Muriel Boussarie | Perspectives

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20. s’éloigner dans ce paysage flottant


Maintenant c’est fini, on va avancer les yeux fermés, à tâtons dans ce paysage flottant. On inspire l’air moite qui monte des marais emplis de cris invisibles parfois inquiétants, on suit un étroit chemin vers les collines humides débordant d’arbres aux racines tortueuses aux feuilles énormes. Une odeur de vase et d’herbe foulée accompagne les pas qui hésitent encore sur le sol devenu spongieux. On essaie de se fier aux bruissements des feuilles à l’envol des oiseaux au frôlement d’un buisson sur le bras. On pourrait craindre de tomber mais on continue d’avancer. Sous les paupières souvent le scintillement de la mer inonde les yeux clos comme l’éblouissement qui ravit L. sur le pont avant du ferry quittant la baie de K., une joie profonde qui vient brièvement irradier les os la peau et donner l’élan, il faut partir maintenant vers la voie confuse qui a ressurgi cet été. C’est une allée qui traverse le marché étalé sous les hautes tours de K., ce sont les aigus brefs d’une autre langue, le brouhaha des échanges, le relent des animaux morts et l’effluve d’essence qui émane des étals gorgés de mangues, pourquoi cette odeur d’essence… C’est le poids d’un corps endormi qui s’affaisse sur ton épaule dans le bus qui te conduit aux Nouveaux Territoires, c’est une multitude d’enfants, de femmes et d’hommes qui font jaillir un peu de vie dans le grand chaos du monde, c’est l’enchevêtrement prodigieux de la ville de K., une errance dans ses quartiers mouvants, c’est la beauté nocturne de ses gratte-ciels étincelant dans l’air assombri, c’est une femme et un homme qui fuient une dictature, c’est la réverbération du soleil quand le ferry quitte le port, c’est l’inquiétude du soupçon qui s’accroche à chaque regard, c’est l’amour insensé qu’on éprouve pour les îles, c’est la nature souveraine malmenée la végétation qui prolifère qui déborde c’est le glapissement des chiots attachés devant les petites maisons, c’est une sensation de dessaisissement qui étreint alors que s’évapore une moiteur de thé amer et de poire écrasée, que le ciel obscurci rend plus verdoyants encore les feuillages et que la brume descend sur les collines. C’est un foisonnement de vie et de pourriture, c’est une hypnose une descente en chute libre vers le magma qui bouillonne à l’intérieur, c’est la peau desséchée d’un grand reptile qui s’arrache brusquement de ta peau.

Au revoir et merci à François et à chacune, chacun, pour cet incroyable atelier…

19. Feuilles trouvées au jardin de Niǎo


« frêle et fragile comme tu l’es
parfois je me demande,
d’où te viennent ces larges richesses d’ombre
et dans quels jeux silencieux tu t’égares
avec cette soie dévidée dans le noir
sans doute ne sais-tu pas toi-même
pour quelle lumière inconcevable
tu as préparé tant de nuit »
Nicolas Bouvier.
Extrait de Love Song I dans Le Dehors et le Dedans.

28 mars. Depuis hier je m’appelle Liu si j’en crois mon nouveau passeport. Jay m’appelle LiuLiu par-ci Liu par-là il ne m’a jamais autant appelée par mon prénom, en tout cas par ce prénom il faut que ça devienne un automatisme… Il paraît que le plus difficile c’est de mentir sur sa date de naissance, on peut assimiler un autre nom, un autre prénom à force de répétition… une autre ville natale aussi… mais sortir naturellement une autre date de naissance quand on vous interroge, quand la police vous interroge, dire que vous êtes né un vingt-et-un mai alors que c’était un quatorze décembre, c’est une autre histoire… voilà pourquoi sur les faux papiers on garde souvent la même date et s’il le faut on change juste l’année… cette fois j’ai vingt-trois ans, Jay m’a rajeunie, on ne se connaissait pas encore il y a deux ans quand j’avais vingt-trois ans…

Cet après-midi je suis allée m’allonger dans la cabine et j’ai allumé mon portable… message de ma tante : ma petite chérie, j’espère que tout va bien pour toi… l’envie de lui répondre tout de suite pour la rassurer et puis penser que mon portable serait peut-être repéré… la colère de Jay en apprenant que j’avais emporté mon téléphone… il s’est assis sur le lit sans rien dire, visage fermé…. Au bout d’un moment, je lui ai fait remarquer que laisser mon portable à K., complètement immobile rien qu’une journée aurait semblé encore plus louche à ceux qui nous surveillent… Jay a fini par l’admettre. Nous avons décidé que je répondrais à ma tante que tout allait bien juste avant que le ferry accoste à Hui Feng Chau… ensuite j’ai éteint mon téléphone et Jay a réussi à le glisser dans le sac à dos d’une femme qui descendait sur l’ile.

29 mars. J’ai rêvé de ma mère, elle était étendue au fond d’une rivière, je la voyais sous les reflets de l’eau, des poissons glissaient sur son corps, elle avait les yeux grand ouverts, des bulles d’air s’échappaient de sa bouche avec des mots dessinés à l’intérieur, des mots que je ne comprenais pas… et maintenant ce poids énorme sur le cœur… parfois on n’arrive pas à penser à autre chose.

Je dois tant à Liú Cheng et à Sòng Mei… ils m’ont recueillie, ils m’ont sauvée pour ainsi dire… Je sais qu’ils m’aiment beaucoup…. à vrai dire Liú Cheng m’aime beaucoup trop… son amour pour moi est une blessure, c’est son point faible… Pendant longtemps il m’a protégée contre tout, mais ça pourrait changer... un homme puissant n’aime pas ses faiblesses un jour il pourrait ne plus supporter ce qu’il considère peut-être comme sa faille….

Nous avons fait connaissance avec le couple sino-britannique qui nous saluait aimablement dans les coursives ou dans la salle de restaurant : elle Élisabeth, pâle, rousse, fantasque et chaleureuse, lui Bo, plus réservé, les yeux pétillants. Ils doivent avoir entre cinquante et soixante ans et ils parlent, ils bougent, ils plaisantent avec une légèreté surprenante. Ils vivent à Londres une grande partie de l’année et voyagent le reste du temps, ils semblent avoir pas mal d’argent. Ils nous ont confié qu’ils recherchent une île, un lieu pour s’échapper loin de tout, a précisé Bo. Jay a souri sans rien dire. Quand nous avons regagné notre cabine, je lui ai fait remarquer que nous ne leur avions rien dit sur les raisons de notre voyage ni sur ce que nous sommes censés faire dans la vie.

30 mars. Liu ! Liu Liu Liu ! comme le cri des oiseaux marins qui nous poursuivent depuis Hui Feng Chau… Devant nous la mer rien que la mer… la mer des Philippines… est-ce qu’on atteindra les Philippines ? c’est tellement loin…

Quand on vit sous une dictature il y a trois options : soutenir ou se soumettre à la dictature, se rebeller avec une probabilité d’être emprisonné, torturé et tué proche de la certitude, fuir en faisant disparaître toutes ses traces pour avoir une chance de s’échapper et de survivre. Nous avons choisi de fuir et nous faisons disparaître tout ce qui nous appartient encore, tout ce qui est encore un peu nous… Après le déjeuner Jay m’a dit que c’était peut-être dangereux d’écrire ce que nous faisons sur ce carnet… qu’il faudrait peut-être envisager de… de le… enfin… De le quoi, Jay ? Je suis sortie en claquant la porte. Avec mon carnet et mon livre.

J’ai passé une grande partie de l’après-midi avec Élisabeth, toutes deux à demi-allongées sur des chaises longues à l’abri du vent. Je voulais lire sur le pont mais je n’y arrivais pas… Les yeux fermés, je me suis efforcée de respirer lentement. Quand j’ai rouvert les yeux, j’ai aperçu Élisabeth, les cheveux flottant au vent, au bout de la coursive. Elle est venue me dire bonjour et m’a demandé si elle pouvait s’installer à mes côtés. Sa présence est douce, très agréable. J’aime l’écouter et avec elle mon silence n’est pas gênant. Pas trop. Elle s’est étonnée de me voir avec un livre italien, j’ai cru bon de lui dire que j’étais loin de maîtriser l’italien, mais que j’aimais me plonger dans cette langue magnifique. Il faut toujours que je me justifie même quand on ne me le demande pas et j’ai toujours peur que parler m’entraîne de fil en aiguille vers une confidence que je ne devrais pas faire. Évidemment je ne pouvais pas lui dire dans quelles circonstances j’ai appris l’italien… heureusement la conversation a glissé vers l’Angleterre, vers ses voyages, je lui ai posé quelques questions et ainsi nous n’avons pas parlé de moi. Elle s’en est excusée lorsque nous nous sommes quittées Nous avons parlé surtout de moi, je suis désolée, la prochaine fois vous me raconterez… enfin si vous voulez… a-t-elle ajouté, ses yeux pâles scrutant mes yeux qui devaient s’arrondir.

31 mars. Le jeter à la mer ? Le bruler ? si je ne peux plus écrire, qu’est-ce que je ferai ?

Temps gris jusqu’au fond du ciel. Je suis restée allongée, tournée vers le mur de la cabine, sans parler, sans bouger. Attendre que ça passe. Pluie battante dès la fin de la matinée. Jay m’a laissée tranquille, il est allé rejoindre Élisabeth et Bo.

Les yeux si pâles d’Élisabeth…

si je ne peux plus écrire, qu’est-ce que je ferai ? j’écrirai dans ma tête comme avant Il y aura tous ces mots dans ma tête trop de mots qui se bousculeront les pensées toxiques aussi aucune ne voulant lâcher surtout que je n’ai plus de médicaments comme dirait ma tante, je ne suis plus stabilisée

1 avril. Hier soir le capitaine a annoncé que nous avions dû nous écarter de notre route en raison d’un typhon en formation et que nous arriverons à Irina Island dans deux jours. Il y a eu un brouhaha de contentement dans la salle de restaurant, je crois que tout le monde en a assez de ces jours informes entre mer et horizon sans fin.

(C’est idiot mais quand j’ai appris que la position du tropique du Cancer dérivait progressivement vers le sud (environ quinze mètres par an, je crois), j’ai ressenti une sorte de soulagement… presque une libération ! Heureusement personne ne lit ce que j’écris ! Sensation que tout n’est pas figé, qu’il y a un peu de jeu…)

Le fait que Jay m’aime en tout cas il m’accepte totalement… il est sans défense face à moi… le fait aussi qu’il faut prendre des précautions pour couvrir notre fuite. Nous ne parlons jamais de notre différence d’âge, mais je sais que Jay se sent responsable de moi, comme s’il était mon père ou mon grand frère. Je devine qu’il est très soucieux à cause de moi, qu’il s’en veut de me faire prendre beaucoup de risques.

2 avril. Tempête. D’énormes vagues. Tout le monde se réfugie dans sa cabine. Jay reste allongé tout l’après-midi, blême, trempé de sueur. Je rafraîchis son front avec une serviette humide. L’écume s’écrase en violents paquets sur le hublot.

3 avril. Arrivée ce matin à Irina Island. Quel fourmillement, quelle effervescence ! Je ne pouvais pas imaginer que le port d’une île perdue, sûrement invisible sur un Atlas, abritait une telle activité. Port immense où mouillent d’énormes chalutiers, certains battant pavillon vietnamien, des transbordeurs pour relier les îles de l’archipel et même un cargo russe, le Paramouchir. Notre ferry restera à quai pendant deux jours, peut-être trois. Nous sommes allées faire le tour du marché, Élisabeth et moi. Par instants, nos jambes tremblaient encore des secousses fantômes de la haute mer. Nous nous sommes attardées entre les étals de fruits, avons acheté quatre mangues bien mûres. Plus loin, nous avons regardé des vêtements, une chemise colorée, un peu transparente, me plaisait beaucoup, Élisabeth m’a encouragée à l’acheter mais finalement je l’ai reposée sur son portant. Nous nous sommes arrêtées un moment devant un merveilleux bric-à-brac : naïves figurines de porcelaine, bols vert pâle, boîtes en bois laqué de différentes tailles, écuelles en émail fleuri, dragons en métal, chapeaux de paille, chats porte-bonheur, bâtons d’encens, un petit manège en bois peint… Les commerçants commençaient à ranger leurs marchandises, nous étions arrivées au bout du village. Là un petit chemin de béton s’éloigne de la baie pour rejoindre des collines verdoyantes à travers un marais foisonnant. Élisabeth a proposé qu’on revienne se promener vers les collines avec nos hommes. J’ai l’impression d’avoir rougi à ce moment-là, il faisait très chaud, des gouttes de sueur perlaient à la racine de mes cheveux. J’aimerais aussi voir ce temple, ai-je répondu en désignant un escalier de bois qui grimpe vers le temple du Jardin de Niao d’après l’écriteau qui pointe dans cette direction.

Après le déjeuner, il faisait si chaud que personne n’a eu le courage d’aller se promener avec moi. Je suis tout de même redescendue à terre pour grimper jusqu’au jardin de Niao qui surplombe la baie. Oiseaux bleus, verts, jaunes. Sautillant, pépiant près d’un bassin. Liu Liu Liu ! Quelques sternes huppées aussi, enfin je crois. Une fumée d’encens s’échappait du petit temple : devant la statue d’un dieu compatissant s’accumulaient bougies, fleurs, vases, oranges… il n’y avait pas seulement des bâtons d’encens qui brûlaient mais aussi des rouleaux de papier couverts d’idéogrammes – vœux ? remerciements ? mauvaises pensées à expurger ? j’ai fait le tour du jardin avant de m’asseoir sur un banc en face d’un grand arbre aux branches sinueuses et j’ai relu les pages de ce carnet.

5 avril. Nous avons fait nos adieux à Élisabeth et à Bo, ils nous ont fait des signes longuement depuis le pont arrière du ferry qui quittait le port. Car finalement nous restons sur l’île. Hier Jay m’a annoncé qu’il fallait quitter le bateau, après avoir appris qu’un ferry en provenance de K. s’était fait arraisonner pour une vérification très scrupuleuse de l’identité de ses passagers et que plusieurs d’entre eux avaient été débarqués sans ménagement. Il a annoncé à Élisabeth et à Bo que nous avions décidé de rester quelques jours pour visiter l’archipel – près de trois cents îles ! Étonnement d’Élisabeth, ses yeux se sont agrandis mais elle n’a rien dit. Nous avons trouvé une chambre en face du port. Jay est tendu, il passe son temps derrière la fenêtre à observer les mouvements des bateaux et des patrouilles sur le port. Pas un signe de vie sur le Paramouchir qui semble déserté depuis ce matin. Jay réfléchit à notre départ. Il reste peu de temps je crois, j’écris ces derniers mots sur mon carnet que je garderai seulement pour dessiner. Je vais arracher les feuilles déjà écrites – à l’exception de celle où Jay m’a recopié un poème – et je les enroulerai bien serrées les unes sur les autres puis j’irai brûler le rouleau au temple du jardin de Niao. Je m’assiérai un moment sur le banc et je dessinerai à grands traits les branches sinueuses du grand sophora qui filtre la lumière du port en contrebas. Avant de partir, je fermerai les yeux un instant pour que s’imprime en moi la ramification de ses feuilles innombrables déployées entre terre et ciel.

Sans doute un peu prématuré que L. s’échappe déjà et fasse son chemin seule, étonnant qu’elle dise je et écrive son journal… mais exercice fécond qui m’a obligée à bouger, à aller plus loin que le regard que je lui portais jusqu’à présent. Après avoir lu La traversée du Panama, je suis en train de lire la longue lettre de Lowry à son futur éditeur Jonathan Cape pour défendre le Volcan face aux sévères critiques de deux lecteurs. Et évidemment ça donne très envie de relire Sous le volcan

Sans doute un peu prématuré que L. s’échappe déjà et fasse son chemin seule, étonnant qu’elle dise [je] et écrive son journal… mais exercice fécond qui m’a obligée à bouger, à aller plus loin que le regard que je lui portais jusqu’à présent. Après avoir lu [La traversée du Panama], je suis en train de lire la longue lettre de Lowry à son futur éditeur Jonathan Cape pour défendre le Volcan face aux sévères critiques de deux lecteurs. Et évidemment ça donne très envie de relire Sous le volcan

18. Le Lézard Dragon et la Mue de la Vérité


proposition de départ

La Vérité légère et nue s’en allait sans souci sur une langue de béton qui ouvrait chemin à travers un marais grouillant où feuilles énormes, plantes rampantes, rhizomes enchevêtrés, abritaient un vacarme coassant, pépiant, caquetant à qui mieux mieux. Quand nous disons qu’elle allait nue, entendons là qu’elle avançait sans artifice ni faux-semblant, se plaisant dans son insouciance à ignorer les dangers invisibles mais sonores qui fourmillaient alentour. Elle s’amusait de la mise en garde du sage qui l’avait avertie que des cobras royaux régnaient dans les collines et attaquaient les imprudents qui foulaient leur territoire. En ce temps-là, vivait dans le marais parmi les crapauds géants et les serpents humides, un lézard dragon verticalement agrippé à la tige drue d’une grande feuille de taro, se nourrissant de moustiques, de libellules et d’éphémères qui voletaient à portée de sa langue. Trois collégiennes vêtues d’uniformes clairs, de longues chaussettes blanches recouvrant leurs mollets, passèrent devant lui d’un bon pas avant de croiser la Vérité folâtre, toute à sa perception de la moiteur tropicale. Admirant la végétation luxuriante des collines voilées de brume, celle-ci s’arrêta tout près du reptile dont la présence immobile alerta sa vigilance. Vers lui, elle tourna son regard et aperçut, à travers les feuillages, quarante centimètres de chair cartilagineuse recouverte d’écailles claires et surmontée d’une tête rose rouge de dragon aux yeux globuleux. Son sang se figea et face à cette forme primitive une répulsion archaïque secoua tout son corps. De son côté, le dragon la fixait et semblait lui dire Qui croyais-tu être, présomptueuse étrangère qui t’en viens promener tant d’insouciance dans nos marais pullulants ? Si tu trembles devant moi, inoffensif saurien, que feras-tu devant le terrible Bongare rayé ? Cherchant à recouvrer ses esprits, la Vérité encore sonnée observa le Dragon quelques instants avant de reprendre sa route, désormais attentive aux ondulations furtives qui traversaient son chemin.

Tant d’interrogations face aux dualités vrai/fiction, vérité/mensonge, réel/faux-semblant… Alors l’envie de tenter une petite fable nourrie du souvenir d’un vrai réel vécu. Avec la gracieuse participation de la Vérité en personne (s’il vous plaît), puisque tout un chacun aime bien l’incarner à son tour.

17. Nulle histoire tu ne préméditeras


proposition de départ

1. Nulle histoire tu ne préméditeras. Il y a l’envie de créer par l’écriture un univers dans lequel je plonge déjà souvent dans mes rêveries, un univers avec une ville, des villes avoisinantes, leurs marchés, leur port, des îles, des paysages, des ambiances, des situations… certains personnages émergeront par instant de la foule, on suivra un temps leur cheminement, on suit déjà L. et le personnage désigné par « tu », une histoire se dessine en filigrane mais rien n’est prévu à l’avance et rien ne sera prémédité pour la suite de l’histoire de L. et de « tu » qui disparaîtront peut-être dans le flux de l’écriture. Avec l’envie de créer un univers, il y a aussi le désir très fort de se laisser porter par l’écriture et voir où elle mènera, jusqu’où les personnages iront, jusqu’où ils feront histoire. Il y aura des chemins de traverse, des impasses, des recherches, parfois approfondies, il y en a déjà, mais pas d’histoire préconstruite. Je ne sais pas si c’est tenable tout au long d’un livre mais c’est ce que j’ai envie de tenter.

2. Point d’autre interdit tu ne te fixeras. Il y a déjà tant de limitations, d’interdits implicites, d’anges gardiens qui veillent à borner la vie, inutile d’en ajouter d’autres car écrire n’est-ce pas oser, ouvrir son champ de vision, tenter d’élargir sa liberté ?

Tout petit texte avec juste deux commandements qui s’appliquent uniquement au livre à venir, le livre de L. Cette fois je n’ai pas vraiment suivi la consigne. Pourquoi penser à ce qui ne me plaît pas en littérature – alors que j’aimerais surtout avoir plus de temps pour lire et penser à tout ce qui m’étonne, me nourrit, m’enthousiasme.

16. Journal de la traduction de L.


proposition de départ

Avertissement –- Le lecteur qui espère trouver dans cet écrit une histoire où s’embarquer durant quelques heures sera déçu. Sa déception sera d’autant plus forte qu’il aura l’illusion jusqu’à près de la moitié du livre (qu’on peut difficilement qualifier de roman N.d.T.) de lire un récit d’aventure, une sorte de polar fantastique, avant de voir le flux narratif se tarir purement et simplement… L’auteure s’en est expliquée à plusieurs reprises : elle n’a pas voulu avec L. écrire une histoire mais créer un univers, des ambiances, des situations, et si de multiples fils narratifs sont ébauchés au cours du livre, il incombe au lecteur de ne pas les suivre aveuglément. S’il s’agit bien d’une œuvre de fiction, les histoires qui y apparaissent ne seraient, selon elle, que purement fortuites. « J’ai bien conscience, écrit-elle, que ces pages offrent un pacte de lecture fragile, c’est vrai, c’est un chemin escarpé, erratique, qui n’est pas supposé mener quelque part. »

1. K., instance fictionnelle de Kowloon, à Hong Kong, est une ville à multiples strates temporelles, où il est parfois possible d’aller dans des bâtiments détruits il y a longtemps : c’est notamment le cas de la fameuse citadelle de Kowloon démolie en 1990. Par ailleurs, une quantité non négligeable d’immeubles, ponts, passerelles, quais et rocades ont été ajoutés par l’auteure. On ne s’étonnera pas de voir certains éléments du paysage urbain apparaître en transparence ou en filigrane, selon la nappe temporelle où s’écoule l’instant du récit.

2. Le personnage central durant le premier tiers du livre est toujours désigné par « tu ». Cette adresse au personnage pour directe qu’elle soit pose de multiples questions. D’infimes déplacements dans la narration laissent penser que le narrateur/la narratrice n’est pas toujours le/la même. Si au début du livre, il s’agit vraisemblablement d’un narrateur objectif, il est ensuite pratiquement certain que le narrateur se dilate par élargissements successifs jusqu’à devenir la ville entière, bardée de ses équipements de surveillance, une ville omnisciente qui suit les errements du personnage puis sa tentative d’évasion. À certains moments, la narration est clairement prise en charge par le jeune marchand dans son poste de surveillance clandestin. Dans d’autres chapitres, on pourra se demander si le narrateur n’est pas l’auteure elle-même qui, renonçant à la médiation d’une narration tierce, s’est d’une certaine façon absorbée voire dissoute dans son propre récit (voir page 114).

3. Nom du quartier d’affaires de Hong Kong où s’élèvent de nombreuses tours, buildings, centres commerciaux et autres galeries. L’auteure ne se réfère pas seulement au lieu désigné mais à ce que le nom de Central peut évoquer de bureaucratique, de dictatorial, de totalitaire.

4. Dans une première version du livre, le personnage de L. apparaissait fréquemment sous différents prénoms, tous commençant par L. : Liu, Lou, Lilou, Loredan… Dans la version définitive du livre, ces prénoms n’apparaissent plus que rarement comme accidentellement.

Extrait du journal de la traductrice. 21/02. […] ce matin, appel de Paul K., il a jeté un coup d’œil à la traduction des trois premiers chapitres et il est content de voir que le travail avance. Mais il trouve mon avertissement vraiment dissuasif… « parfait pour faire fuir les quelques lecteurs qui nous sont encore fidèles ! » s’amuse-t-il. « Au fait, tu ne m’as pas dit, toi, ce que tu penses du livre… Et est-ce que tu aurais envie de le lire après un pareil avertissement ? »

5. Dans les années 2018-2019, l’armée américaine a mis au point un premier système de détecteur utilisant la vibrométrie laser à effet Doppler, capable de repérer un suspect à plus de 200 mètres de distance en mesurant son rythme cardiaque. Un système beaucoup plus fiable, selon elle, que la reconnaissance faciale.

6. Longue rue de Kowloon, Portland Street est utilisée ici avant tout pour son nom. La description partielle qui est faite de la rue correspond dans ce passage à la réalité de la ville. Toutefois ce n’est pas le cas dans d’autres passages et l’auteure n’a jamais caché qu’elle utilisait les noms de lieux non pas « pour faire vrai » mais pour leur sonorité et parfois pour jeter des ancres vers l’urbanisme ô combien mouvant des villes d’Asie du Sud-Est.

Extrait du journal de la traductrice. 22/02. Ce que je pense du livre ? Est-ce que je le conseillerais à une amie ? Pour la première fois, je suis incapable de me prononcer, j’ai des sentiments partagés… parfois de l’incompréhension, je ne vois pas où elle veut nous emmener… parfois une sorte de fébrilité à poursuivre… je ne sais pas… mais je me sens liée à ce livre… bizarrement…

7. « L’arbre qui tombe dans la forêt fait-il du bruit si personne ne l’entend ? ». Dans une version antérieure de L., l’auteure avait parsemé son texte de Gong’an (ou kōan en japonais), apories censées favoriser la méditation et mener à l’éveil. Dans la dernière version, la plupart des kōan ont disparu.

8. Personnage récurrent cité à plusieurs reprises dans le livre mais qui n’est jamais présent dans le fil même du récit.

9. The Moon Mirrored in The Pool est un morceau composé dans la première moitié du XXe siècle par Abing, musicien chinois joueur d’erhu. Il a été enregistré en 1981 dans l’album de musique traditionnelle chinoise Phases of the Moon par le Central Broadcasting Traditional Instruments Orchestra. Sa ligne mélodique est jouée à l’erhu, instrument de musique traditionnel chinois à deux cordes frottées. Peng Liyuan, célèbre soprano et épouse du dictateur Xi Jinping, l’a repris en le chantant.

Extrait du journal de la traductrice. 13/03. J’ai traduit presque la moitié du livre et j’éprouve un certain soulagement… M. m’a retournée les cinq premiers chapitres traduits avec une dizaine de remarques intéressantes. Elle m’a remerciée, se dit heureuse de voir son livre naître dans une autre langue. 15/03. Hier j’ai envoyé un mail à M. pour lui demander quelques éclaircissements sur le chapitre intitulé Merveilles. En attendant sa réponse, je m’octroie un repos bien mérité, promenade le long du fleuve, dîner au petit resto du port avec Marie… Je suis vidée, je n’ai rien à dire mais j’écouterais volontiers Marie parler pendant des heures.

10. Voir note 6 page 34.

11. Près de trois cents îles composent l’Archipel.

Extrait du journal de la traductrice. 17/03. M. ne m’a toujours pas répondu, je trouve ça étonnant, est-ce qu’elle est en voyage ? En attendant, je reprends le travail, je passe au chapitre suivant.

12. Rappelons que la position du tropique du Cancer n’est pas fixe, mais varie d’une manière compliquée au fil du temps. Actuellement, il dérive progressivement vers le sud de près d’une demi-seconde d’arc (0,468 ″) de latitude, soit 14,45 mètres par an (il était exactement à 23 ° 27 ′ en 1917 et sera à 23 ° 26 ’en 2045). (Source Wikipedia).

13. Dès les années 2030-2032, l’armée américaine a amélioré son système de détection par vibrométrie laser à effet Doppler, le rendant alors capable d’identifier un suspect à plus de 500 mètres de distance.

14. Voir note 7 page 38.

15. Citation attribuée à Taisen Deshimaru, maître bouddhiste zen japonais de l’école Sōtō. Il est évident que lorsque Liú Cheng cite (sans le nommer) Taisen Deshimaru, il y a de sa part la volonté de couper court à la question de son interlocuteur mais aussi beaucoup d’ironie vis-à-vis de cette maxime qui sous couvert de sagesse exprime selon lui une lapalissade.

16. Comme indiqué dans la note 2 page 14, on ne sait plus vraiment qui est le narrateur/la narratrice. Ce passage est pour le moins déconcertant.

Extrait du journal de la traductrice. 21/03. […] comme si l’auteure s’était dissoute dans son récit, et j’ai la sensation d’être entraînée dans sa dérive comme par une noyée qui s’agripperait à moi dans sa panique…

17. La jeune femme dont il est ici question est-elle L. dont l’initiale n’est plus apparue dans le texte depuis la page 99 ?

18. La Boxe de la Mante Religieuse est un style de kung-fu, issu de l’observation des combats de mantes religieuses, insectes extrêmement rapides et offensifs. Il semblerait que l’auteure ait participé à un stage d’initiation à la Boxe de la Mante Religieuse.

19. Voir note 6 p. 34

20. Serpent de deux mètres de longueur environ, le bongare rayé (bungarus multicinctus) est responsable de la majorité des morsures mortelles en Asie. Ses rayures transversales noires et beiges le rendent facilement reconnaissable.

Extrait du journal de la traductrice. 22/03. […] Quel dommage que Marie soit partie… ce soir j’ai voulu appeler Vincent, j’aurais aimé entendre sa voix, mais je n’ai pas pu… trop angoissée… et que lui dire, on se connaît encore peu… je n’arrive plus à dormir…

21. il y a peut-être là une allusion aux déclarations du colonel de réserve Nikolai Poroskov publiées en février 2019 dans le magazine Armeisky Sbornik, publié par le ministère de la Défense russe, affirmant que les forces spéciales russes basées en Tchétchénie ont déjà employé des techniques télépathiques pour lire les pensées de prisonniers.

Extrait du journal de la traductrice. […] 9/04. Ouf, enfin terminé ce passage avec toutes les descriptions de serpents ! […] 10/04. M. se désintéresse de la traduction, elle ne répond plus à mes questions. Dans son dernier message, elle m’a écrit que de toute façon une fois traduit, ce sera un autre livre, que je n’avais qu’à faire comme bon me semble.

À nouveau un exercice très intéressant, pour lequel je me suis attachée uniquement à l’univers L. (textes #3, #7, #13 bis, #15). En commençant l’atelier, j’avais une idée de roman assez construite (dont Clément Rocchio est un personnage), mais assez vite un projet plus ancien, en suspens, est revenu s’imposer.

15. Un homme discret


proposition de départ

On sait finalement peu de choses sur Liú Cheng. Né à Suzhou. Sorti major à vingt ans de la prestigieuse Digital High School de Shanghaï. A ensuite étudié deux années supplémentaires à Harvard, puis voyagé en Europe. A été VP Foreign Markets de HSBC durant cinq ans avant de fonder il y a près de trente ans la South Bay Union. Le récit Corporate de la South Bay Union rend également hommage à l’illustre Jiàn Siu Dominic, disparu depuis, un richissime armateur que Liú Cheng considérait comme son mentor. Curieusement il n’est fait aucune mention des deux autres fondateurs de la compagnie ni des circonstances dans lesquelles ils ont cédé toutes leurs parts à Liú Cheng. Sa biographie sur le site de la South Bay Union vante les actions caritatives de Liú Cheng, en particulier la création de sa fondation pour l’éducation des jeunes dans les zones portuaires défavorisées. La dernière ligne est consacrée à son mariage depuis 1992 avec l’artiste Sòng Mei avec qui il a cinq enfants. C’est tout.

On n’en apprend guère plus en ligne. Il est surprenant de constater que les magazines people, prolixes sur les moindres faits et gestes de richissimes célébrités issues du monde des affaires, du spectacle ou du sport, restent laconiques quand il s’agit de Liú Cheng et de sa famille. Les rares interviews qu’il accorde à la presse économique sont circonscrits aux technologies numériques et aux transports maritimes. À un journaliste qui lui demandait pourquoi il avait préféré fonder sa firme à K. plutôt qu’à Shangaï, Liú Cheng s’était contenté de répondre par une citation « Quand le vent souffle à l’ouest, le nuage va vers l’ouest ». Liú Cheng est un homme discret, il n’aime guère se montrer, briller ou faire valoir son influence. Il ne cherche pas à être un leader charismatique. Pourtant qui a croisé une seule fois Liú Cheng, y compris sans connaître sa position de fondateur et CEO de la puissante South Bay Union, ne pourra pas l’oublier. Impossible de n’être pas capté par son regard, par sa voix, surtout si vous avez le privilège qu’il s’adresse à vous en particulier… voix douce à la tessiture si particulière, une voix qu’il n’élève jamais, pas un mot plus haut que l’autre mais une façon calme, irrésistible, de signifier à son interlocuteur que sa question est close… les yeux qui se plissent légèrement, un sourire indulgent, comme las. Dans les cocktails raffinés qui clôturent les assemblées d’actionnaires qu’il préside, chacun a les yeux rivés, le corps tourné, comme instinctivement, vers l’endroit où il se tient, toujours entouré de cinq six personnes et s’il se déplace avec sa suite pour s’approcher du buffet ou sortir sur la somptueuse terrasse de sa tour qui domine Central, c’est comme une onde magnétique qui traverse la pièce.

Liú Cheng est un homme discret. En dehors des informations relatives à ses études, consignées sur le site de la South Bay Union, on ne sait rien de son enfance ni de sa jeunesse. Pourtant il y a trois ans, à l’occasion du festival Les Eaux Ancestrales de Suzhou, il a accepté de se dévoiler un peu dans une interview réalisée pour le supplément week-end du South China Morning Post. Sans surprise, il y a affirmé son attachement aux valeurs traditionnelles, son respect de la hiérarchie et son goût pour l’art que ses parents, d’anciens commerçants d’antiquités, lui ont transmis. Il a aussi révélé qu’il pratiquait très régulièrement la Boxe de la Mante Religieuse. Sur la photographie qui immortalise l’événement, on voit Liú Cheng assis devant le célèbre Pavillon des Vagues Azurées en compagnie de ses parents, un couple âgé vêtu de façon traditionnelle. Sur ce cliché, Liú Cheng porte un pantalon noir et une simple chemise claire. Son visage, légèrement incliné vers sa mère, est adouci par un sourire qui réussit à exprimer à la fois l’humilité et la nostalgie.
En dehors de leurs cinq enfants, Liú Cheng et Sòng Mei ont également une nièce à laquelle ils tiennent beaucoup, une jeune femme qui a traversé des épreuves difficiles, dit-on. Aucune information sur sa parenté avec Liú Cheng ne figure sur le site de la South Bay Union où elle apparaît seulement comme faisant partie de l’équipe New Algorithms sous la responsabilité de Trafford Jay Lewis. Personne n’en sait plus et personne ne cherche à en savoir plus, il serait malvenu de vouloir percer les secrets qui entourent L.
Avant son mariage, Sòng Mei était architecte d’intérieur, elle rencontrait un succès croissant auprès d’une clientèle de riches financiers férus de design. Elle a continué son activité pendant quelques années après sa rencontre avec Liú Cheng avant d’arrêter pour se consacrer à l’éducation de leurs cinq enfants. Il y a une dizaine d’années, elle a créé une revue d’architecture et de décoration co-financée par la South Bay Union. Pour le cinquième anniversaire de sa revue, elle a voulu y publier quelques photos de leur extraordinaire villa au-dessus du golfe de Repulse Bay, une maison dont elle a agencé tous les espaces et la décoration. Mais Liú Cheng s’y est opposé catégoriquement. Sans discussion, sans explication. Sòng Mei en a été profondément mortifiée selon une de ses amies qui m’a fait promettre de ne pas révéler son nom. D’autant plus mortifiée que les photos signées des initiales M.V.B. étaient en réalité son œuvre. Elle faisait de la photo sans le dire depuis près d’un an et voulait réserver la surprise de ses premiers clichés professionnels à son mari qui ne leur a finalement jeté qu’un coup d’œil hautain. Je n’ai pu observer ces photos que durant quelques instants chez l’amie anonyme que j’ai évoquée, suffisamment tout de même pour apprécier le talent de Sòng Mei. Si la plupart de ses photos se conformaient à l’esthétique en vigueur dans les magazines de décoration, le traitement des couleurs y était vraiment particulier. Très subtilement il opérait un décalage qui rendait le luxueux intérieur de la villa étrange, voire légèrement inquiétant. Les deux dernières photos sortaient du lot : toutes deux avaient été prises de nuit lors d’un feu d’artifice du Nouvel An qui éclaboussait du reflet de ses gerbes écarlates le salon de la villa plongé dans l’obscurité en faisant luire comme des sabres les lignes épurées du mobilier. Sur l’une d’elles, le profil chargé d’ombres de Liú Cheng surgissait d’une nuit rougeoyante qui enveloppait sa silhouette immobile, comme rajeunie, il apparaissait étonnamment pensif, un bras ballant au bout duquel brillait l’incandescence d’un cigare fumant entre ses doigts. À l’évidence, cette photo n’avait pas vocation – contrairement aux précédentes – à être publiée dans un magazine de design et je n’arrivais pas à comprendre pourquoi Liú Cheng s’était tant fâché en voyant ce portrait de lui, certes inattendu mais pourtant très beau. L’amie de Sòng Mei n’a pas su me dire à quoi correspondaient les initiales M.V.B., en revanche elle m’a affirmé que cet incident avait entraîné le départ de Sòng Mei pour un séjour de près d’un an en Amérique centrale puis en Argentine. Ses enfants étaient grands, l’aîné travaillait déjà à la South Bay Union, les jumelles étudiaient à Montréal, la troisième fille poursuivait sa formation de chorégraphe au nouvel opéra de Beijing, le plus jeune venait d’entrer dans une prestigieuse école d’hôtellerie à Singapour. Et elle avait assez d’argent pour s’éloigner d’un mari si peu attentif. Quelques semaines après son départ, Liú Cheng a appris à son entourage que son épouse se trouvait au Costa Rica pour un voyage d’étude. Rien dans son attitude n’a laissé paraître qu’il fût en quelque façon affecté par le départ de Sòng Mei.

Difficile d’écrire sans empathie un personnage… Puis j’ai repensé à un personnage de l’univers de L. pour lequel je n’ai aucune sympathie (différent de l’empathie mais bon…) et j’ai retravaillé ce que j’avais écrit à son sujet. Ai repensé au narrateur objectif de la proposition 2, et trouvé intéressant que la narration sans empathie, objective, permette de brosser un portrait en creux, où les non-dits et les zones d’ombre en disent peut-être plus que ce qui est écrit…

13 bis. Le fait qu’il n’y a plus d’îles secrètes


proposition de départ

Le fait que devant toi la mer scintille le fait que mille éclats de soleil miroitent sur l’eau et te font plisser les yeux le fait que c’est un éblouissement, le fait que L. a soulevé la visière de sa casquette et qu’elle te regarde intensément le fait que le bateau a quitté le port depuis vingt minutes le fait qu’elle semble t’interroger du regard le fait que derrière vous la Skyline de Central est de plus en plus incertaine le fait que la tour la plus haute du monde s’élève à plus de mille mètres le fait que nos plus hautes montagnes n’atteindront jamais neuf mille mètres d’altitude le fait que vous avez dépassé plusieurs îles et que maintenant la mer devant vous semble infinie, le fait que Lovecraft décrit des sommets de dix mille voire onze mille mètres de hauteur dans ses Montagnes de la Folie, tu te souviens de l’incroyable bascule que produisait ce changement d’échelle, on quittait d’un coup le champ de nos références, de nos quatorze sommets de plus de huit mille mètres pour entrer dans un monde à la fois si proche mais inédit, inexploré, le fait que tu te demandes pourquoi tu penses aux sommets de la terre, pauvre Terre, alors que tu fuis, ventre à terre, que vous avez peut-être réussi à fuir, que tu ne veux pas tout de suite te dire que vous avez réussi, Xi Jinping, si seulement, à échapper à l’hyper surveillance, au contrôle omniscient de vos vies, le fait que tu ne sais pas s’il faut y croire, le fait que le visage de L. se détend que des larmes noient ses yeux, le fait qu’il y a une trentaine de personnes sur le pont et que personne ne fait attention à vous, le fait que la mer de Chine est l’une des mers les plus polluées du monde, le fait que vous êtes sortis de la Baie, le fait qu’aujourd’hui le visage de L. est d’une beauté bouleversante, Dance Me To Your Beauty, le fait qu’il y a une trentaine de personnes sur le pont et que personne ne fait attention à elle, le fait que Matt n’était pas au rendez-vous, que c’est la première fois que ça arrive, le fait que ça t’inquiète sourdement, le fait qu’un homme sur le pont déplie le South China Morning Post le fait que le vent fait claquer les feuilles du journal que l’homme replie alors en quatre, le fait qu’on lit de moins en moins les journaux papier, le fait que Peng Liyuan est à la fois soprano de variétés, général de l’Armée Populaire et épouse de Xi Jinping, le dictateur le plus puissant du monde, le fait que durant des semaines tu as passé en boucle ses chansons, en particulier The moon mirrored in the pool, pour endormir la méfiance de tes voisins, le fait qu’un de tes voisins était gardien de quartier, le fait que maintenant la mélodie de The moon mirrored in the pool te trotte souvent dans la tête, le fait que tes pensées s’accélèrent le fait qu’elles commencent toutes par le fait que, le fait que tu cherches à rationaliser à objectiver ce qui se passe, le fait qu’on intègre si vite les restrictions imposées à notre liberté est peut-être plus inquiétant que ces restrictions elles-mêmes, le fait que l’effet que te fait L. est indescriptible le fait que sa proximité charnelle abolit toute forme de lucidité en toi, le fait que pourtant c’est rare quand vous vous parlez vraiment quand vous vous touchez vraiment, le fait que L. est souvent ailleurs qu’elle est dans son monde, le fait que c’est insupportable, le fait que ça te lie violemment à elle, le fait que l’homme a glissé son journal replié en longueur dans la poche de sa veste et que maintenant il regarde l’heure sur sa montre, un spécimen de montre connectée au design particulièrement sobre, le fait que la première ville-forêt s’est édifiée en Chine du Sud, le fait qu’il y a deux explications possibles au fait que vous avez réussi à fuir soit il y a eu une faille dans le système de surveillance soit on vous a laissé partir, le fait que tu penches plutôt vers l’hypothèse que quelqu’un vous a intentionnellement laissé partir, le fait que la montre connectée de l’homme accoudé au bastingage est peut-être équipée d’une caméra de surveillance, le fait que tu deviens parano, le fait que tu ne sais plus très bien à quoi correspond ton identité actuelle, le fait que tu en as eu plusieurs et que tu t’y perds un peu, et tous ces souvenirs ensevelis depuis si longtemps, les vrais comme les faux, pour ne pas donner prise, pour ne pas mettre en danger tes proches, le fait que le passé est un berceau moisi mais un homme sans souvenirs est comme nu, sans défense, il n’a pas la protection d’une légende crédible face aux enquêteurs, à la police secrète, aux fouineurs de toute sorte, le fait que souvent tu te méfies de tes propres pensées ou même des idées qui traversent ton esprit, le fait que tu te demandes s’ils n’ont pas fini par inventer un système de lecture télépathique des pensées d’autrui, autruche, Australie, le fait que depuis si longtemps les armées de nombreux pays travaillent sur la télépathie le fait qu’elles ont bien dû finir par trouver quelque chose, le fait que si tu avais eu le choix tu serais parti en Australie, le fait que le Réseau n’a plus voulu de toi, tu as pourtant toujours été conséquent dans tes engagements mais tu étais un électron libre, trop libre et peu enclin à te conformer à la discipline de parti que le Réseau cherchait de plus en plus à instaurer au prétexte que face à la dictature il fallait absolument s’organiser, le fait qu’ils n’ont pas voulu de la suite d’algorithmes que tu voulais leur donner, le fait que c’est peut-être ta plus grande déception le fait qu’ils se sont transformés peu à peu en un parti classique, pas le fait qu’ils n’aient pas voulu des algorithmes que tu as fini par vendre à la South Bay Union pour une somme phénoménale, le fait que même Rod a fini par se méfier de toi, le fait que le monde va à sa perte, que c’est sa seule politique, TikTok, tocard,Carrie Lam, Carrie au bal du diable, beauté du diable, le fait que dans ta tête résonnent maintenant les graves de Léonard Cohen, Dance Me To the End Of Love, Lovecraft, le fait qu’il est anormal que personne ne fasse le moins du monde attention à vous, surtout à L., à la beauté bouleversante de son visage, le fait que sur le pont il n’y a que des hommes maintenant, une quinzaine d’hommes, certains par petit groupe de deux ou trois, le fait qu’ils sont peut-être tous de mèche, le fait qu’ils pourraient tout d’un coup vous saisir, L. et toi, et vous balancer à l’eau, ni vu ni connu, le fait que tu deviens complètement parano, le fait que des dizaines d’îles verdoyantes émergeaient des flots, le fait que c’était déjà fini l’insouciance ou même la nostalgie des îles, Rumba Des Îles, finie la sensation de refuge qu’on pouvait espérer y trouver, le fait qu’il n’y a plus d’îles secrètes où se cacher.

Après un premier 13 sur le personnage de Clément, c’est l’autre flux, l’univers asiatique (de la 3. Tu partiras, de la 7. Tu partis) qui s’est engouffré dans le fait que… J’ai emprunté le fait que le passé est un berceau moisi à Lucy Ellmann et pensé à Marguerite Duras dont j’ai adapté (et déformé ?) le propos dans le fait que le monde va à sa perte, que c’est sa seule politique. Avec un petit clin d’œil aussi au Bureau des Légendes.<:div>

13. Back to black


Le fait qu’Hannah t’a quitté le fait que sur le moment ça ne t’a pas tant surpris ni perturbé le fait que tu étais tellement plongé dans ton projet sur Dante le fait que Camille allait continuer à vivre avec toi une semaine sur deux le fait que le plafond de la salle de bain s’écaille de plus en plus le fait que tu le regardes en buvant ton premier café du matin le fait que tu te dis en le regardant qu’un jour il faudra faire quelque chose le fait que tu pensais qu’elle reviendrait le fait que sans te l’avouer tu attendais son retour le fait qu’Amy Winehouse aussi est morte à vingt-sept ans le fait qu’un bloc de cinq cent mille mètres cube menace de se détacher d’un glacier du Mont-Blanc le fait que la nuit parfois tu te réveilles en sursaut parce que dans ton rêve le sol fond sous tes pieds le fait que Marieke était revenue huit mois après avoir quitté le domicile familial le fait qu’elle était revenue pour ton anniversaire deux jours avant tes sept ans le fait que les week-ends que tu passes seul à travailler à ton livre tu sautes un repas sur deux le fait que tu ne mincis pas pour autant le fait que Roberto Succo était le fameux homme au treillis qui terrorisait la population annécienne dans ton enfance le fait que tu l’as réalisé il n’y a pas si longtemps le fait que pendant quelques mois ton père a tenu absolument à aller chercher ta mère lorsqu’elle donnait ses cours de peinture le soir le fait que Marieke est une femme très indépendante qui ne voulait pas qu’on la traite comme une petite chose fragile mais là un tueur rôdait dans les environs du lac le fait que Back to black c’est l’album de ta rencontre avec Hannah le fait qu’une fois écaillée la peinture se détache et s’enroule en serpentins qui pendent au plafond de la salle de bain le fait que tu n’es pas du tout bricoleur le fait que maintenant Camille s’ennuie un peu avec toi le fait qu’elle t’aime trop pour te le dire mais que tu le ressens à de multiples signes le fait qu’elle grandit le fait qu’elle sera bientôt une ado le fait que tu n’écoutes plus la radio le matin le fait que tu disais parfois à Hannah combien le son de la radio au réveil t’agresse le fait qu’elle disait avoir besoin des nouvelles du monde le fait que tu ne sais pas comment tu avais entendu parler du tueur au treillis le fait que tu en avais fait des cauchemars le fait que tu as renoncé à ce poste à l’université de Chambéry parce qu’Hannah préfère rester encore quelques années à Montreuil le fait qu’une garde alternée ne peut évidemment s’envisager que dans la même aire géographique le fait que tu l’appelais Marieke et plus Maman ça commence pareil tu t’élançais vers Maman tu voulais te lover dans Maman et tu bifurquais juste avant tu lui disais Marieke le fait que tu lui dis toujours Marieke et quand tu parles d’elle tu dis ma mère évidemment le fait que ça te fait rire ou que ça t’agace quand tu entends ces bourgeois trentenaires qui lancent du Papa Maman à tout va en évoquant leurs parents hors du cercle familial comme s’il était nécessaire de rappeler le fait qu’ils sont bien des fils à papa le fait que deux années se sont écoulées et qu’Hannah n’est pas revenue le fait que selon le rapport spécial du GIEC sur l’océan et la cryosphère publié fin septembre 2019 les petits glaciers que l’on trouve en Europe devraient perdre plus de 80 % de leur masse actuelle d’ici 2100 en cas de poursuite des émissions de gaz à effet de serre à un niveau élevé le fait que les paysages d’enfance disparaissent le fait que parfois tu as envie d’un grand chaos le fait que qu’Hannah s’est lassée de tes penne alla Norma le fait que depuis quatre cinq ans tu t’habilles dans le même style que ton père avec ce rien d’élégance italienne un peu désuète le fait que ça te vieillit Hannah et Camille n’arrêtent pas de te le répéter le fait qu’elles t’appellent Il Professore le fait que de temps à autre quand tu es seul tu réécoutes Back to black.

 

12. à rebours, dans la peau de Théa


Aujourd’hui -– être là dans la pénombre étendue sur ce lit sans rien faire sauf respirer le ventre se soulève lentement sentir le ventre lentement se soulever tandis qu’une vision imprécise de rizières à flanc de montagne flotte dans ta demi conscience puis la poitrine se bloque tu expires et la cambrure en bas du dos se comble un peu les fesses moins ancrées dans le matelas se relâchent inspirer à nouveau absorber la fraîcheur de l’air glissant au fond du nez mais une tension soudaine vrille le long dorsal droit avant de se résorber laissant sur la peau une trace sensible comme une menace de réplique surtout ne pas bouger ta chair engourdie inspirer à nouveau doucement laisser passer les mots qui traversent encore ta tête les ignorer c’est plus facile maintenant tant de fatigue amassée ignore aussi les paysages qui défilent sous tes paupières enflées le frémissement des peupliers d’été il faut seulement se concentrer sur le souffle inspiré expiré sur le circuit de l’air vers la gorge vers la trachée imaginer l’oxygène nourrir le sang il faut réduire sa vie à cet échange gazeux premier et dernier lien au monde

Hier -– les yeux brûlent ouverts fermés ils brûlent encore les lèvres gonflées tressautent le poids du cœur vibre sourdement se décroche de la cadence régulière les tempes battent comme des portes ouvertes aux vents idiote que tu es d’avoir pleuré à te déchirer comme ça inutile maintenant de regretter de te flageller si tu pouvais étrangler cette petite voix qui te juge qui aurait fait mieux que toi si elle pouvait se taire tu sais bien qu’il ne faut plus se laisser submerger par le grand poids qui s’installe sur le thorax qui appuie qui paralyse à qui pourrais-tu parler de ce qui personne bien sûr qu’est-ce qui pourrait t’aider à sortir de cette gangue qui t’entrave comment t’apaiser comment trouver le sommeil le repos mais pas ces plongées dans l’inconscience hachées de soubresauts pense à quelque chose de doux pense à ton arbre du Sud tu restais face à lui sans bouger tu accueillais sa paix et il absorbait ton angoisse imagine que tu touches son tronc que tu te blottis dans sa rugosité son refuge sans contrepartie

Avant-hier -– tempête des bras des pieds des poings qui frappent le matelas dans tous les sens le hurlement qui jaillit du ventre de la gorge qui déforme la bouche se déchaîne de partout le refus le rejet les doigts mordus au sang pour étouffer le cri un voisin a tapé sur le mur tout à l’heure pauvre crétin en plus faut étouffer sa colère cogner le matelas des poings des talons ça ne fait pas de bruit étouffer ta douleur ta rage folle dans l’épaisseur du lit les vaisseaux de ton front vont claquer soudain ça glisse un peu ça se détache soudain tu penses aux soubresauts d’agonie de Pris dans Blade Runner tu te dédoubles tu te vois de l’extérieur une poupée qui se débat sans espoir comme une furie

Il y a trois jours -– se réveiller par les pieds une sensation inédite dans la cambrure du pied gauche remuer les orteils comme un jeu les bras endormis entourent encore l’oreiller où le visage creuse au ralenti un rêve d’amour dont il ne veut pas sortir pourtant le signal qu’envoie la plante du pied droit est aussi étrange ce ne sont pas ces picotements qui fourmillent au sortir de l’engourdissement c’est une perception différente infime l’air frôle ton pied il dépasse du lit d’une façon inattendue et ton épaule aussi ou ton cou quelque chose ne va pas ne va pas du tout tu te réveilles entièrement tu n’as mal nulle part mais ça ne va pas du tout c’est une perception totalement inconnue impérieuse qui te déborde tu voudrais te lever d’un bond mais tu ne peux pas tu ne peux pas bouger

Il y a quatre jours –- immobile dans la file d’attente pour une fois personne ne te regarde tu as dissimulé tes cheveux sous un pull qui recouvre tes épaules une large chemise efface tes seins glorieux et la courbe de ta taille tes bras tombent le long du corps pas de téléphone en prothèse de main sans vernis à ongles cette fois mais une déconnexion assumée malgré le vide qui s’en suit qui brouille tes perceptions tu n’es là pour personne ainsi tu existes à peine et tu ressens une sorte de gratitude pour cette tranquillité inédite alors les épaules se courbent un peu vers l’avant profitant de l’absence d’injonction à se redresser tu respires l’apesanteur de cet instant encore un quart d’heure d’attente avant d’entrer dans la salle un sourire léger nait sur tes lèvres comme une innocence ressurgie

Proposition passionnante que ce journal du corps que j’ai voulu appliquer à cinq jours d’un personnage de mon projet de roman, une jeune femme. Très vite l’idée de procéder à rebours s’est imposée. Difficile d’écrire le corps comme sujet (je ne pense pas y être vraiment arrivée) même en utilisant tous les sens. Au passage je remarque que j’ai tendance à utiliser principalement la vue et le toucher, parfois l’ouïe, le goût et bizarrement assez peu l’odorat. Avant la vue avait une place trop grande dans ce que j’écrivais, j’avais beaucoup trop tendance à décrire ce que je voyais.

11. Rêve de mains


Elles se reposent les doigts de l’une glissés sous les doigts de l’autre, posées sur la peau d’un ventre en proie à une activité intense mais calme, elles dorment pour l’instant soulagées de toutes les tâches qui leur incombent, elles rêvent qu’elles sont des ailes ondulant dans l’air lumineux, au-dessus de larges eaux scintillantes. Un jour elles raconteront comment elles sont parties comment elles se sont détachées pour s’envoler dans l’air léger, d’une légèreté telle qu’elles s’interrogent l’espace d’une seconde se demandant pourquoi elles n’ont pas songé plus tôt à prendre le large. Elles dansent haut dans le ciel, leurs doigts s’écartent, les phalanges se cambrent, les ongles s’allongent, elles s’inventent une grâce indienne, elles s’éventaillent. Maintenant des griffes crochues leur poussent, longues et acérées. Elles scrutent le sol, cherchant une proie pour fondre en piqué sur sa nuque. Percutant la terre elles voient avec horreur des fourmillements de poils noirs enrouler leurs doigts jusqu’aux poignets, les voilà détalant de leurs pattes velues sur des feuilles sèches, comme des tarentules géantes elles grimpent sur le tronc d’un arbre pour y surprendre des oisillons au nid. Un cauchemar les rattrape. Elles avancent à tâtons dans sa gueule obscure, appuyant leur empreinte sur des parois humides, elles cherchent une issue dans le noir. Leurs doigts sont gourds, paralysés, le froid les a envahis. Elles se frottent l’une contre l’autre pour se réchauffer et aussi pour effacer cette tache apparue sur la paume gauche. C’est une tache sombre, une sombre tache de sang. À force de frotter, elle s’atténue, elle disparaît. Mais la voilà qui réapparait dans la paume droite. Frotter encore, frotter plus fort, avec ce bloc de savon brut, essayer de laver le sang indélébile. Parfois leur revient entre les doigts la sensation d’une mousse savonneuse, de temps à autre elles aimaient laver les vêtements, les assiettes, le sol, mais cela revenait trop souvent. Elles se rappellent comment elles saisissaient le poignet du partenaire et s’accordaient à son énergie, elles se rappellent leur adresse à se jouer du fil des couteaux pour trancher les légumes. Elles se souviennent des moments de grâce sur un clavier d’ordi, plus rarement sur les touches d’un piano… Elles ont gardé dans leur mémoire de peau la douceur des petites mains entre leurs doigts, contre leur paume. Elles fuient la nostalgie, elles aimeraient encore ondoyer soulevées par les courants ascendants. Mais dans le creux du ciel leur rêve tourne à vide, elles s’affolent comme des hirondelles désorientées par les saisons trop chaudes.

Elles se sont écartées, la droite reste avec ses doigts étendus sur le ventre à présent endormi, l’autre repliée frôle l’emmêlement des cheveux à hauteur de tempe. Elles ne rêvent plus, elles continuent à dormir dans la pénombre du matin.

La sensation que dans le sommeil, les mains vivent leur propre vie, rêvent leurs propres rêves, n’échappent pas aux cauchemars. Avec une incursion imprévue de Lady Macbeth

7. Tu partis


Tu traversas le marché. L’air est déjà poisseux au-dessus de la Baie. Tu longes les étals de poissons, de crustacés dans leurs derniers tressaillements, la glace commence à goutter le long des tréteaux. Tu marches au milieu de l’agitation matinale sans regarder les marchandises accumulées, une puanteur sourd du fond des allées se mêlant au parfum d’essence qui se dégage des étals de mangues. Tu passes une dernière fois devant les immeubles vertigineux aux balcons grillagés, aux bouches d’aération hideuses, qui t’avaient tant impressionné lors de ton arrivée à K., tu ne les regardes pas. Tu ne pris pas le métro. Tu marches d’un pas décidé, tranquille, le visage neutre, presque serein. Tu sais maîtriser les expressions de ton visage même quand ton rythme cardiaque s’accélère. Tu évites de te demander si les nouveaux détecteurs à vibrométrie laser peuvent déceler l’emballement de ton cœur. L’arbre qui tombe dans la forêt fait-il du bruit si personne ne l’entend ? La lumière rasante du début de matinée fait plisser tes yeux. L. déboucha d’une ruelle perpendiculaire à Portland Street. Elle avance devant toi, vêtue d’un jogging sombre, une casquette enfoncée sur la tête, un sac à dos de taille moyenne se balance sur son épaule droite. Tu remarques sa démarche, un peu trop déliée quand elle allonge le pas, elle est loin d’être aussi calme qu’elle veut le paraître. Des oiseaux de mer hurlèrent dans le ciel. La brume ne se dissipe pas, elle coupe en deux la silhouette des gratte-ciels de Central. Les voitures, de plus en plus nombreuses, ralentissent sur Portland Street. Tu essaies de ne penser à rien. Un groupe de joggers vous dépasse. Vous descendîtes vers le port. Un ferry est en train d’accoster, un autre est à l’approche. Vous êtes légèrement en retard sur l’horaire prévu. Il y a déjà foule, des employés de banque de Central en chemise claire, des saisonniers en partance pour les îles, des ouvriers du bâtiment avec leur casque, beaucoup de policiers en uniforme. Tu scrutas la foule. Tu cherches à repérer Matt qui doit vous attendre près de l’entrée Est pour vous fournir les laisser-passer. Tu rejoins L. et la préviens que la fermeture de son sac à dos est légèrement ouverte. Elle te remercie et fait mine de refermer son sac. Tu passes devant elle. Tu regardes de tout côté, tu ne vois toujours pas Matt. Ton nom résonna dans un haut-parleur. Tu es prié de te présenter au guichet 5. L. te suit à deux mètres de distance d’un air faussement nonchalant. Tu attends devant le guichet 5 que la femme qui te précède dans la file d’attente ait fini de régler une invraisemblable affaire de validité des titres de transports de ses trois enfants. En l’écoutant, tu constates que certaines subtilités du cantonnais t’échappent toujours. Quand vient ton tour, tu dis à la jeune employée que tu viens d’être appelé à son guichet. Elle te tend une enveloppe. Tu dois signer un reçu après l’avoir ouverte et constaté qu’elle contient bien les deux laisser-passer. Le document est plus long que ne l’est habituellement un reçu. Tu parcours une vingtaine de lignes d’idéogrammes, en relis certaines, quelques formules te semblant exagérément alambiquées. Tu es étonné que Matt n’ait pas laissé au moins un petit mot expliquant pourquoi il ne vous a pas lui-même remis les deux laisser-passer. La jeune femme te presse, te faisant remarquer que derrière toi la file s’agrandit. Tu signas et tendis le reçu à la jeune femme. Il te sembla qu’elle te regardait d’un air ironique. Tu te retournes, tu cherches L. des yeux. Elle n’est plus entre la file du guichet 4 et la file du guichet 5. En même temps, tu te demandes si tu as bien fait de signer ce document. Une caméra de vidéosurveillance zooma sur ton visage, tes paupières clignaient fiévreusement. Tu scrutes la foule, à droite à gauche, et encore plus à droite, sur le côté, de l’autre côté, entre les gens qui s’entassent, les policiers qui patrouillent parmi les files d’attente. Tu as beau scruter la foule, nulle part tu ne vois L.

Codicille : proposition magique, très inspirante, de très beaux textes sont nés de cette proposition 7 mais pour ma part je n’ai pas écrit – pour le moment ? – celui que j’aurais voulu. J’ai commencé par écrire une nuit de deux personnages, une nuit un peu particulière, et parallèlement je voulais voir ce que donnerait le texte #3 tu partiras si je lui appliquais le passé simple et n’ai pu résister à la tentation de faire ce texte tu partis… puis en réécoutant la proposition, je me suis dit que je ne suivais pas du tout la consigne et j’ai commencé un autre texte sur une vie qui pourrait être la vie de Clément Rocchio. Finalement je laisse ce dernier texte infuser et j’en reste pour le moment à tu partis, un peu une solution de facilité… mais devant moi la 8, la 9, la 10 et l’envie de raccrocher le fil de l’atelier.

6. j’ai rêvé de Clément Rocchio


Non, tu ne m’attraperas pas, si tu crois que je vais me laisser faire. Prénom, nom et pourquoi pas un surnom pendant qu’on y est ? Laisse-moi tranquillement rêver dans mon coin, ne crois pas que tu lis dans mes pensées et s’il te plaît cesse de me vouloir me trouver un nom. Adélie ? Tu es sérieuse ? Oui, c’est beau mais ton désir de beauté n’est pas le mien. Je veux rester informe et multiforme, me glisser entre elle et il quand je veux. Louise B. ? J’ai l’impression d’être épinglée, les ailes encore palpitantes déjà clouées. Je savais que tu n’allais pas me lâcher comme ça. Voilà maintenant que je répète ce prénom que tu m’as donné, que tu trouves beau et qui me semble si abstrait. Voilà que je le psalmodie dans le jardin givré de l’enfance à l’abri des oreilles et des regards, espérant le graver dans ma poitrine comme un code intime mais je ne récolte qu’un peu de buée. Oui, j’apprends vite à repérer le nom de l’élève qui me précède sur la liste alphabétique pour répondre présente à mon patronyme que je n’entends jamais, sauf à être déjà sur le qui-vive. Mais ça ne fait pas de moi quelqu’un qui sait habiter un nom.

L. n’a qu’une initiale pour une identité fracturée que ses différents prénoms – commençant tous par L – ne peuvent pas cimenter. Ils sont autant de tentatives d’exister, de renaissances après naufrage, toutes vouées à l’échec, des éclats fugitifs de vie possible qui se succèdent sans se déployer. L. évolue dans un univers s’approchant de la science-fiction et de l’espionnage. Elle est la nièce adoptive d’un magnat de l’industrie numérique de K., ville fantomatique du Sud-Est asiatique. L. est une énigme dans cet univers, ses intentions demeurent incertaines, son parcours chaotique. Aucune explication psychologique n’est recherchée. Quelques situations, quelques événements viennent éclairer ou obscurcir la personnalité de L. Elle est un personnage du texte 3, tu partiras. Son mystère, ses mystères me donnent du fil à retordre car il est périlleux d’écrire sur un personnage aussi mouvant mais cela enclenche en même temps une dynamique presque irrésistible et j’aime ce personnage aux contours flous, aux prénoms changeants, à l’initiale presque avalée.

Lui, sa mère l’appelle Rodia, elle lui écrit mon cher Rodia, mon inestimable Rodia, un fils au-delà de toute estimation, un fils qui n’a pas de prix, auquel on peut tout sacrifier, y compris sa fille magnifique, visage splendide, personnalité splendide, la sacrifier parce que Rodia, le premier-né est tout pour la mère et aussi pour la sœur Dounia, Douniétchka, laquelle a résolu d’épouser un homme qu’elle n’aime pas, de surcroit dominateur, pingre, sans autres qualités que sa position et son aisance matérielle. Mais l’épouser tout de même afin que son inestimable frère et sa mère sortent de la misère qui les accable. Rodia, ce petit nom qu’écrit la mère, comme il semble tendre, solaire, si loin de la violence de Raskolnikov, le nom « schismatique » qui concentre tous les tourments qui ébranlent l’ancien étudiant et la barbarie de son projet d’assassinat. Rodia, Rodenka, Rodion Romanovitch Raskolnikov, toute la palette russe avec nom de famille, patronyme, prénom, diminutif, dérivés affectueux pour désigner une personne dans toutes les facettes de sa vie intime, familiale, sociale, professionnelle… une abondance qui nous déroute et nous attire.
Pourtant c’est de Clément Rocchio que j’ai rêvé une nuit durant le confinement. Je rêvai que j’étais Clément Rocchio enfant, j’allais à la boulangerie acheter du pain, fier de cette nouvelle responsabilité – j’avais 6 ans –, appréciant la liberté de marcher seul en plein soleil dans l’air transparent des Alpes, dans la lumière vive de la matinée, les sensations aiguisées par une angoisse diffuse… La forme des pains, des brioches, des gâteaux se torsadait dans le flou de mon souvenir, car je rêvais un souvenir de Clément Rocchio, et revivais le plaisir immense que la boulangère ait pétri spécialement à mon intention une baguette fine, aérée qui avait le goût d’un croissant… J’ai passé tant de temps à construire le personnage de Clément Rocchio qu’il était naturel qu’il vînt se faufiler dans mes rêves. Pour ce personnage, le prénom de Clément était venu naturellement, avec l’idée de calme et de tempérance à laquelle on peut l’associer… à l’inverse de Vincent et Marieke, ses parents, qui avaient cherché pour leur fils un prénom qui s’harmoniserait avec leur nom de famille, j’ai cherché un patronyme qui siérait à Clément dans des listes de patronymes italiens -– et plus spécifiquement toscans comme ses ancêtres -– qu’on peut trouver sur les sites de généalogie. Rocchio s’est imposé très vite, c’était lui, Clément Rocchio, il existait déjà.

Mais je n’oublie pas Gilberte. Quand sous mes yeux le prénom de Gilberte fendit l’air au-dessus des herbes et des fleurs pour aller se ficher dans le cœur du petit narrateur, il transperça également mes sentiments de lectrice envoutée car comme le petit narrateur j’étais un peu naïve, prête à être bouleversée par la fulgurance d’un prénom lancé dans un jardin au-dessus d’un buisson de giroflées, y compris par un prénom que dans d’autres circonstances j’aurais pu trouver désuet, voire légèrement ridicule. Était-ce l’irruption si particulière de ce prénom dans le récit qui le rendait vibrant ? Gilberte venait cristalliser l’apparition de la jeune fille, un rien sauvage et insolente, belle, et lui faire don d’intimité, une intimité resserrée sur son entourage dont le narrateur se sentit passionnément exclu. L’entrée en scène du prénom, du nom… son inscription dans le texte… Dans Crime et Châtiment c’est Raskolnikov lui-même qui se présente en rappelant son nom à la vieille usurière qu’il projette d’assassiner. Comment le nom de Clément Rocchio fera son entrée dans mon roman, si roman un jour il y a ?

Codicille : question des noms, vertigineuse, ultra-sensible… J’aurais aimé la traiter avec à la fois plus de profondeur et de désinvolture, mieux exprimer aussi le trouble parfois, la difficulté à porter un nom (dans la réalité ou dans une fiction). Avant Clément Rocchio, mes personnages n’ont souvent eu que des prénoms et L. juste une initiale. Raskolnikov s’est invité ici car la relecture en cours de Crime et Châtiment m’a amenée justement à repérer comment se faisait l’introduction des noms et de leurs différentes déclinaisons dans le fil du récit. Il est aussi question de Gilberte car l’irruption de son prénom dans la Recherche m’avait sidérée. Quant au chat, il faut tout de même en dire deux mots : il aurait pu s’appeler Personne, mais ce fut Nessuna, une belle chartreuse aussi affectueuse que sauvage qui m’accepta dans son territoire pendant quelques années avant de devenir le personnage énigmatique d’une nouvelle.

4. attendre


Elle a huit ans, elle attend. Plantée derrière un grand portail depuis dix minutes, depuis un quart d’heure ou quarante-cinq minutes… elle attend depuis deux heures. Elle attend ses parents. Attendre, elle s’y connaît. Attendre, elle déteste. Impossible pourtant de relâcher la pression, la tension de l’attente. Impossible de jouer avec les autres au loup glacé ou à un, deux, trois Soleil. Ne plus attendre, ça serait trahir, ne plus être leur petite fille qui les aime, qui les attend. Elle s’occupe à contenir la peur lourde qui la gagne, la peur de l’accident, son père conduit trop vite, il roule à tombeau ouvert comme on dit. Elle guette les voitures blanches qui tournent à l’entrée de la rue. Mais les voitures sont grises, bleues, rouges. Pas une blanche depuis dix minutes. La directrice lui a dit que le trajet prenait bien trois quarts d’heure, probablement plus d’une heure quand il y a de la circulation. Une voiture blanche se profile au bout de la rue, son cœur bat d’autant plus vite que la voiture ralentit. Mais c’est un faux espoir. Encore un. La directrice l’appelle, lui dit de venir dans son bureau, sa mère est au bout du fil, sa mère qui explique que le déjeuner avec les grands-parents s’est éternisé, qu’ensuite il était trop tard, qu’ils viendront la semaine prochaine. Ses yeux se rétrécissent, ils piquent. Elle ne répond presque rien, elle raccroche et tourne le dos à l’interrogation muette de la directrice. Elle sort, elle ravale sa tristesse, cul sec. Plus en colère contre elle que contre eux. Elle n’attendra plus, jamais plus, elle se promet. Des grands – au moins dix ans – lui proposent une partie de pétanque. Elle prend les boules rouges, ses préférées. Elle se sent libre, curieusement libre. Comme si elle avait grandi d’un coup. Elle tire.

Si longs, si lents ces moments derrière la grille noire attendant une voiture qui ne vient pas, imaginant un câlin avec sa maman mais est-elle une enfant câline ? elle, doucement sauvage, innocemment indocile comme certains chats difficiles à amadouer, encline à se faufiler dans les hautes herbes, à s’y cacher, si seulement elle pouvait s’échapper maintenant, échapper à la situation mais elle reste attendre la voiture qui ne vient pas… si longues si lentes ces minutes ne voyant rien venir, les attendant, imaginant se promener longuement le long du canal une fois qu’ils seront là, vraiment là, parlant, riant, évitant en attendant de songer à la vitesse de la voiture blanche lancée sur la chaussée, les yeux plissés sous l’éblouissement du soleil, voyant la voiture blanche avancer vers elle dans un mirage, apercevant leur visage derrière les vitres souriant… soupirant, chuchotant les bribes d’une chanson comme un talisman, patientant en égrenant les secondes en se disant à vingt, à soixante, ils seront là ou sinon alors ce sera à cent, à cent vingt-six… l’après-midi s’est allongé, elle suit maintenant la directrice venue la chercher, elle la suit jusqu’au téléphone où résonne si lointaine la voix de sa mère, si étrange, et elle réalise soudainement qu’ils ne viendront pas… la sensation d’avoir été cueillie dans une nasse de songes, piégée au sortir d’un long engourdissement, elle ne veut pas en écouter plus, elle ne veut pas non plus se lamenter… mais se faire une promesse à elle-même… dehors inspirer l’air neuf en allant jouer avec les grands, s’étonnant de leur gentillesse, oubliant les minutes si longues si lentes à attendre une voiture qui n’est pas venue, condensant toutes ses pensées son énergie sur la visée, afin que la boule rouge dans sa main et la boule jaune frôlant là-bas le cochonnet ne fassent plus qu’une.

5. elle ouvre, elle ferme un robinet


1

Elle ouvre le robinet d’eau froide de la cuisine, remplit un verre et ferme le robinet. Elle boit l’eau fraîche. C’est le matin.

2

Elle ouvre le robinet de la douche, laisse l’eau couler un peu puis entre sous la pluie tiède qui ruisselle sur sa tête, sur son corps.

3

Elle ouvre un robinet à la croisée de deux allées du parc, mouille un kleenex pour tamponner le genou de sa fille, elle ferme le robinet.

4

Elle ouvre le robinet de la salle de bain, attrape le savon, fait mousser sa surface au contact de l’eau, savonne des petites mains entre ses mains, paume, dos, entre les doigts, trente secondes au moins. Elle rince les quatre mains, les quatre poignets. Elle ferme le robinet.

5

Elle ouvre le robinet d’eau chaude de la cuisine, elle remplit une casserole de taille moyenne. Elle ferme le robinet et pose la casserole sur la cuisinière. Elle verse du sel dans la casserole.

6

Elle ouvre le robinet de la cuisine, l’eau froide coule sur le doigt qu’elle vient de se brûler, elle râle contre sa distraction, contre la grille brûlante du four. Au bout de quelques minutes elle ferme le robinet.

7

Elle ouvre le robinet contre le mur du cimetière. Cascade lourde contre plastique épais. Quand l’arrosoir est rempli aux deux-tiers, elle ferme le robinet.

8

Elle ouvre un robinet, penche son visage pour boire l’eau qui ruisselle sur sa joue, sous son menton.

9

Elle ouvre le robinet de la cuisine, mouille une éponge sur laquelle elle verse un peu de liquide vaisselle avant de fermer le robinet.

10

Elle referme le robinet plus fort parce que l’eau goutte encore sur l’inox de l’évier.

11

Elle ouvre un robinet, l’eau froide jaillit sur ses mains sur ses poignets rougis qu’elle tourne en direction du jet, parce que l’eau arrête le sang, dit-on, l’eau arrête le sang.

12

Elle ouvre le robinet de la salle de bain, recueille l’eau dans les paumes de ses mains jointes et creusées pour asperger son visage. Elle ferme le robinet, elle s’ébroue.

13

Elle ouvre un robinet, rouille qui tourne et grince, rien ne coule. Elle referme tout de même le robinet.

Codicille : un geste quotidien, on ne peut plus banal, et un petit miracle se produit, se répète : l’eau jaillit (miracle dont sont tout de même exclus plus de deux milliards d’humains). Ça donne ce texte minimaliste car je me suis laissé prendre dans son rythme répétitif et n’ai pas su développer plus.

3. tu partiras


comme une nouvelle

Tu guetteras les premières rumeurs dans la ville, les premiers coups de klaxon, l’installation des étals dans les rues de K., et tu te glisseras dans l’effervescence matinale. Tu longeras une dernière fois sans les regarder les immeubles vertigineux aux balcons grillagés, aux bouches d’aération hideuses, tu quitteras le marché… tu ne prendras pas le métro, tu marcheras… tu marcheras d’un pas décidé mais tranquille, ton visage sera neutre, presque serein, tu t’es appliqué à maîtriser les tressautements des muscles faciaux qui peuvent attirer l’attention des caméras de surveillance postées aux angles des rues, sur les poteaux des feux de signalisation, sur la paroi des panneaux publicitaires… tu t’efforceras de marcher naturellement comme si tu ne savais pas que les mouvements de ton corps, le plissement de tes yeux dans la lumière rasante sont captés, sériés, analysés en temps réel avec ceux de milliers de passants pour détecter la moindre anomalie de comportement. À l’intersection d’une ruelle près de Portland Street, L. te rejoindra. Vous avancerez l’un devant l’autre comme si vous ne vous connaissiez pas, elle vêtue d’un jogging sombre, un léger sac à dos à l’épaule, la beauté foudroyante de son visage occultée par la longue visière d’une casquette vissée sur son crâne. Si tout se passe bien vous arriverez au port une demi-heure avant le départ du ferry. Avant de passer les contrôles, vous retrouverez Matt qui vous fournira discrètement les papiers nécessaires à votre fuite. Il embrassera L., lui dira son espoir qu’elle se rétablisse rapidement, il te souhaitera un bon voyage en te serrant la main. Il n’est pas dupe de ton mensonge, mais il le préfère sans conteste à toute hypothèse de sédition, de tout cœur il croit à ce mensonge qui le protège autant que toi. Du moins pour le moment.

comme un roman

Un jour poisseux émerge du fond de la Baie, sixième jour consécutif de canicule, déjà 29° Celsius, 94% d’humidité dans l’air. Le long des avenues de K., des maraîchers, des traiteurs, des poissonniers, des confiseurs s’affairent à installer leurs étals. Dans les recoins, des marchands ambulants déballent leur bric-à-brac qu’ils déposent sur des nappes délavées à même le sol. Les gens viennent de plus en plus tôt se ravitailler, hier les premiers étaient là avant six heures, ils profitent des heures moins chaudes –- on ne peut plus dire fraîches –- de la matinée. Après onze heures, il est difficile de tenir en place, les poissonniers ont déjà bradé toute leur marchandise, la glace a fondu en flaques visqueuses sous leurs étals. La brume peine à se dissiper, elle coupe en deux la silhouette des gratte-ciels de Central. Un jeune homme, assis sur un tabouret en bambou, a posé sa camelote devant lui sur une toile cirée fleurie : trois vases de couleurs vives, quelques bracelets et colliers de perles irrégulières, un petit manège ancien, quatre chats porte-bonheur, un vieux thermomètre mural d’époque coloniale, une étonnante collection de soldats de plomb. À côté de lui, un transistor d’un autre temps laisse nasiller les aigus lancinants d’un opéra. Quand une stridence presque imperceptible s’immisce dans les envolées vocales, le jeune homme se lève pour extraire de sa poche son téléphone. Il appelle un garçon d’une dizaine d’années qui rôde près d’un étal de friandises et lui demande de garder sa camelote en lui glissant un billet dans la main. Le garçon râle, le jeune homme lui donne un second billet tout en le menaçant de représailles s’il ne fait pas très attention à ses marchandises. Il entre rapidement dans un immeuble, suit un long couloir sombre qui tourne à angle droit vers une porte qu’il déverrouille après avoir jeté un coup d’œil furtif autour de lui. Il passe la porte qu’il referme aussitôt à clé puis descend un escalier humide. Il avance sur un sol de terre battue entre des portes moisies garnies de cadenas plus ou moins gros avant de s’arrêter devant une porte aux lattes serrées munie d’une serrure. Il entre et referme la porte. Un mètre derrière la porte de bois se dresse une nouvelle porte, métallique, inattendue. Il compose un code et la porte coulisse vers la gauche sans un grincement, laissant apparaître une pièce assez vaste, nimbée de la lumière bleutée des écrans qui tapissent les murs, bruissant de sons indistincts… les rues du marché de K., l’esplanade du musée de l’Espace, la jetée de T., les quais, les passerelles de Central, le parc Victoria… ce sont des dizaines de vues de la ville traversées de silhouettes, de visages… sur la droite un écran clignote sur lequel le jeune homme zoome avec une télécommande. Ça y est, il part, dit-il à voix haute. Il regarde un homme d’une quarantaine d’années, vêtu d’un pantalon noir et d’une chemise claire, qui marche dans la rue, un sac de sport à la main. Apparemment rien de plus. Mais le jeune homme jubile. Il répète Ça y est et se frotte les mains avant de régler une rangée d’écrans pour suivre le parcours de l’homme qui avance en direction de Portland Street. J’étais sûr que tu partirais… Il a vu juste, l’homme est en train de mettre à exécution son plan d’évasion. Il le surveille depuis des semaines et quelques détails lui ont fait penser que l’homme chercherait vite à fuir l’extension de la dictature dans l’archipel, des signaux faibles qui ont échappé à l’équipe de surveillance officielle, mais pas à son intuition, ni à l’algorithme de vigilance avancée qu’il a développé. Il sait qu’une jeune femme le rejoindra bientôt, une femme très belle quand son visage n’est pas ravagé par des convulsions incontrôlées… est-ce qu’elle tiendra le coup jusqu’à l’embarquement ? La voilà, elle est sortie d’une ruelle et marche devant l’homme comme si de rien n’était. Son visage est assombri par la visière d’une casquette sous laquelle elle a relevé ses cheveux. Elle semble calme. Ils prennent la direction du port. Malgré sa satisfaction, le jeune homme est nerveux. Il sait à qui il vendra les détails de leur évasion mais il ne sait pas encore à quel moment précis de leur fuite il interviendra. S’il agit trop vite, il ne pourra pas monnayer bien cher ses informations. Il faut que l’homme et la femme soient portés disparus pour que les enchères montent. Mais s’il laisse le couple prendre le large trop loin, il risque de les perdre de vue et de tout perdre. Il tape une suite de lettres sur un clavier. Un écran s’allume sur l’intérieur d’une chambre : on aperçoit un lit défait aux pieds métalliques, le dossier en bois d’une chaise. Le jeune homme jure. L’homme qui fuit a laissé son téléphone portable dans la chambre miteuse qu’il occupait ces derniers jours, il ne pourra plus le localiser quand il sera sorti de l’espace de surveillance. Il tape rapidement une autre série de lettres. D’un écran noir zébré de lignes claires jaillit des sons parasites, des frottements… La fille a bien pris son téléphone, il se balance dans son sac au rythme de ses pas. Ses précieuses infos, il ne va sûrement pas les proposer aux autorités qui, loin de lui donner la prime promise à ceux qui dénoncent les aspirants à l’exil, le sanctionneraient sévèrement d’avoir détourné vers son poste de surveillance clandestin une partie du système de caméras de la ville. Il ne les vendra pas non plus à un de ces cabinets de conseil en pseudo-stratégie qui fleurissent depuis les nouvelles lois sécuritaires. Il a trouvé bien mieux, beaucoup plus cher. Un ferry entre dans le port. Le jeune homme se branche sur ses caméras internes et voit distinctement deux membres d’équipage avancer sur le pont avant. Sur l’écran central de la pièce, on aperçoit la jeune femme et l’homme qui descendent vers le port. Il pourrait aussi les laisser tranquilles, les laisser pendant quelques mois vivre au loin tout ce qui vibre entre eux. En renonçant à plusieurs millions de dollars HKD, ce serait beau… Il sourit.

Codicille : d’abord pensé à écrire quitter Dijon, Nice ou Nanterre puis c’est K., instance fictionnelle de Kowloon à Hong Kong, qui a pris toutes mes pensées. C’était rejoindre un univers et des personnages qui sont nés au cours de l’été 2015 pendant l’atelier du Tiers Livre sur le fantastique lors d’une proposition invitant à se perdre dans la ville. Déjà il y avait ce tu, cette adresse au personnage. J’avais poursuivi ensuite pour moi cette écriture, sans chercher à développer une fiction linéaire mais plutôt un univers qui porte provisoirement le nom de L., une des personnages. Écrivant ce texte pour la proposition 3, j’ai pensé bien sûr au Port Intérieur de Volodine mais surtout aux gens de Hong Kong dans cette période de bascule sinistre. J’ai écrit d’abord la version nouvelle vers laquelle je vais plus naturellement. Vers la fin de la version roman, j’ai pensé que le jeune homme pourrait être le narrateur de la version nouvelle, celui qui dit Tu partiras, mais manque de temps je n’ai pas beaucoup exploré cette piste intéressante.

2. père, fils


Sur la terrasse d’un petit bar, deux hommes sont assis l’un à côté de l’autre, silhouette mince et traits fins, le visage de l’un buriné par les ans, l’autre encore très jeune, l’un vêtu d’une chemise claire sous sa veste épaisse, l’autre d’un pull et d’un blouson noirs. Père et fils. Devant eux, la longue rue piétonne aux dalles luisantes que sillonne un flot croissant de passants. C’est cette longue rue devant eux que regardent les deux hommes. Ils ne parlent pas. Ils n’ont adressé la parole qu’au serveur venu prendre leur commande : une bière pression et un coca zéro. Ils n’esquissent pas de geste qui exprimerait sinon une complicité du moins une communication minimale. Le père a le visage particulièrement fermé, il boit sa bière à petites gorgées tandis que le fils fait tourner le fond de son verre en faisant mine de s’absorber dans la contemplation des bulles qui remontent pétiller à la surface. Le père a le visage mat, une longue saillie comme une cicatrice descend dans le creux de sa joue droite. Le fils a la pâleur d’hiver de ceux que la traversée d’un quartier sous le soleil vif brunira d’un coup. Ses cheveux sont coupés très courts et dégagent un peu trop ses oreilles. Il y a dans son expression quelque chose d’étonnamment juvénile et tendre, mais cette première impression est contredite – ou complétée – par la crispation de ses lèvres qui révèlent une dureté ou une volonté prononcée. Manifestement il est contrarié par le silence qui s’écrase entre son père et lui. Il tente par quelques mouvements maladroits de renouer un échange qui semble bloqué. Le père reste totalement insensible aux tentatives de son fils. Il semble comme prisonnier du silence qu’il a imposé. Le fils capitule le premier, il sort une cigarette et demande du feu à son père. Celui-ci tire de sa poche un vieux Zippo et sans chercher à allumer la cigarette que son fils serre entre ses lèvres, il le dépose sur la table tout en continuant à regarder fixement devant lui. La bouche du fils, pincée sur la cigarette, se sert un peu plus. Le fils prend le briquet et allume sa cigarette. Il aspire profondément une première bouffée puis repose le briquet sur la table. Après quoi, il s’installe plus confortablement sur sa chaise, face à la rue, sans plus chercher à communiquer avec son père. Il aperçoit un jeune homme – environ son âge – qui s’extrait du groupe avec lequel il se promène pour venir les saluer. Avant de serrer la main du fils, le jeune homme serre la main du père avec un respect manifeste. Il échange quelques mots avec le fils avant de rejoindre ses amis. Le fils a terminé depuis un moment déjà son coca zéro, il écrase sa cigarette. Le père continue d’avaler sa bière à petites gorgées. Une femme aux longs cheveux châtains, jolie, les rejoint. Elle est accompagnée de deux enfants d’environ huit et dix ans. Le père lui sourit. Elle est trop jeune pour être la mère du fils, trop âgée pour être la fille du père. Le fils l’accueille avec une extrême courtoisie comme pour souligner une distance qui semble irrévocable. Elle lance gentiment une plaisanterie au fils, on voit qu’elle prend le parti de sourire de la situation, d’essayer de l’alléger. Les deux enfants se précipitent sur le fils, la fillette s’installe sur ses genoux, le garçon commence à jouer à pierre, feuille, ciseaux avec lui. La jeune femme et le père se regardent, se parlent un peu. Un peu plus tard, les enfants vont jouer autour d’un banc. Le fils se lève alors, salue la femme et son père. Il pose cinq euros sur la table. Dans son attitude, dans sa façon de se retirer, il leur laisse l’idée qu’il est de trop à présent. La femme lui sourit avec une sorte de regret. Tout à coup, alors qu’il va partir, son père lui dit quelques mots, des mots graves, inattendus. Il ne répond pas. La femme et le père regardent le fils s’éloigner dans une ruelle qui monte vers la vieille ville. La femme pose alors un regard interrogatif sur le père qui ouvre ses mains dans un geste d’impuissance comme s’il ne pouvait échapper à une fatalité qui régirait les relations père-fils. Les enfants sont revenus à la table de leurs parents. Le garçon vient s’appuyer contre l’épaule du père. Il a les joues mates de son père, les yeux d’ombre de son frère. Le père le regarde avec douceur, avec dirait-on une sorte de nostalgie, tandis que plus haut dans une ruelle, l’obscurité vient d’absorber la silhouette de son aîné.

Codicille : pas mal gambergé sur les notions de narrateur externe, objectif, narrateur omniscient… avant de choisir comme symptôme d’une sombre histoire le silence entre père et fils évoqué dans le premier texte de l’atelier. Dans ce deuxième texte, le narrateur objectif – ou se voulant objectif – hésite parfois dans sa narration (par exemple, est-ce de la dureté ou une forte volonté qu’exprime parfois le visage du fils ?). Dans sa volonté d’objectivité, il doute parfois du sens de ce qu’il voit et préfère signaler qu’il n’est pas toujours certain de la justesse de ses observations. Car ce narrateur externe est avant tout un observateur, parfois tenté par une description pointilleuse de la scène qu’il scrute. Ça donne ce texte écrit assez rapidement, dont je ne sais pas trop quoi penser et que je reverrai peut-être plus tard…

1. la passeggiatta


Est-ce en descendant le Corso Vittorio Emmanuelle II qu’elle a le plus de chance de le trouver ou en tournant sur le Largo Carlo Felice en direction du port, elle tenterait presque la montée vers la cathédrale si elle en avait le temps avant de rejoindre ses amies, elle aimerait tant le voir, juste un instant, seulement elle et lui, lui elle     mais lui dire quoi ?     peut-être rien peut-être restera-t-elle sidérée comme jeudi soir quand elle l’a aperçu au défilé du Carnaval, la peau de son visage peinte en rouge et blanc, si concentré pour battre le rythme, si content de faire vibrer son tambour. Elle a été submergée en le voyant –- au lycée elle le croisait sans le voir –- et soudain il est apparu si vivant, Giuseppe, elle chuchote son prénom dans un souffle qui rebondit sur ses lèvres, Giuseppe… une grande femme d’une trentaine d’années l’arrête pour savoir si elle n’a pas vu une petite fille, trois ans et demi, robe bleue, des cheveux bruns, bouclés, la femme est affolée, elle tient fermement la main d’un garçon trop grand pour qu’on lui tienne la main, au moins sept ans… si seulement Maman voulait bien se calmer… on va la retrouver, cette petite peste… mais la mère répète encore où est passée ta sœur ? Il y a tellement de monde ! Elle a déjà parcouru une bonne partie du Corso dans un sens dans l’autre et une pensée monstrueuse s’immisce en elle Si on ne la retrouvait pas ? Elle scrute les renfoncements qui creusent des ombres dans l’alignement des bas immeubles aux balcons étroits, c’est déjà la nuit, elle scrute à hauteur de hanches les groupes qui déambulent et pourraient la masquer à sa vue… Elle appelle sa fille. Elle accoste des passants. Son fils dégage sa main, il cherche lui aussi, la peur de sa mère l’a rattrapé, ils reviennent dans le flot du Corso pourtant je la surveille tout le temps, comment a-t-elle pu s’échapper ? Sur la terrasse d’un petit bar, Luca est assis à côté de son père. Ils regardent devant eux. Ils ne parlent pas. Son père a le visage particulièrement fermé, il boit sa bière à petites gorgées tandis que Luca a déjà terminé son coca zéro depuis cinq bonnes minutes et se demande où son père veut en venir avec ce silence interminable. Voilà Mattia qui s’extrait du groupe d’étudiants avec lequel il se promène pour venir leur serrer la main, il s’incline légèrement devant son père et Luca sent que ce n’est pas forcé, c’est une déférence sincère qu’il exprime là, car son père inspire le respect, un respect lourd et sombre qui faisait jaillir sa fierté quand il était enfant… Tant pis pour son père s’il veut garder le silence, il ne se soucie plus de lui, il laisse son regard couler sur la longue procession du soir au milieu de laquelle court une toute petite fille, les bras ouverts, comme un avion prêt à décoller, en riant aux éclats tandis qu’elle se précipite vers une femme et un jeune garçon. Il remarque aussi dans le flot des passants deux femmes de la paroisse, fidèles parmi les derniers fidèles à chanter le soir la litanie des vêpres à Santa Maria, Madre di Dio, prega per noi peccatori… deux vieilles femmes étonnamment joyeuses ce soir, elles rient franchement tout en cachant leur bouche de leurs mains, elles ne sont guère exubérantes d’ordinaire, quelle histoire peut tant les amuser ? Après l’avoir serrée dans ses bras, elle a soulevé sa fille pour la porter sur ses épaules, même si elle est trop lourde maintenant, elle est tellement heureuse, quelle enfant terrible, NE JAMAIS LA LACHER DES YEUX, elle entoure de ses mains les mollets soyeux de la petite, quelle intrépidité, que Dieu la protège ! Elle fait un signe à la jeune fille qu’elle a croisée tout à l’heure pour lui montrer qu’elle a retrouvé sa fille mais celle-ci ne la remarque même pas, son cœur brûle, écartelé entre la joie d’avoir croisé Giuseppe et le malheur d’avoir compris qu’elle ne l’intéresse pas, elle marche comme si de rien n’était entre Lisa qui s’est accrochée à son bras et Sara qui la taquine, elle tente d’accorder ce qui vient de se passer à ses sentiments, il a vraiment souri en me voyant, oui il a souri et elle voudrait s’arrêter à ce sourire, elle aimerait se dire qu’il avait sans doute une obligation pour s’échapper si vite, qu’il était peut-être vraiment pressé, mais quelque part en elle s’est inscrite l’indifférence de Giuseppe, une indifférence qui la meurtrit et elle mord sa bouche que tord l’envie de pleurer alors que Martina vient de les retrouver et leur suggère si on allait chez Zara ? Elles longent la terrasse où deux français boivent un cocktail rouge en faisant tinter les glaçons qui flottent dans leur verre, regardant sans se lasser l’incessant flux des passants qui remonte le Corso croisant l’incessant flux qui descend le Corso, devant la terrasse que vient de quitter Luca après que sa belle-mère est arrivée avec son demi-frère et sa demi-sœur, Luca qui se met à courir par la via Scopolas maintenant qu’il se trouve hors de portée de leur regard. Il rage contre les mots –- les seuls –- qu’a prononcés son père quand il s’est levé pour partir. Tout le sang qui monte à sa tête alors qu’il grimpe les ruelles de Castello. N’oublie pas que tu es mon fils ! Les cloches de la cathédrale sonnent et vibrent comme si elles vibraient dans sa tête. Pourquoi il a dit ça ? Est-ce qu’il se doute de quelque chose ? Sur le pas de sa porte, Carlo hume l’air du soir, sa douceur inattendue pour la fin février, ce serait donc vrai cette histoire de réchauffement climatique ? on pourrait presque installer des tables sur le trottoir… Combien de printemps encore gardera-t-il le restaurant ? Il se pose la question machinalement car pour l’instant il ne veut pas savoir, il préfère rester dans le flou. Ils ont pourtant commencé à parler de se retirer dans leur petite maison au village, presque dans la montagne, ce serait sans doute mieux pour sa femme qui se fatigue plus vite ces derniers temps, mais lui ne peut pas imaginer quitter la ville, le restaurant et ses clients qui sont devenus des amis au fil des ans… Comme il aime présenter sa carte aux nouveaux venus, parler des vins, servir de beaux poissons entiers qu’il va découper lui-même, retirant l’arrête centrale avec soin et levant des filets parfaits… Comment imaginer sa vie sans cette inspection méticuleuse avant le premier service pour vérifier la disposition des couverts, la netteté des nappes dont le tombé immaculé éclaire la salle aux boiseries sombres et donne au restaurant cette ambiance calme, authentique, comme le soulignent les guides qui mentionnent son établissement. Comment se passer de l’atmosphère particulière de certains dimanches soir quand les Atzeni, les Serra ou les Solinas viennent dîner plus tôt, parfois deux voire trois générations à table, une parenthèse qu’ils s’offrent de temps en temps avant d’entamer le rythme d’une nouvelle semaine… Si au moins leur fille voulait bien reprendre l’affaire. Il fait doux ce soir mais une brise fraîche souffle par intermittence, on ne va pas sortir de tables dehors. Sa femme l’appelle, il salue un jeune qu’il connaît de vue et rentre dans son restaurant en se disant que c’est encore trop tôt, beaucoup trop tôt. Il n’y a presque plus personne dans la rue, la grande vague de la passeggiatta s’est étirée jusqu’ici, elle s’y est disloquée       Giuseppe reste seul au milieu de la chaussée comment passer inaperçu quand la moitié de la ville le connaît depuis qu’il sait courir       toujours prête à murmurer l’avoir vu avec l’un ou l’une     ce n’est pas qu’on surveille         mais       on aime bien raconter les faits les gestes de chacun chacune       on est comme une grande famille       un grand corps pourtant personne n’a remarqué son trouble le soir du Carnaval       il le jurerait       sa joie de taper sur son tambour face au jeune gars qu’il connaît à peine       leurs fronts leurs joues peints en rouge     tapant ensemble sur leur tambour       joues rouges cerclées de blanc leur regard s’accrochant l’un à l’autre       tapant ensemble     frappant en rythme plus fort       stoppant le battement d’un regard       relançant leur battement       plus fort       leur rythme syncopé       battant       leurs yeux s’arrondissant       surpris     lui souriant sans défense       comme vaincu par cette synchronicité magnétique qui résonne entre eux       donnant son numéro       étonné     puis s’éclipsant     fuyant     trois nuits chamboulées à ne plus rien savoir       sachant maintenant qu’il ne fuira plus       qu’il va répondre au téléphone qui tremble contre sa cuisse       écouter Luca lui dire qu’il l’attend de l’autre côté de Castello       là où les réverbères sont rares       là où personne ne les reconnaitra       sans se douter que sa gorge se serrera quand Luca lui dira si tu veux puis ajoutera en tout cas je t’attendrai       après quoi il restera un instant immobile       comme étourdi      avant de s’élancer par les ruelles au-dessus du Corso       de courir là où une autre vie bat son plein comme le sang pulsé sous sa peau.

Codicille : à l’écoute de la proposition, c’est tout de suite l’idée de la passeggiatta qui s’est imposée, nourrie d’images, de souvenirs récents du dernier Carnaval en Sardaigne peu avant le confinement. Un premier jet assez long, puis d’autres ensuite comme des vagues allongeant et recouvrant en partie la première esquisse. Ça m’a fait penser parfois (même si c’est assez éloigné) à La ronde d’Arthur Schnitzler. Vers la fin, il apparaît que la ville est omnisciente et que ça pourrait être elle le narrateur.

 



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1ère mise en ligne 4 juillet 2020 et dernière modification le 18 novembre 2020.
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