Vanessa Morisset | MASHUP

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14. LAURA


proposition de départ
« Qui charment nos âmes envahies par la mélancolie »
Jacques Higelin

— Salut Laura.
— ….Chink chunk… je, brrrrrrrrrrrrr
— On m’a demandé de faire parler un mort, alors j’ai pensé à unE morte, à toi.
— ROoOoOo bing ! bing !… bang… yes
— Ah chouette alors, mais ne t’emballe pas, c’est pour parler surtout de ce que j’écris.
— …Je scrichchchchchcch aber bizzzzzz… pouf…
— Oui, je sais bien, j’aurais pu demander à ma grand-mère, mais tu vois, elle n’aurait pas été objective. D’abord, elle m’aurait appelé « lapin » devant tout le monde, elle aurait dit « lapin, c’est formidable ce que tu écris, comme tout ce que tu fais, toujours », et moi j’aurais eu envie de la prendre dans mes bras. Que toi, je ne te connais pas. Enfin, pas de ton vivant, car tu sais bien, je viens souvent par là, te voir, quand je fais une balade au cimetière, je passe dans ton coin, je m’arrête et je pense à toi, à ce que tu fais là, à la raison pour laquelle tu es à Paris.
— Bam boum…. & wikipédia now je suis.
— Toi tu écrivais bien, j’en suis certaine.
— Sloup of traduction achpapa…
— C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles j’ai eu envie de te faire parler, toi. Tu as vécu à une époque où les femmes intellectuelles n’avaient pour la plupart pas de visibilité dans leur activité, elles oeuvraient dans l’espace domestique, pour leur mari, leurs fils, qui ont été reconnus eux seuls pour le travail en commun. Et encore, toi, ça va, tu as eu de la chance de ce point de vue là.
— Boum….JeannnnnProustttttttttt… clac
— Exactement ! J’aurais pu aller la voir aussi, mais elle me fait peur, elle est trop forte. Toi aussi tu es forte mais tu m’impressionnes moins. Peut-être à cause de ton prénom qui ne semble pas appartenir au XIXe siècle, quand tu es née. Tes parents étaient des visionnaires ! Ce prénom est encore actuel. Il me rappelle une chanson que tu ne dois pas connaitre. Souvent, les situations, les personnes me rappellent des chansons. Notre conversation m’en rappelle une autre qui fait danser de morts sur un air de bastringue. Un jour, un ami, mort lui aussi, m’a dit, ce serait tellement mieux si chaque moment de la vie avait sa bande son.
— BIIIIIIIIIIIIIP
— Ce que tu me dis là me fait bien plaisir. En effet, les sons m’intéressent, en particulier la manière dont l’écriture les a figés en onomatopées.
— I scratch…
— Et aussi le cinéma, oui, c’est vrai, plus que la littérature que je connais mal, enfin peu.
— Grrr…bam… not Kommunistischen ding…
— Tu trouves que ce que j’écris n’est pas assez politique, je suis d’accord, mais je ne sais pas comment faire.
— Nnnnnnnn…llllllLOLlllll… N3… splatch
— Je ne te le fais pas dire, ton père a pu écrire parfois des choses très drôles, et je ne doute pas un instant que tu aimais également rigoler, au-delà de la mort radicale que t’es choisi.
— BOUM
— Tu ne me trouves pas assez radicale ? Là j’essaie, non ?
— BOUM ?
— La suite ? Je ne sais pas où je vais, je tâtonne, tu l’as bien deviné. Dis-moi, que vont devenir les personnages que j’ai commencé à mettre en place ?
— In VRAC und paf.
— Même si l’ensemble reste en désordre, même un peu décousu, ce n’est pas grave ? Tu me rassures beaucoup. Merci Laura. Tu sais, rien que ton nom me fait rêver.

Alors vous croyiez quoi ?! Que ça allait être facile de faire parler les morts ? Qu’ils allaient nous dire : « Ah, j’adore que ce que vous écrivez, bravo les vivants » et qu’on allait d’emblée comprendre leurs paroles ? « Dans ton numéro 3, il y a ceci cela qui ne va pas, dans ton 6, ça s’arrange pas… ». Non, les morts, ça s’apprivoise, ça s’écoute patiemment, parce qu’il nous faut entendre leurs voix qui remontent du fond des années, des cendres et des tombes, d’entre les pierres et les boîtes, les racines d’arbres et de sous les fleurs en plastique, les souvenirs, obstacles à travers lesquels elles peinent à se frayer un chemin. Les morts savant tout, mais ne peuvent être entendus comme ils le souhaiteraient. Cela n’arrive-il pas aussi aux vivants ? Ma référence absolue en matière de communication avec les défunts est un morceau de littérature qui un jour est devenu autobiographique, une conversation au téléphone du narrateur de la Recherche avec sa grand-mère, dont voix semble si lointaine qu’elle devient une prémonition de sa mort. Et puis le « Ich Sterbe » de Nathalie Sarraute… elle qui n’est jamais bien loin dans mon coeur et dans mes pensées.

13. SENSE DATA ( Titouan EN VRAC, encore)


proposition de départ
« Je me suis soûlé en l’écoutant.
L’alcool fait oublier le temps.
Je me suis réveillé en sentant
Des baisers sur mon front brûlant (2x) »
Jeanne Moreau & cie

Le fait qu’une voiture klaxonne dans la rue plonge soudain le salon dans une autre ambiance, le fait que hein, quoi, quand sommes-nous donc, déjà le matin, le fait que les rayons du soleil passent par les trous en haut des rideaux, aujourd’hui est un autre jour, le fait que ça cogne dans la tête le rappelle, et aussi les événements de la veille, mais quelle soirée, quelle nuit de débauche, quelle cuite, le fait d’avoir tant et tant bu, comme à l’époque de l’adolescence, pour les anniversaires, pour fêter le bac, car le fait qu’il a eu son bac, ça c’est cool, ça fait plaisir aux parents, ça permet la suite, la vie, sa vie, et celle de ses potes, ah les potes, le fait qu’ils adorent l’ivresse, que chaque occasion est bonne, surtout que maintenant c’est les vacances, le fait qu’on soit en vacances d’été, quoique l’hiver aussi, le fait que les soirs d’hiver on fait la fête aussi, le fait qu’un soir de Noël ils étaient sortis toute la nuit après le repas familial, le fait qu’ils avaient dû chacun diner de son côté mais après s’étaient retrouvés après, le fait que ce soir-là ils avaient tant bu au point d’ouvrir la portière de la bagnole, vomir, et repartir de plus belle de boîte de nuit en boîte de nuit, le fait que les boites de nuit sont ouvertes les nuits de 24 décembre, heureusement, le fait qu’ils aient tant et tant bu hier soir rappelle comme la totalité de ces moments passés ensemble, partagés, le fait qu’ils se connaissent depuis l’enfance, le fait qu’ils ont été au fil du temps copains, camarades, amis, amants, amoureux, ivres, défoncés, fous et toujours ensemble, comme en ce matin d’été, le fait que le soleil brille fort illumine et chauffe la pièce par le haut des rideaux, voilà le pourquoi d’être juste en slip, le fait d’avoir tant et tant bu, voilà le pourquoi d’être couché sur le tapis du salon, le fait qu’il est cradingue ce tapis, le fait que l’autre soit vautrée sur le canapé en pleins rêves, le fait qu’elle ait un verre vide suspendu au bout des doigts en dit long sur les quantités d’alcool ingurgitée, en bavardant, en rigolant, jusqu’au sommeil, le fait que chacun semble être tombé raide endormi, dans la position où il était, comme un arrêt sur image, le fait qu’il en manque un, le fait que le troisième larron a disparu, trop ivre, où est-il, le fait qu’un petit vent frais souffle dehors, le fait qu’on a besoin d’air, de respirer à fond, le fait qu’il y a une chaise longue sur le balcon, il a dû dormir là-bas, le fait qu’ils aient tant et tant bu et tant et tant parlé, parlé de la suite sans rien se promettre, de ce qu’ils allaient devenir après, le fait qu’ils seront moins libres, beaucoup moins, le fait que dans la vie d’adulte la vie économique emporte tout, ne laisse plus le temps de rien, mais là, maintenant, le fait que le soleil brille déjà annonce une belle journée de vacances à rien foutre, le fait que leur réplique culte « Qu’est-ce que tu fais demain ? Rien bien sûr », est encore pour quelques semaines en vigueur, il faut reconnaitre, c’est vrai, le fait qu’on n’a pas envie de bouger, pas envie de grandir, pas envie de vieillir, juste rester comme cela, et puis le fait que maintenant ça sent bon le pain grillé, mais qui s’est levé pour préparer un petit-déj, donne envie de faire durer la jeunesse éternellement.

Difficile après avoir commencé de lire Lucy Ellmann (quel livre et quel traducteur héroïque !) de ne pas tomber dans le mimétisme ou inversement de ne pas s’éloigner de la consigne en partant trop dans la narration de son histoire. Pour ma part, je me suis prise d’affection pour l’incorrigible Titouan Berthier, 18 ans, pratiquant dès qu’il le peut le binge drinking, alors j’ai repris et amplifié sa dernière cuite du point de vue de la multiplicité des « fact that », des données, des constats. J’oubliais, « Qu’est-ce que tu fais demain ? Rien bien sûr », vient de La Maman et la putain.

12. Titouan EN VRAC


proposition de départ

en haut des rideaux épais juste dans les interstices réguliers entre la tringle et les anneaux des rayons d’un soleil d’un midi d’été transpercent l’espace poudré de poussière suspendue

waouh la puissance de la lumière qui m’arrive droit sur l’oeil et appuie jusqu’au fin fond de mon cerveau cuité

combien de bouteilles de gin et de tonic y sont passées pour rendre cette tête et ce corps si lourds à tourner pourtant à peine

les poils du tapis chatouillent trop la narine enfouie tandis que l’autre est bouchée faut faire quelque chose

demi-tour du dos maintenant à plat sur le sol mais que c’est dur une fois les poils écrasés sous les quatre-vingts kilos

et d’ailleurs où suis-je

agression de la narine enfin dégagée par une effluve d’alcool à brûler putain c’est à côté c’est quoi c’est transparent petit rond petit trou qui mène au cul de la bouteille vide ah oui à la chaîne les gin-to mais quelle soirée

scan en rase motte dans le tapis une godasse plus loin un cendrier avec des clopes à moitié fumées qui dépassent et éparpillés des biscuits apéritifs en morceaux ça fout la nausée

et là au bout du t-shirt mais quoi donc j’ai enlevé mon froc y a que le tissu noir du slip les longues jambes velues puis une spatule blanche côtelée une deuxième en canard au moins je reconnais mes pieds

même si dans la tête ça cogne

même si dans la bouche ça pique

papilles dressées contrastant avec la grosse langue avachie qui empêche de dire un mot

il faudrait juste un peu d’eau pour éteindre ce feu à l’intérieur dans les joues dans la gorge le long de l’oesophage et jusque dans le bide mais impossible de me redresser

mais alors quelle cuite

Mon rapport au corps dans l’écriture, c’est Artaud, mais Artaud tel que je l’ai relu il y a 4 ans lors de ma première participation à ces ateliers. Je l’avais lu des années auparavant, étant étudiante, par le biais de Deleuze et de sa théorie du corps sans organes dans les Mille Plateaux, mais pas vraiment compris, ou enfin compris comme Jacques Rivière le fait, lui qui dit à Artaud c’est bien mais maintenant va falloir réorganiser tout ça. Ma relecture d’Artaud je m’en souviens très bien avait été un choc et avait tout changé dans ma manière d’envisager l’écriture.

3. BIIIIIIIP (Do Brasil - comme on dit)


proposition de départ
BIP court (« nouvelle »)

L’avion de la rouge compagnie LATAM-Airlines-Brasil décolle le long de la mer.
Pour les passagers installés du bon côté, la vue plongeante au bout de l’aile qui s’incline en virage permet de voir une dernière fois la ville, et en eux-mêmes, à travers le hublot.
Magnolia aimerait bien aussi pouvoir rêvasser, car elle a le pressentiment qu’elle ne reviendra jamais. Mais elle est trop occupée par la préparation du premier service, celui de l’apéritif. Champagne, ou jus de pomme.

BIP long (« roman »)

L’avion de la rouge compagnie LATAM-Airlines-Brasil décolle le long de la mer. Pour les passagers installés du bon côté, la vue plongeante au bout de l’aile qui s’incline en virage permet de voir une dernière fois la ville, et en eux-mêmes, à travers le hublot.

Rang 5. « J’ai regardé la baie, en bas, où il y a quelques heures on se baignait et tu me disais dans l’eau turquoise ton avion décollera dans ce sens-là parce que le vent vient de face aujourd’hui. Les autres jours on les avaient observées, ces trajectoires, suivant la courbe de la baie, ou tout droit vers le large. Et aussi les couleurs vives des carlingues d’ici, tu disais, à l’âge du mécénat et du naming il y a l’avion chocolat Kinder, l’avion rouge-à-lèvres DIOR, on rigolait, on était dans l’eau. Maintenant j’imagine ceux qui y sont encore et regardent au loin les avions décoller à la chaîne, un qui est prêt, un autre qui tourne, celui de devant a allumé ses lumières et s’élance, c’est le mien, moteur à fond, il accélère sur la piste jusqu’au moment où l’avant s’incline et ne touche déjà plus le sol tandis que l’arrière y reste collé une seconde encore. J’ai vu la baie, j’ai vu la plage, les baies, les plages, immenses, pour être plus exacte, et puis la mer, plus rien que l’eau et des traces blanches derrière trois bateaux, non, encore une fois Rio en sens inverse, après le demi-tour de l’avion vers le Nord. Tu me manques déjà ». (Message coincé dans une boite d’envoi jusqu’à la prochaine escale).

L’appareil continue d’effectuer un de ces virages qui donnent l’impression que son aile va toucher l’eau.

Rang 8. « Dans les rues ou dans les airs, Rio est bien difficile à saisir pour une personne qui comme moi viens d’une campagne au courant de rien et est contrainte d’y retourner. »

A l’horizon, l’enchainement de collines asymptotiques petites et grandes qui caractérise la ville se découpe en contre jour.

Rang 14. « Il faut dire qu’on est l’hiver, 19 degrés sous la pluie. Fallait assez les chaussettes dans les tongs. »

La densité de la présence humaine dans certaines zones plus que d’autres, les collines, balisées par les différentes lampes qui éclairent le crépuscule, surprend.

Rang 20. « Cher journal,
Me balader dans Rio m’a mis mal à l’aise. Dans les rues d’Ipanema, tous les immeubles d’habitation, souvent réellement beaux et pas qu’à destination des nouveaux riches — de nombreux relèvent du style Art déco — sont bordés de barrières à épais barreaux, avec des portillons fermés à clé. Quand on s’approche et qu’on est bien joli, BIIIIIIIP, le portillon s’ouvre : un gardien à l’intérieur est payé par les copropriétaires justement à cet effet, appuyer sur le bouton d’ouverture si la gueule de celui qui se présente lui plait.
Heureusement que partout, et même dans ce quartier plus chic qu’on l’imagine (en pensant à elle, la Girl from Ipanema), dans les bars, les restos et les stands à jus de fruits, il y a des télés, des télés et des télés, des télés donnant à voir non pas de la politique ni des infos (les feux en Amazonie) mais des matches de foot, bien évidemment ».

Encore une heure après le décollage, on perçoit des lumières au sol. Elles dessinent les côtes brésiliennes. Les prochaines dessineront les côtes européennes.

Rang 23. Dans sa tête : « …Ouvre le rideau du passé
Apporte la mère noire des plaines… » et se demande pourquoi il se sent obligé de fredonner ça.

Au dessous, le bleu de l’Océan, bordé d’écume, rend le réel abstrait.

Rang 25. « Dire que je ne reviendrai probablement jamais » ( sur ce, s’endort).

La voyant « ceinture attachée » s’éteint. La ville est maintenant loin.

Rang 31. « Du Brésil, qu’ai-je vu ? Des singes qui ouvrent les fermetures éclair des sacs pour voler de la nourriture. Des architectures modernes en forme de soucoupe volante et d’autres en ruines. Des autoroutes. Une lune en forme de cœur. Des plages, des vagues, un Christ. Des barrières à gros barreaux. Des restes coloniaux. Plein d’écrans télé avec souvent du foot, une fois du moto-cross. De loin, le stade Maracaña. Un aéroport construit dans les années 1930. Des étendues de maisons en parpaings. Un arbre qui pousse dans un arbre qui pousse dans un arbre . Une cascade. Des oiseaux, en vrai et en peinture dans des rues d’un village sur une île. Des panneaux attention aux crocodiles. Une devise positiviste inscrite sur des paréos, des t-shirts, des tasses et des boîtes de chocolat ».

A l’office. Magnolia aimerait bien aussi pouvoir rêvasser, car elle a le pressentiment qu’elle ne reviendra jamais. Mais elle est trop occupée par la préparation du premier service.

Ce sera du champagne ou du jus de pomme.

J’avais très envie de faire ce n°3, pour le sujet, quitter une ville, mais seulement une vague idée de comment l’écrire. Alors j’ai relu des notes prises au Brésil (où je m’étais donné pour règle d’écrire au moins un page accompagnée d’une image par jour - ou plus si envie). Ce qui conduit ici à un travail de réécriture, de reprise et de déformation (bidouillage). Ce faisant, j’ai beaucoup pensé aux Ailes du désir, quand les anges entendent les pensées des personnages. Puis, embarquée dans mes histoires, j’avais oublié de réfléchir aux deux formats, nouvelle et roman, et là, aïe, ça m’a prit un mois (je l’ai commencée, laissée tomber, reprise et de nouveau mise de côté, puis enfin retravaillée…) sans vraiment trouver la solution, si ce n’est que la nouvelle relèverait d’une narration classique alors que le texte plus long autoriserait plus de détours et de bricolage.

11. L.O.V.E et H.A.T.E


proposition de départ

Comme un petit voilier au-dessus d’une mer de têtes variées, blondes, brunes, hirsutes, bien coiffées, à casquettes ou chouchous colorés, on pourrait dire aussi telle la main de la Statue de la Liberté qui guide les voyageurs de sa torche allumée, si ce n’était que dans sa paume elle sert le manche d’un drapeau triangulaire rouge, foc gonflé au vent de la bonne direction, détail qui fait donc préférer la métaphore de la navigation à celle de l’emblème new-yorkais, la fine main gauche de Camélia, fine mais néanmoins fermement dressée pour dire « suivez-moi », vogue vers son cap : le célébrissime alter ego de la Joconde, l’une des raisons de son choix comme port d’arrivée, le fameux Saint Jean-Baptiste de Léonard de Vinci, 1513-1516. Cette main de Camélia émerge de la foule mais pas ses yeux, si bien qu’elle voit à peine plus loin que le bout son nez, littéralement et, c’est d’une manière tactile en fonction de l’espace qui se creuse autour d’elle qu’elle sent la mer de têtes se distendre, se dissoudre, s’éparpiller. Quoi ? Certain.e.s ne suivent plus sa main gauche qui agite un peu le drapeau pour dire « hé ho, c’est par ici ! » ? Rien à faire, la mer n’est plus que molécules d’eau perdues parmi d’autres molécules d’autres océans n’ayant pas réservé la même visite. « Découverte de la Renaissance italienne » n’est plus une mer mais un fleuve fou qui vient se jeter dans « Le Baroque dans tous ses états », qui lui suit une conférencière au drapeau bleu et ça, ça ne va pas du tout. Il devient urgent pour Camélia, si elle veut conduire ses visiteurs et visiteuses à bon port, c’est-à-dire ne l’oublions pas au Saint Jean-Baptiste, de brandir haut sa main droite avec le panneau affichant le numéro de son groupe, en gros gros chiffres, le 33. Son groupe c’est le 33. Moins assurée que la main gauche, la droite frénétiquement secoue le 33. C’est drôle comme les deux mains d’une même personne peuvent ne pas se ressembler. La gauche, fine, forte, toute en gestes souples, évoluant dans une continuité de mouvements, se penche et se redresse, tourne sur elle-même, tranquille, tranquille, vogue petit navire, cap sur le Jean-Ba, jolis ongles peints presque assortis au drapeau ainsi qu’à certains détails de tableaux, rideaux, manteaux, toges, bouches de déesses nues. La main gauche de Camélia, c’est la grâce. Tandis que sa main droite saccade, panique en brandissant le panneau. 33, 33, nous on est le groupe 33, le 33, « Redécouverte de la Renaissance italienne », pas « Les Scènes de genre chez les primitifs flamands », pas « L’exotisme dans le Romantisme français », ces périodes-là elle ne les connait pas, elle c’est la Renaissance italienne, Léonard, Jean-Ba, le 33, pas le 31 pas le 42, ni le 57 ni le 20, c’est le 33, le groupe 33. « Restez autour de moi, suivez-moi, faut garder le cap sur le Jean-Ba ». Ongles peints aussi mais dont deux écaillés déjà, un peu rongés, ou alors est-ce la bague en argent à la tête de mort au majeur de Camélia qui contamine sa main entière et donne envie d’y percevoir une nervosité mal contenue ? L.O.V.E/ H.A.T.E. La douce main à l’index dressé de l’androgyne Saint-Jean Baptiste est surpassée par celles du chasseur de nuit Robert Mitchum.

Maintenant que j’ai des noms de personnages (cf. le #6) j’ai assez envie de m’en servir. L’un d’eux m’intéresse beaucoup car il appartient à un milieu que je connais bien, Camélia, italianisante, guide au Louvre. Et mains + Louvre + culture italienne, cela conduisait forcément au Saint Jean-Baptiste. Mais en écrivant, en même temps que l’idée d’une schizophrénie des mains, Robert Mitchum est arrivé. Avec ses doigts tatoués dans la Nuit du Chasseur, il est glissé entre la guide et le tableau, nous la rendant tout d’un coup moins sympathique.</div<

6. GIG’IK


Des noms de personnages, c’est bien simple, il y en a plein les rues. Sophie Marceau, Laurent Joffrin et imaginons à souhait, Fabienne Mortier, la cinquantaine, discrète, chef d’un service administratif du Ministère de la culture, en union libre avec Christophe Lecourbe, galeriste dans la galère, il se demande s’il ne va pas arrêter et se reconvertir depuis qu’il a discuté avec sa voisine, Aurélie Victor, pâtissière dans un grand restaurant, présélectionnée pour la prochaine saison de Top Chef, elle est la demi-soeur de Titouan Berthier, élève de terminale, fort en math mais pas en français, pourtant il pourrait bien devenir écrivain car il a de l’imagination, en ce moment il est le baby-sitter de la petite Pétronille Sérurier, qui pratique le judo assidument depuis l’âge de 3 ans… Mieux, les prénoms s’offrent sans cesse à nous, par exemple, au hasard, rue du Surmelin, se trouve le bar-tabac le Camelia. Camélia Surmelin. Qui est Camélia Surmelin ? Sa mère est italienne, elle adore aller dans la famille, dans la baie de Naples et grâce à son bilinguisme, elle est guide-interprète des Monuments nationaux. En ce moment, elle travaille au Louvre. De même, rue de la Py, le café Edith Piaf. Edith Py. Qui est Edith Py ? C’est la cousine d’Olivier, mais elle ne raffole pas du théâtre, chaque été à Avignon, elle s’ennuie à mourir dans les salles de spectacle, mais après, moins, elle sort tard et picole. D’ailleurs, juste à côté de chez elle habite son ami œnologue Nicolas, Nicolas Belgrand. Des Nicolas, elle en connait beaucoup. Mais passons à ma terrasse préférée, juste à côté de la section du PCF du 20e arrondissement, celle du Magnolia. Il se situe Place des Grès. Magnolia Desgrès. Qui est Magnolia Desgrés ? Sa mère l’a appelée ainsi car elle était fan de Claude François, mais aussi de Jacques Dutronc, ce qui a déterminé sa vocation, elle est hôtesse de l’air (voir #1, CLING). Un peu plus loin dans le même quartier, William (coiffure), rue Dupont de l’Eure, soit William Dupont de l’Eure, n’attend que nous pour exister, il a même une soeur à quelques pas de là, Catherine (esthétique) Dupont de L’Eure. Ils ont tous deux la soixantaine et ont toujours vécu, là, dans le XXe arrondissement de Paris. Très sympathiques, accueillants, chaleureux. En face du métro Pelleport, la boucherie Jaques et Jo, ni un ni deux, Jacques et Jo Pelleport, les inséparables jumeaux. Des marrants aussi ceux-là… Mieux encore, à l’entrée d’une rue, notre déambulation nominative peut croiser la mention d’un.e mystérieux.se GIG-GIC. Qui est GIG-GIC ? Impossible de la.le suivre, il.elle a le droit d’emprunter cette rue et pas nous. Pourquoi ? Qui est-il.elle pour avoir cet exceptionnel droit (partagé certes avec les bus et véhicules de service) ? Qui est cette Gisele-Ingrid Gad, connue sous ce surnom improbable (prononcer « gig’ik ») due à une blague que nous raconterons une autre fois, ce Gustave Ignace Gauthier qui se fait appeler ainsi car en vrai il s’appelle Courbet, cette Getrude qui vient de changer de sexe et est devenue Ingmar, non plus Gustafsson mais Carlson (car quitte à changer, autant tout changer), cette Gwendoline Inès Garcia qui semble parfois être confondue avec sa fausse jumelle Gwenaelle Isabelle épouse Cattelan, cette Gilberte Illiers-Guermantes dite aussi Gilberte Illiers-Combray (une personne compliquée), ce Georges Iacob Gerschwinn, ou Cherschwinn (on ne sait jamais comment l’écrire), ce Gérard Ic Gérard (il y a bien Ernest Pignon Ernest) de son nom tout simplement nommé Gérard IC, qui se croit tout permis ? Il serait temps d’écrire un roman sur ce.tte GIG-GIC.

Comme je ne viens pas de la fiction mais pratique une écriture, disons « documentaire » (et je viens de loin : écriture académico-universitaire dont je m’arrache avec force) donner des noms à des personnages me paralyse. C’est assumer la fiction et j’ai vraiment du mal. Alors je cherche des subterfuges, et dans ce texte, j’en ai trouvé un qui m’a passionné et a réglé la question, trouver des noms de personnages a été une expérience d’écriture des plus irrésistibles.

2. DRING


Au fond du couloir, le téléphone sonne. Apparemment elle s’y attendait car elle surgit du salon, lance un « vas dans ta chambre » et referme la porte vitrée immédiatement après son passage. Disparition de l’une, la petite, dans sa chambre, mais elle en ressortira vite, et de l’autre, la mère, dans le couloir, dernière la porte vitrée. Elle s’enfonce dans l’ombre des motifs à grosses fleurs, jaunes, orange, marron, brun foncé puis presque noirs, de la tapisserie. Tout au fond de ces fleurs sombres, pas d’issue, on y a fixé un téléphone à hauteur d’oreille. A l’époque, les téléphones étaient en effet « fixes », nommés comme tels, et l’étaient souvent littéralement, accrochés au mur, on y parlait debout. Ils pouvaient aussi être plus mobiles (modérément) si l’appareil était d’un modèle de bureau, à poser sur une table ou une console (à téléphone) ou évidemment un bureau, appareil qu’on pouvait tenir du bout de la main dans un renfoncement prévu pour, et ainsi le balader lors d’une conversation passionnée, dans les limites de la longueur du fil d’alimentation. Certains de ces fils étaient d’ailleurs suffisamment longs pour s’emmêler les pieds ou le corps tout entier, surtout si on se passait le téléphone à tour de rôle, puisqu’il était collectif. « Tu veux lui dire bonjour ? », « Passe-le moi », « A moi, à moi ! ». Quoiqu’il en soit, le téléphone sonnait et on y allait [1]. Dans cette maison, il y en avait deux. Un fixe au fond du couloir, et un posé dans l’entrée, sur une console, juste à côté du salon. Téléphones des bons et des mauvais jours. La mère n’a pas hésité. Elle s’est dirigée droit vers l’univers nocturne du fond du couloir. Lorsqu’elle a décroché, sa silhouette, de dos, s’est agitée, la tête en arrière signifiant les yeux au ciel, le bras libre en l’air, virevoltant, moulinant dans le vide, le giflant, de plus en plus, encore, dans une rythme frénétique. Ainsi se traduisaient ses cris présupposés, derrière la porte vitrée fermée, dans le regard de la petite. Hurlements dans un film muet. Folie dans un théâtre d’ombre. Une poupée possédée. Un Guignol désespéré. Décidément, ce couloir au fond ne menait nulle part.

Après avoir pensé à un dispositif spatial inspiré d’une maison bien connue, le téléphone a pris le dessus (momentanément) avec l’image sublime d’Alexander Rodtchenko, Au téléphone, 1928, à laquelle s’est superposé l’incroyable numéro de cinéma d’Anna Magnani dans le film à sketches de Roberto Rosselini, L’Amore : un exemple à ne jamais suivre pour retenir un amour qui s’en va (croyez-moi). Et puis le téléphone, l’avion, McLuhan, la modernité (perdue) de mon enfance : un fil conducteur du premier texte au deuxième est apparu.

1. CLING


Tout désormais se fera en pilotage automatique. L’altitude s’affiche sur les écrans des allées, des sièges et dans le cockpit bien sûr. Par intermittence, la webcam fixée sur la queue donne à voir le ciel bleu. Depuis les hublots, on peut, observer les ailes vibrer au bout, c’est normal. CLING CLING CLING, au plafond le petit sigle des ceintures attachées s’allume. L’avion amorce sa descente. Les opérations, les voyants, le design sonore se déterminent mutuellement, impeccablement. Pourtant, c’est la dernière fois. Les cheveux tirés en chignon, le foulard bleu ciel autour du cou, les ballerines souples à cause des pieds qui gonflent à dix mille, basta. Encore un passage dans le bus de l’air à servir le thé et le café et puis cent-cinquante personnes débarqueront, elle parmi les dernières, personnel navigant oblige, navigant mergitur. Une vie intérieure déterminée par des mécanismes et des protocoles. A mille mètres, musique, ne pas fumer. A cinq mille, apéritifs, cacahouètes. Heureusement qu’il y a un extérieur, des parenthèses ouvertes. « Allô, j’ai profité de l’escale pour monter au Corcovado, c’est génial, tu verras, je t’emmenais », « bien sûr que j’ai traversé la Place Rouge, je rapporte de la vodka », « un saut à Santa Monica, oui, oui ». Mais cet extérieur-là, exotique, c’est fini aussi. De toute façon bientôt personne ne volera plus. Le commandant plaisante avec la tour de contrôle. Il a hâte de se poser et de sortir de là. Le steward ne s’occupe plus de rien, il vide les fonds de bouteille de champagne laissés par les business, au point où on en est. Faut profiter. La cheffe de cabine est prête à enclencher l’armement-désarmement des toboggans et le contrôle la porte opposée, pour peu elle confondrait les boutons. Elle est fatiguée. Advienne que pourra. Les passagers, quant à eux, déjà sont au taquet, prêts à se détacher. Ma valise et je me casse. Vite, dehors. Une clope. La belle époque où on pouvait fumer dans les rangs arrière de l’avion est loin. On partait insouciant en vacances, dans un esprit de fête. Aller visiter l’Amérique. Plonger dans l’hémisphère Sud.

Découvrir l’Asie. Tu parles d’aventuriers. Pour les accidents, bien sûr, on savait, il y en avait eu de terribles, mais ils relevaient des statistiques. Il y a une chance sur un million de se crasher, moins que de gagner au loto, on disait ! ca faisait peur de gagner au loto. Au moins il n’y a plus de risque puisqu’à la suite d’autres, la compagnie sera, selon l’expression « consacrée » dans les médias, « clouée au sol ». L’hôtesse aux cheveux tirés, foulard bleu et ballerines souples s’assied sagement sur son strapontin à côté de la porte opposée, maintenant elle attend. Descente à cinq-cents mètres. Vibrations sourdes, la trappe sous la carlingue s’ouvre et le train d’atterrissage se déploie, contrariant l’aérodynamisme de croisière. Ben oui. La vitesse se réduit à 300km/h. Les petits volets des ailes se redressent et bientôt la sensation de reconnecter avec le réel quand les roues touchent le sol.

C’est ainsi que s’achève une utopie moderne.

Dans les circonstances actuelles, j’ai l’impression que je ne partirai plus jamais loin. Le Covid, bientôt la fin du kérosène, me font penser que c’est fini. Pas catastrophiste, consciente autant qu’il m’est possible. Alors Jacky Brown est passée par là, car ça fait un moment que j’ai envie de parler d’une hôtesse de l’air comme figure incarnant des histoires d’aujourd’hui. Puis je me suis ressouvenue du début d’un roman de Pier Vittorio Tondelli, Camere separate, où le personnage, dans un avion qui atterrit, pense sa vie en regardant au travers du hublot : l’intérieur, l’extérieur, entre les deux, soi-même. Ensuite, en cherchant une photo pour accompagner le texte, je suis tombée avec un peu de mélancolie sur une vue de ma chambre à Brasilia, ville dont le plan a parait-il été dessiné d’après la silhouette d’une carlingue….

 



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1ère mise en ligne 9 août 2020 et dernière modification le 24 septembre 2020.
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[1Degas, face à un bourgeois qui voulait l’épater avec son appareil high-tech de l’époque — l’homme l’avait invité à dîner, ayant au préalable manigancé avec un ami de se faire appeler à l’heure du repas : DRING ! — s’était narquoisement (ou impassiblement, insensiblement, à vrai dire l’histoire ne le dit pas, mais on connait le caractère du bonhomme) exclamé : « Ah, c’est ça le téléphone, on vous sonne et vous y allez ? » (de mémoire, in Marshall McLuhan, Pour Comprendre les médias).