennent de manèges en bois. La belle époque des manèges. Même pendant la guerre, il y a toujours eu le manège sur la place. Jamais démonté, jamais touché, indemne. Même quand ils ont fusillé les résistants, sur le mur derrière, toujours là. Si bien que ça a dû être la dernière image qu’ils ont vus avant de mourir, les résistants. Derrière les fusils allemands. Ils l’avaient toujours connu, c’était réconfortant dans un sens de penser que la dernière chose au monde qu’ils avaient vus les ramenait au début, à l’enfance. Ça soulageait un peu les mères de se dire ça, la dernière image avant que les balles allemandes en finissent avec eux, leur manège d’enfant. La fille du manège, c’était après la guerre. Quand ils ont débarqués, ils arrivaient du Nord, le père et la fille, elle était encore petite. Très farouche. Elle n’allait pas à l’école avec les autres enfants. Elle n’a pas dû apprendre à lire et à écrire, ou alors des rudiments. Possible que son père lui ait appris sur le journal qu’il lisait dans la cabine du manège. C’était un homme difficile à cerner. On ne savait pas par quel bout le prendre. Fier, c’est sûr. Mais en même temps, prêt à rendre service, gratuitement. Ça, ça étonnait les gens du coin. Secret. Un peu comme tous les hommes à cette époque, il faut le reconnaître. Oui, peut-être qu’il n’avait rien de particulier, juste qu’il n’était pas du coin. Il allait rarement au café. Ne participait pas à la vie de la commune. Il lisait son journal dans la cabine. Actionnait son manège. Il le bichonnait comme une femme. Le matin, tôt, quand on traversait la place pour faire une course, en été, avant que ça cogne, on le voyait, debout depuis belle lurette, à astiquer le cuivre des portants. Sa fille finissait son sommeil dans la cabine. Dans la journée, elle ne faisait pas grand chose, ou bien comme font les gamins, trifouiller les feuilles sous les platanes, tracer des cercles peut-être, qui sait ce qui se passe dans la tête des gosses ? Et puis, on ne faisait pas attention à elle, pas particulièrement. C’est d’un coup, vers ses quinze ans, que sa beauté a éclaté, malgré elle si on peut dire. Comme si elle était sortie de l’ombre, de dessous les platanes. La fillette qui jouait dans la poussière avait disparu. On était surpris. Personne n’aurait parié sur elle. On en revenait pas comme elle avait changé. Ça vous sautait aux yeux. Elle déplaçait la lumière avec elle. La place semblait plus brillante quand elle s’y trouvait. Impossible de nier, même les femmes étaient forcées de le reconnaître. Ça a tout de suite fait des jalouses, et naturellement, ce n’était pas bon pour les jeunes filles de la ville. C’est une petite ville ici. On aurait dit qu’elle cherchait à la cacher sa beauté, qu’elle en avait, oui, presque honte. Elle avait toujours été sauvage, alors c’était compréhensible, la dernière chose qu’elle voulait, c’était attirer l’attention. On ne pouvait pas dire pourquoi mais elle était belle, elle le savait et elle cachait sa beauté. Peut-être que cela venait de là, de ce qu’elle donnait l’impression de cacher sa beauté. Elle fuyait, sans y arriver, forcément, elle qui était fixée sur la place, au manège. Les hommes venaient la regarder. Ils se mettaient sous les platanes, devant la Marianne, pour discuter, ils disaient. Mais en fait, rien, ils échangeaient à peine trois phrases, pour la forme. Ils sortaient leur tabac et ils la regardaient en silence. Le père les regardait, depuis la cabine. Il devait bien voir tout ce manège autour de sa fille, un autre manège que le sien. Ça l’empêchait pas de lire son journal, comme avant. D’actionner le manège. Peut-être que c’était le seul à être aveugle à la beauté de sa fille. Peut-être qu’il en était fier. Tous ces hommes tombés dans la beauté de sa fille, pris au piège, redevenus des enfants éblouis. Parfois, ils venaient avec leurs femmes et leurs enfants, quand ils étaient petits. Ils les aidaient à monter sur les animaux, exprès pour la voir de plus près, derrière la vitre de la cabine. Mais ils n’osaient pas aller acheter les jetons. C’étaient les femmes qui y allaient, ou bien elles fourraient un sou dans la paume de l’enfant et lui, fier, allait chercher tout seul le jeton. La fille remplaçait souvent le père maintenant. Elle actionnait le manège dans la cabine. Elle avait toujours un sourire pour les enfants quand ils venaient lui acheter des jetons. Un qui éclairait d’un coup son visage, l’effet des petits enfants sur son visage. Peut-être qu’elle regrettait son enfance sans enfants. Le père et la fille habitaient à l’écart de la ville, dans les marais. Il y a toujours eu une zone pour les gens du voyage, c’est là qu’ils étaient, dans une caravane, sûrement. Ils ne cherchaient pas à se mélanger. On les laissait tranquilles. Ça devait arriver, c’est sûr. Le père, à cette époque, faisait les marchés dans le Sud. De la revente de légumes, de l’ail, ou bien de la bimbeloterie. Il était parti tout l’été, alors la fille, elle restait seule à s’occuper du manège. Avec tous les hommes autour. Un jour ou l’autre, ça devait arriver qu’un gars de la ville s’approche d’un peu trop près. C’est arrivé l’été 5.... Et lui, le gars, il revenait de Paris, où il avait fait ses études. Des études d’Art, quelque chose comme ça. C’était quelque chose à l’époque, aller à Paris pour faire des études d’Art. Et revenir. Encore plus revenir. C’était le fils des M., ceux qui ont la grosse ferme en montant sur La Fraie. On disait qu’ils s’étaient saignés aux quatre veines pour que le fils monte à Paris faire des études. Ils faisaient un peu trop les fiers avec leur fils à Paris, alors on ne les aimait pas trop. S’il est rentré, c’est qu’il ne devait plus avoir un rond. Pourquoi rentrer sinon ? Des bruits couraient, qu’il avait tout perdu au jeu, ou pour une femme. Ça faisait des histoires. Il est entré à la papeterie, finalement, malgré ses études d’Art à Paris, comme tous les gars ici. Les M. ont ravalé leur fierté. Ils voulaient en finir avec les histoires, ils voulaient le marier vite fait. Ça se savait. Ils l’envoyaient faire des visites chez les familles où il y avait des filles à marier. Ils l’envoyaient faire des petites tâches. Pour aider. C’est comme ça que ça se faisait. Mais ça ne prenait pas. Les filles à marier, elles n’en voulaient pas du Parisien. Ou bien c’était lui qui faisait tout pour que ça ne marche pas. Toujours est-il qu’au bout d’un moment, ils se sont assis sur leur projet d’établir leur fils. Ils ont fait une croix sur leurs projets pour leur fils. Leur fils rêvé, ils ne le reverraient plus. D’ailleurs, lui, il est parti de chez ses parents pour venir en centre-ville. Il louait une chambre au-dessus du café, sur la place. Il était bien placé. Il continuait à travailler à la papeterie. Il était mal vu par les patrons parce qu’il faisait un peu de syndicalisme. Des idées qu’il avait ramené de Paris. Mais ça ne prenait pas. Les gens d’ici n’aiment pas ça, les idées qui viennent d’ailleurs. De Paris, encore plus. Il n’avait pas beaucoup d’amis, à part ceux du syndicat. Quand on le voyait dans la rue ou dans un café, il était tout seul la plupart du temps. Il dessinait. Il se posait dans un coin, en ville ou alentour, et il dessinait. Fallait bien qu’il lui reste quelque chose de ses études à Paris. Et puis, il s’est rapproché, avec son carnet et ses crayons. Il allait de moins en moins loin. Pour finir, il est resté sur la place. Il y passait tout le dimanche, sur la place, sous les platanes. Il a dû la croquer sous tous les angles, la Marianne ! Tout de suite, on s’est douté que c’était pas la statue qui l’intéressait. Ni les platanes. Ni la façade du château derrière. Il n’avait pas de prétexte pour s’approcher du manège. Pas d’enfant à faire monter sur la chèvre ou le singe. Les hommes, les pères de famille, ils ont dû faire les yeux ronds quand il est aller lui parler, carrément, à la fille du manège. Les yeux exorbités des pères de famille quand ils ont entamé une conversation, le fils M. et la fille du manège. Les tours défilaient. Ils parlaient encore. La vache, le petit singe, la chèvre. Il la faisait sourire. Les ritournelles de l’orgue de barbarie. Les automates tapant sur leurs clochettes. Voilà qu’elle riait, à présent ! Et comme ça tous les dimanches. Il prenait ses aises avec elle. Il venait s’asseoir sur une chaise à côté de la cabine. Il la dessinait. Elle au début, intimidée, elle avait refusé. Et puis, il savait parler, il avait au moins appris ça à Paris, parler aux filles, alors elle s’est laissé convaincre. Une fille facile, après tout. Pas si farouche. Et ça gambergeait sous les chapeaux des pères de famille. Ça calculait. Faisait machine arrière. Ça aurait pu être eux, à côté d’elle. Bien sûr pas comme ça, à côté d’elle, pas possible. Mais un petit message glissé en même temps que le sou dans la paume du gamin... Un rendez-vous au château du Roy, ou au dancing. Le père n’était pas là. Ils auraient dû en profiter. Ils pensaient cela, c’est sûr, en les voyant, presque main dans la main. Elle, c’était comme si elle avait oublié totalement le monde autour d’elle, oublié de se cacher. Ou bien qu’elle avait trouvé une cachette, un lieu où elle pouvait enfin être en sûreté. Maintenant, elle avait tout le temps aux lèvres le sourire qu’avant elle réservait aux enfants. Et lui, il n’allait plus à l’usine. Il passait ses journées chez lui, à dessiner à ce qu’il disait. Des esquisses pour des tableaux. Ou des sculptures. Ça lui avait repris, l’Art, on disait. C’est surtout l’amour qui les avaient pris, et sacrément. Une fois, elle n’est pas venu ouvrir le manège. C’était en août. Peut-être le quinze, la fête de la Vierge. Il était déjà bien dix heures du matin, c’était jour de marché. Il y avait beaucoup de monde sur la place. Des familles, des enfants, venus exprès pour le manège. Et il était fermé. Les gens attendaient. Tout un attroupement autour du manège. Et alors vers onze heures, le père est arrivé. Il revenait du Sud. Il portait un habit neuf avec un chapeau de paille, habillé comme pour une noce. Il s’est posté devant le manège. Il a fait le tour, a regardé dans la cabine, en plaçant ses mains autour des yeux, pour mieux voir. Mais il n’y avait rien. Et puis il s’est dirigé vers le café, est entré. Les gens regardaient. Le père ne sortait pas. Les gens ne bougeaient pas. C’est comme si tout s’était arrêté en même temps que le manège. On a entendu des claquements de porte, des voix d’hommes. Des bruits de pas dans un escalier. Un cri de femme. Puis, plus rien. Les gens commençaient à parler, à s’inquiéter. Il fallait aller voir. En même temps : est-ce que cela les regardaient ? Et puis la fille est sortie du café, avec le père derrière. Elle était toute décoiffée, et un bout de sa robe était déchiré. Elle cachait son visage dans ses cheveux, dans ses mains. Elle courbait le dos. Le père était derrière, on aurait dit qu’il la poussait avec un aiguillon invisible. Comme une pouliche rétive. Ils ont marché jusqu’au manège. La fille a enlevé les chaînes, attaché la bâche. Le père regardait. La fille a vérifié que tout était bien en ordre de marche et puis elle a ouvert la cabine avec la clé qui pendait au bout d’un cordon qu’elle avait autour du cou et elle a actionné le manège. Et les animaux, l’orgue de barbarie, les automates ont repris leur vie monotone. Et les enfants étaient contents, quoi qu’un peu inquiets, intimidés par toute la scène. Mais quelque tours de manège plus tard, et ils n’y pensaient plus. Ils avaient oublié. Les adultes, non. Partout en ville, on ne parlait que de ça, du père qui avait surpris les amants. L’été est passé, c’était le début d’une autre guerre, et il y a eu la mobilisation. Du jour au lendemain, on a plus eu de nouvelles du fils M.. Certains disaient qu’il avait déserté, qu’il était allé en Suisse, d’autres qu’il était retourné à Paris, qu’il était entré dans une organisation secrète, qu’il avait été tué quelques temps après par la police. La fille est partie deux trois jours après lui. Il avait dû revenir la chercher. Ils avaient dû prévoir leur fuite. Mais peut-être qu’ils n’étaient jamais partis et que le père avaient fini par régler ses comptes. C’est facile de faire disparaître un ou deux corps dans les marais.

La place de la première proposition m’a amenée au manège et à un souvenir qui y est attaché, une histoire que je m’étais racontée il y a quelques années, une sombre histoire de manège, de flirt et de mari jaloux. Le mari jaloux est devenu un père. Et la voix, le « on », faussement objectif, l’opinion publique, la voix des badauds, des cancans, des gens du coin qui regardent en coin les étrangers. Une petite ville qui tourne en rond et l’amour qui vient bloquer le mécanisme, qui rappelle à la vie les corps mécanisés par l’habitude. J’ai écrit ce texte avec la figure du cercle en tête, qu’on retrouve dans le manège bien sûr, les cercles que la petite fille dessine dans la poussière, le retour du fils, le cercle des hommes autour de la petite fille devenue grande... J’ai pensé à Céline, García Lorca, Duras (La Vie tranquille).

1. la Marianne


proposition de départ

Mais que c’était joli, joli comme tout ces nouvelles plantes que les ouvriers des espaces verts avaient mises dans les jardinières autour du cinéma ! Il y avait là, voyons, elle avait le nom sur le bout de la langue. Ah ma pauvre Marcelle, une vraie passoire ta mémoire ! Le jeune homme, là, celui qui est tellement gentil, celui qui a un problème de comment déjà ? Oui, trisomie. Mais on ne dirait pas, cela se voit à peine, à part quand il chante tout seul en passant le coupe-bordure, ça c’est drôle de l’entendre. Il a une belle voix. Oui, enfin, qu’est-ce qu’elle disait ? Pourquoi avait-elle pensé au jeune jardinier ? Elle ne savait plus. Qu’est-ce qu’elle faisait dans la rue ? Ah oui, bien sûr. Vraiment ça n’allait pas. Il valait mieux en rire. Quand elle le raconterait à Raymonde. Enfin, si elle s’en souvenait. Elle rit franchement. Trop même. Il fallait faire attention. Chienne de vieillesse ! Forcée de s’empêcher de rire pour ne pas se pisser dessus. Bon, elle avait son caddie à la main : c’est donc qu’elle allait au marché. Sur la place de la République, la place de la Marianne. Jamais elle ne s’habituerait au nouvel emplacement de la statue. Rien à faire. Ce n’est pas à quatre-vingt huit ans qu’elle allait abandonner ces anciens repères. Ce maire, quand même, n’était pas un ingénieur des Mines. Il aurait fallu que ce soit le petit neveu de Raymonde qui gagne les dernières municipales. Il l’aurait laissée tranquille la Marianne. En même temps, qu’est-ce qu’elle aurait eu le melon la Raymonde. Déjà qu’elle pétait plus haut que son cul. Marcelle C. traversa au passage clouté en face du camion du boucher. Le boucher avait hâte de rentrer. Il allait montrer à son fils comment s’y prendre pour la mise à bas. La Mélisse était grosse à en crever. Faudrait qu’il se dépêche. Non, il n’y avait plus d’oeufs. Mais il restait de belles cuisses de pintade. Les gens mangeaient encore de la viande. Heureusement. C’était au tour de la dame de onze heures. Il lui donnerait des os pour son petit chien. Il en avait mis spécialement de côté. Les gens étaient relativement petits. C’étaient surtout des personnes âgées. En majorité des femmes. Des petites femmes qui arrivaient pile à la hauteur des produits étalés derrière la vitre. Marie-Noëlle B. sortait de la manche d’un imperméable gris qui avait dû être bleu une liste griffonnée au dos d’un ticket. Elle recevait son frère dimanche, et avait commandé un rôti. Le petit Loulou de Poméranie ne savait pas où donner de la tête avec tous ces pigeons qui passaient. Il s’emberlificotait dans sa laisse, à force de tourner autour de sa maîtresse. Marie-Noëlle le rappelait à l’ordre sans conviction. Elle assumait à moitié son manque d’autorité. Le boucher lui lança un regard compatissant qui l’agaça un peu. Finalement, elle ne prit pas la portion de museau, celle qu’elle achetait pour faire plaisir au boucher, parce que si plus personne n’achetait de museau, toute une tradition gastronomique se perdrait. Marie-Noëlle était une femme qui se définissait comme traditionnelle. Le boucher ne comprit pas la froideur avec laquelle la cliente de onze heures lui tendit son chèque. Il en oublia le petit paquet d’os pour le chien, toujours obsédé par les pigeons. Soudain, un crissement de pneu fit sursauter tout le monde. Marie-Noëlle pensa immédiatement voiture-bélier et attentat. Elle lâcha la laisse du chien qui traversa la place comme un fou vers la Marianne, où les pigeons avaient l’habitude de se poser. Le boucher sortit de son camion. Lucie T. avait déjà fait appel à Saint Antoine, Sainte Marthe, à l’énergie universelle. Tu parles. À chaque nouveau tour, sa colère grossissait, cherchait un coupable pour s’y fracasser. Le maire était une truffe. Son programme de campagne se limitait au refleurissement des entrées de ville. S’il avait pu s’en contenter, encore, au moins ça égayait les pissotières pour chiens, mais il avait élargi son domaine de compétence à l’urbanisme, et, tout bouffi d’orgueil, il avait voulu modeler la place de la République à son image. Une verrue. Des traces au sol figuraient l’emplacement futur d’arbres centenaires, de jeux en bois massif, de kiosques à l’antique. Une grande galerie en contreplaqué avait été montée à la hâte pour se faire une idée plus précise. Les gens ne comprenaient visiblement pas sa fonction et l’esquivaient, perplexes. Plus aucune place de stationnement. Elle n’aurait pas dû prendre la voiture. Plus elle s’approchait, moins elle aurait de chance d’en trouver une. Elle en était à son quatrième tour. Elle élargissait au fur et à mesure son périmètre d’investigation. Bientôt, elle aurait intérêt à revenir se garer chez elle. Et la voiture qui puait, par-dessus le marché. Il avait encore fumé à l’intérieur. Encore un tour, et de cinq ! Elle bouillait. Le diesel empestait déjà bien assez. Mais non, à l’odeur d’essence venait s’ajouter celle du tabac froid. Il niait toujours. C’était rageant. Il niait toujours quand elle le forçait à avouer. Bon sang mais comment pouvait-il garder son aplomb quand elle lui mettait sous le nez les carottes de cendres accumulées sur la banquette arrière ? Dire qu’elle avait perdu son temps – et Dieu sait qu’elle n’en avait pas à perdre, entre le boulot, les enfants et la maison – à faire une sorte de reconstitution de la scène de crime – car oui, c’était criminel de fumer dans l’habitacle d’une voiture familiale, la même avec laquelle il amenait de temps en temps (quand l’emploi du temps de Môssieur le permettait) les poumons des enfants à l’école. Tout ça pour rien, pour qu’il réponde tranquillement qu’elle délirait, qu’il ne fumait pas dans la voiture. Techniquement. Tu parles. Qu’est-ce qu’il y connaissait à la technique, lui qui était infichu de planter un clou ? Ça ne l’intéressait pas. Mais qu’est-ce qui l’intéressait à part fumer des clopes dans sa voiture, hein ? C’était lui le responsable de tout cet empêtrement qu’était devenue sa vie. Pourquoi n’était-elle pas allée à pied ? Sa maison était à moins d’un kilomètre. Pourquoi est-ce que c’était encore elle qui se coltinait le marché du samedi matin ? Tout ça pour aller se ruiner en achetant deux patates et trois carottes au producteur bio. Si seulement ils avaient fait le jardin, oh pas grand chose, un petit carré pour commencer, au moins les légumes d’été, les tomates étaient hors de prix, et pas toujours goûteuses... Mais Môssieur n’avait pas la main verte. Tu parles, il avait surtout la flemme, oui. Et son canal carpien à elle qui n’arrangeait rien... La vision d’une petite vieille du quartier poussant son caddie sur le passage piéton stoppa net la voiture et sa colère.

Difficile de s’extraire du point de vue interne, de basculer d’un crâne à un autre... La conductrice était la première sur la page, avec l’idée de tourner autour de la place, sans trouver où se garer. Trouver sa place. Se rapprocher par cercles concentriques. Et la Marianne, épicentre déplacé de ce lieu qui flotte, qui perd ses repères comme les personnages qui le traversent : une vieille dame qui n’a plus toute sa tête est venue ensuite, par contraste avec la jeune conductrice ; elle va au marché en marchant, à son rythme ; le rythme de la conductrice est rapide, comme le débit de son monologue intérieur, comme la colère qui l’anime. Le boucher est plutôt un personnage qui fait du lien, même s’il pense à ses bêtes, à retourner chez lui, et qu’il est lui aussi en tension. La dernière femme est une vieille fille, un peu caricaturale. Les trois femmes pourraient représenter trois facette d’une même personne. Il y a la présence des bêtes : chien, pigeons, bête d’élevage. Beaucoup de copier-coller pour trouver la structure finale. La conductrice est encore trop présente à mon goût, on l’entend trop.

 



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1ère mise en ligne 24 juin 2020 et dernière modification le 14 septembre 2020.
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