le roman de Gracia Bejjani

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Gracia Bejjani quitte sa terre natale le Liban à 20 ans, après un autodafé de tous ses textes de jeunesse. Geste fondateur : donner une autre perspective à son écriture à laquelle elle dédie tout le temps que lui laisse une vie professionnelle très chargée. De manière récurrente mais non exclusive, ses écrits portent « naturellement » sur la guerre, l’exil, l’identité, le lien.

Textes brefs, récits, romans mais aussi photos-textes, vidéos-écritures, poésies.

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6. Élie


proposition de départ

Laych Élie ? Laych mich Elias ? Laych bel-frensséoué ? Men chou btestehé ? Chou, btestehé men el-arabé ouallah ? Mais Carmen n’a pas cédé à la voix de sa belle-mère. On l’appellera Élie. Elias dans les registres, Élie dans la vie, c’est ma condition. Tu tenais ton compromis avec la tradition : tu avais accepté de nommer ton aîné du prénom du grand-père. Elias, Élie, quelle différence ? Même prénom en version française pour la bonne équité culturelle, Orient/Occident. Élie, Elias et alors ? Les Paul ne s’appellent pas Boulos, ni les Pierre, Boutros. Les mêmes pourtant d’une langue à l’autre. Ni les Jean, Youhanna. Pourquoi pas Élie ? Carmen s’est justifiée devant Joséphine, patience et tact pour éviter le conflit avec sa belle-mère. Mes enfants, s’ils quittent le Liban. Oui qui sait. France. Ou ailleurs. Pourquoi leur compliquer la vie ? Je ne veux pas qu’on trébuche sur leur prénom. Qu’on écorche leurs syllabes. Pourquoi leur imposer ces prénoms signés d’avance. Et non, je ne trahis pas mon pays, non, tu exagères. Ce jour-là, Joséphine s’est contentée d’un hochement de tête et de vagues réponses mâchouillées. P’vrai s’beau Elias p’d’accord. Ses petits yeux plus petits que jamais de noirceur contrariée. Elle n’a pas contredit Carmen, mais un Elias lui échappe de temps en temps quand elle parle à son petit-fils, comme pour faire chanter ses origines. Puis tu te reprends, pour ménager votre lien, moins par affection pour Carmen que pour rester proche de ton fils, la lumière de tes yeux. Ton Farid, ton « unique ». Fière de ta langue qui noue noms et sens. Ta belle, puissante langue. Tu ne comprends pas la honte de Carmen, pourquoi cette honte de l’arabe, déformer Elias en Élie ? Joséphine se vante encore de son intuition, appeler son fils Farid « unique », sans savoir à sa naissance qu’elle n’aura pas d’autres garçons. Tu as pourtant essayé : cinq filles et lui, l’unique. Avant toi, ta mère, une série de six filles. Hérédité ou malédiction que d’être privées de fils dans un pays où seuls les garçons sont attendus, désirés ? Joséphine la benjamine porte le prénom destiné depuis le début au fils jamais né. Ce double, ce frère-fantôme qu’elle n’a pas eu : le Joseph de ses parents. Elle a son caractère Carmen, tu la voudrais plus docile, être sûre qu’elle rendra ton Farid heureux. Faut dire que ton unique a bien choisi sa femme, Carmen sait faire des garçons. Mais bon, rien que des garçons. Les jumeaux, deux de plus, s’ils avaient pu naître.
Guy et Gérard. Pas la peine d’essayer, mes jumeaux auront des prénoms français. Carmen a refusé toute discussion pendant ses 5 mois de grossesse. Mari, parents, belle-famille personne pour comprendre son choix. Tu l’écriras comment Guy en arabe ? Ce G qui n’existe pas dans notre alphabet, tu feras comment ? Ça donnera quoi à l’écrit ? Tu y as pensé ? Ils ne se trompaient pas, tu le savais. Vivre d’un prénom impossible en langue maternelle ? Tu avais le sentiment d’arracher ton enfant à sa culture. Tu y pensais bien sûr, mais c’était trop tard, Guy et Gérard existaient en toi avec leurs prénoms. Comme une fatalité impossible à rompre. Carmen trouvait ce double G. adapté aux jumeaux. Elle en parlait devant son mari. Tu l’entends ? G. pour Guy, G. Pour Gérard ; comme jumeaux phonétiques. Même lettre même êtres, mais différents. Tu l’entends ? C’est beau non ? Jusqu’au jour où. Depuis. Ce jour où. Et depuis. Depuis. En sont-ils morts ? Morts avant d’être nommés ? Morts d’être mal nommés ? Tu tournes autour de cette peur depuis que tu as perdu Guy, Gérard. De quelle faute tu demandes à être absoute ? Qu’espères-tu des mots ici, qu’attends-tu de moi sur cette page ?

Codicille :
Le prénom, comme histoire de vie, nous raconte, nous dit langue originelle.
Le prénom, comme cri lancé par les parents au monde.
Le prénom, son lien à l’identité, la singularité. Entre deux cultures, quels échos poursuivre ?

5. gestes SMS


proposition de départ
1

L’iPhone prolonge la main de l’adolescent de son ossature métallique. Tenu sans effort. Le portable ne tombera pas, comme galvanisé par le regard immobile du jeune homme qui effleure l’écran, ne sourcille pas. Écrire aux anges des mots d’à peine.

2

Elle le tient des deux mains comme offrande et du pouce brasse l’écran. Quand elle réfléchit, elle s’immobilise regard diagonal, lèvres rentrées. Puis subite frénésie pour ne pas perdre le flux des mots. Aussitôt le remet dans sa poche qu’elle tapote souvent, gentiment. Pour vérifier.

3

Il marche secoue la coque comme torche devant, bras haut de noyé ou de conquérant traversant l’invisible. Puis revient corriger les mots que son doigt balbutie, maladresse de jambes en mouvement. Du pied, il cherche la marche où ne pas trébucher avant d’appuyer sur enter.

4

L’écran dépasse de ses mains jointes, comme prosaïque prière, le doigt picore ses graines de lettres. Le visage appliqué surveille l’écran pour éviter toute faute, long labeur. Elle compose comme avant sur sa machine à écrire, geste brusque de marteau-clou, comme s’il fallait cette rudesse pour faire forme.

5

Main tordue à la perpendiculaire, pour ne pas être lue par le passager à sa gauche. Elle se méfie, il n’a rien d’autre pour le distraire de son trajet, rien d’autre que de l’épier du coin de l’œil. Elle cherche de biais les touches qui semblent se superposer comme en flanc de montagne.

6

Elle écrit, efface, écrit, efface. Les mêmes phrases, comme si l’écran possédait une mémoire ou des automatismes d’humains. Elle se rétracte, se souvenant de leurs dernières disputes quand elle lui envoyait par SMS ce qu’elle n’arrivait pas à formuler face à ses yeux. Pour ne pas supprimer à nouveau, elle change le destinataire, s’auto-envoie ses jets de colères. L’essentiel est de dire, non ? Apaisée, elle range le téléphone dans sa poche arrière, loin de toute tentation.

7

Ils se tiennent se soutiennent, corps contre corps chaloupant. T’as pensé quoi, toi, du concert ? Mais la soudaine vibration en paume le détourne aussitôt de la réponse de son ami. Taper rapidement deux phrases sans ponctuation, en réplique au message reçu. Puis se retourner. Hein, tu disais ? On parlait de quoi déjà ? Mais il ne voit que tête penchée à sa gauche, crâne à son tour pris, main-écran d’à côté.

8

Elle slalome comme sur patins de glace depuis qu’elle a appris à faire glisser le doigt sur l’écran pour tracer les mots. Fluide geste. Elle chante presque ses messages. Parfois, elle pense aux pistes de ski. Aux rallyes de voitures quand le métro accélère, la secoue mouvements.

9

Le plus à distance possible pour voir le texte grignoter l’écran. Index droit, à l’exacte perpendiculaire de la surface lumineuse, il tape de ce seul doigt, les autres sont aux manettes qui éloignent la coque, la rapprochent, jouent avec les reflets. Et lui front haut, yeux tendus de paupières, vérifie. Reprend texto comme courrier : « bonjour, je vous écris au sujet de… »

10

Elle a toujours critiqué les autres, accros de leur mobile : comment montrer sa différence ? Elle qui, de tout le trajet, ne quittera pas les touches. Elle n’écrit pas de SMS elle, mais des poèmes, comment le signifier ? Lever le regard vers le plafond, y chercher l’inspiration mais une inspiration qui se raconte aux alentours. Suffit-il de penser pour se démarquer de ceux qui textotent ? Quelle posture affirmerait le j’écris moi messieurs dames, je ne bavarde pas inutile.

Codicille : j’aime regarder les mains, des générations de mains. Que font les mains quand nous ne faisons rien ? Ici, trajets de métro.

Aujourd’hui, gestes SMS.

 



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1ère mise en ligne 14 juillet 2020 et dernière modification le 22 juillet 2020.
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