le roman d’Anne Vanweddingen

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Formée au journalisme, je travaille dans une société d’auteurs et d’autrices depuis longtemps, j’écris depuis toujours. Dans des cahiers de brouillon, dans les marges, sur des papiers volants. L’atelier d’écriture Pousser la langue en 2019 et ses contraintes formelles ont été un moment de grand bonheur d’écriture. Aujourd’hui, je reprends mes cahiers, les cahiers à plumes et les autres. Je cours, j’écris, je travaille. Je cours sur les bords du trou noir comme sur les rives d’un vieux volcan.

12. intranquillité


proposition de départ

son corps couché d’une immobilité de surface son esprit chevauche aux quatre coins de son territoire est-ce un intrus est-ce un envahisseur des messagers parcourent la peau tendue menaces de débordement de démembrement
ses jambes dociles couchées bons chiens les pieds tranquilles calmes contrées lointaines dont les frontières s’estompent territoire fidèle toujours prêt à obéir rien à signaler

le dos et le torse ne font qu’un solidaires compacts intérieurs cachés rangés sous silence calme le ventre dort d’un sommeil profond qui soulève le drap menace diffuse comme un bruit au lointain

remontant le long de la colonne des ondes pulsent au loin le cœur cheval inquiet à l’approche du danger son galop résonne maintenant de sa fuite qui enfle

la gorge embouchure où se bousculent les messagers en déroute ennemi invisible les épaules armures bandées muscles de bois prêts à encaisser
bouche fermée étanche serrées les dents mâchoire verrouillée arrimée aux tempes os vibrants jusqu’à l’arrière du crâne c’est là mais c’est insaisissable
compter un deux trois quatre cinq les doigts pas bouger éteindre le bruit à l’intérieur apaiser le cheval voix amie sept huit neuf dix le souffle par le nez chut doucement un deux trois quatre le cœur aussi dompté un deux trois quatre cinq

la peur reflue quitte les os lâche sa proie champ de bataille sans victoire sans trophée un soupir profond les épaules baissent la garde les doigts se taisent le corps s’enfonce fatigué

codicille : traquer la peur dans le corps, insaisissable et pourtant si proche, essayer de dire les sensations, la lutte, le reflux sans victoire.

11. Papillons


proposition de départ

Les mains d’Alice papillonnent autour de son visage, elles semblent porter ses paroles, appuyant les mots de petits battements d’ailes et de gestes en forme de coupoles ou de volutes. Par moment, il leur arrive de s’emporter, d’échapper au fil de la conversation et de suivre leur vie de volatile. Leur ballet complexe finit alors par désarçonner l’interlocuteur qui ne sait plus qui -des mains ou du visage- parle, et où poser son regard. Un froncement de sourcils, un regard affolé les rappelle à l’ordre et les deux mains se posent alors sur les genoux, se retenant l’une à l’autre, s’empêchant, s’entraidant dans cette difficile discipline d’immobilité -ou plutôt de silence- qu’il faut désormais respecter. Pour peu que la conversation se poursuive, les papillons finiront par s’échapper et oublier leur bonne résolution de ne pas prendre part à la conversation. Alice parle. Un flux de paroles la saisit et mobilise tout son corps. On dirait que ça lui sort de partout, que ça la déborde. Comme s’il fallait rattraper le grand silence de toutes ces années. Tant d’histoires qu’elle a entendues et dont les mots se sont déposés en elle comme dans un lac qui ne demande maintenant qu’à déborder. Elle parle, et ses mains racontent aussi l’ivresse de la parole libérée. Avant, au temps du silence, il lui arrivait de s’asseoir les mains coincées sous les cuisses, comme pour les empêcher de bouger, comme pour les bâillonner. Avant, Alice écoutait les histoires autour d’elle. Il y avait les histoires racontées par les mots, celles qui se cachaient dans les silences et puis les autres, celles que les corps, que les mains disaient à leur façon.

Il y avait les mains du père qui ouvraient le journal d’un coup sec, le déployant comme un grand paravent derrière lequel de mystérieuses affaires s’exposaient dans de longues phrases noires et blanches. Les journaux laissaient des traces d’encre sur les doigts qui à leur tour imprimaient leur empreinte sur les bords blancs des pages de magazines ou des cahiers de devoir qu’il fallait vérifier. L’odeur du papier journal flottait quelques instants sur la joue que la grande main venait caresser ou faire mine de pincer doucement.

Il y avait les mains de la mère qui saisissaient les objets comme surpris dans leur sommeil. Dans leur brusquerie il y avait comme un jeu, un sens de la justesse qui ne s’embarrasse pas de formalités. Elle s’affairait, toujours pressée, imprimait un rythme que ses mains suivaient sans jamais trébucher. A moins que ce soit l’inverse. A moins qu’elle n’ait été guidée par ses deux acolytes, se laissant porter par les gestes précis qui s’exécutaient sans avoir besoin d’y penser. Le rituel hypnotique des pommes de terre. Le pouce de la main droite servait de butoir au petit couteau et la peau était creusée de sillons noircis de terre. De longs rubans bicolores se déposaient sur le journal étalé sur la table, saupoudrant les pages d’une poussière brune. "J’ai les mains cuites" disait-elle. Et elle montrait ses mains à la peau épaisse de tous ces gestes sans précaution. Les casseroles bouillonnantes étaient saisies à mains nues, sans crainte de l’eau qui faisait balloter le petit couvercle en fer blanc comme un canot sur une mer déchainée. Les pommes de terre déboulaient dans l’évier et étaient cueillies une à une pour être déposées dans le moulin du passe-vite. L’engin tournait à toute allure, sa tige rouge maintenue fermement comme un changement de vitesse et Alice suivait hypnotisée les filaments de purée jaune qui tombaient au fond du plat comme une neige lourde. "J’ai les mains cuites", disait la mère en riant, se moquant d’elle-même et de ses mains de crocodile avec une pointe de tendresse pour la peine endurée. Avec un peu de fierté aussi. La fierté de la petite fille à qui on demandait de tuer les poules, souvenirs racontés par les mains mimant le mouvement de torsion sur le cou de la bête dans un nuage de plumes affolées. Le moulin a terminé son office et les pommes de terre gisent dans le plat dans un amoncellement de petites mottes fumantes. Un doigt chargé du verdict s’enfonce dans la purée, l’index, celui qui porte sur sa face intérieure la trace jaune qui a l’odeur sucrée du tabac. L’index ne dit jamais rien d’autre : il manque toujours du sel.

Alice a des mains papillon. Elles volètent souvent de part et d’autre de son visage et il lui arrive de capter des regards qui cherchent à les saisir au vol et les ramener au bercail. Mais ça ne dure jamais longtemps car les mains d’Alice racontent des histoires qui prennent leur source dans un lac profond sur lequel flottent des images de poules sans têtes poursuivies par une petite fille ou des odeurs de papier mouillé.

Cet exercice sur les mains m’a rappelé une proposition de l’atelier Pousser la langue, « il elle fenêtre » et j’ai essayé de travailler sur une évocation à travers les époques, souvenirs augmentés de digressions et de fiction.

7. Elle partit


proposition de départ

Elle partit. Elle tire sur la porte qui se referme sans bruit. Elle regarde la petite clé dans sa main, elle est sans défense avec son minuscule pompon rouge qui a résisté à toutes les manipulations. Qu’en faire ? Elle fourre la clé dans sa poche, peut-être la jeter dans la première poubelle, on verra plus tard. Elle a plusieurs fois répété mentalement le moment du départ, imaginant que les premiers mètres qui l’éloigneraient de la maison seraient les plus difficiles à franchir. L’allée bétonnée entre les deux rangées d’hortensias roses et mauves concentraient dans son esprit, pour une raison qu’elle ne s’expliquait pas, toute la tension de la scène telle qu’elle se la représentait. Elle se voyait marcher entre les deux arbustes rondouillards, haie d’honneur qui donnait à la scène un poids dramatique qui la bouleversait. Mais elle n’avait pas pensé à la clé. Et voilà que, bousculée dans son scénario par le petit objet et son quolifichet, elle avait franchi l’allée sans même s’en rendre compte. Les hortensias n’avaient finalement été que des figurants sans emploi dans la scène du départ et elle se dit que décidément l’aventure commençait avec de tout petits détails. Elle est déjà au coin de la rue, inutile de se retourner maintenant la maison n’est plus en vue. Elle enregistre quelques images pour un album mental qu’elle feuillettera plus tard, le muret de pierres en partie descellées sur lequel des craies rouges et vertes ont tracé des chiffres et des lettres maladroites, le banc vert sur lequel elle ne s’est jamais assise. Il est très tôt, a-t-elle jamais parcouru la rue à cette heure du jour, elle n’en est pas sûre. Ce n’est ni l’heure de l’école ni celle des courses. Elle a vérifié l’horaire du bus hier, dans le petit livret tout écorné d’être manipulé quasi quotidiennement. Le premier est à 6h, elle a quitté la maison à 5h50, elle ne voulait pas risquer d’attendre trop longtemps. Eviter le malaise de ne pas savoir comment se tenir dans cette situation. Quelle contenance adopter avec cette valise incongrue dans un environnement aussi familier ? La rue est vide, elle pose sa valise au pied du poteau indicateur dont le sommet disparait dans la mousse rose du cerisier du Japon. Elle boutonne l’imperméable beige, laissant le col ouvert, et repositionne le foulard rose, elle n’a jamais perdu cette habitude, la boulangère le lui fait remarquer à chacune de ses visites. Le bruit de l’autobus qui descend le grand boulevard commence à poindre à l’horizon, aube nouvelle dont le bruit enfle dans le silence du matin. Elle empoigne sa valise au moment où le véhicule gris apparait au coin de la longue rue et observe son étendard jaune et noir qui grossit jusqu’à afficher son numéro 27 maintenant parfaitement lisible. Le bus vide s’arrête devant elle dans un bruit pneumatique que les enfants adorent imiter et tangue légèrement lorsqu’elle entre, sa carte de 10 voyages à la main. Il en reste 3. Le chauffeur la salue en silence. Elle est rassurée, ils ne se connaissent pas, du reste il n’a pas un regard à la valise qu’elle tient fermement contre sa jambe. Elle choisit une place dans le fond, une banquette pour deux, du côté opposé à la rue dont elle vient de déboucher, se forçant à tourner la tête pour la regarder pleinement, bien en face, à en observer tous les détails. La dernière maison de la rue sur la droite restera invisible, seul le banc vert sera témoin de son départ jusqu’à ce que l’autobus prenne son virage à gauche. Alors, elle se retourne et son corps, tendu dans le mouvement du départ depuis 5h50, consent enfin au départ. Le dos appuyé sur la banquette elle laisse les mouvements doux de l’autobus la bercer. La valise tangue contre sa jambe comme un animal confiant.

J’ai beaucoup aimé cet exercice. J’étais très impressionnée de voir comment, entre le passé simple de la proposition et le présent de la description, un personnage se dessinait et prenait son destin en main.

6. un certain george


proposition de départ

Il se cacherait derrière son prénom comme un arbre dans une forêt — quel luxe d’être un george parmi tous les autres— lui dont le destin aurait pour tropisme la disparition et l’effacement. Etre un george serait pour lui comme une cachette où il dissimulerait ses rêves d’anonymat, sa première couverture d’espion. Juventus et Nouristan pourraient être des faux jumeaux, garçon et fille nés le 18/05/2000. Vainqueurs de la première édition des olympiades écologiques lancée en 2020. Ou comment les jeunes gens et jeunes filles de la génération Z finirent par avoir raison du réchauffement climatique en lançant les jeux internationaux du CO2 dont l’objectif général était de limiter au maximum son empreinte carbone. Wanda est un personnage ayant réellement existé dans la fiction. Son nom, qui amalgame prénom, nom et surnom, flirte avec les miracles, la magie ou encore l’insubordination. Elle n’a que faire du qu’en dira-t-on, élève un cochon dans sa cave et a pour coach personnel un certain E.T. qui erre dans l’esprit de Wanda affublé d’une tenue humiliante de prof de gym, un training bleu strié de blanc et un sifflet autour du coup. Eugène. Il n’aimait pas son prénom et se faisait appeler Alfred, mais tout le monde l’appelait Freddy. Il n’a pas vécu assez longtemps pour être témoin de la réhabilitation de son prénom redevenu à la mode. Jacques Lacan serait le prénom d’un ermite très célèbre dans la région de Morlanwelz. Chacune de ses paroles était recueillie comme une parole d’or et il resterait à la postérité pour la plus grande partie de "Jacques a dit" jamais jouée sur terre. Charlie Mariano est coiffeur. Il s’est associé à Ricardo Patino, son meilleur ami, avec qui il avait fait ses études. Leur association est morte née après avoir vainement cherché comment nommer leur salon. "Chez Charlie et Ricardo", "Mariano-Patino coiffeurs" et même l’improbable "Chamaripa", aucune formule n’arrivait à concilier leurs styles résolument différents. Ils finirent par ouvrir deux salons à 250 mètres l’un de l’autre, "Drôles de dames" en hommage à un feuilleton des années 80 pour l’un et un sobre et mystérieux "Chez Mario" pour l’autre. Claude et Dominique, respectivement fille et fils de Geneviève (dite la troisième) avaient reçu à leur naissance de nombreux objets frappés à leurs prénoms : gourmettes, ceintures en cuir tressé, ronds de serviettes et même une panoplie de bols et tasses de taille diverses. Un amour maternel inconditionnel et systématique qui faisait de Geneviève une femme admirée par tous. La réalité était plus prosaïque et Geneviève avait longtemps dissimulé assez efficacement sa radinerie phénoménale. C’était une affaire unique : un artisan des Vosges qui soldait tout son stock d’articles nominatifs. Claude et Dominique étaient les deux prénoms unisexes dont il restait la plus grande diversité d’objets, à l’exception d’un coquetier au nom de Claude qui manquerait éternellement, mais elle s’en était tirée en ne cuisinant des oeufs à la coque que lorsque son fils était seul à la maison. La vérité serait dévoilée lorsque les deux enfants découvrirent, avec les objets qu’elle n’avait pas pu leur offrir (des plaques de faïences "A Claude" et "A Dominique" dont ils n’osèrent pas imaginer l’usage), la facture pour l’ensemble du stock qui datait de bien avant leur naissance. J’aurais pu vous parler aussi d’Adelaïde prénommée par consonance avec Aldéhyde par un père dont l’existence toute entière était dédiée à la chimie. Ou encore de momo le doyen, un chat que je ne connais pas mais dont je peux presque imaginer le voyage qu’il a parcouru de la serre originelle où il a vu le jour, élevé par sa mère à moitié sauvage dans un panier à linge inutilisé, jusqu’à ce verger contemporain où les chats nous font cadeau de leur amitié.

Je me suis bien amusée à jouer avec ces prénoms qui ont fini par déclencher des amalgames de souvenirs, de fiction et d’extrapolations. Pour écrire ce texte je me suis réinstallée dans wordpress, pour me mettre dans le sillage des précédents ateliers. J’avais apprécié de « sortir de mon bureau » et de me trouver dans un nouvel environnement numérique !

4. seule, ton doux, ton dur


proposition de départ

Elle s’accorde une pause. Le rituel commence bien avant que la cigarette soit allumée, il commence dans un changement de rythme, dans un léger empressement qui bouscule son activité d’abeille agitée. Le paquet n’est jamais loin, elle s’en empare sans cette rudesse qui d’habitude donne à ses mouvements une brutalité maladroite. Ses gestes sont fluides quand elle secoue le paquet pour en faire faillir une cigarette blanche. Le plaisir est déjà là, encore contenu il imprime une lenteur qui donne à la scène une sorte de lascivité. Lorsque la flamme dépose sur son visage une lueur dorée, tout son corps semble se libérer d’une tension qui s’envole dans une volute bleue. Chaque bouffée la gonfle d’une vie nouvelle, elle se connecte à une source secrète qui irrigue un monde intérieur qui nous est étranger. Sa présence vacille dans la fumée qui l’enveloppe, le brouillard estompe les contours de son corps. La fumée se fait complice, elle l’emporte comme un tapis volant dans un autre monde où pour quelques minutes elle sera hors d’atteinte. Des sourires viennent fugacement nous donner des nouvelles de son voyage. Des gestes lui échappent parfois, des bribes de conversations intérieures que nous observons de loin. Chaque bouffée remet la machine du rêve en route. Son voyage laisse des traces jaunes et grasses sur les meubles de la maison. Elle nous quitte le temps d’une cigarette et le soir son odeur est sucrée de tabac.

Nous avons fini par repérer les signes du basculement. Un empressement, presque imperceptible, et puis, au moment de saisir le paquet, un voile dans le regard. Le craquement de l’allumette nous fige tandis qu’elle bascule. Elle nous quitte. Elle suit un chant que nous n’entendons pas et nous assistons impuissants à l’illusion qui l’emporte. Nous sommes maintenus à distance, la fumée est comme un écran infranchissable. Elle fuit, se barricade dans un lieu hors d’atteinte. Une bulle de verre incassable la maintient hors de notre portée et aucune parole, aucun cri ne peut l’atteindre. Des sourires, des gestes, des exclamations lui échappent parfois, brèves illusions d’une intensité retrouvée. Ses fuites se font plus fréquentes et elle doit puiser dans son corps fatigué l’énergie de ses voyages. Ses traits marqués ne laissent aucun doute sur le prix à payer. Elle fuit dans un rêve qui la ramène inexorablement à la réalité qui lui fait horreur. La brève ivresse laisse vite place à un désespoir plus grand encore et chaque retour lui enlève un peu de ses forces. Sur les meubles, des traces jaunes et grasses marquent son passage. Nous les suivons comme les stations d’un chemin de croix qui mène inexorablement à la mort. La fumée l’enveloppe comme un linceul qui drape son corps émacié. La fumée nous pique les yeux.

Codicille : Un personnage bascule dans sa vie intérieure, décrit avec douceur ou dureté, au gré de l’inquiétude ou de l’empathie qu’il suscite chez son observateur.

2. la casquette blanche


proposition de départ

C’est le coin du portemanteau et des parapluies qui parle. Qui a une vue imprenable sur la table de réunion ; de toutes façons pas d’autres choses à voir de ce point de vue. Sauf quand la porte est ouverte et que celle de la cuisine l’est aussi, alors un certain angle s’ouvre sur le frigo et sur une portion du plan de travail, parfois il y a une théière qui bout ou du gâteau qui traine. On a le paysage qu’on peut. Tout le monde entre au même moment, troupeau toujours à l’heure, à quelques secondes près mais quoi qu’il en soit jamais en retard, 9h00 pile. Et puis il y a celui qui arrive toujours après le début de la réunion. Pas longtemps après mais systématiquement après. Un sourire désolé, je suis impardonnable, ah lala, quel étourdi et un petit haussement de sourcils mais ce n’est pas si grave avant de s’asseoir finalement l’heure de la réunion c’est 9h05, hein rires ou clin d’œil à la cantonade. Lui c’est le dos argenté (chez les gorilles le mâle alpha a le dos argenté) qui a réussi à imprimer sa marque sur tout le groupe, un peu comme s’il avait pissé dans un coin (ne pas penser ça !). Ce jour-là, quelque chose ne tourne pas rond. Je ne sais pas si je l’ai senti tout de suite, j’aimerai dire qu’il y avait un truc dans l’air mais franchement ce serait mentir, ce serait pour installer un peu de suspense, une sorte de figure de style. Bref, tout le monde est assis, le dos argenté arrive et la réunion commence. C’est un tour de table où chacun raconte son projet en cours. Quand c’est à son tour, je parle du dos argenté, comme par hasard ça prend trois fois plus de temps, avec intro, rappel des épisodes précédents, suspense sur le prochain nœud dramatique, regards gourmands sur l’assemblée vous ne devinerez jamais et toujours une nouvelle qui va nous en boucher un coin. Ca fait des années que ça dure. Tout le monde souffre mais pas une protestation. L’emprise. Patiemment entretenue par tous les petits jeux de pouvoir et l’arrivée en retard systématique et d’autres choses que je ne peux que supposer ou déduire des bribes de conversations que je saisis. Après la palabre interminable que personne n’arrive à interrompre, vient la conclusion toujours identique : le projet n’est pas encore mûr, il faut le reporter. Des mois que le projet est reporté jusqu’à la semaine prochaine. Même le boss n’y peut rien, c’est comme un cauchemar un peu mou dans lequel ils seraient tous englués. Et voilà qu’aujourd’hui il s’est passé un truc, un grain de sable qui a tout fait capoter. Par quoi commencer ? Était-ce la casquette ? Ou le léger décalage dans l’arrivée des uns et des autres ? La fille du service communication est arrivée juste un peu avant le troupeau, ce qu’elle ne fait jamais. Elle avait une casquette Nike blanche sur la tête, ça lui donnait un air sportif que personne ne lui connaissait. Elle s’est postée près du porte-manteau, association libre avec sa casquette peut-être. Toujours est-il que ce n’était pas sa place habituelle, en général elle s’installe à un des bords de la table, une place un peu modeste, pas au centre mais pas trop loin des centres de gravité hiérarchiques. Premier grain de sable. Et quand le dos argenté est arrivé sa place habituelle était libre (personne n’aurait osé) mais tous les autres étaient décalés. Du coup, léger froissement de sourcils mais pas le même que d’habitude sur le mode mais, euh, que se passe-t-il ici, rien de triomphant, et la tirade de la réunion qui commence à 9h05 est même passée à la trappe. A partir de là, tout est parti en vrille, comme si le décalage avait remonté un mécanisme d’une machine impossible à arrêter. Voilà le boss qui prend les choses en main et qui passe la parole à la fille à la casquette. Elle s’exécute, tout le monde écoute sa présentation, approbation générale dans l’air, comme si on venait de découvrir sa présence. Du coup, le boss surfe sur cette vague d’énergie et lui confie le budget du mois. Le tour de table se poursuit, et de fil en aiguille on sent que chacun se gonfle d’une énergie nouvelle. Arrive son tour, je parle du dos argenté, et normalement là tout le monde se tait, une espèce de chape pèse sur les épaules de toute l’assemblée, on les voit presque s’affaisser légèrement sous le poids. On est tellement aguerri à ce jeu qu’on réagit aux infimes variations de tonalité, aux moues du visage qu’on a appris à décoder, c’est surtout dans la bouche avec cette moue un peu gourmande de l’enfant tyrannique. Mais aujourd’hui, mercredi 18 mars, lorsqu’il prend la parole ça ne fonctionne pas comme d’habitude. Les mots sont bien les mêmes mais aucun d’eux ne semble atteindre sa cible. Ses yeux balaient l’assemblée cherchant les appuis pour poser son discours et surtout cherchant son regard à elle, celle qui est maintenant la fille à la casquette et qui n’est plus dans son périmètre de vision. Sans cet échange de regard désormais impossible un voile se dissipe sur l’assemblée, et les mots qu’il prononce se révèlent dans toute leur crue banalité : celle d’un petit usurpateur qui camouflait son incompétence dans un grand nuage de fumée. Le silence qui suivit ses derniers mots fut peut-être le moment le plus cruel et lorsque tous se levèrent pour quitter la salle, le fameux projet qui les avait tenus en haleine de semaine en semaine, s’était dissous dans le brouhaha du départ. Dès ce jour, une page s’est tournée et les réunions du mercredi n’ont plus jamais été les mêmes. Quelle histoire !

Codicille : toujours cette idée des êtres plats qui prennent consistance par l’effet d’un accident, d’une petite faille dans leur vie par laquelle le désir s’introduit. Construire un personnage c’est un peu la même opération. Ce n’est pas facile. Et puis j’ai réalisé que je suivais la casquette blanche, comme Alice suivait un lapin blanc. Et voilà que le personnage a choisi son prénom.

1. 8h35


proposition de départ

L’annonce du train de 8h33 plane encore dans le grand hall. La foule s’écoule dans tous les interstices de la gare comme une pieuvre paresseuse dont les bras se déploient jusqu’à l’extérieur du bâtiment. Un pseudopode se détache vers le quai n°9, destination Dinant, et est absorbé par l’escalier roulant. Dans un halo de pensées sautillantes sous une casquette blanche, une femme approche de la gare et s’apprête à se fondre dans la pieuvre. L’image d’une paire de Nike Vaporfly verte fluo apparait dans son esprit, comme produite par les foulées souples et rapides de son pas (elle imagine souvent son cinéma intérieur alimenté par l’énergie du mouvement de ses jambes, comme une dynamo personnelle). La paire de basket sème le trouble dans ses pensées qui un instant plus tôt étaient toute entières consacrées à la traditionnelle et redoutée réunion du mercredi. Au rythme de ses pas, les images de la salle de réunion et de ses collègues perdent leur consistance et finissent pas se dissoudre. Elle se voit maintenant en train de courir, course imaginaire faite de la fusion de plusieurs souvenirs. Une légère euphorie, bien réelle celle-là, se diffuse et elle peut presque ressentir la jubilation du corps qui se déploie dans l’effort. L’entrée du hall n’est plus qu’à 400 mètres (précisément la distance d’un tour de piste), insensiblement son pas s’accélère, et voici maintenant que les 3 personnes qui la précèdent vers la ligne d’arrivée imaginaire deviennent les figurantes innocentes d’une course sans merci. A 8h34, la casquette blanche s’apprête à franchir victorieuse la ligne d’arrivée à l’instant précis ou retentit l’annonce du train pour Liège. La voici qui fait son entrée dans le grand hall et rejoint le flux des voyageurs un sourire complice sur les lèvres. Dans son sillage, un nuage d’hormones reste quelques instants en suspension et les quelques passants qui traversent ce ruban invisible voient l’ordonnancement de leurs pensées brièvement bouleversé par les puissantes dopamines et endorphines. Chez l’une, un début de roman sans cesse ruminé et éternellement recommencé est maintenant électrisé, quelques mots se réagencent et les phrases se déploient dans toute leur évidence. Dans d’autres têtes, des préoccupations se réordonnent, ici une idée de vacance, là une envie de grand air, chez toutes un sentiment de puissante sérénité. La foule est comme un être vivant qui prend formes au gré des accidents de son parcours et les êtres qui la composent se fondent brièvement dans la masse avant de reprendre un parcours solitaire ou de composer un autre être complexe. Leurs pensées sont autant de mondes en perpétuelle création qui se tissent de souvenirs, de sensations ou même de ruminations. Il est 8h35, la pieuvre disparait, retourne se cacher dans son antre jusqu’à la prochaine vague de voyageurs qui la fera naître.

Codicille. Ce qui m’a inspirée : les réflexions de Donna Haraway qui remplace l’individu comme plus petite unité du vivant par la relation. Celle que nous entretenons avec les autres vivants mais aussi, pourquoi pas, les autres inanimés. J’avais donc envie d’essayer de décrire des interrelations et de faire du narrateur omniscient un haut-parleur bienveillant à moins que ce ne soit la gare elle-même. J’ai aussi pensé à Queneau et sa description, dans « Le chiendent », d’un être plat qui prend de l’épaisseur avec l’intrusion, dans sa vie mécanique et insipide, d’un événement apparemment minime. Pas sûre d’être arrivée à mobiliser toutes ces ressources…

 



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1ère mise en ligne 5 juillet 2020 et dernière modification le 14 septembre 2020.
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