prendre #4 | Chantal Akerman, ralenti et caméra circulaire

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 le sommaire complet du cycle (propositions & contributions) ;

 la proposition #4 de Chantal Akerman et du ralenti en littérature ;

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 les contributions sont insérées par ordre chronologique de réception, on peut aussi commencer par les plus récentes.

1


On voit à peine ces traces de doigts, rouges, sur l’interrupteur, celles du rouge à lèvres qui dépasse et qu’on a gommé du bout des doigts avant d’éteindre la lumière. Interrupteur en plastique blanc que l’on n’a pas pris le temps de frotter, qui garde, éphémères fossiles, ces traces de rouge à lèvres déposées du bout des doigts pressés. Interrupteur maculé, maquillé, encastré. Petit carré blanc avec empreintes digitales rouges carmin, noyé dans une faïence d’un autre temps, comme on n’en voit plus dans les catalogues Ikéa®. Tout y est lisse et blanc, quelques nuances de gris, pour créer un effet calculé, mais on a gommé les aspérités, dans les catalogues Ikéa®. Ici elles sont l’être de la pièce, carrelage mural marron à fleurs défraichies jamais fanées, jamais belles non plus, marguerites de salle de bain sans fenêtre, elles ne voient pas le soleil, que le néon, mais elles sont toujours là, un carreau sur dix, pour égayer timidement ce marron d’un autre temps, celui des films en Technicolor. Les joints s’effritent mais dans une sorte de solidarité cellulaire, ça tient toujours, ils ne lâchent pas tous en même temps. L’humidité de la salle d’eau est un ennemi qui s’insinue par touches. Toucher mais pas encore couler. Puis, le miroir, pas intégré, juste accroché, un peu de travers, tout petit miroir, lueur dans la dune, oasis de soi. La femme se maquille, tire la paupière, coup d’Eye liner, tout doucement , le trait n’est pas assuré si elle va trop vite. Le coup de crayon l’oblige à ce ralenti de soi, les doigts se reflètent, tout tremblants de leur rythme amoindri, dans le petit miroir encadré de fer pas cher qui surplombe le robinet auréolé de calcaire. Une saloperie le calcaire, le maître des lieux, c’est lui. Un peu comme ce lierre grimpant sur la façade, on ne le voit pas, du dedans, on le sait. Même le verre avec lequel il se rince les dents n’est plus vraiment transparent, on distingue aussi le rond qui délimite l’endroit où, sur le bord de l’évier, il le repose chaque jour, au milieu des quelques poils de barbe fraichement tués, et de ses cheveux à elle, qu’elle perd de plus en plus, avec l’âge. Aussi vieux que leur salle de bains. Jamais pensé à la refaire, mausolée de leur intimité. La baignoire sert à faire sécher le linge, on y a tendu une petite corde, quelques torchons, deux serviettes en éponge plus vraiment douces, on devine leur rudesse, efficace contre les peaux mortes. Les corps se mettent à nu sans pudeur, le temps des ébats mousseux est loin, il ne reste que le pain de savon sans forme, bien usé, on ne le changera qu’au moment du presque rien. L’antique bidet fait rire les enfants qui ne connaissent plus ces détails de la toilette intime, pour eux tout se joue dans des douches à l’italienne dernier cri. Le pauvre bidet, il a honte d’être là, on ne l’utilise plus, il est devenu meuble d’ornement malgré soi, puis dépotoir à serpillères. Et puis collé à sa droite, l’étagère bringuebalante, dégarnie, flacon d’eau de Cologne, tube de crème Nivea®, pile de linge décoloré, on ne s’embarrasse pas de crèmes miraculeuses, elle sait que les rides sont là, elle vit dans sa peau. Lui, il la rase comme au premier jour. Toujours impeccable, pour elle, malgré les sillons et les affaissements qu’il voit dans le petit miroir en fer pas cher. La boite à bijoux, elle la tient de sa grand-mère, mais elle traverse les jours sans broncher, atemporelle, posée sur le troisième rayon, tout en haut, on ne l’ouvre que les jours de fête. Ils se font rares. Les petites boucles d’oreilles perlées, elle ne les range pas dedans car elle les dépose chaque soir sur la petite tablette, à coté du rouge à lèvres et du crayon de maquillage, pour pouvoir les remettre, chaque jour, parce qu’elle l’aime. Ces ornements de soi elle ne les abandonne pas, rester coquette, proprette, un coup de sent bon, eau de Cologne. Les mains tremblent de plus en plus, elle ralentit, mais inlassablement elle respecte son rituel, enfermée dans ses carreaux de fleurs défraichies, elle gomme le rouge à lèvres qui dépasse, et éteint la lumière. On ne voit qu’à peine les traces de rouge à lèvres sur l’interrupteur blanc clinquant, on avait dû le changer, il détonne dans la monotonie marronnée. La petite tablette soutient l’essentiel, elle est en bois vernis. Tout contre, en reine mère, du haut de l’étagère peu assurée, la boite à bijoux veille, elle n’a toujours pas bougé, avec ses timides arabesques. Elle règne sur les serviettes pâles, sur le tube bleu de crème Nivea® presque fini mais qu’on ne gaspillera pas, on pliera pour faire sortir les derniers jets de crème molle, et sur le sent bon sans âge qui embaume la pièce sans avoir jamais trouvé de rival à sa hauteur. Tout en bas de l’échelle sociale des objets de salle de bain, tout penaud, le bidet. Elle avait insisté pour avoir une salle de bains tout confort. Il avait dit oui, il aimait qu’elle se sente bien dans sa petite pièce d’eau, leur pièce de vie où il lui faisait couler un bain moussant, les premières années. On avait réduit au pain de savon sans mousse, dans la lucidité des corps vieillissants. Les poils de barbe étaient devenus gris, ses cheveux blancs, vanités de bord d’évier. Le dentier repose à côté du verre, on peut maintenant le voir, on n’osait pas le montrer, planqué derrière le verre plein de calcaire. Jamais voulu mettre un mitigeur, on serre les boulons du robinet, rouge et bleu, on voit mieux. Elle a déjà tracé le premier trait d’Eye liner, passe à l’œil gauche, c’est plus dur car l’œil droit ne voit presque plus rien et les lunettes sont posées à côté du robinet auréolé qu’on ne nettoie pas tous les jours. La pièce sent l’humidité, pas de fenêtre, moiteur qui vient se déposer en moisissure sur quelques joints du triste carrelage marron à la mode d’antan. Les fleurs c’était son idée à lui, parce qu’elle était sa fleur. Touchante attention qui explique sûrement qu’on n’ ait jamais voulu sortir la pièce de son défraichi, sauf pour l’interrupteur, parce que l’ancien, en fer à clic ,ne fonctionnait plus. Sur lui les traces de rouge à lèvres étaient invisibles.

Marie-Caroline Gallot
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2 | Tour de table


« il ne s’agit nullement d’une prise de conscience, mais d’une prise de vision, d’une prise de vue tout court. Tout court ! Et d’une prise de vision au seul champ qui se laisse parfois voir sans plus, qui n’insiste pas toujours pour être mal connu, qui accorde par moments à ses fidèles d’en ignorer tout ce qui n’est pas apparence : au champ intérieur. »
Samuel Beckett, « Le Monde et le Pantalon »

La colère est ancrée dans les tripes. Les voix se sont superposées jusqu’au cri. Les mots importent peu. Ils ont été prononcés avant le début de la scène qu’ils figent de leur violence. La scène se passe dans une cuisine. Six personnes sont attablées à une table de Formica. Une famille. Le père, la mère et les quatre enfants. Première image, depuis le bout de la table, le fils regarde le père sur sa gauche, le fils est penché presque allongé sur sa droite, en appui sur l’avant-bras, le coude tellement écarté qu’il est dans le vide. Il n’est pas allongé sur la table, mais parallèlement à elle, dans sa largeur. Son regard est par-dessous, sourcils froncés, ses cheveux touchent presque la table, côté opposé au père, et tombent sur la joue gauche. Cette première image concentre la colère et la haine de l’instant. À la radio, les informations commentent le tirage au sort qu’elles viennent d’annoncer. Le volume est élevé. Durant le repas, la famille ne se parle pas. Elle mange. Le père écoute la radio. Les enfants l’entendent. Ils ont entendu il y a quelque jours la mort de l’Ennemi public numéro 1, Jacques Mesrine, la mort d’un gangster pour le père. Les garçons, les aînés, ne savent pas encore qu’ils écouteront, eux, en boucle, dans un an, dans la chambre qu’ils partagent, le Mitard de Trust, sur leur tourne-disque, « Fleury-Mérogis, un jour de septembre 76’ où j’existais si peu que je n’étais même pas “personne”. Fleury-Mérogis un jour de septembre 76’ où j’existais si peu. Mesrine. Mesrine ». Pour l’instant, l’aîné des aînés regarde le père par en-dessous. Il vient d’éviter quelque chose, salière, motte de beure, verre, peu importe, ce qui est passé sous la main du père qui le lui a jeté au visage de toute sa force. Et la force du père n’est pas un mythe. Le père a le corps fort des travailleurs qu’on dit manuels, la colère impulsive et sa résolution violente. Ce que l’aîné a évité a été jeté avec puissance. Il l’a senti passer, près de l’oreille gauche, évité en se couchant dans la largeur de la table. L’objet a claqué ou explosé sur le mur derrière lui. Là, il regarde le père, leurs regards se brûlent. Puis il fait le tour de la table, cherche des yeux un soutien. Ça dure quoi, 10, 15 secondes ? Moins de dix secondes ? Onze peut-être. Pendant ce temps la radio enchaîne sur la météo. L’aîné est toujours penché. Il reste penché tout le temps qu’il fait le tour de la table des yeux. Son corps ne bouge pas, ses yeux regardent un à un sa mère, sa soeur, son frère, le petit, son frère le second, et retour jusqu’au père, avant de se relever d’un coup, de projeter la chaise derrière lui, de passer entre le père et la cuisinière, de quitter la cuisine en claquant la porte puis l’appartement en claquant la porte, en se promettant de ne plus jamais y mettre les pieds. Quand son regard quitte celui du père, il n’entend plus la radio d’où est venue l’impulsive colère du père et la sienne en retour. Elle est posée dans le dos du père, une radio à piles à antenne rétractable, à droite de la cuisinière, sur le meuble de cuisine, à côté de la corbeille à fruits, de la panière, des outils que le père reprendra dans sa poche avant de retourner sur le chantier, du Progrès du jour, et de tout un bordel qui s’accumule là. L’aîné regarde la mère qui ne le regarde pas. Elle regarde le père. Elle lui crie qu’elle en a marre de ce type. En criant après le père, elle se parle à elle les larmes aux yeux, entre l’évier et la table en Formica. L’aîné cherche son regard qu’il ne trouvera pas, il voit les lèvres de la mère prononcer des mots forts puis se pincer. Il poursuit sa rotation. Arrive sur sa sœur, face à lui, sa petite sœur, sa seule sœur. Elle ne dit rien, elle regarde dans son assiette. Derrière elle, la porte qui donne sur le long couloir est ouverte. La chienne est assise entre l’évier et la mère, à hauteur de la sœur. On ne lui donne rien pendant qu’on mange, on ne doit pas. Mais, là, près de la sœur, elle sait qu’elle peut toujours gratter un morceau de viande ou de gras de jambon, quelques pâtes ou haricots verts. Entre sa sœur et le petit frère, le dernier, le petiot, il y a le frigo. Sur le frigo, un bocal est rempli de pièces de 1 à 20 centimes. Le petit frère, comme la sœur, a le regard plongé dans l’assiette. Il ne dit rien, ne regarde rien. Comme la sœur, il doit ressentir la peur du père, la connerie de l’aîné qui la ramène au lieu de s’écraser et dont le regard poursuit sa quête sur sa droite vers le second avec qui il partage la chambre. Le second ne le regarde pas plus. Comme le petit, il est coincé entre la table et le mur blanc. Il regarde le père devant lui. Il a les mâchoires serrées, le regard noir mais il ne dit rien. Il a pris des dérouillées par le père. Mais il ne dit rien. Personne ne s’oppose au père. L’aîné regarde son frère de profil, il revient vers le petiot qui a toujours la tête baissée dans son assiette et qui pense à autre chose. Peut-être qu’il se raconte une histoire où tout le monde serait cool, où les voix ne s’élèveraient pas, où les méchants ne seraient que des figurines ou des dessins animés. Il suffirait alors de couper la télé pour qu’ils disparaissent, pas comme dans cette cuisine où le son de la radio n’est pas assez fort pour couvrir les voix chargées de colère. Le son de la radio continue à annoncer la météo comme elle a annoncé le résultat du tirage au sort de la coupe d’Europe de foot. L’aîné est toujours penché, il n’a pas bougé, sauf la tête qu’il a tournée vers ses frères, il regarde à nouveau sa sœur, droit devant lui, la porte ouverte derrière elle et la chienne entre elle et la mère, la chienne qui attend de quoi manger, elle n’a pas le droit mais elle aura quand même quelque chose de la sœur, qui n’a pas le droit non plus de lui donner quoi que ce soit quand on est à table mais qui toujours donne, l’air de rien, en laissant tomber quelque chose depuis le rebord de la table. Dans l’instant où son frère la regarde, elle a toujours son propre regard plongé dans l’assiette. Elle voudrait être ailleurs, chez ses copines, la fille de la boulangère ou la fille de la coiffeuse où le père ne crie pas ni la mère, ni le frère, où les repas sont joyeux. Le regard de l’aîné s’arrête, à peine, une fraction de seconde mais une fraction de combien ? de celle qui permet de départager deux coureurs qui arrivent au sprint ?, une fraction si petite que même lui ne s’en aperçoit pas parce que sa tête est ailleurs, sur la chienne et sur la porte ouverte sur le couloir où il sera tout à l’heure. Il regarde maintenant à nouveau la mère qui s’en prend au père, de ses lèvres semblent sortir des mots qu’elle voudrait blessants, parce que le père a tenté de toucher au fils, parce qu’elle en a plus que marre, parce qu’elle est fatiguée de vivre avec cet homme, mais qu’elle reste et que, de toutes façons, dans quelques minutes tout sera fini, le fils sera parti pour où ? le père pour son chantier, qu’elle débarrassera la table, préparera le petiot pour le conduire à l’école… mais là, l’aîné voit les lèvres de sa mère prononcer lentement des mots d’une vivacité parricide. Derrière elle, le robinet goutte. Le chauffe-eau est en veilleuse. Ses lèvres prononcent des mots qui lui échappent et qui viennent cogner les mots suspendus de la colère des hommes, le fils et le père, son mari et son fils, l’aîné, le premier. Le regard de l’aîné revient sur le père que le regard n’a pas quitté, durant ces quoi, dix secondes, onze ? L’aîné revoit le corps du père, fort, prendre quelque chose sur la table, jurer – nom de dieu de nom de dieu – armer le bras droit vers l’arrière, le plus fort des deux bras de ce corps fort, et lui jeter à la tête ce quelque chose. Au moment de ce geste, vif, inattendu, tout le monde regarde faire le père. L’aîné qui se couche sur le côté, la mère qui hurle, les trois autres, saisis, dont le regard est suspendu au geste de fureur du père, avant de plonger dans l’assiette des plus jeunes. La radio commentait le tirage au sort, ce serait un tirage difficile. Puis elle a enchaîné sur la météo du week-end. La mère a crié. En regardant son père, l’aîné revoit le geste, la main qui se jette sur la table pour attraper quelque chose, le corps qui pivote, l’épaule droite qui s’ouvre vers l’arrière, bras cassé comme pour jeter une pierre dans l’eau, puis la main en s’abattant qui lâche vers lui ce qu’elle tenait et le bruit mat contre le mur derrière dans l’instant ou presque. Il dure quoi ce geste ? Il faudrait combien d’images pour le découper, en dérouler une chronophotographie comme le faisait Demenÿ des premiers hommes dont le mouvement était sorti de la perception de l’œil humain, et qui montrerait les angles qui se modifient dans le mouvement, coude, épaule, poignet mais aussi les rotations buste, épaule, tête ? Il a duré à peine ce geste et pourtant bien trop. Il s’est imprimé pour une vie avec l’aller-retour du regard par-dessous, père-mère-soeur-frère-frère, corps penché. On dirait du Journiac. Le regard accrochera longtemps à la chair le souvenir de la fulgurance du geste. Et dans la mémoire de la chair, le geste durera comme la quête du regard des autres, il se dépliera sur des années. Il convoquera les odeurs oubliées, celle des œufs et des pommes de terre sautées, c’était une omelette que chacun avait dans son assiette avec des patates. Il y avait aussi un saladier plein de laitue que l’aîné avait remuée. Il aimait ça, remuer la salade sans en renverser une seule feuille et faire en sorte que chacune soit imbibée de sauce vinaigrette. Il n’a jamais fait le lien, l’aîné, entre cette scène et son impossibilité future à préparer de la salade, son incapacité à faire autre chose que de la laisser pourrir dans le bac à légumes après l’avoir choisie et rapportée du marché, son rejet de la vinaigrette. Pourtant la scène est là, ancrée dans le bide on dirait, ou quelque part en dedans. Il ne la rejoue pas, il ne se la repasse pas. Elle surgit aussi fulgurante que le geste du père dont elle est un des souvenirs cuisants. Et elle se déroule la scène, à la fois devant lui et depuis lui, depuis son point de vue d’alors qui est le sien pour toujours, le point de vue du corps couché qui balaie du regard non pas la cuisine mais la famille rassemblée autour de la table en Formica. Elle fait le tour de la table, s’arrête sur chaque visage, chaque corps, chaque instant mais sans s’y arrêter vraiment, dans un lent mouvement de colère triste.

Philippe Liotard
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3


Le pied se pose sur l’asphalte. Toujours et quel que soit le lieu d’abord un pied se pose, ou s’est posé. Sur les plages d’Amérique du Sud, celui de Christophe Colomb s’est enfoncé, laissant une trace humide vite recouverte par une vague et sur la lune un autre a fait voler une poussière qui n’avait jamais bougé : l’empreinte de la botte y est toujours visible. Chaque sol attend qu’un pied s’y pose pour la première fois et chaque lieu ne commence à exister vraiment que lorsque notre pied s’y appuie. C’est ici une semelle contre l’asphalte colorée, légèrement rosie, comme s’il fallait trancher avec le gris immanquable des bitumes. Ce n’est pourtant qu’un trottoir comme les autres, bordé de ces blocs de granit terne qui survivront à tous les outrages. C’est poser le pied bien en avant, au-delà du caniveau où commence à croupir une eau tout juste stagnante. C’est jauger la résistance du sol, son élasticité, la probabilité d’y glisser. C’est s’assurer qu’on ne risque rien. Jeune, on aurait sauté à pieds joints de l’auto à peine arrêtée. Plus maintenant. La pointe, puis le talon, mouvement encore fluide. La semelle antidérapante épargnée par les kilomètres, on attend peu de surprises. On y est. Légère torsion du buste.

Le second pied se pose sur l’asphalte. On est encore assis, mais le regard est tourné vers la haie de thuyas fraîchement taillée. On est toujours à l’intérieur, mais déjà on ne conduit plus, on est tout entier vers la sortie, on respire l’air de dehors, et traîne une odeur de troènes en fleurs. C’est juin. On ne voit rien de la rue, plus que la haie à un mètre. Ce n’est pas pour elle qu’on s’est arrêté, c’est pour cette légère courbe entre les pavillons bas. Pour ces jardins immobiles. Pour ce ciel bleu zébré d’un nuage d’altitude, pour le calme absolu, l’absence de mouvement, le silence qu’on devinait malgré le bruit du moteur. Assis, les deux pieds au sol, on tend l’oreille. Bruissement du vent dans les feuilles, un robinet ouvert sans doute quelque part, cela glougloute et s’écoule. Un cri d’oiseau plutôt qu’un chant. Un sifflement strident auquel un autre au lointain répond en trémolos. On pose une main à droite de ses fesses pour préparer le geste suivant. Toujours une large inspiration avant ce qui n’est pas vraiment un effort. Les yeux se ferment un instant.

Le corps enfin se déplie et s’extirpe du véhicule. On a conduit un moment, on s’étire un peu, beaucoup, c’est selon la taille, et le temps au volant. Les cervicales, les vertèbres, les jambes aux genoux plus ou moins rétifs. Voilà, on est debout et c’est toute la rue qui s’offre au regard. On n’est pas dans un film. Le quartier est désert, les barrières fermées sur les jardins vides. Milieu d’après-midi. Il fait doux. Mais c’est l’heure encore où les employés sont au bureau, à l’entrepôt, au guichet à attendre le client. Les retraités somnolent devant des télés allumées, son coupé. Il est trop tôt pour tailler ses rosiers, pour sortir vaquer aux quelques courses indispensables. Et de toute façon on peut tout aussi bien ne rien faire, le monde ne s’arrêtera pas de tourner. On s’ennuie un peu. Un filet de bave se forme au menton des nonagénaires assoupis. On se demande pourquoi l’on s’est arrêté dans cette rue par laquelle on n’est jamais passé. Même pas un raccourci. Juste une envie de voir ce qu’on n’avait jamais vu, histoire de vérifier que l’aventure est au coin de la rue.

Debout, accoudé au toit de la voiture. Il ne se passe absolument rien, et à par se concentrer sur les plantes sauvages qui arrivent par miracle à pousser entre deux briques du muret de l’autre côté de la rue, on ignore ce qu’on fait là et comment d’autres ont pu choisir d’y vivre. On espère l’aboiement d’un chien, le pas pressé, qu’on entendrait venir, d’une mère de famille aux talons secs, le passage inopiné de la camionnette d’un ramoneur ambulant, le crissement des pneus d’un amant en goguette, un jappement, un miaulement, le caprice d’un nouveau-né hurlant son désespoir, déjà. On tourne la tête et ce ne sont rien que des pavillons tous semblables sur des jardins aux dimensions similaires. À peine quelques touches de peinture pour les distinguer, un numéro au-dessus d’une boîte aux lettres toujours vide et, chez l’un un poirier quand le voisin espère des cerises. Ici, un palmier nain constituerait le summum de l’exubérance.

Pour se rasseoir devant le volant, quel mouvement ? D’abord une jambe, ou l’arrière-train. On n’a jamais prêté la moindre attention à la façon de prendre place. On se souvient de ceux qui sautent par la fenêtre ouverte, agiles, fluides, et déjà prêts à démarrer. Soi, c’est une paume sur le toit, une contorsion, des vertèbres qui craquent, le bassin qui glisse, et sans qu’on sache dans quel ordre on est arrivé là, se retrouver la main sur le levier de vitesse, prêt à partir sans qu’on ait pu en aucun cas faire la liste des gestes nécessaires à un tel miracle. Le mouvement est impossible à décomposer et l’on est face au pare-brise. Le moteur vrombit déjà. On ne voit que le ruban de la rue à emprunter, pour échapper à l’ennui. Les haies de thuyas disparaissent en périphérie du champ de vision. On est le seul événement qui se soit produit, en une dizaine de minutes sur place, et personne pour en témoigner. Les nonagénaires, à peine dérangés dans leurs rêves par la mise en route du moteur, émettent un ronflement rauque et leur salive se répand sur l’embonpoint qui tend leur gilet de laine vierge. On est déjà au carrefour suivant. On respire.

Sébastien Bailly
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4


D’abord monter l’escalier. Monter d’un échelon. Monter deux échelons. facile. Trois échelons. Ça va encore. Regarder vers le haut la succession des échelons. Un vertige retourné. Dix échelons déjà. L’en-bas t’aspire un peu. Petit palier. Quart de tour. Monter encore. Dix échelons encore. Quart de tour encore. Petit palier encore. Déjà quelque chose fourmille dans les jambes. Le vide entre les marches t’attire, ton ventre descend dans tes jambes. Grouille toi un peu t’es pas toute seule ! Le carrelage bleu en bas. Pas regarder. Droit devant soi : il y a, rien. Du vide encore. Poser les yeux sur les marches. Pas entre, sur. Mieux, regarder les mollets de la fille devant, les pieds de la fille devant. Regarder les chevilles de la fille devant, les plis à la naissance des chevilles de la fille devant. S’appuyer sur les chevilles de la fille devant, et les talons roses qui apparaissent, disparaissent, le gauche puis le droit, en cadence. Quart de tour. Face à toi l’horloge, une minute de plus à peine. Monter encore. Tenir fermement la rampe. Entre les marches, le vide. Lointain. De plus en plus vaste. Les chevilles de la fille devant. Les chevilles de la fille. Fin des marches. Arrêt. La fille devant avance sur le plongeoir. Plus de rampe. Vertige. L’horloge en contrebas derrière. Le plongeoir devant. Une grande langue tirée sur le vide. Stopper là. La fille devant est au bout du plongeoir. L’appui de ses chevilles t’abandonne. Rouvre le vide. L’immensité du vide sous la verrière. La fille devant saute comme si de rien. La fille devant suspendue sous la verrière te fait honte. Grouille toi donc ! Les autres poussent derrière. Se tenir à la rampe. Surtout ne pas lâcher la rampe. Passez-lui devant ! Une fille passe. Gracieuse. Hautaine. Sans peur. Direct au plongeoir. Une demi-seconde. Elle saute. Alors tu sautes ou tu dors ? Non mais qui m’a foutu une froussarde pareille ? Passez-lui devant ! une autre passe, gracieuse, hautaine et saute. Une autre passe et saute une autre passe et saute une autre encore. Leurs corps comme une éphémère barrière entre le vide et toi. Te cramponner fermement à la rampe. Les articulations de tes doigts blanchies sur la rampe. Plus une seule fille derrière. Elle se décide la princesse ? l’en- bas. Le liquide bleu en bas. Bleu piscine. Bleu de la grande trouille. En bas les lignes plus foncées. En bas les rangées de flotteurs comme des perles. La piscine a mis son sautoir. En bas les couloirs de nage. En bas les filles sorties de l’eau s’époumonent et rigolent. En bas. Vas-y quoi vas-y. en bas. Les autres en bas et toi en haut. Environnée de vide. Le liquide bleu en bas. Loin. Peur. Alors qu’est-ce que t’attends ? On va pas y passer la nuit quand même ? S’éloigner de la rampe. À petits centimètres. Lâcher la rampe mais y laisser deux doigts. Deux doigts encore posés sur la rampe, à peine, un fil entre toi et le vide. T’engager sur le plongeoir. À petits centimètres. La grande gueule du vide t’aspire à gauche et à droite. Lâche-toi, veux-tu bien te lâcher ! Lâcher l’avant dernier doigt. Lâcher le dernier doigt. Ramener toute raide la main contre la cuisse. Rester là. Si je monte, tu vas voir ce que tu vas voir ! Un petit pas. Le plongeoir vibre. Le cœur te remonte dans la gorge. Le sang descend de ta tête. Tes jambes molles se collent l’une contre l’autre, tes bras autour de toi pour t’empêcher de tomber, tes poings serrés. Encore un tout petit pas. Tout petit glissé le pied collé au plongeoir. Le corps mal assuré suit. Tangue. Ton ventre se creuse, tu vas vomir. Tu vas tomber dans les pommes. Le vide s’élargit autour. Au-dessus. En-dessous. Sur les côtés. Du vide partout. Tu es toute petite. Un insecte dépourvu d’ailes dans le grand vide sous la verrière. Et en bas l’agitation des autres filles, le visage renversé du prof : Si sa seigneurie veut bien se donner la peine. Vas-y ! encore un pas glissé. Tu aimerais te coller au plongeoir. T’y coucher. L’enserrer dans tes bras. T’y agripper jusqu’à l’arrivée des pompiers. Sensation de torsion dans ton ventre. Le vide entré dans ton corps même. L’eau loin. Le fond de la piscine en bas. Et tout ce vide entre. Ce vide qui fait tellement mal. Peur. Les bouches ouvertes en bas. Les regards moqueurs en bas. Le cri vas-y d’en bas. La résonance des cris dans la piscine. Les cris ici plus criards encore. Cris qui frappent l’eau et la grande verrière autour. Cris multipliés. Ben saute quoi ! Peur là-haut. Jambes molles là-haut. Orteils contractés sur la planche là-haut. La planche du plongeoir là-haut. Cinq mètres. Cinq mètres de là-haut jusqu’en bas. Du plongeoir à la surface de l’eau et le vide entre. Plonge ! Du plongeoir qui là-haut est sensible au moindre mouvement. Le mobile plongeoir là-haut. La chute involontaire tellement possible. Le vide dessous. Qui t’aspire vers le bas. Ton corps tout révulsé résiste. Saute ! Peur. Peur chute. Peur vide. Peur plongeon. Peur jugements. Jamais plongé. Peur et honte. Les orteils comme des griffes agrippés au plongeoir. Vue plongeante. Cinq mètres de vide dessous le plongeoir. Se retourner et fuir. Le plongeoir se plaint et vibre. Plus bouger. Endurer vibrations. Les orteils blancs à force de s’agripper. Le retour impossible. vertige. Le plongeoir se calme. Ne peut aller ni en avant ni en arrière. Impossible sauter. Impossible redescendre.

Alors saut ! Saut pour en finir. Ça y est, saut ! Dureté du rebond du plongeoir. Le plongeoir râpe l’arrière de tes chevilles. Brûlure. Il émet plusieurs claps. Et tu hurles. Alors la verrière s’envole. Alors le plongeoir va au ciel, Alors, en l’air. Alors c’est long. Alors c’est lent alors ça n’en finit pas. L’eau loin. Le vide vaste. Infini le vide. Et toi au milieu. Appuyée sur rien. Accrochée à rien. Les résonances les cris les rebonds du plongeoir cinglant l’air les voix d’en bas et ton cri à toi. ton cri pour accompagner la chute... Et pas encore l’eau. Peut-être jamais l’eau. L’eau retirée peut-être. La mort avant l’eau. En l’air le corps ne tient pas. Le corps gesticule dans le vide. Le corps sans appui s’agite dans le vide. Le corps en position inconnue dans le vide. Et enfin l’eau ! Engloutie d’un coup. Sa fraicheur et l’arrêt du bruit. Tu t’enfonces dans le silence de l’eau. Très profonde l’eau. Sons étranges dans l’eau. Distordus les sons. Sourds. Tu descends descends descends. Panique. Tu agites jambes dans tous les sens pour remonter. Tu remontes pas. Tu descends encore. Tu mesures la profondeur de l’eau. Au-dessus de ta tête tant d’eau encore. n’en finit pas. Effroi. Membres s’agitent. Alors tu remontes remontes remontes. Lent c’est trop lent. T’agites plus encore. Envie de respirer de l’air. Ouvre la bouche. La tasse ! Douleur de l’eau remplissant tes poumons. Peur agitation panique mort. Remonter n’en finit pas. Remonter et encore dans l’eau. Encore tant d’eau. Tant d’eau au-dessus de ta tête. Pop ! tête hors d’eau. Bruits piscine soudain retrouvés. Cracher tousser renifler. Respirer. S’agiter en direction du bord, sortir de cette eau vite. Sauvée. Vivante encore. Soulagée. Remonter sur le bord de la piscine, retourner au pied du plongeoir, monter un échelon. Monter deux échelons, facile. Trois échelons. Ça va encore. Regarder vers le haut la succession des échelons. Pas tant le vertige... Dix échelons déjà. L’en-bas moins absorbant. Petit palier. Quart de tour. Monter encore. Dix échelons encore. Quart de tour encore. Petit palier encore. Un peu excitée, monter encore, éviter avec assurance de regarder l’espace vide entre les marches, sinon quelque chose fourmille dans les jambes. Le vide attire, le ventre pourrait descendre dans tes jambes. Alors ne pas regarder…

Catherine Plée
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5 | Cocon de sérénité


ÇA VOUS DIT DE VISITER MON BUREAU ? VOUS POURRIEZ M’AIDER A LE TRANSFORMER ; J’Y PENSE SOUVENT, MAIS JE NE LE FAIS JAMAIS. Quand on entre à droite il y a une table, ronde ou plutôt semi-circulaire, car j’ai condamné une des deux allonge pour coller la table contre le mur. Je ne sais plus d’où elle vient cette table en bois blanc verni, très simple avec des pieds chantournés qui ne lui vont pas très bien, mais qu’on voit peu. Dessus, des papiers ; à gauche, l’administratif personnel en tas, à droite, l’administratif personnel de ma fille qui heureusement se raréfie (elle vit depuis plus de dix ans à l’étranger, mais a gardé mon adresse pour pallier son itinérance) ; au milieu, des affaires de photo, de connectique, des choses, des téléphones obsolètes et leurs boites, le tout emmêlé dans un sac de transport d’ordinateur. Dessus, des livres, ceux que je n’ai pas rangés parce que je les ai consultés récemment. Juste après la table, mon bureau proprement dit, un bureau tout simple sur lequel est posé mon clavier d’ordinateur ; à gauche, un caisson avec deux tiroirs sous lequel se trouve la tour et son encombrante connectique ; au-dessus du bureau, une petite étagère construite par mon mari pour poser l’écran et qu’il soit à la bonne hauteur. La souris (sans fil) et son tapis sont entre la table semi-circulaire et la surface du bureau. (Longtemps, j’ai travaillé sur des ordinateurs portables avec trackpad central et une ergonomie déplorable. Je voyageais beaucoup et cela m’allait très bien, mais j’étais confrontée aux remarques de mon entourage qui critiquait ma mauvaise posture, la fatigue de mes yeux. C’est le travail sur les photos, les délicats détourages pour des montages qui m’ont convaincue de changer de matériel. Détourer au trackpad m’avait déclenché des douleurs qu’on appelle musculo-squelettiques, des doigts au sommet de l’épaule. Après, j’ai changé la chaise sur laquelle j’étais assise pour un fauteuil réglable en hauteur, sur roulette, comme on en a dans les bureaux professionnels ; c’est mieux, c’est vrai ! MERCI A MA FILLE QUI A CONDUIT L’ANALYSE DES GESTES ET POSTURES ET A MON MARI QUI M’A CONSTRUIT LE REHAUSSEUR D’ECRAN ET OFFERT LE FAUTEUIL !). Revenons au bureau. Sur le bureau, il y a des choses en plus de l’ordinateur : à gauche du clavier, des papiers pour prendre des notes (un tas de brouillons d’imprimante que je retourne) : un numéro de téléphone, les codes d’une conférence zoom, le début d’un arbre généalogique avant de le mettre dans la base de données, des listes, des dimensions, des calendriers ; sur la tablette, du côté gauche de l’écran, des dictionnaires (Robert et synonymes) et le manuel d’antidote (?) ; sur la tablette, à droite de l’écran, des dossiers sous pochette qui pourraient être ailleurs ; sur la tablette, juste au pied de l’écran, un polaroïd envoyé par une amie de ma fille, mon mari et moi, le chien et cette amie ; à côté, la carte de visite d’un photographe qui reste là parce qu’elle est rose, carrée, jolie (bien que je n’aime pas particulièrement ses photos) ; sur le pied de l’écran, les caractéristiques de mon système d’exploitation : Linux Mint 20 64 bits notés sur un post-it jaune ; sous la tablette, un calendrier des pompiers, la liste des élus de mon village, un tas de facturettes (pour les comptes avec mon mari) et le kit mains libres offert par ma fille… dont je ne me sers jamais + un étui à lunettes où sont rangées des lunettes pour voir de près inutilisées elles aussi, car je suis plus myope que presbyte. Beaucoup de choses inutiles, la stratification de travaux antérieurs non rangés et la parfaite sensation d’étrangeté de découvrir des thèmes qui m’ont passionnée et dont je ne me souviens plus, ou alors des papiers écrits par d’autres et oubliés. JUSTE APRES LE BUREAU QUAND ON POURSUIT LA VISITE A 360° IL Y A LA FENETRE. Une fenêtre en deux panneaux qui glissent l’un sur l’autre, mais qui est surtout placée à 40 cm du plancher et m’offre une vue plongeante sans lever les yeux, sur la cour, le portail, la rue. J’adore cette fenêtre, c’est la fenêtre de ma tour, de mon donjon. Une fenêtre normale, dans un mur normal dont je ne m’explique pas vraiment la position, si ce n’est qu’autrefois peut-être la pièce où se trouve mon bureau avait une tout autre destination : un fenil peut-être dont cette ouverture aurait été l’accès ? Il n’y a rien devant la fenêtre, parfois des tas de livres, mais rien en ce moment. Après la fenêtre quand on continue à tourner, une autre table ovoïde, en bois clair verni, à gros pieds ronds, surmontée d’une étagère, pleine de dossiers. Sur la table, une imprimante ; derrière, dans l’étagère, des cartouches d’encre, du papier, des enveloppes, des cartons, des haut-parleurs inutilisés (en double exemplaire), une peluche de renne ou de caribou, des exemplaires des livres que j’ai écrits, des exemplaires de livres du Tierslivre dans lesquels j’ai écrit ou non, des stylos, de la colle, des trombones, une agrafeuse, des Post-its, des cartes de visite, des punaises, des feuilles qui me servent à découper des étiquettes pour réutiliser les emballages d’Amazon en cachant l’adresse et les codes-barres… Sous la table, une malle et de lourdes boites archives, dossiers ayant appartenu à mes parents et conservés (utilement, pendant toute la durée de leur succession ; à jeter désormais, mais…) ; dans la malle, les archives photographiques et autres de toute la famille. Il faudra un jour que je les range ailleurs. C’EST MON TRIBUT DE FILLE AINEE, GARDIENNE DE LA MEMOIRE. J’EN AI FAIT DEUX LIVRES POURTANT, MAIS… Ensuite, une petite armoire à peu près vide qui sert de table de chevet au lit (une place) qui tient dans un renfoncement de la pièce, qui sert de lit d’appoint pour ceux qui ne veulent pas utiliser la chambre d’amis, ceux qui veulent rester près du cœur de la maison. Plein de livres en attente quand personne n’y dort. Puis c’est la porte qui donne sur un petit palier desservant la salle de bains, les toilettes et mon bureau. Un petit morceau surélevé de la maison auquel on accède par deux marches. Dans mon bureau, cette surélévation s’augmente en outre d’un plafond anormalement haut à deux pans soutenu par trois grosses poutres à la croisée desquelles est suspendue la lampe centrale (une boule chinoise), fenil ou pigeonnier, je vous disais. Le mur qui sépare ce morceau de maison du reste est si épais qu’il contient un profond placard encastré qui ne sert plus à grand-chose, mais que je trouve extrêmement astucieux et qui servait à ranger la literie lorsque mon bureau était la chambre permanente d’un des enfants. On y avait installé une mezzanine. Il reste de cette époque, quand mon bureau était chambre permanente, la tapisserie jaune pâle et la frise à fleurs bleues choisies par l’enfant en question, et aussi un ourson rouge et noir, au pochoir tamponné sur les portes du placard. Comment sont arrivés là les deux grands posters sans grand intérêt peints par un petit-fils en maternelle ? Je ne m’en souviens plus ! Et je ne les décroche pas ! J’ai aussi au-dessus de mon bureau un luminaire comme on en faisait dans les années 70 avec un variateur d’intensité dont je ne me sers quasiment jamais. Il diffuse une lumière agressive et me chauffe extraordinairement le crâne. NOUS SOMMES DE GRANDS RECUPERATEURS, PAR NECESSITE, PAR GOUT, PAR MANQUE D’INTERET POUR LA DECORATION. Tous les éléments de mon bureau ont une histoire, pas une histoire pluriséculaire, juste l’histoire d’une vie. Il serait plus juste de dire qu’ils ont tous eu d’autres fonctions à d’autres moments de nos vies. Il faudrait pourtant que je range, mette de l’ordre, modifie la décoration. Je me le dis lorsque je vois via zoom les beaux décors dans lesquels les uns et les autres tiennent à se présenter. En fait, cela n’a aucune importance et j’oubliais de vous dire, il fait très chaud dans mon bureau et c’est quelque chose que j’adore. Vérifions que je n’ai rien oublié. Sur la table semi-circulaire, il y a un tableau en liège qu’il faudrait accrocher. Je ne m’en sers pas, alors à quoi bon. Il y a aussi une liseuse quand elle n’est pas près de mon lit et l’ordinateur portable que j’utilise en voyage (et pour les zooms, car il a une caméra contrairement à mon ordinateur fixe qui n’en a plus ; il avait une caméra indépendante que j’ai donnée à un petit fils, une petite boule rigolote que mon mari m’avait offerte pour faire des SKyPE avec ma fille) ; sur le tapis de souris, il y a souvent mon téléphone portable en charge, car c’est tout près du fil d’alimentation ; du mur au-dessus de mon bureau sort le fil de connexion à la fibre, j’aime les connexions filaires qui me rassurent. Sur mon bureau, il y a aussi mon casque quand je souhaite écouter une vidéo (je déteste les haut-parleurs, sur le téléphone aussi [son des médias toujours à zéro] et, à côté du bureau, sous la fenêtre une poubelle que je vide chaque semaine pour la trier respectueusement. JE N’AIME PAS QU’ON VIENNE DANS MON BUREAU, QU’ON LISE DERRIERE MON DOS OU QU’ON FEUILLETTE LES LIVRES QUI SONT SUR MES TABLES. MEME LE CHAT NE VIENT PRESQUE JAMAIS. IL PREFERE CELUI DE MON MARI DONT LA TABLE SE TROUVE AU-DESSUS DU RADIATEUR, Mais pour vous, je veux bien préciser : deux revues de généalogies auxquelles je suis abonnée, mais que je ne lis plus (je suis abonnée pour les points qu’elles donnent dans geneabank et par respect pour ces sociétés moribondes qu’internet va faire disparaître) :[Rameaux pour la Savoie et à moi l’Auvergne pour l’Auvergne], deux livres de photo récents [Azimut et le style documentaire d’Auguste Sander à Walker Evans 1920-1945], deux livres écrits par des abonnés à l’atelier d’écriture [Max et Leonora, sexualidades monstruas], Vers l’extrême - extension du domaine de la droite [que mon mari veut que je lise], Mémoire vivante [une publication que j’ai soutenue financièrement à la demande d’une amie bordelaise, pas lue]. Par terre, un livre rouge « Ils ont couru l’Amérique » [offert par le copain canadien de ma fille avec le premier tome que je suis en train de lire « Elles ont fait l’Amérique »]. Sur la table où se trouve l’imprimante, un « Gimp 2.8 » que je ne me résous pas à jeter [alors que j’en sais bien plus maintenant sur Gimp que n’en dit le livre et que je l’ai appris sur des tutos]. Dans les étagères au-dessus de la table de l’imprimante, mes livres [mais j’en ai déjà parlé] et mes manuels d’aïkido qui me servent parfois à préparer mes cours et des collections de cartes postales que j’utilisais au temps où n’existaient ni les mails ni WhatsApp, une pile de tracts qui datent de l’époque où je me croyais biographe. Sur la petite armoire presque vide, le manuel de l’infirmière hospitalière [en trois tomes] que ma fille a voulu garder en souvenir de sa grand-mère, mais qu’elle n’a pas emporté et des livres à lire aux enfants pour qu’ils s’endorment [toute la collection de la vie libanaise achetée à Beyrouth à la librairie Antoine qui eut un moment tant de succès auprès d’un petit-fils, mais aussi un Martine, un livre pour enfant écrit par une copine…].TOUT CE QUI CHANGE DANS NOS VIES DU FAIT DE L’EVOLUTION DES TECHNOLOGIES, DE L’AGE DES ENFANTS, DE CE QUE L’ON APPREND AUTREMENT QUE DANS DES LIVRES, DE NOS ENVIES QUI EVOLUENT. Les livres qui sont sur le lit représentent, en tas plus ou moins distincts, les références dont je me suis servie pour écrire ou photographier tout à long de l’année précédente. Je range à peu près une fois par an et il serait temps de m’y mettre. Je retrouve les catalogues d’expositions visitées en 2020 ou même 2019 : vingt-quatre heures de la vie d’une femme à Saint-Étienne, Drapé au musée des Beaux-Arts à Lyon qui se terminait le 8 mars 2020… comme c’est loin ! l’expo photo du club image contact en janvier 2020 (ce sont les jambes de « ma fille adoptive » sur des rollers qui font la couverture, c’est de là aussi que vient la carte de visite rose). EN FAIT, CES TAS ME SERVENT A ME SOUVENIR DU TEMPS QUI PASSE ET DE CE A QUOI JE L’AI OCCUPE. ET BIZARREMENT C’EST UNE PREOCCUPATION CONSTANTE DEPUIS MON PLUS JEUNE AGE, L’ANNEE 2020 A UN STATUT PARTICULIER, TOUT EN ETRANGETE, A ANALYSER PLUS EN DETAIL. Dans les tiroirs du bloc tiroir, il y a un désordre que j’essaie en vain de contenir : un pour les crayons, stylos, taille-crayon, l’autre pour les cartes de visite et chéquiers, envoi de chèques, post-it et beaucoup d’autres choses dans lesquelles je ne retrouve jamais ce que je cherche (comme tout le monde). Refaisons encore un tour si vous voulez, mais c’est déjà autre chose ; l’expérimentateur influe sur l’expérience et je commence déjà à ranger, à jeter, à mettre en ordre. Je retrouve le dépliant de la Sécu qui me donne « 5 bonnes raisons de me faire vacciner contre la grippe »(je l’ai fait… après bien des difficultés à trouver une pharmacie approvisionnée), des notes auxquelles je ne comprends plus rien, des stylos cachés sous les livres et papiers, un marque-page des feuillets du Vidourle, bouquiniste sur Internet (?). Entre cette table (autrefois, table de salle à manger) et la petite armoire presque vide, un sac photo de la marque Lowepro où dorment le boîtier et les objectifs Canon dont mon mari ne se sert plus (ayant abandonné la photo, après le déplorable commentaire d’un animateur de stage des rencontres d’Arles) et que je n’utilise plus parce que trop lourd et ayant fait l’acquisition d’un hybride Olympus depuis plusieurs années. J’ai oublié de parler du grand sac DEKRA qui vient je ne sais d’où et qui demeure à côté de l’alimentation de l’imprimante où je branche aussi le chargeur de batterie de l’appareil photo. Dans ce sac, il y a une ardoise effaçable et ses feutres que je donnais du temps des TAP (temps d’activités périscolaires) aux enfants qui refusaient de faire de l’aïkido pour dessiner (tout le monde voulait dessiner et ils se battaient pour l’ardoise, c’était une mauvaise idée). J’ai oublié aussi de dire que le sol est en parquet et qu’il y a sous mon fauteuil à roulettes et mon bureau une large feuille de plastique (IKEA) censée protéger le parquet. J’ai oublié la banette où attendent les brouillons qui serviront à prendre des notes, c’est là que je garde mes clés de transfert des cartes mémoire de mon appareil photo, un disque de sauvegarde dont je ne me sers jamais, un masque de confinement aussi et un petit flacon d’huile essentielle qu’on m’a offert de l’Occitane en Provence : COCON DE SERENITE. Il faudrait parler enfin de mes projets, même si je n’en ai aucun pour ce bureau. Il faudrait refaire la tapisserie, mettre de l’ordre dans l’étagère au-dessus de l’ancienne table de salle à manger et accrocher quelques tirages (les murs sont libres, les étagères de livres sont ailleurs un peu partout dans la maison) et puis j’aimerais avoir un fauteuil confortable pour lire dans mon bureau… au risque d’y passer ma vie entière. C’est peut-être ce qui me retient.

Danièle Godard-Livet
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6 | Webcam


Puisqu’il faut bien commencer disons que ça serait d’un profond ennui. Un ennui irréductible qui irait s’amplifiant au fur et à mesure que l’on espérerait en vain sa dissolution, se retrouvant ainsi de manière quasi addictive dans l’impossibilité croissante d’y mettre un terme. Ou encore, variante, l’une des expressions possibles de la même addiction serait le déclenchement d’un inextricable réseau de pensées, avec là aussi des allers et leurs retours, des pauses, des ruminations, depuis leurs filaments de rhizomes jusqu’aux blancs épuisés d’une torpeur insidieuse et atone. Précisons aussitôt qu’ennui serait le mot d’allure inoffensive, placé là pour barrer la route à l’ensemble des autres termes qui pourraient tenter de se frayer un passage, mais qui empêchés à mi-chemin en seraient encore plus présents. Ajoutons encore que la potentialité menaçante de leur apparition serait quant à elle d’autant plus efficace qu’elle se maintiendrait en cet état d’équilibre précaire et d’incertitude inquiétante. Il y aurait donc d’une part la webcam et son balayage incessant, sans précision pertinente sur le sens du balayage effectué. En effet, ça n’a pas de sens un balayage aller-retour. Comment privilégier l’un à l’autre, officialiser le sens de la lecture, décider du sens de l’avenir ou du passé ? Depuis quelle direction pénétrer avec précaution dans l’intemporelle histoire, supporter qu’elle brode inépuisablement, s’attarde sur ses petits riens, se ralentissant, parfois se figeant, puis repartant sans quand ni comment ni pourquoi décelables. Peut-être enfin se souvenir que certains écrivent de gauche à droite tandis que pour d’autres c’est le contraire. On prétend que cela traduit une conception particulière de la vie, n’est-ce pas, de s’en retourner vers l’origine ou s’en éloigner peut-être, mais quelle étrangeté cette inébranlable conviction que nos scénarios sont d’essence linéaire, cette illusoire certitude que tout se déroule impeccablement de cause en effets chronologiquement dévoilés, comme sous le cône d’un projecteur qui soulignerait nos scènes, quitte à faire surgir des images de mirador et barbelé — ça refroidit — alors on pense à autre chose, on dessine ceux de la Paramount, tout le cinéma, au passage disloquer et recomposer le noir, le bleu, caresser le vaporeux. Les doigts jaunes ou blanc en fouille-ciel, ça décortique les nuages comme des crevettes, ça les repeint, ça embaume, ça joue l’enfance éternelle allongée dans les prés. Donc il y aurait ce balayage continu, sauf en fin de course, là où le mouvement de droite à gauche s’inverse pour rebrousser. Une secousse, un soubresaut. Le mouvement de bascule vers le mur lisse et aveugle sur lequel est fixée la caméra, plus bas une sorte de rambarde métallique luisante, puis le sursaut plein ciel, le plan fixe d’environ deux secondes sur la balise rectangulaire, blanche et verte, en forme de petite tour, la reprise du mouvement. Cet incident de fonctionnement, immanquable, cette scansion annonciatrice de la reprise du balayage s’accompagne ici de : « … jour après jour j’ai été lentement et précisément défaite sans savoir s’il fallait attribuer cet échec… ». Une voix escorte en effet le déroulement des images ou plutôt se superpose à leur succession, à intervalles réguliers, entre de longues étendues de silence… Voilà pour le dispositif. Il est évident que le film ainsi réalisé : balayage continu et hypnotique de la webcam avec accompagnement vocal terne (sans aucun autre fond sonore, ce qui accroît l’étrangeté de la scène lorsque la camionnette blanche devinée d’abord à ses phares se dirige vers le port), ce film génère la puissance de l’ennui évoqué plus haut, ennui dont il a également été précisé qu’il servait sans doute de barrage à bien d’autres affects moins... (Ou plutôt dorénavant, suggérer que comme le pardessus suspendu au porte-manteau il en recouvre et peut-être protège d’autres insoupçonnables sous son imposante apparence.) Cet ennui donc, puisque nous convenons maintenant d’adopter définitivement ce terme générique et occultant, aura pour effet de pousser dans un premier temps le spectateur à se déplacer par sauts ou grandes enjambées dans le film, en poussant résolument le curseur, à la recherche de quelque chose qui pourrait utilement se passer ; et l’on imagine que ce quelque chose puisse remplir également ici plusieurs fonctions. D’abord, encore une fois l’écran de fumée. Comme s’il s’agissait uniquement de mettre fin à la monotonie, rompre le monologue lancinant ainsi que le divorce d’apparence absurde des paroles et des images. Mais peut-être a-t-il également partie liée avec tous ces habits dissimulés sous le manteau, ce quelque chose, qui résonnerait comme Marguerite Duras lorsqu’elle s’écrie lors de la projection du film de Chantel Ackerman à Cannes : « Cette femme est folle ». (On ne sait évidemment pas laquelle…) Toujours est-il que cette progression par bonds erratiques rend impossible toute reconstitution intelligible du discours déroulé par la voix féminine. Le travelling sur les bateaux s’accompagnant de : « … j’avais perdu le goût de la faim et l’épais même du corps, je devenais translucide… » tandis que le plan assez long sur la plage reçoit en écho : « ... c’est désespérant au début les heures d’attente et tout ce froid… » Il est désormais prévisible, voire attendu, que le spectateur-auditeur sera progressivement et irrésistiblement tenté de reconstituer le puzzle. Il voudra, parce que les humains sont ainsi faits, réparer la trame, raccommoder les accrocs, il s’y prendra à plusieurs reprises (un peu comme à la lecture de certains ouvrages d’importance) s’enlisant chaque fois un peu plus dans ce que chaque passage produira de nouvelle glu, doublement ralenti par la glaise de ses associations ou la folie de vouloir combler ses innombrables décrochages. Ce faisant, le lecteur se percevra lui-même désespérément béant sur fond d’ennui continu. (Par convention également nous dirons maintenant lecteur — englobant ainsi la lecture d’images — il ou elle sera derrière un écran — et l’écoute du texte). Nous avions pensé un instant également au procédé consistant à incruster le texte en défilement horizontal au bas de l’écran, mais cette technique a pour inconvénient de mobiliser des processus d’attention divergents et sensiblement exclusifs, sauf nous le supposons entraînement poussé, et donc d’occulter alternativement et de façon par trop prépondérante soit le texte, soit le film. Par choix nous avons donc décidé que l’écoute serait priorisée, même si le dispositif précédent procurait l’avantage de faire ressortir de façon plus pragmatique encore l’essence fragmentaire de toute construction d’apparence totale et linéaire. Le lecteur, dans sa recherche de compréhension ficelée à l’idée de cohérence, et réciproquement, ancrera donc la vidéo à l’instant où la voix prononce la phrase qui l’aura marqué, et lui confèrera statut d’origine. Sans aucun pathos ni emphase, ni même un soupçon d’empathie ou bribe d’auto-apitoiement, comme on imagine Meursault déchiffrant la lettre l’informant de sa mère morte, la voix dit : « … je raconte puisque c’est finalement arrivé… » Au bout de la digue le trait fin du petit feu pour en signaler l’extrémité ainsi que l’entrée de la passe. Point lumineux vert. C’est le lever du jour. Le ciel est partagé de masses nuageuses rassemblées au-dessus de la ligne foncée des terres en vague arc de cercle. On y distingue de façon confuse un bourrelet d’arbres ténu, en raison de la distance, végétation plus sombre ponctuellement déchiquetée par le trou blanc de quelques maisons. De temps en temps le liseré fin d’un bout de plage lointaine, de la taille d’une rognure d’ongle. Vers le large du bleu plus dégagé, encore foncé, quelques traînes grisées. Plus on se rapproche de la caméra plus les maisons se resserrent, grossissent, laissent entrevoir la rue étroite qui longe le port. Les volets sont baissés. Ce sont des bâtisses assez hautes et d’allure solide. Deux étages surmontés de hauts chiens-assis dressés face à la mer. Noir des ardoises. La scène est encore baignée d’orange : l’éclairage de ville en bouts phosphorescents suit le front de mer. En face le feu vert clignote toutes les 2,5 secondes. Deux autres feux — blancs mais fixes — ponctuent et éclairent la digue. Leur lumière se reflète dans les fronces de l’eau paisible. C’est très calme. Un lever de matin donc avec quelques petits bateaux immobiles dans la minuscule anse. Le lecteur en comptera d’abord huit puis en découvrira d’autres au cours des différents visionnages. Pour la plupart ce sont des bateaux de plaisance blancs, de 2 à 5 mètres. Cependant, mouillés au plus près de la muraille de pierre, il distinguera deux chalutiers également de taille réduite, ainsi que deux caseyeurs reconnaissables à la tente cubique abritant le pont arrière… Le semi aléatoire des corps-morts vacants entre les différentes embarcations laisse penser que c’est l’automne ou l’hiver. Un oiseau vient de passer devant l’objectif. Un brouillon d’ailes vaguement brun, mais l’obscurité rend encore difficile. On imagine un goéland jeune. Au prochain passage de la caméra il aura disparu mais la voix sera à nouveau là, aux mêmes rythme et tonalité : « … c’est là que j’ai commencé à perdre mes cheveux. D’abord quelques-uns puis les poignées ensuite que je détachais de la brosse avec presque un étonnement, comme si c’étaient d’une autre, puis je les jetais dans la poubelle métallique, ils s’entassaient, recouvraient les coton-tige, les disques de démaquillage… » Le premier plan montre l’extrémité d’une cale en béton noyée dans le port minuscule. Elle est parcourue par deux lignes parallèles dans le sens de la longueur. Le cadrage ne permet pas de distinguer l’autre extrémité. Par contre au fil des passages de la caméra on pourra voir quelques goélands à la limite de l’eau, l’un derrière l’autre comme à la pose, bec à clou de sang dirigé à droite vers l’esplanade aux annexes colorées et chaînées, alignées comme des livres sur l’étagère, à côté du modèle réduit de criée couverte. « … aujourd’hui encore je ne sais pas comment mieux la décrire, cette inépuisable inclination, cette appétence intacte et incrustée de transformer la vie en poussière, à l’inverse des… » Au fur et à mesure des balayages le lecteur verra la digue surmontée d’une silhouette qui la parcourra lentement de bout en bout, parfois s’arrêtera pour scruter le large au-delà du parapet ; il suivra également de rares camionnettes circulant lentement devant les façades pour rejoindre l’extrémité du port, s’arrêter au parking au pied du long bâtiment blanc et bas, prolongé par le cadre métallique d’un auvent de terrasse, comme un coin suspendu dans l’air, à droite. De là un muret glisse en direction d’une épaisseur éloignée de mer grise où maintenant un soleil pâle suffit à brûler les yeux. « … j’ai toujours eu la grande opiniâtreté et le souci d’essayer de tout garder tenu puisque c’est ainsi que moi-même je me maintiens, convaincue que c’est affaire d’efforts et d’explications, de mots déposés sur les silences et les regards baissés… assurée que forcément à se donner la peine ça finit par la valoir, à croire que c’est suffisant le vouloir pour être, que ça finit toujours… » L’homme a continué de marcher sur la digue, suivi par la caméra ; maintenant que le jour s’est levé on distingue mieux qu’il avance sur le passage ménagé en contrebas du parapet, pour abriter des embruns. Il s’approche d’un amas de rochers granitiques, un amoncellement de masses empilées, entrechoquées, rebondies et d’allure rugueuse, parcourues d’entailles en rictus sévères. Les roches s’entassent en désordre massif au pied de la petite tour rectangulaire et crénelée. La porte et le bandeau vert au sommet tranchent sur le blanc. L’homme est adossé contre la tour il se fond dans l’immobilité il reste là. « …je n’étais pas préparée à me mesurer contre ça, qui ne se combat pas si simplement à raison de phrases ou de maigre compréhension… » La caméra bascule avant d’enclencher son retour. Prise d’un soudain hoquet elle file le long du mur qu’elle filme sans pouvoir s’y arrêter, découvre les lames horizontales d’un volet roulant, plonge vers le passage en béton qui longe avec sa rambarde en inox, rampe vers la cale et ses deux cicatrices de rail, au bout les goélands, un s’envole vers l’horizon, se redresse maintenant en plan fixe de deux ou trois secondes — à nouveau le blanc et vert de la tour trapue comme au jeu d’échec. Repartie en balayage à droite, grand morceau de plage, marée basse. Tout près. Presque au pied le lecteur dirait. Un vieil hors-bord bleu avec un bout de cabine, échoué, couché sur le flanc droit, peinture en loque, marque foncée de la laisse de mer. Sous les oyats plus haut un homme et son chien noir, bondit en direction du bâton brandi dans la main, part en course sitôt le geste du lancer… « il a assuré qu’il nous avait bien vu, comme j’avais dit ! On faisait un début de vieux couple debout là à le saluer de la main, bien à chercher le face caméra, on avait repéré ! Je suis sûre que c’était tout à fait comme ça. Je riais dans l’imagination de ses yeux à lui, assis de l’autre côté des ondes qui font les images en traversant les murs mais… » Paquets d’algues brunes comme des balafres sur la plage, au-dessus maintenant le bâtiment long, les voitures garées dans le parking, le coude de la route les façades aux volets relevés surplombent les annexes la petite criée le bout fin de la digue un bateau blanc jeté dans le paquet des bateaux blancs, on le distingue bien on ne voit plus que lui c’est la défense rouge plantée dedans.

Jacques de Turenne
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7


Comme on approche de l’escalier, le regard est happé par une large volute, tournée au bois de la rampe, et sur laquelle on voudrait poser la main, pour en saisir la plénitude des rebonds et les sillons délicats — mais lorsqu’on pénètre dans le corridor, depuis la porte d’entrée, à rue, de cette petite maison de maître, dont la hauteur des étages rétrécit, à mesure qu’on lève les yeux sur la façade de pierre — lorsqu’on pénètre dans le corridor, l’escalier n’est pas visible d’emblée, et il faut d’abord longer deux porte-manteaux de bois, aux crochets formés de longues langues de métal, qui tendent à vous agripper par le col ou la moindre manche trop large ; or, avant de se frayer un passage entre ces lames, encore à peine discernables dans le décor, et qui ne révèleront leur danger qu’une fois marchant par-devers elles, un temps d’arrêt s’impose : sitôt passé le seuil, on est pris dans le manteau d’une lumière particulière, qui tient à la fois d’une forme de clarté sournoise et de l’obscurité elle-même, et si cela se peut, cette lumière constitue l’équivalent d’une brume dans la maison, sans qu’aucune brume y soit présente, une forme de consistance poreuse qui enserre les meubles, comble chaque espace laissé inoccupé. Dans la maison, tout regard filtre au travers de ce prisme, modifiant les contours des objets par l’ajout inéluctable d’une épaisseur moite quoique non humide, cotonneuse mais dénuée de blanc, et comme brillant d’une patine de noirceur, jusqu’à conférer à certains sillons des meubles un véritable vernis, et ainsi en va-t-il de la rampe de l’escalier, qui est, dans un premier temps, invisible, puisqu’il faut se frayer un passage en évitant, sur la gauche, les ongles-ronces des porte-manteaux ; alors que le corps pénétrant l’édifice est d’abord retenu sur le seuil par une secousse d’éternité ; arrêté là, à l’entrée du couloir, dans ce sas nécessaire au travail des pupilles, car l’oeil doit toujours accoutumer, et ce que l’on vienne du zénith d’un jour d’été ou d’un crépuscule de décembre, tant la lumière qui exhale de la maison est différente, si bien que la mémoire du corps, contrarié dans cet effort qui affleure à peine à la conscience, imprime une réticence à pénétrer dans la maison, réticence telle qu’en cas de visite répétée, on est surpris, avant de sonner à la porte, par une forme d’hésitation qui retient le geste, et la sensation d’une épreuve rédhibitoire précède, sur les lèvres, la tentative d’une impossible attribution de cause à cette répulsion : on se tient alors comme empêché, sur le seuil, ébranlé sous le jaillissement implacable de l’inertie. Une fois passé l’instant d’errance, si la main se déploie pour s’annoncer, il faudra patienter, l’air hébété, sur les pavés, que l’on vienne ouvrir. Une fois entré, après s’être acclimaté à la fausse pénombre, il faudra franchir les obstacles des porte-manteaux, peut-être tenter aussi, en guise de subterfuge, de suspendre le sien à l’une des patères, et presqu’à tâtons, choisir et ôter un cintre, y agencer sa veste, tout en prenant garde aux fioritures courroucées du papier peint qui redoutent d’être atteintes par une maladresse — alors qu’on y voit pas très bien, un faux mouvement pourrait, sous l’attaque du meuble dont on l’extrait, provoquer un sursaut du cintre et la lacération de la tapisserie par son crochet métallique. La place, au début de ce couloir, est étroite, propice aux erreurs. On progresse ensuite, ébloui de noir, dans le conduit, jusqu’à trouver une bifurcation, qui donne, à droite, sur une lourde porte de chêne, menant à la salle à manger, pièce à l’ordre immaculé, verres éteints derrière les vitrines, lustres sans tintement, enserrés dans un battement de pendule, et immédiatement suivie, si l’on reprend la direction de la rue, de la « petite chambre de devant », dévolue à un salon en façade, mais où dorment deux lits d’une personne, recouverts de fourrure, un poêle sans feu, un guéridon et une bergère ; cependant la porte de chêne est fermée, et les lieux qu’elle garde pèsent contre elle de tout leur poids, la rendent plus close encore, et l’on n’ose en tourner la poignée de métal, tandis qu’à gauche, dans le prolongement direct de l’entrée, le couloir aboutit, par une porte vitrée, de facture plus récente, à la cuisine, peinte de jaune, où l’on reçoit à présent, pièce aménagée d’un fauteuil orthopédique, en cuir, d’un vaisselier, sur lequel des médicaments et bandages côtoient assiettes et boîtes de lait condensé, et d’une table ronde, protégée par un film de plastique transparent, immobilisé au moyen de serre-joints. Entre ces deux issues — à gauche, la cuisine puis l’arrière de la maison, et à droite, la porte de chêne — se dresse l’escalier de bois, et dont l’ornement tourné— la volute — appelle le regard sitôt que l’on se tient en bas de l’escalier, que l’on a fait quelques pas dans le couloir d’entrée, ôté son pardessus, acclimaté sa vue à l’étrange éclairage, passé le seuil en somme, et quoique si l’on continue au rez-de-chaussé, empruntant à gauche la porte vitrée qui mène à la cuisine, où l’on est sûr de trouver un feuilleton jouant sur l’écran en noir et blanc, et la vieille, dans son fauteuil, avec l’eau dans ses jambes, ses larges narines, et le point de beauté qui déborde du cou, à moins qu’elle ne surgisse de la salle de toilette, tout à l’arrière de la maison, qui jouxte une cour exigüe, espace scindé par un fil à linge auquel sont suspendus des torchons de cuisine, au sol couvert de béton, craquelé çà et là sous l’effort de quelques mauvais herbes, à moins que la vieille ne soit à l’étage, si ses jambes peuvent encore, d’exception, l’y porter, et quoique l’on sache quel chemin prendre, la main se pose sur le colimaçon qui termine la rampe de l’escalier, s’assure de l’intégrité de sa forme, et l’oeil suit la crête de sa spirale, s’enroule au colimaçon, se perd dans les rainures, tandis que l’odeur de la cire s’engouffre à la gorge, sillonne jusqu’à l’extrémité des bronches, et l’on regrette l’air extérieur, et cet instant d’éternité sur le seuil, dont on vient à peine, et l’on se revoit scrutant les pavés, sur le trottoir, se demandant, avant que quelqu’un vienne ouvrir, ou que l’on ne retrouve ses clés, tout au fond d’une poche, si les pavés de cette rue ont jamais vu passer des attelages, et levant les yeux sur les étages de la façade, combien de vies sont autrefois passées dans cette maison, et d’avance on sait que l’on posera la main sur l’oeil de l’escalier, que l’on suivra les veines de son ruban, jusqu’au noeud qui se resserre en lui-même, plus profond, que l’on traversera le couloir aux porte-manteaux voraces, que l’on trouvera, sans doute, la vieille, dans la cuisine, et la main se lève, puis s’arrête, un instant, avant d’appuyer sur la sonnette.

Catherine Barsics
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8 | Lexique pétrifié


Passage 1 (d’autres viendront)
Affalé sur son flanc droit, Nazim observe avec sagesse le monde du haut d’innombrables cycles de rêves, presque dix-huit ans. Il ne prend plus la peine de s’attarder qu’une heure sur deux sur la ganache détendue, sur le chanfrein usé, sur la crinière poisseuse, pas plus de moments consacrés aux fesses, aux jarrets et aux fanons. Par trop de lassitude ne plus juger qu’à temps partiel. Tout cela n’importe plus en fait, tout comme la date et l’heure du moment, ni la proximité de la ponctuation finale. Ici le défilement du paysage détermine l’existence, sa perception insuffle la (preuve de la) vie, la conscience. La seule règle importante : rester couché. Pas plus qu’il ne faut, mais encore un peu, par prudence, et ce malgré les envies de galop. Peut-être est-ce toujours l’hiver, peut-être que la peau risque de coller au sol en cas de mouvement brusque ou même minime. C’est une menace évidente à ne pas défier vu le silence des ancêtres entourbés. (La tourbe, pour les curieux, se situe dans l’arrière du plan, dans une zone imaginaire. Il requiert de continuellement la penser pour qu’elle ne disparaisse pas). Tout cela importe. Depuis la perte de l’œil gauche, dix ans plus tôt, l’œil droit de Nazim s’arroge le privilège d’observer le devant, et une périphérie raccourcie. En cet instant indéterminé, il perçoit un mont sombre, en contre-jour. Ou est-ce un immeuble ? Ou une décharge de taille noble, charnier consumériste ? Difficile à cette distance, difficile d’évaluer. La cornée a ses limites, elle reçoit et reflète, et personne pour aider à décoder. À cette distance, pour Nazim, dix étages de béton armé décrépi ressemblent à la terre, la terre haute aux tertres de frigos, de télévisions, de canapés éventrés et autres instances trépanées monnayables à l’époque d’avant. D’avant quoi ? D’avant l’ennui et d’avant l’immobilité. Petit, silencieux. En un temps de légendes et de cosmogonies où — selon les récits oraux — les astres pendaient mollement, amassés en suspensions désorganisées. Des organes célestes malfoutus, mal agencés. Des fumerolles s’échappent de la masse indicible. Elle attire des nuages effrayés par l’aube, qui craquent bruyamment toute la nuit. Ils craquent et déchirent l’horizon sonore, chaque nuit, chaque nuit, ça fait peur. Le jour, n’en parlons pas, ce serait trop de tristesse concentrée en trop peu d’espace. Nuages passés. Non loin de ce tas, glissent des formes ombrées, à heure fixe : sept heures, neuf heures, midi, quinze heures, dix-neuf heures, vingt et une heures. Leurs "membres" s’agrippent aux illusions, aux barres de métal rouillées ou aux balcons, aux portes ou aux carcasses de voitures. Puis plus rien. Tant d’évasions vaines. Nazim, cligne de l’œil unique. Il voit, extérieur, intérieur, des éclairs de vies, parcimonieux cycles, des couleurs, parcimonieux cycles, des souvenirs de mélopées bucoliques, de courses, de liberté. Avant, avant de faire UN avec l’horizon, de se fiancer à la grande joie des panthéistes véritables, au gel de givre. Nazim s’ennuie de cela, écarquille le plus longtemps possible. Il vire de champ de vision, à la prière de l’immobilité. Pour passer au-delà de l’ossuaire d’une culture éteinte par la foi bafouée. Passer le peuple de la chute. Le globe oculaire va encore quelques degrés plus loin, et atteint la plaine et l’herbe aux allures de coupe et de plastination. Mais c’est flouté. Bientôt douceur et chaleur, juste patienter quelques milliers de minutes nécessaires au grand changement. Ça rassure le regard, et le repose, ce relief absent, le peu d’altitude, la plaine. Beau et tendu comme l’amour. Ça contraste avec le voisinage haut, vil et fat de la civilisation. Parfois, une sieste, courte, très courte, aplatit encore un rien le relief. Puis, puis, subrepticement la flore s’agite. Le givre n’était qu’un rêve de six ans, et le mont une mouche posée dans le champ de vision. Il n’y a rien en fait, rien que la plénitude du vide à perte de mi-vue. Rien. Si ce n’est le mouvement beau des ondes de vent dans les herbes, messages aux nuances vertes et brunes, nourries et desséchées. Puis aussi le souvenir de sa compagne retournée aux éléments. Il tarde à Nazim de la rejoindre dans l’autre espace.

Gauthier Keyaerts
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9 | Chambre imaginaire


Balayer du regard à tous petits coups irréguliers. Voir s’accumuler la poussière des choses, maigre amas de matière échappée à l’oubli. Un vieux fauteuil au siège paillé venu d’on ne sait où posé devant une table de cuisine en bois brut ciré reconvertie en bureau. On devine qu’à cette place après tant d’autres dont la trace a disparu parfois s’installe quelqu’un. L’assise du siège a été refaite et la couleur trop neuve de la paille trahit la prétention illusoire d’appartenir à un passé d’où naîtrait un récit. Pour l’instant il est vide, invitant juste à s’attarder pour coucher sur la feuille l’histoire oubliée d’une lignée dont s’est perdue l’origine. Ont-ils jamais existé ces êtres dont personne n’a retenu le nom ? Au mur une gravure où vogue la barque des morts aux couleurs chaudes soulignées par la nature même du support : un papyrus, artefact moderne qui parvient à arracher à la mémoire un frisson de vertige. Il conduit l’esprit vers l’espace imaginaire d’une histoire livresque. Mais l’œil ne s’attarde pas, il glisse comme la barque vers les étagères chargées de livres disparates où gisent des foules sorties du long travail d’un scribe appliqué. Parfois elles descendent des rayonnages à travers des sentiers improbables, envahissent la pièce, invitent à les suivre dans leurs périples. Des visages se détachent qu’on ne distingue pas bien. Ils pourraient à leur tour devenir les Mercures psychopompes d’une âme à la dérive. Mais de nouveau par à-coups répétés l’image les efface pour découvrir une fenêtre. Un brise-bise en dentelle venu d’une autre époque fait escale sur la vitre. L’œil accommode mal, hésitant entre le premier plan où les dessins de la dentelle absorbent l’attention et le monde au-delà des carreaux à travers lesquels on aperçoit des silhouettes furtives aux déplacements rapides. Leur mouvement les rend étrangement plus spectraux que les fantômes échappés des livres. La tentation de céder à l’invitation de leurs parcours erratiques suspend un instant le mouvement circulaire et imprime un bref soubresaut, puis le cadre se déplace poussé par une force étrange à la recherche d’un point de fuite. Une méridienne peu à peu vient s’inscrire dans le champ, l’assise prolongée d’abord conduit, tandis qu’elle disparait, vers un dossier où laisser reposer la rêverie. Juste au-dessus dans un petit cadre bleu, la photo d’un évènement mondain. On y voit une sorte de tribune dont un tissu à rayures noire et blanche masque le bas de l’infrastructure et forme comme une toile de fond à l’étagement de spectateurs ironiquement devenus l’objet du spectacle. Les rangs du public sont à peine saisis qu’ils sont engloutis par les bordures du cadre qui continue sont mouvement inéluctable, laissant, comme un désir d’en savoir plus, la place à un bahut sans style dont le bois ciré absorbe la lumière et fait disparaître toute perspective. Les portes fermées aiguisent le désir. Le glissement du regard se poursuit vers une porte ouverte sur l’obscurité d’un couloir où l’on croit percevoir des effluves de présence. Et voilà le retour du fauteuil paillé sur lequel est installé un homme que l’on voit de dos, penché sur le bureau. Il s’applique à une tâche que l’on a du mal à saisir : peut-être écrit-il, mais on n’en est pas sûr car l’écran de son corps massif masque le plateau de la table. Il vient soudain à l’esprit que ce qu’on vient de parcourir comme un cercle n’est en fait qu’une pièce carrée aux dimensions modestes. Les murs blanchis paraissent grisâtres plongés qu’ils sont dans la pénombre juste trouée maintenant par la clarté d’une lampe posée sur le bureau qu’on n’avait pas remarquée tout à l’heure. La barque aux morts flotte désormais dans un halo d’obscurité, plus énigmatique. Son voyage semble l’avoir emportée un peu plus loin que l’image dans un monde disparu et pourtant perceptible. La procession des personnages sortis des livres la suit doucement dans une démarche plus lente encore que celle du déplacement de l’image qui frôle maintenant les rayonnages de la bibliothèque, vidée de ses livres. On entend des éclats de voix d’enfants qui doivent jouer quelque part dans une pièce adjacente, à moins que ce ne soit dans l’au-delà du cadre, là où on avait laissé la barque s’enfoncer dans les ténèbres de l’oubli. Peu à peu les choses semblent s’effacer et on est surpris d’apercevoir derrière la vitre au brise-bise les percées de l’éclairage public et les lumières aux fenêtres des maisons. La réalité semble avoir gagné du terrain au fur et à mesure que la nuit tombait, elle a brouillé la tentative d’atteindre les histoires qui se racontent tout bas dans la tête de l’homme assis à son bureau. Dans son manège à peine perceptible l’image fait revenir la méridienne et la photo dont on s’empresse de saisir les visages au premier rang d’une femme élégante au regard planté dans l’objectif du photographe avec un air de défi que l’on ne comprend pas, tandis qu’à son côté une petite fille rayonnante portant un chapeau rond souris universellement dans sa pure joie d’être là. On croit entendre la rumeur des conversations autour d’elles deux si étrangement isolées de la mondanité. Petit à petit les limites entre les différents plans se brouillent et les portes entrouvertes du bahut laissent apercevoir des liasses de papiers sans doute un peu jaunis, écornés, trop feuilletés peut-être d’avoir voulu en percer les mystères et le cercle se referme une deuxième fois sur l’embrasure de la porte. Le mouvement entraîne inéluctablement les éléments dans un tourbillon centrifuge et chacun veut échapper à la tentative de les relier réclamant son autonomie. Ainsi lorsque commence le troisième tour l’homme a disparu de sa position studieuse, laissant place à un feuillet énigmatique frôlé par le regard emporté d’un spectateur frustré qui n’a plus qu’à refaire en son esprit le chemin afin de rendre aux silhouettes qui se sont évanouies leur épaisseur de chair. Et tandis que revient la barque on peine à retenir la nostalgie d’un voyage qu’on n’a pas fait, de rencontres imaginaires restées inaccessibles. Il ne reste bientôt que le monde à travers la fenêtre qui se dérobe à son tour, et l’énigme de cette femme qu’on aurait tellement aimé connaître et dont ne reste dans l’esprit de la petite fille devenue vieille femme qu’une histoire apocryphe juste destinée à conserver par-delà les blessures un socle où croître et conserver la détermination joyeuse à l’existence. Tout reste à inventer, mais quels efforts il faut faire pour que surgisse de ce petit tas de poussières accumulées un semblant de récit !

Christian Chastan
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Des Noirs nettoient les vitres du grand hall, ils s’y donnent à plusieurs, mais visiblement pas à cœur-joie, on ne se sait pas trop s’ils le font bien, sans doute, à peu près, des scories quand même, sans doute, c’est haut, y a une sacrée surface, dehors il fait gris-nuit, entre deux, 18 heures comme dirait l’employé des rails ? 19 heures ? Une heure incertaine, celle du loup, l’autre, de l’autre côté de la fenêtre porte un pull bleu noir, avec un col, une chemise sans doute, l’autre à l’intérieur emploie semble-t-il savamment sa raclette XXL, et porte de belles petites chaussures de ville sur la moquette rouge, pourpre, le réceptionniste, à côté, a, lui, les yeux rivés sur son écran, un ordinateur semble-t-il obsolète, comme il s’en fait encore en Amérique vers 2005, une ostentatoire ossature en bois masque en partie l’objet, du bois verni, qui fait vieille Europe, les Etats-Unis, émanation de l’Europe. Il a mis une impeccable cravate verte, façon marais de Floride, on doit être à Atlanta ou à Tampere, ce monsieur s’appelle John d’après la carte plastifiée attachée sur son buste, il a chaussé d’imposantes lunettes rouges et scrute toujours son écran. Il y a à côté une femme en tenue de soirée qui passe, qui va et qui vient, comme pour un défilé, puis elle revient avec un monsieur un peu gros, plus âgé qu’elle. Elle est brune et porte des talons hauts, un décolleté vertigineux, dans le dos aussi, elle est assez peinturlurée, il y en a une deuxième, un peu pareille, elle aussi beaucoup maquillée et avance en parade, des call girls, avec des messieurs voûtés en chemise avec une cravate, éteints sur la piste. Au fond il y a un ascenseur, qu’ils prennent, ils disparaissent. Sur le devant il y a une corbeille en osier avec du pain qui croustille, avec du beurre rarissime, puis un orchestre de jazzmen noirs qui jouent du saxophone et des cymbales en cuivre et des tambours blancs et les murs sont épais, avec un jeune homme blond qui sert des cocktails à des personnes de dos, rivées à l’estrade, les cheveux chenus, en costume et en robe de soirée. D’énormes lampes jaunâtres diffusent massivement de quoi voir le show. Il y a des résistances fixées au plafond et qui rougeoient, dehors il commence à neiger, ce doit être à Chicago.

Guillaume Vasseur
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Tout commence un 9 octobre a 21:04. Je vous souhaite une bonne nuit. Cap au nord. Pas au pire. Merci beaucoup. Bonne soirée à toi. Sans oublier la mer au loin. Belle histoire. Le fer à repasser est une présence intéressante. Tu détestes repasser et te calmes en repassant l’inutile torchon. Le 18 octobre à 20:19 tu me demandes de fumer une cigarette pour toi. Tu n’es pas du tout fâchée. Pluie par ici. Un thé noir à l’aube. Reprise du boulot. Traversons. Avant dernier voyage. Ici tout est noir. Belle journée à toi. Le vent. Hâte de découvrir un personnage. Rêveur, fumeur. Surtout ne pas enlever la mer de l’image. Je la respire. Le vent de la mer, la longue traversée. Le foulard devrait rester vert. Mémoires olfactives, Mitsouko, Shalimar. Curiosité aiguisée, Van Cleef. Bon chemin vers la nuit opaque, le décor qui se hisse à la fenêtre ce matin. Dans ton jardin, les roses se sont tues. Le fer à repasser n’est pas la solution. Oui, s’apaiser. Bonne nuit. T’écrire debout dans un métro bondé est un exercice amusant. Jardins, grandes flaques et feuilles jaunes. Rumeurs lointaines, ciel opaque. Une pie, les chaises de l’été qu’il faudra se décider à rentrer. Les ondes passent par ici. Faisons comme si. Également un peu distraite. Un ciel plus tourmenté. Je rêve de connaître. Si je passe, je ferai signe. Au printemps, tu me diras. Tu adores Bram Van Velde. Mon matin aura vu la lumière. Je nage et vole sans couvre-lit. Faire cabane. Juste y croire et s’abstraire. Fruits du matin. Des pieds nus qui cheminent pour demander l’impossible. Fermez encore les yeux, c’est beau. La nuit tombe, celle des pleurs des nourrissons. Roses larges comme le poing aperçues dans quelques jardins des sentes. La nuit est tombée trop vite. Les bagues, pas tous les jours. Le foulard qui s’évade. J’ai vécu longtemps avec ce tableau. Je l’ai visité souvent. Le rapprochement me touche. Rattrapée par les images. Je tremble. Il me semble l’entendre dans un vers de Racine. L’eau m’effraye. Je suis une très mauvaise nageuse. La journée fut grise. Le jardin a disparu. Les lueurs dansantes des guirlandes sont éteintes. Tout est noir. Peindre ? Renouer avec la matière. Je me suis piquée, coupée en remuant la terre du jardin. Être dehors et parler aux bêtes cachées dans les sous-bois. Ne sais si je retrouverai le chemin. L’or a passé sur les feuilles. Leur forme est une invitation à rêver. La dame au livre. Je partage la caresse. Et nous parlerons un jour. As-tu fumé pour moi ? Une envie irrésistible d’y succomber. Parlons nous un jour prochain, avec ou sans image. Pensé à vous en me levant. Froid ici. Lumière douce. Impulsivité de vous envoyer ce film. Caroline, Annette, Giacometti et le texte de Genet. Je serai heureuse d’apercevoir la mer. Je ne suis pas du tout inquiète. Cette touche de vert leur va bien. Une émotion : être une pierre, une bête, un corps. Un cheval. Deux chiens. La lune pâle aperçue, puis disparue. L’odeur de terre humide, de feuilles gorgées d’eau, de moisissures. Rentrer avec la nuit. Je m’enveloppe dans la nuit et vous embrasse. Tourments et retournements d’âmes. Je suis heureuse. Troublée, étonnée, charmée. Il y a aussi cette farouche indépendance durement acquise. Retour des lueurs au bout du jardin. Je retourne dans ma tanière. Si je vous appelle, ne décrochez pas. J’ai aimé recevoir ce signe de votre voix. Tu me touches, tu me fais du bien. Je t’attends. Presser le pas pour éteindre le feu. Épuisement heureux. J’ai ceint mes hanches avec le châle. Ce chien m’émeut. Si ma main fait oublier la pluie, je te la tends. Respirons cette journée. Ce goût de vous sur ma langue. Ce jardin qui arrive jusqu’à moi. Hâte de vous retrouver. J’ai mangé trois fruits. Le jardin est dans ma chambre. Je suis une grenouille reinette chatte comblée. Périlleux, dangereux, exaltant. Une heure de retard pour cause de lectures nocturnes et de songes gris. Je viens. Vous m’apprenez à recevoir. Je t’embrasse. L’imaginer. Effacer tout le reste. Humeurs en dents de scie. Le vent joue a gris contre bleu. J’ai laissé passer un nuage. Dormi en trichant. Je cours prendre un train. Le goût de poivre. Tes mots sur ma peau. Je suis dans ma voiture. A l’arrêt dans la nuit. Envie d’une cigarette près de toi. J’adore cette hypothèse. Ils sont là, je respire leurs parfums. Nous n’aurons qu’un couloir a traverser. Merveilleux rouge-gorge. J’adore vos mensonges. Caresser l’arbre. Regardez la mer pour moi. Silence caillou. Je veux voir les phoques. Un baiser volé. Nous nous rencontrerons, bibliques ou païens. Je ne suis qu’une toute petite girafe de la banquise. Nous voyageons vers nous. Ni parler, ni projeter, juste un bout de présent et le vent.

Ugo Pandolfi
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Les fleurs sur la commode illuminent la pièce envahie de journaux et de meubles empoussiérés, où rien n’avait bougé depuis des années, sauf des courants d’air humides qui flottaient aux alentours de feuilles suspendues. La commode illumine la pièce envahie de journaux et de meubles empoussiérés où rien n’avait bougé depuis des années, sauf des courants d’air humides qui flottaient aux alentours de feuilles suspendues dans les champs à la campagne. La pièce envahie de journaux et de meubles empoussiérés où rien n’avait bougé depuis des années, à part des courants d’air humides qui flottaient aux alentours de feuilles suspendues dans les champs à la campagne, était lumineuse et accueillante. Des journaux et des meubles empoussiérés – un homme avance – ne bougeaient plus depuis des années, des années de courants d’air humides, courants d’air humides qui flottaient aux alentours de feuilles suspendues dans des champs, à la campagne lumineuse et accueillante, près de la gare de Rosarie. Depuis des années traversées de courants d’air humides, aux alentours, des feuilles suspendues dans – un homme avance – une campagne lumineuse et accueillante flottaient près de la gare de Rosarie la veille de la fête nationale. Les années traversées de courants d’air humides flottaient aux alentours de feuilles suspendues dans une campagne lumineuse et accueillante près de la gare de Rosarie la veille de la fête nationale. Des années – une femme –, des années, des traversées, des courants d’air humides, des feuilles suspendues, des champs, une campagne lumineuse, accueillante, la gare de Rosarie, une cafetière et la veille de la fête nationale. La veille de la fête nationale près de la gare accueillante de Rosarie effondrée de feuilles – une femme – suspendues traversées de courants d’air humides des journaux ne bougeaient plus. Empoussiérés la veille de la fête nationale – la femme prend une casquette – près de la gare de Rosarie parlent d’une campagne ombragée de feuilles ventées de courants d’air humides qui ne bougeaient plus depuis des années. La pièce remplie de journaux et meubles – la femme repose la casquette – empoussiérés la veille de la fête nationale près de la gare de Rosarie accueille une campagne de feuilles, ventée de courants d’air humides, ne bougeait plus depuis des années sans casquette. Trois oranges entraient dans la pièce remplie de journaux et meubles empoussiérés la veille de – cette femme tourne la tête – la fête nationale près de la gare de Rosarie, prêtes à accueillir une campagne de feuilles suspendues à l’odeur humide mais ne bougeaient plus depuis des années sans la casquette dans la poussière. Trois oranges sortaient de la pièce emplie de journaux et meubles empoussiérés la veille de la fête nationale près de la gare de Rosarie, prêtes à accueillir une campagne de feuilles suspendues, à l’odeur humide, où rien ne bougeait depuis des années sans la casquette dans la poussière fabriquée en Roumanie. Effrayées, trois oranges sortaient de la pièce emplie de journaux empoussiérés la veille de la fête nationale près de la gare de Rosarie, oranges prêtes à accueillir une campagne de feuilles suspendues à l’odeur humide qui ne bougeaient plus depuis des années pour fabriquer des casquettes dans la poussière en Roumanie. En Roumanie, une fabrique de casquettes de poussière ne bougeait plus depuis des années, emplie d’une odeur de feuilles humides suspendues dans la campagne accueillante près de la gare empoussiérée de Rosarie la veille d’une fête nationale sans tambours tourmentés cherchant trois oranges. Sans casquette, en Roumanie, une fabrique – une femme se lève – de casquettes de poussière ne bougeait plus depuis des années laissant une odeur de feuilles humides suspendues dans la campagne accueillante près de la gare tourmentée de Rosarie empoussiérées la veille de la fête nationale sans tambours ni trompettes pour trois oranges. Une cafetière sans casquette, en Roumanie, fraîche dans une fabrique – une femme se lève – de poussière ne bougeait plus depuis des années, laissant une odeur de feuilles humides, de marc de café, dans la campagne accueillante près de la gare de Rosarie la veille de la fête nationale sans tambours pour trois oranges tourmentées. Un ballon et une cafetière sans casquette en Roumanie rayonnante dans une fabrique de poussière ne bougeait plus depuis des années laissant une odeur de feuilles humides, du marc, prises dans la campagne accueillante près de la gare de Rosarie, la veille de la fête nationale sans tambours pour trois oranges tourmentées dans le gâteau d’anniversaire.

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Ista Pouss
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13 | Dernière descente


Il y a d’abord un souffle aigü, un souffle continu, une voix-souffle qui s’étire, qui pourrait ressembler, sembler un cri, une stridence, quelque chose comme des milliers d’ailes d’insectes battant ensemble jusqu’à produire ce souffle, cette intensité, comme un vent très léger, mais si présent qu’il envahi l’image bien avant que le regard de l’objectif ne s’échappe au dehors, à travers la vitre, au travers de cette vitre épaisse, ouverture située sur la droite et qui est remplie de bleu, remplie d’un certain bleu, d’un bleu de porcelaine occupant, immobile, tout le tiers supérieur de la vitre et de l’image, où, en y regardant bien, l’on ne distingue que quelques nuages, dont un très long et fin, et puis d’autres minuscules, immobiles, à l’abri derrière la vitre et derrière le souffle, rien d’autre qu’une ou deux virgules blanches, comme des sortes de traces qu’aurait laissé un chiffon passé à la hâte, des traces laissées sur une vitre malpropre, taches verticales ou obliques que l’oeil ne peut se résoudre à admettre comme des nuages et qui strient le bord supérieur de l’image, le bord inférieur en est aussi touché et on comprend alors qu’il ne s’agit que de reflets, les reflets clairs de ce qui se trouve à l’intérieur, à l’intérieur d’un habitacle d’où provient le souffle, le sifflement et dans lequel se trouve celui ou celle qui tient la caméra — un simple téléphone portable — les nuages fins et la portion de ciel bleu dominent plusieurs autres masses nuageuses, l’une aérienne, toute proche, proche à frôler la vitre, proche à la toucher, toute proche du bas de l’image, une autre moins généreuse, et qui s’étire, s’étale en contrebas, laissant voir, apercevoir, dans une sorte de jeu — comme on cacherait en montrant tout à la fois — des espaces un peu flous et d’une teinte presqu’uniformément vert sombre, en raison de l’éloignement sans doute, de la distance mélangeant les couleurs du monde en dessous en un ton délayé, dilué, au travers des écharpes, les lambeaux de ce même nuage s’effilochant, glissant sous le plancher de l’image pour finalement disparaitre, mais laissant la place, le vide de la fenêtre, à d’autres constructions, plus lointaines, blanches et en étages superposés, dont un énorme bourgeonnement, une montagne toute en moutonnements ventrus disposée, posée, au centre de la représentation, occupant le milieu de la fenêtre, de l’ouverture-cliché sur l’extérieur ; elle est là, posée tel un dôme, et puis le balayage de la caméra commence et quitte la fenêtre, attrape un montant, une lame de métal séparant les deux échancrures, puisqu’elles sont deux, on voit la seconde grandir sur la gauche juste à la suite de la première, et toutes deux emplies du même ciel, du même bleu et de l’embarras et de ces boursouflements grumeleux aux rondeurs de chou-fleurs ou d’édredons posés sous le bleu, juste en dessous, avec, entre les deux ouvertures sur le dehors, le montant dans l’ombre, sur lequel pourtant, on distingue un petit crochet, l’oeil l’attrape et s’y arrête, le temps de lui compter deux attaches recourbées qui brillent d’un éclat un peu terne parce que dans l’ombre, entre les deux ouvertures pleines de lumière, mais l’oeil ne reste pas et quitte le montant, l’attache et attrape un long fil noir qui se tortille verticalement sur le premier tiers de la seconde fenêtre, sur le même dehors défilant, le fil rattaché au casque sur la tête d’un homme assis devant, sa tête dépassant le haut dossier arrondi vaguement, le dossier du siège recouvert d’une housse de tissu d’aspect laineux et de couleur grise et foncée, avec de chaque côté les fermetures à velcro mal raccordées dont les deux bords se gondolent, l’homme est assis à côté de la seconde ouverture, sa portion de ciel, contre laquelle une tablette est posée et sur l’écran de la tablette on devine des courbes sur un fond noir et des lettres blanches ; on voit le sommet de son crâne, qui se balance légèrement et la caméra suit le même mouvement, et toute l’image est parcourue de cette même ondulation qui fait trembler la tête de l’homme et l’image des nuages, la tête aux cheveux coupés courts et ses épaules, sa chemise, l’arrière du col de sa chemise et les plis de son cou lorsqu’il tourne la tête, l’oeil passe à travers la vitre qui est maintenant devant, devant l’homme et devant lui il y a un tableau de bord avec des cadrans, un horizon flottant orange et bleu, des chiffres qui défilent sur des écrans, et des masses de couleur jaune, rouge et vert, mouvantes sous le balayage d’un radar ; c’est le dedans d’un habitacle que la caméra visite, elle cherche, fouille dans l’espèce réduit, une voix à l’avant, devant, dit quelque chose par-dessus le sifflement, on croit entendre le mot check, ou quelque chose qui ressemble à ce mot, un mot, une parole courte comme une morsure, un aboiement ou bien un éternuement, puis une voix féminine très lointaine qui annonce, qui pousse dans l’habitacle, un filet continu, une annonce qui dure, et quatre petits bip résonnent à travers le sifflement, à travers la voix féminine lointaine et l’homme assis à gauche à l’avant, maintenant sous le regard de l’objectif parvenu sur le siège gauche fait face au pare-brise dont une partie a été obturée d’un pare-soleil de couleur jaune qui teinte de jaune citron la chemise blanche de l’homme assis à gauche et sous le pare-brise, des cadrans, des manettes, des boutons, des écrans placés entre les deux hommes à chemise blanche, galons noirs et dorés passés à leurs épaulettes, casques de radio sur leurs deux têtes, l’homme assis à gauche lève le pouce de sa main droite, sa main au bout de son bras nu a quitté les commandes, les manettes de commande, sur lesquelles elles s’appuyaient, les lunettes qu’il porte et dont on ne voit qu’un seul verre, reproduisent une vue minuscule du ciel en loupe, les lunettes brillent, on voit une portion de ce que l’homme voit au travers des ses lunettes avec l’image qui se met soudain en mouvement, agitée de tremblements, de saccades courtes mélant le ciel les nuages et la vitre avec le haut des deux sièges et les deux têtes des deux hommes assis tandis que la voix féminine continue toujours son monologue derrière le souffle et encore d’autres voix s’ajoutent, comme un choeur discordant, poursuivent chacune leur monologue, alors retenti un check, et une alarme, une alarme à nouveau, comme une petite explosion dans l’oreille, un son tournant et amplifié, immédiatement coupé, au milieu des conversations à travers de lointains micros, des conversations dont on ne distingue que quelques mots, quelques mots seulement, parmi le torrent, le fleuve de mots, le mot alors et puis le mot porte et encore outside temperature par-dessus les grondements, et les balancements de la caméra et des deux hommes dont on voit le sommet des deux têtes, et les quatre bras ensemble onduler pareillement, retenus dans un même sursaut, et puis des chiffres prononcés tout près, très près de l’oreille, et qui parviennent nets, nettement, dans le micro du téléphone filmant la scène, on entend une voix forte dire 146 ou 446 et puis stabilisé et encore check-list et les courtes turbulences, les sautes de vent qui bousculent, secouent, chahutent dans leurs manèges de chevaux de bois-nuages les deux hommes à l’avant — dont rien d’autre que les mouvements involontaires et symétriques transmis jusqu’à la caméra ne laisse paraitre qu’ils en soient perturbés — les bousculades et le frôlement des écharpes, charpies de vapeurs qui défilent et disparaissent en dessous, sur la gauche où vient d’entrer dans le champ, une main droite, un bras, puis le profil d’un troisième homme assis derrière celui de gauche et qui semble absorbé, le regard fixé vers l’avant à travers le pare-brise où s’organisent des formes colorées, des rectangles jaunes ou verts de champs cultivés, quand retentit soudain une autre voix, une voix enregistrée à l’accent parfait, à l’accent américain, une voix grave hurle dans l’habitacle one thousand, toute proche, les deux mots prononcés d’une voix claire et suffisamment forte pour qu’elle soit entendue nettement, clairement, puis five hundred, four hundred, approaching minimums — la voix devenue nasillarde dans les sons mum, mi, mini, nimumz —minimums, two hundred, one hundred puis le décompte avec l’image montante à l’avant des lumières à l’entrée de la longue bande de piste grise et soudain, l’image restée fixe sur l’avant, s’emballe, se brouille, tremble sur le bras droit de l’homme, sa main aux doigts repliés tirant doucement sur les manettes, puis vient un claquement répété celui de la roulette heurtant en rythme la ligne centrale lumineuse de la piste, tapis avalé sous le ventre, sous les pieds ; alors les mains du troisième homme s’avancent, il tient un appareil photo, il filme et sur le petit écran défile en double, la bande d’asphalte lumineux, le bras droit de l’homme assis à gauche, son épaule, la chemise blanche à manches courtes, son coude légèrement replié, et sa bouche qui forme des mots à travers le micro du casque bonjour le sol

Françoise Durif
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14 | La cuisine


D’abord, ils ont fait l’amour. Lentement. Presque au ralenti. Parce qu’ils savaient que ce serait la dernière fois. Enfin, surtout elle. Elle s’est assise, nue, sur lui, ses deux jambes repliées de chaque côté de son corps. Le dos bien droit. Les deux mains sur son torse. Les yeux plongés dans les siens. Elle a ondulé. En plein milieu de la cuisine. À même le carrelage, devenu chaud. Puis, elle a balayé rapidement des yeux la pièce (en tout cas le côté lui faisant face). L’arbre à chat dans le coin à droite. Les rideaux tirés masquant la porte fenêtre. Le cadre au mur. Du mauve. Le radiateur de la même couleur que le mur. Le frigo. Les photos sur le frigo. Les factures sur la table. Les tabourets hauts. Autour de la table. Tout à sa place, comme les autres fois. Il s’est ensuite allongé sur elle. Doucement. Précautionneusement. Lui offrant une vue imprenable sur le plafond. Blanc. Des spots, 6, reliés à une structure métallique. Leurs yeux se sont à nouveau croisés. Longuement. Ni elle ni lui ne voulant les fermer malgré le plaisir grandissant. Il s’est même retiré. Avant. Pause. Pour mieux recommencer. Après. C’est ce qu’il a toujours fait. Et c’est aussi ce qu’elle aime chez lui. Le plaisir qu’il fait durer. Affalés là sur le sol de la cuisine, ils ne se parlent pas mais restent collés, connectés. L’autre côté de la pièce s’invite alors dans son champ de vision à elle. Le meuble avec évier. Les armoires. Le four à micro-ondes. La porte menant à la salle de bain (au rez-de-chaussée, comme la cuisine). Le petit couloir menant à la cave. L’assiette du chat. Il s’est levé. Lui a proposé un morceau de chocolat bien planqué dans la porte du frigo. Elle a ri.

Ensuite, ils ont refait l’amour. Plus vivement. Ses dents dans son cou à elle. Ses ongles dans son dos à lui. Le carrelage a même eu la chair de poule. Après. Elle s’est mise à genoux. À côté de lui. Ses yeux ont à nouveau balayé la pièce. Toute la pièce en une fois. L’arbre à chat à droite. Le chat couché sur la branche la plus haute. Les rideaux tirés masquant la porte fenêtre. Le vent soufflant légèrement par le bas de la porte fenêtre. Mal isolée. Le cadre au mur. Une forme abstraite dessus. Du mauve. Ou peut-être du bleu tirant sur le mauve. Le radiateur de la même couleur que le mur. Le torchon posé dessus. Le frigo. Le chocolat planqué dans la porte du frigo. Les photos sur le frigo. Sa mère en photo. Copie conforme de Janis Joplin. Les factures sur la table. La fleur en plastique aussi. Les tabourets hauts. Autour de la table. Leurs vêtements jetés dessus. Le plafond. Blanc. Pas tout à fait droit. Quelques fissures. Les spots. Toujours allumés. Sauf un. Le meuble avec évier. Leurs tasses dans l’évier. Les armoires. Les verres roses à l’intérieur de l’armoire à la porte en verre. Le four à micro-ondes. Le pain rangé dans le four à micro-ondes. La porte menant à la salle de bain. Ouverte. Une odeur de déodorant. Le petit couloir menant à la cave. Son carrelage. Noir. L’assiette du chat. Vide à présent. Lui. Couché sur le sol de la cuisine. Toujours chaud. Elle. À genoux. À côté de lui. Le goût du chocolat en bouche. De sa peau à lui aussi. Parce qu’un détail a retenu son attention, elle a refait un balayage de la pièce. Les jambes tremblantes. Dans cette cuisine qu’elle connaît pourtant par cœur. L’arbre à chat à droite. Le chat fixant une mouche sur la dernière branche. Les rideaux tirés masquant la porte fenêtre mal isolée. La forme abstraite mauve, ou bleue tirant sur le mauve, au mur dans ce cadre improbable. Le torchon devenu brûlant sur le radiateur de la même couleur que le mur. Janis Joplin souriant sur le frigo. Les factures sur la table. Payé écrit sur l’une d’elles. La fleur en plastique. Désarmante. Les vêtements abandonnés sur les tabourets hauts. Les fissures du plafond. De plus en plus grandes. Ce spot à remplacer. Les tasses rouges et les verres roses. Pas assortis. Le pain rassis dans ce four jamais utilisé. L’odeur du déodorant bon marché. La cave. Noire. Comme le carrelage. L’assiette du chat aux bords ébréchés. Le détail. Ce détail. Sur le frigo. Retour des yeux sur le frigo. À côté de Janis Joplin. Un bout de papier. Un post-it. Rose. Une écriture de « fille ». Un rond en guise de point sur le i. Elle s’est levée. Pour vérifier. C’est bien une écriture de « fille ». Pas celle de sa mère. Pas la sienne non plus. Je t’aime écrit sur le post-it. Rose.

Ils n’ont pas refait l’amour cette fois-là. Non. Pas cette fois-là.

Éléonore Dock
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15


… la porte entrouverte sur le palier, une porte épaisse et verdâtre, une vieille patine pas très propre. L’interstice de la porte palière, le vide ne donnant sur rien, la porte en position ouverte bloquée par un parpaing, le battant de vieux bois et quelques traînées de lasure verte, de coulures effacées, une poignée de laiton. Dans la trace de lasure de la porte mal fermée, une ombre de lettre ou alors une ombre seulement. La porte qui cache le palier, calée par un parpaing, vert sale avec comme des lettres et le parpaing qui sert de cale. Et les gonds noirs qui suintent une graisse lourde sur le mur, les deux gonds noirs, les gonds noirs qui suintent, les gonds sales et graisseux, qui suintent, la graisse des gonds non seulement laissant des taches sur le mur derrière, mais sur la porte elle-même, une marque collante, un gras épais, le noir des gonds, une trace sale, les gonds et un chromo au mur, fausse peinture, un chromo de montagne avec un cadre de baguettes clouées. Au mur jaune, la couleur a viré et avale le peu de lumière qui traverse la pièce et frappe le paysage de papier, pendu là depuis des lustres, souvenir de souvenir, si laid en ce miroir, et le temps pris pour le faire encadrer. Sous la poussière le chromo disparaît dans le mur, la ligne de forêt est grise, le ciel est gris, la plaine et les maisonnettes avec encore une touche ou deux de rouge, de vert, seul un chien hante le paysage, petite pointe élancée comme une virgule, un peu d’éclat intact. Le tableau, mauvaise sérigraphie d’une montagne qui n’existe pas. Le chromo, sa montagne fleurie, son troupeau, l’orée de son bois, à côté, pend un fil à mouche, un de ces pièges pour l’été, les mouches s’y collent par sottise ou inadvertance, elles s’engluent jusqu’à la mort, pattes ou ailes coincées. Le jaune de la glue brille devant le mur, le ruban se déroule en spirale. Dans le coin une patère sur un socle, comme dans les vieux bistros, ses quatre bras en couronne, des manteaux superposés en guise de corps, un dos de bête, trois manteaux — deux sur un crochet et un troisième — qui habillent la patère comme une marionnette ou un étrange meneur de loup — l’un des manteaux est une fourrure de longs poils gris avec des pointes noires tout autour du bas. Dans le coin une table, dressée, prête pour qui arrive, recouverte d’une dentelle rehaussée de fils de couleur, et d’assiettes fines, de verres de cristal, une serviette pliée en quatre, une autre à peine dépliée, une marque brodée dans le coin, deux majuscules entrelacées, B et S, une bouteille ouverte d’un bon vin rouge et un verre à demi-plein. La chaise apparait, cachée sous un cartable posé de travers. Un bout de mur, un autre bout de mur terne, et un autre mur encore avec sa fenêtre, ouverture à moitié obturée de cartons, le mur et la fenêtre aux carreaux de carton. Le mur juste après la fenêtre traversée d’une ligne de plâtre, une fissure sans doute qui monte du sol et zigzague jusqu’au chambranle de la fenêtre, jusqu’aux carreaux bouchés de carton. Le mur et la fenêtre aux carreaux de carton, une fenêtre dans un sale état, des cartons et des vitres fêlées, un triangle étroit et pointu, fragment de verre manquant, nettement le triangle de verre manquant prolonge la fissure dans le mur, les ouvertures aux carreaux manquants bouchées de carton, un carton marron ordinaire, un morceau d’emballage récupéré, avec le mot Bananas, et même trois bananes bien dessinées. Dans le contrejour le long du mur, une armoire haute à une porte, dressée toute droite, un homme debout ou une bonnetière : il faudra trancher, la lumière mangée en partie par l’armoire, une bonnetière puisqu’elle n’a qu’une seule porte, et aucun tiroir, ornée d’une colombe au faîte de sa corniche. Le noir dans le coin sombre, et une grande malle d’osier, un bout de tenture rouge, une toge ou une robe de cardinal, entre l’armoire et le coin, dans le noir, à peine visible, trois parapluies et un panier de chaussures, une a roulé jusqu’au pied de la malle, l’étoffe grenat pend de dessous le couvercle qu’elle soulève, un lourd velours cramoisi, aux reflets profonds, une robe d’hiver qu’on enfile comme un tablier en tendant les bras, des boutons recouverts du même tissu, cousus dans le dos, longue ligne de petites perles rouges à passer une à une dans leurs attaches. Le dernier pan de mur avec une étagère, et dans un angle rentrant, un évier, posé un peu bas, malcommode, dans le recoin de l’angle rentrant. Devant l’évier elle se tient, tournée de trois quarts, le manteau ouvert, les mains sur le robinet, elle l’ouvre et le jet de l’eau coule, uniforme et blanc. Elle bouge les épaules vers l’arrière et regarde sa main, tend son poignet vers le jet. Dans l’angle rentrant. Le mur, l’évier, et une boule de savon jaune inutile, et l’eau — qui coule pour elle. Au-dessus de sa tête, l’étagère remplie de livres couverts de papier bleu, un papier épais, un Kraft bleu, et au dos des livres, l’étiquette blanche en travers, des chiffres et des lettres pour le classement, l’eau coule contre le poignet, des éclaboussures en bouquet, la manche du manteau relevée sur le bras, la peau blanche sous l’eau, une eau froide, aucune vapeur ne s’en échappe. Le mur et la porte entrouverte. Le coin et l’évier, elle se tient debout de trois quarts, en équilibre sur un pied, la main sous l’eau ou plutôt le poignet, et avec son autre main, elle défait le lacet de sa bottine, puis sous son manteau ouvre le crochet de sa jupe, la laisser glisser. À l’évier elle se tient, une chaussure délacée, la jupe dégrafée, le manteau ouvert, l’eau froide contre le poignet. La rangée de livres, les coins cornés malgré les couvertures bleues, des livres de jeunesse, disposés en bon ordre, couverture bleue, couleur passée du papier qui a trop vu la lumière, les étiquettes. Elle laisse échapper un soupir, libère d’un geste ses cheveux que tenait une barrette, la touffe de la chevelure lui descend dans le cou, dans la nuque, elle secoue la tête et la masse se répand sur ses épaules, elle frotte sa tempe, et tourne les yeux. L’étagère de livres presque à portée de l’eau de l’évier, le coin du mur, des cannes, des chapeaux les uns sur les autres, et une pile de 33 tours des années soixante dans un carton et la malle, la malle tordue d’être trop pleine, déformée, son couvercle en double courbure, là où déborde le velours rouge, le panier de chaussures, son contenu, sur le sol, les lacets défaits, les fermetures laissées béantes. Le velours rouge, la pile de disques, les chapeaux, les cannes, le coin du mur. Dans une position tournée vers l’arrière, elle prend un livre, l’ouvre au hasard et dit le mot Esturgeon en riant, elle le ferme et le pose à sa place, elle en prend un autre, l’ouvre et lance Percussion, elle le ferme en le claquant, une poussière s’en échappe. L’eau coule encore, elle agrippe le robinet et le tourne, ne laissant qu’un filet d’eau. Les cheveux remontés à nouveau, elle finit de les nouer, avec soin, lâchant ensuite une boucle sur chaque oreille, une mèche, et à peine quelques cheveux dans son cou, sur le front au contraire, vérifiant qu’aucun cheveu n’est venu vriller au-dessus de ses yeux, elle remet son poignet sous l’eau. Le coin, l’entre deux de la porte toujours ouverte, l’abri de la porte, le rentrant, auprès du lavabo placé trop bas, dans le filet d’eau du robinet col de cygne, le poignet, elle se tient et le frotte, elle marmonne, elle répète pour elle-même, les livres en ligne au-dessus d’elle, ligne bleue de rêves et de mots, le coin des chapeaux et des piles, les cannes, la vieille corbeille d’osier d’un autre siècle, la robe rouge et les chaussures, les parapluies, trois, en vrac, attendant la pluie et l’armoire, sa porte haute, sa porte grande ouverte, la colombe de son faîte et quatre étagères qui emplissent son intérieur, dessus des paquets de photos, des pochettes, des albums, des boites jaunes avec des noms de studio, des empilements de boites, des amas de pochettes, des piles d’albums, des paquets de photos…

Catherine Serre
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16 | POTATOES_:_PROPOS_À_PROPOS_DU_CUBE_NOIR_&_DE_CE_QUI_Y_SURVIENT_À_LA_TOMBÉE_DU_JOUR_DANS_UNE_CUISINE_FAUSSEMENT_CARRELÉE_À_L’ANCIENNE


(…) ((((( idée(s) & considérations pour une (ou des) perf(s) écrite(s) = improvisée(s) dans le cube noir une fois de plus = comment en irait-il autrement ? = comme si je n’avais pour l’heure que ça en tête = comme si ne m’intéressait pour l’heure qu’écrire = improviser = des : thérories ou concepts = ou quelque chose dans ce goût-là = à propos de : comment ça survient = comment ça s’agence = les figures = les images = ou sensations = comment ça s’invente = pour moi-même = en moi-même = ces fictions = disons fictions = comment les appeler autrement ? ))))) = plongeant dès lors à nouveau la tête dans un cube noir = est-ce toujours le même ? = je ne sais pas = je ne sais pas si à chaque fois que je plonge la tête dans le cube noir je plonge la tête dans le même cube noir ou si à chaque fois c’est : plonger ailleurs = dans un cube différent = semblable = c’est incontestable = aux cubes noirs d’avant & semblable = c’est plus que probable = aux cubes noirs d’après mais différent = imperceptiblement ou perceptiblement = ou bien encore si des fois c’est plonger dans un cube déjà vu = visité = & des fois plonger dans un cube nouveau bien que semblable aux autres = je ne sais pas je ne sais pas dit-il = ne peut-il s’empêcher de dire = comme s’il était important pour lui de : planter le décor = disons planter le décor = se tenir au plus des conditions = ou états d’esprit = pas états réels = dans lesquelles il : plonge dit-il = passe des fois un temps fou = infini = dans un cube noir plutôt que dans un réel soi-disant plus vrai = plus réel & en conséquence plus vrai que la réalité du ou des cubes noirs invisible d’accord inaudible d’accord irréelle d’accord mais ni plus ni moins que nos souvenirs & nos fatras de tête dit-il soi-disant utiles = soi-disant véritables = soi-disant véridiques en raison d’une disons accointance ou plus grande accointance = adhésion = au visible ou audible & tangible = comme si nos souvenirs & nos fatras de tête = nos considérations hypothèses quant aux choses tangibles & audibles n’étaient pas elles aussi eux aussi des états d’esprit = des états de tête = des fictions aussi peu réelles & tangibles que les fatras & fracas dit-il = les bruits de fond nous venant d’on ne sait où = le chaos des fois total = le chaos des fois absolu qui nous encombrerait l’intérieur = ce n’est pas le bon mot = ou nous habiterait = ferait vivre = c’est déjà mieux dit-il = revenant donc quant à lui à nouveau au cube noir = à ce qui arrive une fois de plus = ou germe dit-il = comme une plante = un végétal = ou émerge dans cet espace dit-il typique & apaisant dit-il = l’apaisant en tout cas quant à lui = ce volume s’étendant des fois outre mesure comme de lui-même & dans toutes les directions = ou mourant des fois dans l’œuf = pan = dès que sorti de l’œuf = ne menant des fois à rien de rien = comme si des fois toutes les figures émergeant ces fois-là dans le cube = toutes les figures émergeant ces fois-là au grand jour = sonnaient faux dit-il = on ne sait pas pourquoi = ou inventaient un monde = une fiction = sans mesure commune = relation aucune à ce qui passerait = trotterait en tête = comme si ces fois-là les figures émergeant dans le cube prenaient les choses en main = définitivement les choses en main = comme si ces fois-là il n’y avait pas d’équilibre possible = d’harmonie possible = ou qu’on baissait les bras = abandonnait = en raison d’une fatigue subite = ou d’un fait = événement survenant dans nos vies = pan = indépendamment de nos vies = ou souhaits = ou désirs = de sorte qu’on lâche alors la bride = de sorte que les figures = venues librement = s’invitant comme d’elles-mêmes = sans forcer = cavalent comme d’elles-mêmes sans se soucier du fait qu’elles : ne surgissent pas de nulle part martèle-t-il = sans se soucier que : nous les captons = répercutons ou rendons publiques = en raison d’un lien = fût-il ténu = fût-il inconscient = à : un état d’esprit ayant cours à l’instant dit-il = comme si pour lui il n’y avait aucun doute que : d’autres figures = plus prégnantes = plus conformes = évidentes = surgiraient s’il avait en tête un autre état d’esprit = les figures qu’il a maintenant en tête disparaissant = des fois pour toujours = dès qu’il reporterait l’affaire = tarderait à : rendre compte de ce qui aurait lieu = passerait = en tête = les figures de maintenant = apparaissant maintenant = pertinentes maintenant = disparaissant = pan = tout d’un coup = ou n’ayant plus = pan = tout d’un coup = de pertinence = tout cela parce que : une heure aurait passé = ou un événement = quelque chose d’imprévu = un coup de fil = une visite impromptue = une fuite d’eau = une simple fuite d’eau = etc. = aurait = pan = tout d’un coup = débarqué dans sa vie = perturbant = pour toujours = son état d’esprit = sa capacité animale = toute animale & donc toute humaine = à : capter les choses = à abstraire dit-il les êtres & les choses = sa capacité toute humaine & donc animale dit-il à ne retenir du monde = des choses & des êtres du monde = que les traits pertinents dit-il les traits sonnant juste = entreraient = pour une raison évidente ou pas = inconnue ou pas = ça n’importe peut-être même pas de se creuser la tête = ça n’importe peut-être même pas de le savoir = en résonnance avec : l’état d’esprit du moment dit-il dans la cuisine dans la pénombre = dans la cuisine minuscule plongée fin de journée dans la pénombre du jour finissant n’en finissant pas d’obscurcir le décor ou d’abstraire les choses = les êtres & les choses = les réduisant à rien = ou quasi rien = un trait juste un trait = pertinent = ou un geste juste un geste = pertinent = comme se passant pour lui à l’instant = dans sa tête = tandis que nous pèlerions les patates = tandis que nous préparerions = à notre façon = le repas du soir = comme si = dans la pénombre de la cuisine dans le jour finissant = nous nous réduisions à rien = ou quasi = à nos mains affairées = rien d’autre dit-il = comme s’il ne voyait de nous quant à lui = percevait de nous = pensait de nous = que nos mains saisissant les patates une à une = sans les avoir lavées = passées à l’eau claire = leur ôtant pour de bon = pan = au couteau ? = non pas = à l’éplucheur ? = oui da = l’épluchure = puis trempant l’affaire = les chairs mises à nu = dans l’eau claire = puis débitant les tubercules un à un à même la table = sans nous soucier de : préserver la table = comme si nous nous fichions de : préserver la table = comme si préserver la table comptait moins = nettement moins = que : débiter des patates = potatoes dit-il = en petits cubes parfaits d’un centimètre trente maximum dit-il = ses mains à lui plongeant régulièrement sous la table = retirant d’un sac probablement gris = en papier gris = un nouveau tubercule chaque fois qu’il aurait fini l’épluchage méthodique = toujours le même = d’une patate rouge & dodue comme un œuf = pas plus = chaque fois que ses mains = des mains d’homme mûr = pas de mains d’homme jeune = m’aurait = pan = refilé la patate = potatoe dit-il = mise à nu = mes mains à moi plongeant ensuite = dans une danse méthodique = parfaitement mise au point = la patate mise à nu dans un récipient d’eau claire = sans aucun doute froide = une bassine en plastique = rouge & ronde = de taille moyenne & posée sur la table = un modèle ancien = en bois = puis la refilant = toute humide encore = à quelqu’un d’autre = sans me soucier du fait que : des gouttes d’eau = chargées de patate = d’amidon = choient dessus la table = comme si des gouttes chargées de patate = d’amidon = ne salissaient pas la table = comme si = en s’évaporant = dans dix ou quinze minutes = l’eau des gouttes chargée de patate ne laissera pas sur la table des cercles blanchâtres facilement nettoyables à l’eau claire = ne s’incrustant ni dans le bois ni sur les vêtements mais tout de même = les mains de quelqu’un d’autre = d’un troisième homme = d’âge mûr elles aussi = se saisissant alors des : tubercules entiers épluchés & lavés = trempés dans l’eau claire = & les débitant un à un = à même la table minuscules & carrées = en petits cubes jaunes & pâles d’un centimètre trente maximum = comme si nous nous fichions tous les trois des dégâts possibles = comme si nous ne voulions garder en tête = tous les trois = que ce geste : éplucher des patates puis les passer à l’eau claire puis les débiter avec soin au couteau de cuisine ultra pointu ultra puissant en petits cubes d’un centimètre trente maximum = reléguant de fait dans les limbes = dans l’oubli de l’histoire = tout le reste = nos corps & nos têtes = nos chevelures = nos vêtements & tout le décor de la cuisine = nous contentant de nous concentrer sur nos mains = le travail de nos mains = ultra clair & précis = coordonné = l’un épluchant un tubercule puis le refilant à l’autre = l’autre trempant l’affaire = lui caressant le râble dit-il = avec soin = lui ôtant = avec soin = si possible avec soin = la terre = ce qu’il lui resterait de terre = avant de : refiler à quelqu’un d’autre = encore quelqu’un d’autre = assis à la table = également à la table = en face de l’autre = de sorte que nous occuperions trois côtés de la table = de sorte que nous formerions comme un triangle efficace & ordonné = œuvrant de façon méthodique = répétant dix mille fois le même geste = l’un sortant les patates de leur sac puis les épluchant = l’autre prenant soin à les passer à l’eau claire = le troisième débitant les tubercules s’accumulant maintenant en petits cubes à la surface de la table = etc. = les épluchures tombant l’une sur l’autre = & sur la table = à la surface même de la table = & formant un tas conséquent de déchet à mesure que : les tubercules seraient mis à nu dit-il = comme si nous nous fichions de la table = des risques encourus par la table dit-il = recommençant l’affaire comme si nous étions sur des rails = des fois des patates humides s’accumulant à proximité des cubes quand l’autre = le troisième = ne suivrait pas le tempo = des fois mes doigts = fripés & humides = attendant en l’air = dix secondes ou vingt = pas plus = que : quelque chose arrive = un nouveau tubercule = etc. = de sorte que : nous ferions la même chose dix mille fois durant sans réellement faire la même chose = le jour tombant de plus en plus = la pénombre gagnant de plus en plus = de sorte que notre travail serait de moins en moins précis = de sorte que l’épluchage voire le nettoyage seraient de moins en moins précis = de sorte que le débitage serait de moins en moins précis = comme si nous nous fichions des conséquences = comme s’il ne nous importait pas de savoir qu’un trait rouge = un reste d’épluchure = ou un œil de patate = s’inscrusterait encore = maculerait encore la chair mise à nu = comme si nous nous fichions de savoir que de la terre maculerait encore la chaire jaune mise à nu = comme si nous nous fichions que l’autre = le troisième homme mûr = se débite = en raison de la lumière = du manque flagrant de lumière = la main plutôt que la patate = c’est dingue ça = bouffon = ((((( non qu’il n’y aurait pas dans : la cuisine en vrai dit-il de : points lumineux = non que : la cuisine en vrai manquerait de points lumineux = un point lumineux = suspendu = lui tombant du plafond = diffusant = dans la cuisine en vrai = une lumière soft = tamisée = blanche mais soft = rabattue tous les soirs par un abat-jour conique = en aluminium = deux points lumineux = des lampes à soquets = des lampes sur pied = diffusant ça & là une lumière douce = orangée = nimbant la cuisine d’un : halo splendide dit-il de sorte que = des fois = pour rien au monde dit-il = il ne quitterait la cuisine = il ne gagnerait le salon = ou la chambre = tant = pour sa part = rien ne l’apaiserait plus au monde que : des halos splendides de lumière orangée nimbant toute chose & tout être d’une : aura lumineuse & chaude = comme si des lampes sur pied diffusant ça & là des lumières splendides jetaient comme un voile dit-il ou révélaient = mettaient en lumière = avançaient dit-il nos : parts splendides dit-il ))))) = ((((( mais comme s’il n’avait pas d’autre choix = comme s’il lui était impossible d’avancer quoi que ce soit = de tenir des propos à propos des choses = des êtres ou des choses = sans : réduire dit-il = des fois considérablement = tout cela parce que : il lui serait impossible = humainement impossible = de tenir un propos = n’importe lequel = à propos de n’importe quoi = à propos de n’importe qui = sans réduire la chose = événement ou situation = à : cinq figures maximum = comme si au-delà de cinq il était impossible = quant à lui = de : tenir un propos dit-il = comme si ses cubes noirs ne tenaient = fonctionnaient = qu’avec : cinq figures maximum = comme si au-delà de cinq ce serait : patatras dit-il = le cube comme s’effondrait sur lui-même = l’affaire tournerait court ))))) = ((((( la figure 1 = dans ce cas-ci dit-il = étant les pommes de terre ))))) = ((((( la figure 2 étant les mains = le ballet des mains constamment en mouvement = comme s’il s’agissait d’une chorégraphie = de quelque chose patiemment mis en place = les mains constamment mobieles même lorsqu’elles n’auraient rien à faire = attendant patiemment de reprendre leur activité première = soit laver soit éplucher = soit débiter en cubes d’un centimètre trente maximum les tubercules mis à nu = rassemblant des fois en petit tas = en attendant = les épluchures sur la table = les déchets = en vue que : les épluchures ou déchets n’occupent pas le terrain = tout le terrain = toute la place = en vue que : aucun de nous ne soit débordé = disons débordé dit-il = ou pris à la gorge = par un excès = une prolifération = exponentielle = de : déchets ménagers = en l’occurrence : d’épluchures dit-il ))))) = ((((( la figure 3 étant la table = quelque chose d’assez simple = quelque chose de carré = de petite taille = ayant vécu = bien vécu = & vivant encore = ou risquant sa peau = si tant est qu’une table = même ancienne = en bois clair = je ne sais pas de quelle essence = risque sa peau = ou puisse risquer sa peau = si tant est que dire cela = dire qu’une table risque sa peau = ne soit pas un : abus de langage dit-il = en raison des coups & des taches = des incises = inévitables = que l’autre = l’homme au couteau = le troisième homme = ne manquera pas de porter = inévitablement = tout au long de l’affaire = inévitablement ))))) = ((((( la figure 4 étant le jour = la tombée du jour = le glissement lent du monde = de la cuisine & du monde = dans la pénombre = l’absence de lumière = vive & crue ))))) = ((((( la figure 5 étant la lumière = vive & crue = qui = tout d’un coup = éclairerait la scène = jetant comme un froid = ne laissant rien dans l’ombre = comme si = tout d’un coup = pan = quelque chose ou quelqu’un = probablement quelqu’un = un homme ou une femme = un individu qu’on ne verrait pas = un individu tapi dans l’ombre = aurait allumé = sans rien dire = l’un des points lumineux de la pièce = probablement la lampe = la lumière = en suspension = probablement la lumière crue = la lumière blanche = du : luminaire en suspension = une lampe munie d’un abat-jour d’aluminium a-t-on dit = a-t-on imprudemment avancé = comme s’il était possible qu’une lampe munie d’un abat-jour d’aluminium = même brusquement allumée = jette comme un froid = & une lumière cue = sur une scène jusqu’ici tapie dans l’ombre ))))) = ((((( comme s’il ne fallait pas au moins un néon à l’ancienne = un tube lumineux ultra puissant = ultra bruyant = pour : noyer l’affaire dit-il = interrompre = pan = brusquement = peut-être même à jamais = l’épluchage & lavage = débitage des patates potatoes ))))) = ((((( c’est dingue ça = bouffon = aucun d’entre nous n’ayant entendu l’arrivée de quelqu’un = probablement une femme = intuitivement je dirais une femme = pénétrant sans crier gare dans la cuisine en vrai & allumant le néon dès qu’elle entrerait dans la cuisine en vrai disant quelque chose comme bon sang qu’est-ce que vous foutez dans le noir ? ))))) = ((((( la lumière blanche = vive & crue = du néon éclairant ensuite toute la scène = ne laissant rien dans l’ombre = révélant les carrelages blancs faussement à l’ancienne brillant aux murs = la pile d’assiettes sales de casseroles en vrac de verres & de tasses empilées en vrac = sur l’évier = l’un sur l’autre = empilés en vrac = sur l’évier = l’une sur l’autre = de sorte que cela fait : pyramide dit-il = la vaisselle sale s’accumulant de jour en jour = s’empilant de jour en jour = constituant au fil du temps comme une : pyramide = un petit édifice stable s’élevant à près plus d’un mètre de hauteur = défiant toute logique = défiant tout bon sens dit-il ))))) = ((((( comme si l’un ici ne relevait pas l’autre ))))) = ((((( comme s’il allait de soi = ici = de laisser aller les choses ))))) = ((((( la femme = s’il s’agit bien d’une femme = toujours tapie dans l’ombre = n’en revenant pas que trois hommes d’âge mûr se mêlent de : peler débiter des patates en vrac dans le noir au risque de : s’écorcher les mains = s’entailler les mains = les couteaux de la maison étant ultra sensibles = les couteaux de la maison entaillant n’importe quoi ))))) = ((((( la femme disant encore qu’ils font n’importe quoi = qu’elle n’en reviendrait pas que = eux = les trois types d’âge mûr = se mêleraient de : peler débiter des patates sans protéger la table puis disant encore mais qu’est-ce que vous avez en tête ? ou quelque chose dans ce goût-là ))))) = ((((( l’un d’entre nous = l’homme à l’éplucheur = disons l’homme à l’éplucheur = qui d’autre ? = pas moi = pas l’autre = pas l’homme au couteau = disant ok puis ça va = s’emportant alors contre la femme = n’en revenant pas dirait-il qu’à peine rentrée des courses = pan = elle lui : tomberait sur le râble dit-il = comme si elle ne savait faire que cela lui tomber sur le râble alors qu’il aurait tout fait = tout tout tout dit-il = pour : prendre les rennes = le taureau par les cornes = avancer le repas du soir = etc. ))))) = ((((( etc. ))))) = ((((( les choses pouvant alors aller vers ailleurs = déboucher ailleurs ))))) = ((((( ou les choses pouvant alors prendre fin = tout étant = provisoirement = dit ))))) = ((((( les choses pouvant tout aussi bien reprendre = rebondir = aucun mot n’étant définitif dit-il ))))) = ((((( yep j’ai dit = yep = yep = n’est-ce pas ? = n’est-ce pas ? = n’est-ce pas ? )))))

Vincent Tholomé
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17 | Silence il tourne


regarde-le, il est debout, pieds ancrés, il est le centre d’un grand cercle, son torse est droit vertical, les pieds, la plante de ses pieds il la sent, il sent le sol frais et la plante de ses pieds, il se demande ce qu’il sent le plus, la plante de ses pieds ou le sol, il ne sait pas, les pieds collés au sol, au parquet, le torse vertical et les deux bras étirés vers les murs, les bras sont les rayons d’un cercle imaginé, les bras parallèles au sol, il éprouve ses bras et ses épaules, il fait l’avion en quelque sorte, ses yeux droits devant, un champ visuel étréci, il fait bon en ce moment, droit devant face à un espace encombré, et là imperceptible mouvement de ses pieds, il va donner un peu de vigueur pour tourner légèrement, il le fera ainsi plusieurs fois de suite, il pivotera doucement, comme un enfant qui fait l’avion mais sans quitter le sol, sans quitter l’axe et devant lui se déroule l’univers intime de son bureau, il ne sait pas qui conduit ce mouvement, quels sont les muscles engagés, qui décide de ça mais il va tourner en restant dans ce centre, devant lui l’étagère chargée de choses qu’il a mises là, sa vie en étagères, volontairement, là et là, il a exposé des choses à lui qui lui rappellent des petites histoires, des petites choses fabriquées, grappillées, juxtaposées, de ces souvenirs qui trainent et qu’on ne peut jeter, un caillou ramassé au bord d’un fleuve un jour de pluie, un dessin du temps où il avait la mine facile, une paire de ciseaux, une pendule de cuisine qui ne fonctionne plus, une fève, une petite photo d’un inconnu, un tube de colle, un pot à crayons, ces choses qu’il ne voit plus à force de les voir, sur le bureau, le chat, le chat blanc roulé en boule qui ronronne, ça se voit un chat quand ça ronronne, le chat qui ouvre un oeil en le voyant là, dans cette étrange posture, les chats n’aiment pas les perturbations, les chats sont perturbés à la moindre perturbation, le chat s’est installé sur des feuillets écrits, le chat exagère, il dit tu exagères mais il le laisse faire, le chat a des droits, c’est comme ça qu’il entend sa vie avec un chat, regarde-le il pivote toujours, il ne voit pas le sol, il ne voit pas le plafond, il sait ce qu’il y a au plafond, une lampe seule et unique et son petit abat-jour en verre, chiné dans une brocante, changer l’ampoule il se le dit, changer l’ampoule et monter la puissance, un petit glissement de talons et la fenêtre est dans son champ, la porte-fenêtre qui donne sur la terrasse et les traces de pluie sur les vitres, une mouche, une grosse mouche qui se cogne au carreau, elle monte, elle descend, elle fait un bruit de moteur et paf, elle fonce tout droit vers la lumière, quand va-t-elle mourir de faim, de soif, de vieillesse, de solitude, il regarde la mouche mais pivote continuellement et son regard se pose doucement vers d’’autres étagères, il n’y a pas de vide, les couleurs, les textures, des tranches dissonantes, mais c’est pas là pour faire joli, des tranches et des morceaux de choix parce que choisis les morceaux, et toujours le bourdon de la mouche, tiens justement Duras, elle va mourir aussi cette mouche, et tandis que son regard sans pensée se dirige vers la porte, il entend l’animal qui faiblit mais bombarde encore le carreau, regarde-le maintenant il pivote dans l’autre sens, revient sur les étagères embouteillées de livres, sur ces tranches de vies, sur ces milliards de mots, de formes, d’énoncés qui l’attendent tandis qu’il oblique doucement et revient vers la porte-fenêtre, la mouche est là, il se dit qu’elle est grosse cette mouche, qu’elle est puissante, mais elle est prisonnière, aussi forte soit-elle elle ne sera libérée que si lui le décide, c’est ça, la liberté, c’est ça la liberté ? il quitte la mouche et revient vers les petites choses sur les étagères, des choses qui bouffent la vue au fond, cette pensée fugitive le traverse comme une onde, faudra faire quelque chose de ces choses, et le chat, là sur la table, qui s’est vraiment endormi, qui se fout de la mouche (car on l’entend toujours), qui n’est plus perturbé, Delphine Seyrig a eu un chat, il s’appelait Révolution, révolution, ça tourne, ça tourne, ça tourne

Sylvia Boumendil
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18 | Monsieur O


C’est un danseur de butô au milieu du plateau. Il se trouve dans le Kazuo Ohno Dance Studio, sur les hauteurs de Yokohama. Suivant un curieux dispositif, le danseur entièrement fardé de blanc, quasi nu, porte sur chaque tempe, près de l’œil, une minuscule caméra, dont le fil blanc court sur le dos jusqu’à un petit boîtier dissimulé dans le hantako, pièce de vêtement traditionnel qui couvre le sexe. Les deux fils blancs disparaissent sous le fard qui recouvre toute la peau nue de Monsieur O. Le boîtier émet le signal des caméras vers un écran, dans un coin du studio. L’intérêt du dispositif repose sur la présence d’un spectateur qui regarde la double scène : le danseur évoluant sur le plateau (en l’espèce un parquet) et l’image de ce qu’il découvre du regard, transmise en direct sur l’écran. Rien ne sera enregistré de la performance. On en cherchera les traces dans la mémoire kinesthésique du danseur, dans un éventuel commentaire qu’il en pourrait faire (mais l’homme est peu loquace), et dans ce qu’elle a déposé chez le spectateur : l’épiphanie gestuelle et sa vision à hauteur d’yeux. Le spectateur est contraint à une difficile opération : regarder en même temps le danseur et l’écran. Il s’en accommode au mieux, modifiant sa posture corporelle pour embrasser dans son champ de vision l’écran et Monsieur O et son image de ce qu’il voit. Monsieur O est parfaitement immobile et regarde le nord du studio. Il fixe le fauteuil de son père, le vieux maître de butô maintenant décédé. À l’écran apparaît ce curieux meuble, décati par l’usage intense que le maître en a fait. Il est d’apparence grossière, ce fauteuil. L’œil est attiré par une manière de dossier en velours rouge, garni d’un appuie-tête et d’accoudoirs, qui doivent adoucir la rudesse du bois. À une légère vibration de l’image, on s’aperçoit que le danseur entame un imperceptible mouvement tournant, de quelques degrés vers l’ouest. On découvre une table basse encombrée de livres, de revues, d’une bouteille d’eau. Elle fait face à un canapé gris dont l’accoudoir est recouvert d’un plaid bleu déplié. Au fond une armoire de bois sombre, d’où se détachent les deux rectangles clairs de photographies qu’on ne verra pas mieux. Le corps de Monsieur O gire de quelques degrés en descendant sur lui-même. Ce double mouvement, de rotation et de flexion, modifie l’image à l’écran : le décor monte doucement et fait apparaître le parallélépipède d’un banal évier enchâssé dans son meuble en mélaminé ivoire. Au-dessus, les triples vantaux d’une verrière blanche découpent des morceaux d’obscurité. Monsieur O poursuit sa spirale descendante et sinistrogyre, il opère une délicate bascule du regard qui fait glisser un miroir en pied vers le coin supérieur droit de l’écran. L’image du miroir semble d’ailleurs immobile : il faut la fixer du regard pour s’apercevoir qu’elle est en mouvement. L’on cherche par réflexe à retrouver dans le miroir l’image réfléchie de Monsieur O, mais l’angle imprimé à l’objet empêche que l’on s’y mire, on ne retrouve qu’une portion réfléchie du plafond, dans une perspective inhabituelle et dérangeante. Mais ce que l’on ne voit pas à l’écran, c’est la bouche d’ombre qui soudainement bée au milieu du visage toujours immobile de Monsieur O. Modification saisissante des traits qui a échappé au spectateur, il n’en voit que le résultat : crâne rasé, blanc et légèrement luisant de transpiration, visage fardé, blanc, troué d’orifices noirs, les yeux grands ouverts, la bouche distendue en un cri muet, cordes vocales immobiles, évoquant fugacement le pape Innocent X peint par Francis Bacon. L’on revient à l’écran et l’on suit le glissement du regard sur un écran noir de télévision, qui trône sur un meuble de pin. Apparaît alors un bouquet multicolore de fleurs artificielles, piquées dans un cylindre métallique monté sur quatre pieds fins. L’écran devient blanc, envahi par la cloison de bois (le mur) qui sert d’arrière-plan à un portant : son image descend sur l’écran, à mesure que Monsieur O continue sa rotation maintenant ascendante, de sorte que le mille-feuille d’étoffes parvient à hauteur d’homme : robes bouffantes et gansées, taffetas bleus, chemisiers à motifs fleuris en trois tons, soie ivoire, dentelles délicatement ajourées, fronces serrées, et une étonnante petite poupée rouges à cheveux noirs qui semble pendue, les membres ballants, ou sur le point de descendre du portant, maintenue encore par un fil invisible. Robes, blouses, tuniques en file indienne, serrées et immobiles, attendant qu’on les décroche pour s’en vêtir. La révolution de Monsieur O suit son cours lentement. Ses yeux quittent les vêtements pendus et amorcent une nouvelle bascule : on voit les cloisons blanches du mur s’effacer en bas de l’écran. Monsieur O est en train de lever la tête vers le ciel, la bouche d’ombre est maintenant close. Obscurcissement inattendu, telle une éclipse solaire qui balaie l’écran. Le danseur a levé le bras gauche pour passer la main devant le visage. Ses yeux sont clos, les caméras l’ignorent, le dispositif est un pauvre artéfact en vérité. Mais (est-ce volonté de Monsieur O ?) à la cécité momentanée de ses yeux répond à l’écran l’éclipse que sa main a suscitée. Ruse du corps alenti capable d’aveugler le dispositif. L’homme-caméra fait descendre son regard qui va s’attarder sur un grand cadre photographique : cadre noir, passe-partout blanc, La Argentina dévoile à l’écran son profil gauche, le poing sur la hanche, le dos cambré en une posture fougueuse, la tête couverte en partie d’une mantille, le pan droit de sa robe de flamenco retenu de l’autre main. Antonia Mercé, la danseuse espagnole née en Argentine, vénérée par le vieux maître Ohno Kazuo. Le regard caresse la photographie et suit celui de la Mercé, loin hors du cadre. Lorca disait d’elle que ses yeux n’étaient pas en elle, mais en face, en train d’observer et de diriger ses moindres mouvements. Les yeux sortis du corps (« exorbités » ne suffit pas). Alors peut-être que ce dispositif complexe de caméras et d’écran est un nouvel hommage, rendu au père mort et à la danseuse prodigieuse. On ne sait qui est à l’origine du dispositif. Monsieur O a délaissé La Argentina et capte le rouge vermillon d’une table basse où se répandent les plis d’une étoffe mal identifiable, les casiers de rangement en plastique servant aussi de table d’appoint, il glisse sur une porte de la même couleur que les murs orbes, seuls les gonds et la poignée rappellent qu’il s’agit d’une porte, il voit quelques tiges de bambous verts réunis en faisceau. L’écran restitue en millions de pixels la lente avancée, le déplacement du champ de vision du danseur, à travers les focales fixes de 50 mm. Le sol fait irruption à l’écran, le regard de Monsieur O a parcouru les quatre-vingt-dix degrés d’un angle droit pour s’arrêter sur la pointe de ses pieds. Par de minuscules reptations de chaque orteil, le danseur fait tourner son corps lui-même. Le spectateur patient doit s’aviser de ces additions de mouvements infimes, de ces petites perceptions qui sinon échappent au regard. Le parquet, les orteils, glissent et disparaissent en bas de l’écran. Monsieur O redresse la tête, et je me vois petit à petit apparaître sur l’écran. Je me vois le regarder indirectement. Il s’immobilise, hiératique, au terme d’une révolution sidérante qui a désorbité la terre. Je détache mes yeux de l’écran et je l’observe. Monsieur O détache doucement les deux caméras de ses tempes, infligeant des images floues au moniteur, signalant la fin de la performance. Les deux petites caméras pendent au bout de leur fil, rendues à leur visibilité d’artéfact. L’écran, on s’en souvient, n’a rien enregistré. Seul demeure l’éloge de la lenteur, la bouche d’ombre de Monsieur O, l’avalement du monde. S’il avait poursuivi sa danse (s’il avait obéi à un besoin de complétude hors de propos), le regard-caméra se serait posé sur le fauteuil qui s’écaille en dartres blanches. Il aurait parcouru les trois-cent-soixante degrés d’un cercle, pour revenir au point de départ : le fauteuil vide du vieux maître de butô maintenant décédé.

Bruno Lecat
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19 | sans retour


ce furent ses pieds vissés au sol qui le lui dirent et son sang aussi qu’il sentit s’évaporer de ses veines et cette stupéfaction béante écarquillée pour toujours il y a des voix étouffées qui lui arrivent de loin des silhouettes en mouvements lents et constants il comprend qu’il n’est plus debout mais agenouillé dans l’herbe mais toujours spectateur de son propre désastre un nuage qui vient dangereusement dans sa direction bientôt il l’enveloppera dans sa grisaille alors qu’il lui faut absolument maintenir les yeux rivés sur l’amas de poutres fumantes carcasse charogne noire pour que tout revienne comme avant comme hier comme tout ce qui ne bouge jamais le moment précis où l’on passe d’un instant à un autre où est la fêlure le coup qui fait dérailler le métal il sent ses doigts s’engloutir dans une pâte molle et humide mais qui n’est plus de la terre c’est son propre acte qu’il saisit ainsi immonde et putride c’est lui qui meurt c’est lui qui vit et qui meurt à chaque fois qu’il refera dans sa mémoire le geste irréparable dicté par sa rage enfantine et absurde son seul geste qui le définira à jamais qui s’ancrera dans sa peau comme un tatouage la marque des déchus et des proscrits papa lève-toi dit la voix invisible mais il n’a plus d’enfants il vient de perdre le droit au passé il ferme alors les yeux pour mieux sentir la piqûre fine et lancinante qui lui parcourt la main monte vers le bras s’enfonce dans sa gorge lui qui n’a jamais su parler qui a toujours laissé les mots le ronger comme de la vermine qui s’en est étouffé jusqu’à n’en pouvoir plus le nuage passe lentement la fumée le rejoint blanche comme les âmes qu’elle emmène il sent qu’on le soulève qu’on l’aide à marcher mais il veut rester là il sait que son ombre son souffle vont rester là au ras du sol et que c’est déjà quelqu’un autre qu’on emporte quelqu’un sans nom au visage défiguré un cri dans le lointain une odeur de brulé il trébuche se relève hésite regarde les vestiges de ses pas se presse contre l’immédiat s’accroche au moindre détail pour pouvoir continuer l’infime devient infiniment grand la traînée de bave d’une limace sur une tige de chardon un fil barbelé rouillé par endroits une ligne courbe de fourmis s’enfonçant dans un terrier de lapin l’herbe jaunâtre les débris d’une braise incandescente la douleur à nouveau le hurlement qui reste dans la poitrine des gouttes de sueur gelée lui arrivent aux lèvres on lui parle à nouveau il entend le mot « ça » répété comme une cantilène il voudrait courir mais c’est comme dans un rêve qu’il marche un pas après l’autre sans pour autant avancer se reconcentre sur l’instant les toiles d’araignée l’écorce pourrie d’un arbre à moitié mort il revoit l’endroit de la dispute, le sol a sûrement encore l’empreinte de ses pieds il veut aller voir se rappeler si saisir ce moment pouvait le rescaper du malheur mais c’est en fait l’arbre d’enfance qu’il voit une fronde y est encore attachée le tronc garde les entailles faites pour monter là-haut on conquérait l’horizon les nids étaient à portée de main on se cachait des appels des grands et des punitions on enfouissait des trésors dans les creux formés par les branches qu’est-ce que tu fais là est-ce un cri d’hier ou d’aujourd’hui c’est pourtant l’endroit précis où il doit se trouver pour être ailleurs un abri définitif contre toutes les catastrophes il sait qu’il s’est écorché les mains les genoux mais c’est sans importance son corps ne lui appartient plus c’est l’intérieur bouillonnant de sa tête dont il voudrait se débarrasser il suit des yeux le paysage sa maison au loin vidée de lui il n’y retournera plus ses champs ses bêtes broutant interminablement dociles le chemin menant au village le terrain en pente le terrain en pente le terrain en pente douce vers la départementale le terrain des rêves vers le soleil levant le terrain de l’envie le terrain de la haine les feuilles des peupliers s’agitent doucement dans un crépuscule annoncé trop tôt la rivière est une fissure qu’on devine par la grande ligne des roseaux un point minuscule noir avance sur le talus c’est vers ce point qu’il dirige son regard les mains bien serrées sur la branche il le fixe tellement qu’il cesse de le voir mais il sait qu’il est là qu’il va bientôt arriver dans ses bottes boueuses ses jambes maigres sortant des pantalons trop courts la tête tournée de côté comme un pantin de foire sa respiration s’arrête il fait taire tout à coup toutes ses pensées et son cœur et puis enfin sourit.

Helena Barroso
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20 | faire la cuisine


J’ai commencé à me faire à manger quand mon père est mort. La cuisine est au premier étage, une porte fenêtre donne sur le jardin qui est en demi-étage, on y accède par deux petits escaliers, l’un de quatre marches, l’autre de trois, il est en longueur, bordé d’une haie de troènes sur la rue adjacente à celle qui monte vers le boulevard où se trouvent la cité scolaire qui jouxte l’institution où enseignait alors bobonne – elle ne connaissait pas encore le cintré vu qu’il mettrait encore cinq ans avant d’être conçu, mais je m’égare un peu -– je m’égare toujours un peu, je divague et je mets de la musique -– à cette époque-là, un peu avant sans doute, D. (aka B.) m’avait offert pour anniversaire un « la face foncée de la lune » (une amie de la rue où se trouvait cette espèce de maison de la culture nommée le soixante-treize) – il devrait bien y avoir un radiateur dans cette cuisine, dans cette maison le chauffage était central, à la cave se trouvait au début des tas de charbon livré en sac d’une cinquantaine de kilos, le charbonnier les portait un à un, sur son dos les jetait sur le tas les vidait et recommençait (il devait pour ça traverser le garage, la voiture n’y était pas puisque mon père travaillait –- parfois ma mère le conduisait, puis revenait en auto, des courses à faire en ville, elle garait l’auto dans la rue adjacente – la quatre-cent-trois était bleu nuit de chez peugeot, puis la quatre-cent-quatre grise station wagon du même faiseur), les sacs étaient transportés sur un chariot équipé de pneumatiques tiré par un cheval dans les boulonnais je suppose – le charbonnier faisait un petit tas propret de ses sacs vides –- c’est pour te dire que ce n’est pas d’hier, puis la chaudière a été remplacée par une autre au fuel, le tas par une citerne, le cheval par un camion automoteur (c’est bien, ça), les sacs par un tuyau de gros diamètre et le charbonnier, maître chez lui peut-être, portait uniforme et espèce de casquette – on ne descendait plus le soir vers neuf heures charger pour la nuit (plutôt les parents d’ailleurs) la chaudière, la pelle était petite longue rectangulaire –- les enfants étaient sans doute déjà au lit – le radiateur de la cuisine se trouve tout de suite (j’invente) à gauche de la porte fenêtre donnant sur le jardin au milieu s’y trouve un poirier qui ne donne pas un fil à linge est tendu là, le mur part ensuite à angle droit, dans les verts clairs, (non il était contre le mur qui part, perpendiculaire, près de la porte fenêtre –- double, le vitrage occupe la moitié supérieure de la hauteur) il y a là posée contre lui une table en formica (sûrement) (plutôt à côté du radiateur) elle est dans les gris ses pieds sont d’acier chromé un tiroir deux ou trois chaises –- quoique je ne m’en souvienne pas exactement (on ne mange jamais (sauf pour le ptit-dèj) dans la cuisine, bien qu’elle soit suffisamment grande) – au sol, non, je ne sais plus –- il y a là le réfrigérateur frigo sans congélo tellement vide les dimanches soirs, de la confiture d’abricot pour mon père, il n’y avait plus de pain mais il lui restait des biscottes, au dessus trois placards (je ne me les rappelle pas, je déduis) dans les grèges blanc cassé le matin on buvait là du café au lait dans la nuit dans le froid dans l’hiver, peut-être avais-je été chercher du pain en face (au familistère, qui vient du phalanstère de Guise augmenté de la famille à nourrir –- on y avait un compte à un moment) et sans doute du beurre, il n’y a pas tellement de raison (pain-beurre-confiture était le dessert le plus prisé de ma mère qui faisait la cuisine à cette époque-là –- elle avait quatre plus la sienne bouches à nourrir d’un menu puis une autre d’un autre –- sans sel la maladie de mon père passait par cette espèce de diète sans friture ni fioriture –- légumes à l’eau souvent pâtes au beurre –- sans fromage -– trop cuites parfois –- il y avait à la télé cette publicité pour ce plat « l’eau doit bouillir à gros bouillon mettez les pâtes remuez-les remuez-les souvent » les enfants se répétaient pour rire ces phrases puis durant quelques années il n’y eut plus de télé) la première porte (une porte normale, aveugle, un battant, normale) donne sur le petit salon vert, pourquoi vert, je ne sais plus, une table un pied puis trois, forme alambiquée tiroirs dans les rondeurs, peut-être bien marbre sur le haut (achetée en salle des ventes par ma mère qui aimait à se promener dans cet endroit) (rue de la République, un peu après l’hôtel particulier où vivait le préfet) elle nous y traînait parfois, on achetait une table qui servirait de bureau, qu’elle teindrait au brou de noix – devant la porte fenêtre donnant elle aussi sur le jardin, on y avait posé le téléphone en bakélite noir et cadran quand il voulut bien arriver (quelques années plus tard, au début ça ne roulait pas sur l’or -– d’ailleurs jamais –- mais plus tard, il avait bien fallu je suppose), au fond du petit salon la porte –- du même tonneau que celle venant de la cuisine –- donnant sur les escaliers –- au sol tout cela était de faïence, de froid de gueux la nuit -– les petites voitures qui roulent sur ce carrelage, après le noël soixante, vers midi midi quinze alors que la cantine, c’est terminé -– sur la droite, une porte donne sur un cabinet de toilettes (une double porte petits carreaux de verre sur les quatre-cinquième donne dans le salon, sur la gauche) -– dans la cuisine, une troisième porte, il me semble double, donne sur la salle à manger (à bien y réfléchir, je ne crois pas, non, double, non) – c’est le troisième mur, on voit la table et autour les six chaises (sur la table le samedi après-midi bosse mon père tandis que je m’en vais au sport et qu’à la télé passent des retransmissions des matchs de rugby (c’est plus tard) ou du ski, au coin gauche le meuble d’angle dans lequel se trouvent les verres et argenteries des cadeaux du mariage de mes parents il me semble une bouteille de Cointreau quelque chose -– mais on ne buvait jamais d’alcool dans cette maison (quelque chose de l’Europe sans doute que cette manie de boire de l’alcool -– un oncle pourtant s’occupait là-bas de vin et d’huile d’olives -– mais à la maison, je n’ai pas souvenir) – sur cette table parfois ma mère s’activait à la préparation de raviolis de la pâte à la garniture, la découpe la farine la viande hachée mêlée aux herbes -– là entre le coin gauche et le quatrième mur (ah le quatrième mur…) il n’y a d’abord rien (ma mère lavait le linge en marchant dessus dans la baignoire de la salle de bain, au deuxième – elle avait été heureuse au début de laver à grande eau les escaliers, puis avec le froid, elle s’asseyait dans sa chambre, un fauteuil du même facteur que les chaises à l’assise de paille, et elle pleurait) puis on y pose la machine à laver le linge et se tournant un peu vers la gauche je suis là, debout devant la gazinière (quatre feux gaz de ville) dix neuf ans sans doute à faire chauffer le contenu d’un bocal de verre, des petits pois des carottes des pommes de terre rondes, il y a peut-être du jambon dans l’assiette ou un biftek que je vais faire cuire, un œuf ou deux que je brouille, au dessus de moi une sorte d’auvent fait d’une vingtaine de plaques de verre dépoli craquelé assemblées sur un châssis de fer peint en blanc crème (il y avait sous cet abri parfois des chapelets de merguez qui séchaient comme il y avait, sous l’escalier qui menait à la cuisine, dans la maison du Belvédère de mes grands-parents, des chapelets d’œufs de poisson qu’on appelle de la boutargue – elle avait demandé (ma mère) au boucher de la place de l’église s’il aurait la possibilité d’obtenir des boyaux d’animaux (de veau peut-être bien) ce qu’il avait fait en échange de la recette de ces merguez (c’est très simple, de la viande hachée des herbes -– celles que vous aimez –- de l’harissa (du Cap Bon si vous voulez) le tout malaxé mélangé mêlé, gaver le boyau, une dizaine de centimètres, le tour est joué), j’y allais pour elle acheter de la viande hachée ( u bœuf, ou du veau, on peut y mettre de l’agneau, ce n’est pas interdit -– après pour le porc c’est plus discutable) dominant ma peur des garçons bouchers à la réputation de blouson noir – on disait blouson noir – j’avais le courage de m’enfuir sur mon vélo rouge avec cette livre ou ce kilo attaché au porte-bagage –- l’auvent recouvre aussi l’évier d’un seul bac blanc de faïence, un plan pour poser la vaisselle (jamais de machine à laver la vaisselle) et trois (je m’en souviens) portes de placard dans lesquels on trouverait poubelle plus produits ménagers (comme on dit) lessive légumes sans doute –- mais ces choses se sont perdues ; à un moment, elle n’a plus fait de cuisine, on n’a plus mangé à table, mon père n’aurait pas mangé de merguez mais rêvait tout haut parfois en souriant d’œufs frits et de frites (c’est pour ça, parfois, aussi les frites – je me souviens que Francis Lemarque en mangeait en suivant sur les quais de la Seine, venant en ville à pied de sa banlieue) on allait sur les fauteuils du nouveau salon de faux cuir, la petite table basse sur le tapis que, parfois, elle avait lavé à grande eau et fait sécher sur le fil, là, qu’on aperçoit derrière la porte-fenêtre de la cuisine, tendu entre le poirier qui ne donnait pas et le mur mitoyen

un seul tour, des incursions ailleurs, il y en aurait encore à dire, faire, raconter narrer décrire, une deuxième mouture du deuxième étage, puis du troisième mais il me semble (j’ai oublié tu sais, j’oublie c’est une erreur, mais tant pis j’en commets, c’est assez régulier et ça m’est un peu égal) il me semble avoir déjà conçu cette façon de souvenir de cette maison-là (je garde l’image (vue de la rue adjacente) de ces trois fenêtres : la première du cabinet de toilette, la seconde (une première porte fenêtre) du petit salon vert, la seconde de la cuisine, la haie de troènes, le mur de briques sur lequel je m’allongeais, le quatorze juillet soixante-douze, pour écouter une retransmission de l’étape du tour de France (je n’aime pas le vélo) alors que mon père (et ma mère) se trouvaient à Paris, lui n’avait pas six jours à vivre – c’est là, c’est ça
Piero Cohen Hadria
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Milène Tournier
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C’est elle, cette petite chose blottie au pied des escaliers du musée, je lui ai juste demandé d’être là, et elle est venue, accourue si vite, c’est ma lettre — venez ! tout se passe ici sans vous Chantal Akerman, les vidéos, les entretiens, les films, vos films, tous ces films pleins de vous, alors, tout a été si facile, déjà, de vous appeler.. venez— et de vous trouver là blottie au sol, vous êtes venue, est-ce qu’il vous plait ce beau musée carré de Nîmes tout en transparence, on va entrer, je vais vous porter, ne craignez rien, vous semblez si fragile, que reste-t-il de votre corps, je vais vous prendre sur mon dos et chargée de vous, on va avancer, monter les marches, entrer dans l’immense hall d’accueil, il semble que personne ne nous voit, à moins qu’ils aient peur de cette marcheuse alourdie, nous devons gagner les étages, justement dans le bel ascenseur transparent, il semble que j’entends votre murmure, vous revenez à la vie, oui nous allons écrire à votre mère, oui nous allons lui faire part de cette histoire nécessaire, oui je vais trouver une cigarette, il faut la cacher, on ne fume plus aujourd’hui dans les lieux où vous avez vécu avant, marchons lentement jusqu’à la salle de sable, vous respirez, doucement, votre tête sur mon épaule, oui je m’arrête, regardons Nîmes les terrasses sont encore fleuries, oui allons encore jusqu’à la salle où j’ai réservé l’espace pour un certain temps, le gardien est le maitre d’heures, 11 minutes nous sont accordées, il est assis dans un coin sombre, un masque blanc sur le visage et un énorme réveil au bruit de détonateur, pour vous qui aimez les bruits, ils remplacent souvent la parole dans vos films, mais asseyons nous sur ce sol si pâle. Vous voyez, au milieu de la salle la pyramide de sable jaune de Wolfgang Laïb c’est l’ axe où j’ai fixé le projecteur, le film va démarrer à ma voix, déjà je vous installe contre mon dos qui vous soutient, et vous attache avec ma ceinture, ainsi bien calée vos jambes enserrent ma taille, mes jambes pliées et dépliées vont être le mécanisme de notre déplacement autour du pigment jaune axe central de notre affaire, oui, je sais, moi non plus j’aime pas la technique, je vais avancer les fesses au sol, en vous portant comme un enfant et ramer avec les jambes, pliées, dépliées, pliées, dépliées, attention le gardien va déclencher le réveil, c’est fait ; allons, faut-il que je chante, non, la mise en scène est un ancrage, j’aime parler avec vos mots, nous allons longer les images de La chambre, imaginez que nous remontons le temps, déjà nous avançons au ralenti, vous n’êtes pas obligée de regarder La chambre, ces images mortifères, vous n’avez pas fait le pari de l’écriture, pas écrire après Auschwitz, vous avez choisi de filmer, je propose que passer devant La chambre au ralenti, ça va effacer l’image, on avance et on efface. Allons, vous me parlez semble t-il, soulagement oui j’entends, soulagement encore, voulez vous reculer et recommencer à voir pour effacer, non, La chambre disparaît au rythme de notre avancée et je sens votre souffle plus vivant, on efface cette chaise, ces meubles emplis de veillées et de larmes, on a encore un peu de temps mais je veux vous demander, savoir, vous dire, je ne peux pas me remettre de l’image de votre film Saute ma ville, la fille de 16 ans sur la gazinière qui s’emplit du gaz, je veux aussi effacer cette image, alors on avance encore après La chambre effacée on va virer la cuisine, que plus personne ne voit ça qu’une fille de 16 ans ne voit jamais ça, je veux prendre de vous votre énergie, les images de l’eau même si c’est un peu du Virginia, je veux les prendre, mais vous tremblez je ne vous sens plus vraiment contre moi, répondez-moi, dites-moi, pourquoi si tôt la mort, merde..merde.. le gardien fait sonner son truc si fort, et vous où êtes vous, vous, ma ceinture est relâchée sur du rien, il ne reste rien de vous, le gardien sourit, c’était bien me dit-il c’est une performance ?

Julotte Roche
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Les doubles rideaux peinent à assombrir la chambre chargée d’un air lourd, tu te déshabilles en gestes prudents, tu poses un par un tes vêtements sur le fauteuil Voltaire, tu ouvres ton lit, tu te couches sur le dos, la douleur t’accorde quelques secondes de répit sous la fraîcheur des draps, tu fermes les yeux en quête d’obscurité, fermer les yeux et disparaître, fermer les yeux, éloigner le monstre, tu respires profondément, tu voudrais remplir ta tête avec de l’air, repousser ces longues aiguilles qui fouillent ta nuque et te donnent la nausée. Il y a les voix blanches de Pierrot et Pauline qui te parviennent depuis le salon, elles sont mignonnes à chuchoter, ça ne leur ressemble pas, maintenant tu voudrais juste que le jour tombe, tu voudrais de l’eau autour, tu pourrais te laisser flotter comme un enfant puis chavirer dans l’onde tiède, tu oublierais la douleur intenable. Tu entends les voitures qui passent au pied de la fenêtre mais aussi une circulation plus lointaine et régulière, tu longes mentalement les murs de la chambre, tes doigts effleurent la tapisserie, tu contournes les obstacles — la commode le fauteuil la lampe le chevet le lit l’armoire — la porte déjà, alors tu recommences cette ronde lente jusqu’au sommeil. Tu ne sais pas combien de temps tu t’es assoupi — Pierrot dort à tes côtés — paupières mi closes tu observes les particules de poussière scintillantes dans le rai de lumière qui pénètre la chambre par la porte entrebâillée, elles dansent, tourbillonnent mollement, te narguent comme les invitées d’une fête clandestine et muette à laquelle tu n’es pas convié. Sur le mur qui te fait face tu devines dans la pénombre — sans doute parce que tu en connais désormais l’emplacement exact — la masse sombre et trapue de la commode en merisier, la courbe du fauteuil voltaire, la silhouette intrigante de la lampe tripode et derrière le drapé des doubles rideaux les montants de la fenêtre qui ondulent faiblement. Il y a les phares de voitures qui illuminent la rue, ils projettent sur le plafond des ombres abstraites et mouvantes comme des nuages que tu ne reconnais pas, pourtant ce ciel intérieur tu es certain de l’avoir observé déjà, une image d’enfance qui t’entête, tu creuses obstinément ta pensée vide, ta main s’agace dans l’air comme pour lui donner corps mais la douleur prend trop de place. Il y a tout contre toi la chaleur enveloppante de Pierrot, elle a enroulé une de ses jambes autour de tes cuisses, elle a posé un bras sur ton torse comme si elle craignait que tu t’échappes, en ton for intérieur tu souris, je n’ai même pas la force de sourire, comment pourrais-je m’enfuir ? Il y a encore quelques mouvements dans le salon puis le rai de lumière s’efface, les particules sombrent dans la nuit, Pauline s’est couchée, tu écoutes la respiration régulière de Pierrot, tu aspires l’air tiède de son haleine contre ton épaule, tu essaies de caler ton souffle sur le sien mais le sang te bat les tempes, ta gorge se serre, les vibrations de la Gordini te traversent, le bras de Pierrot s’alourdit sur ta poitrine, tu recomposes la douceur de son visage gourmand, tu imagines la caresse de ces longs cils en baiser papillon qui t’apaise. Maintenant tu te souviens cette nuit où tu avais pu observer ce ciel de nuages sombres, c’était durant l’été 1940, dans la maison de Saint-Étienne-de-Chomeil prêtée par la mairie, vous vous y étiez réfugiés en famille pendant l’exode, tu partageais avec ta sœur Claude une grande chambre à l’étage, peuplée de bruits inquiétants, pluie de sable entre les murs air sifflotant dessous les portes sols crépitants. Un soir de pleine lune la clarté du dehors projetait au plafond l’ombre des arbres agités par le vent, tu craignais de voir surgir un des junkers sillonnant le ciel au-dessus de vos têtes pendant le long voyage qui vous avait conduit dans le Cantal, tu avais rejoint le lit de ta sœur assoupie, seule sa respiration régulière te rassurait et tu avais fini par dormir à ton tour. Délivré du souvenir ton corps abruti de migraine cède, tu plonges dans une nuit longue, noire, sans rêve. C’est le vrombissement de la Gordini qui te réveille, il te faut quelques instants pour comprendre l’espace autour, à travers les rideaux verts le jour perce timidement l’obscurité, éclairant à peine la tapisserie fleurie, la commode, le fauteuil, la lampe à trois pieds, tu es bien dans la chambre de Corbera couché dans le lit, je suis vivant. Pierrot est endormie à tes côtés son visage presque d’enfant encore tourné vers toi, à cet instant tu penses au drame qu’elle t’a raconté, ce matin où les soldats sont venus arrêter Antoine, c’était dans cette même chambre, elle avait à peine quatre ans et partageait le lit avec ses sœurs, on leur avait ordonné de ne pas bouger, elles étaient restées clouées au matelas toutes les trois enfermées dans une peur immense et glacée, puis la porte de Corbera s’était refermée sur le bruit des bottes, et le silence s’est imposé autour du drame, depuis on a changé le lit, et la peur avec, tu te demandes si les murs de la chambre étaient déjà couverts de fleurs jaunes à cette époque-là. Tu reconnais le pas traînant de Pauline qui s’affaire dans la cuisine, tu comprends que c’est le bruit du moulin à café que tu prenais pour celui du moteur de la Gordini, tu regardes Pierrot et tu te retiens de lui caresser la joue, Je t’aime mon petit chat, dans la proximité sa rondeur mate apparaît comme un paysage, le premier plan flou d’un continent que tu pourrais explorer sans fin, alors tu voudrais te tourner sur le flanc ,te blottir dans sa chaleur parfumée, l’envelopper à ton tour, mais aussitôt la névralgie se réveille, des images de l’accident resurgissent, c’est comme une accélération du temps dans la chambre immobile, tu t’efforces de reconstituer la scène mais tu ne sais plus, tu vois seulement défiler le ruban gris béton des gardes corps et après le choc le spectacle affligeant de la Gordini froissée comme un vieux mouchoir oublié. Pierrot chuchote, tu dors ? Sous le jour plus vigoureux la chambre s’éclaire progressivement, tu peux maintenant distinguer les bouquets sur le velours brun du voltaire, les grains de poussière reprennent leur existence tournoyante, il y a les babioles sur la commode, une photo de votre mariage encadrée d’un ovale en étain gravé, un flacon de parfum, quelques livres serrés entre deux grosses pierres de lauze, il y a sur les patères derrière la porte le peignoir satiné de Pierrot, son chandail blanc, il y a la voix lointaine et métallique de la radio dans la cuisine, il y a l’odeur du café qui se glisse dans la chambre. Tu te redresses dans le lit, sur le chevet ta montre intacte, Une saison amère de Steinbeck, le verre d’eau auquel tu n’as pratiquement pas touché, Pierrot pose un baiser brûlant sur son front, un café ça te fait envie ? Elle est déjà debout à ordonner ses mèches brunes, elle tire en vain sur le bas de sa nuisette, Pauline lui dira que c’est trop court, elle se drape dans le peignoir satiné, tu laisses le silence pour la regarder encore dans la douce clarté du matin, tu aimerais bien te lever pour la rejoindre et la serrer encore, mais la torpeur l’emporte, Oui mon petit chat, un café je veux bien. En quittant la pièce Pierrot laisse la porte largement ouverte, la lumière du couloir est comme une aube d’été qui pénètre la chambre, les fleurs de la tapisserie se colorent d’un ocre chaud, tu les regardes fixement, il n’y a pas un souffle d’air autour et pourtant il te semble bien qu’elles plient sous un vent calme.

Caroline Diaz
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France vit en ville comme dans la campagne d’avant-guerre. Au sixième étage d’une rue haussmannienne du 11e arrondissement, il y a 15m2 où tout est là pour la vie du jour, dont le réfrigérateur, petit meuble récupéré, puis gainé de papier d’aluminium. Ça suffit, dit-elle, pour empêcher le beurre de fondre. Sinon, peu de meubles, mais surtout des tissus, des coussins, des matelas, tout ça étalé à des niveaux presque pareils. Même les livres sont au sol, partent du sol, en tout cas. Des piles plutôt que des rangées. Ça permet d’avoir une connaissance plus sûre de sa bibliothèque, car l’ordre des livres correspond à des gestes et non à un classement. Il y a des objets, aussi, et ce sont eux qui tracent virtuellement des verticalités. Les W.C. sont un placard minuscule, et sur l’un de ses murs, il y a toute une panoplie d’outils disposés comme un dessin de choses utiles racontant leurs voisinages. Air de famille mis en scène. Un escalier étroit monte vers une soupente où s’étalent, exactement au même niveau cette fois, de nombreux matelas. Entre les deux étages, il y a la presqu’ile architecturale d’une toute petite pièce de bain nichée à mi-chemin de l’escalier, et où l’on trouve, cachée à moitié par des plantes vertes supportant l’ombre, une petite baignoire appelée « sabot » ainsi qu’un lavabo. Le désir de France tournoie là. France est souvent dehors, mais elle reçoit souvent aussi. Ce lieu est un carrefour – ce lieu référant à des pratiques d’antan se paye chaque jour le luxe d’un saut dans le temps, car France vit ardemment dans le temps de son désir. Pendant ce temps où je décris l’espace, France accueille des femmes. Il y a plusieurs années de cela, je tourne dans cet appartement et entre les mains de France. Je suis la première femme de la journée. On attend Lena, une très jeune femme d’à peine vingt ans, rivée au récit de sa vie et de ses opinions. On attend aussi, plus tard, Dominique, une quadragénaire gracieuse et feutrée. Maintenant, nous sommes toutes là, les yeux sur ces imprimé délavés par la lumière récurrente. France s’agace. Ça fait au moins cinq minutes que nous sommes là – elle aussi, car entraînée par les autres –-, à fixer nos yeux en silence sur ces imprimés qui cachent l’ordre de leur géométrie sous d’innombrables petits plis, à égarer nos yeux dans cet espace qui perd son temps dans des enroulements improvisés. Les œillades ici et là, mais jamais où il faut, dirigées parfois vers le fond de la petite cuisine ou vers la fenêtre au-dessus de Lena, ou encore cherchant à atteindre le mur narratif des W.C., ou bien lorgnant les titres des ouvrages s’écrasant les uns sur les autres. Terrible timidité. Son ressassement en rond. Et toujours ces ronds du désir du désir dans les ronds simples de la timidité. Mais malgré ces regards qui volettent parfois comme des mouches, il y a ce primat du sol où les tissus rivalisent d’existence sur un fond de moquette indistinct, et où la lumière fond lentement pour s’arrêter sur les cuisses de Lena, qui d’un coup ne cesse de parler. Le son de sa voix ramène pour de bon les regards au cœur de ces étoffes brouillées, froissées les unes dans les autres, car elle parle vers le bas, et de manière générale, on regarde et on parle vers le bas, et même si la voix s’élève incidemment ou un regard plonge au loin, c’est pour revenir au sol. Il n’y a vraiment que Lena qui parle, les autres continuent de laisser errer leurs yeux autour des formes de nos corps glissées au sol, ces formes qui bougent à peine. Lena d’ailleurs ne parle peut-être que pour s’autoriser à perdre elle aussi ses yeux dans ces formes, comme par inadvertance, à moins qu’elle ne vise à saturer la surface au ras du sol avec ses mots pour rien, ses mots qui nous maintiennent toutes dans ce roulis de l’espace, ses mots qui nous empêchent de faire éclater la pellicule invisible qui nous écarte chacune des autres, et commencent à nous donner mal au cœur –- c’est là qu’on comprend que le mal de cœur dû au roulis vient de l’isolement de l’espace de la cabine vis-à-vis de l’espace des vagues. France tremble d’agacement (peut-être parce que c’est chez elle), elle voudrait que ces mots n’aient pas cet effet, il suffirait de peu pour qu’ils ne soient qu’une berceuse participant à la respiration du désir. Mais non, on ne décolle pas, on adhère aux significations insignifiantes de ces paroles au ras du sol, dont les syllabes se perdent et se reprennent dans les plis des étoffes. Pas de tours de parole, mais une parole qui fait des tours, qui nous planque si longtemps là, comme des mouches prises dans la colle, impossible d’emprunter le petit escalier. Dans cet appartement si congru, si réduit, mais si extravagant dans les micro-espaces qu’il ménage, ça ne cesse de tournoyer, mais presque sans bouger. Jusqu’au point où Dominique finit par partir -– je parle là spatialement et non causalement, car si Dominique est partie à cause d’un enfant à rejoindre, il se trouve que Dominique est partie surtout au point où nous étions toujours prises dans la boucle d’un tournoiement immédiatement immobilisé. Dominique partie, ça fait un rond de timidité en moins. Ce qui fait qu’on finit France, Lena et moi par monter l’escalier. Lena redevient le centre du cercle, sans en être pour autant le point névralgique, c’est juste qu’elle s’offre à être le centre, elle la plus ronde, la puissance centripète. France est à nouveau contente, la terre tourne à nouveau rond selon elle. Il y a les petits cercles et les cercles de plus en plus grands, ceux du moins que supportent les membranes des parois. J’aime, pour ma part, les petits cercles. Elles, elles aiment les cercles plus grands. La nuit passe entière à tracer des cercles dans le relief des chairs, même quand on finit, sans doute, par s’endormir sans dormir vraiment, et c’est alors les souffles et les soupirs qui maintiennent le debout des doigts et élargissent les creux. Mais le vrai sommeil vrille les cercles, et ses longues spirales molles nous attachent encore autrement au sol.

Sandrine Ranesta
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25 | Filature


Ce qu’elle traque, en revenant ici, ce sont les traces infimes d’un passage, les marques dérisoires d’une ancienne présence. En ce lieu, en ce salon, le rouge d’un poste de radio capte le regard dans la monotonie sombre de fin de journée, et, à côté, son portrait. Trainent les sons sur la tablette en bois noirci de suie de la vieille cheminée trop peu profonde. Fondent et s’étirent et glissent à la surface des briques de St Jean à l’agencement maladroit, les vibrations des fantômes de ce salon. Longs sanglots nostalgiques qui balaient l’ocre d’un mur à colombages grenat, se heurtent à la soie végétale d’un kilim marocain et rebondissent sur des cadres baroques à la dorure surannée. Anéantissement d’une illusion pour une autre, continuum d’images qui vacillent avec le jour. Journal intime des hôtes de ce lieu, le mur comme une révélation qui se déroule et s’enfuit par une porte dérobée par étourderie. Ricochet du regard sur un radiateur coincé dans un angle mort. Morne la porte maintenant fermée, à la couleur trop neutre pour s’imprimer sur une quelconque rétine vagabonde. Bonds du regard de tableaux en tableaux dont le verre aux reflets insistants n’en permet guère la lecture mais renvoie aux broderies du kilim. Liminaires symboles de mariage et promesses d’abondance. Ancestrale coutume accrochée ici pour cacher une fenêtre condamnée. Négliger les toiles d’araignées pour suivre une fine fêlure qui traverse le manteau de la cheminée et vient mourir à proximité du corbeau en chêne sculpté. Témoin discret d’une passion pour le bois travaillé qui renvoie aux dessins gravés sur les poutres. Outre leur signification ésotérique ils sont la signature de celui qui surgit dans le moindre objet. Jets de nostalgie qui enrobent son regard. Garde ! Prends garde aux mirages déformants d’une mémoire vieillissante. Sans tenir compte des larmes. L’arme la plus sure serait la caméra, qui enregistre et restitue, qui engrange, qui archive, mais qui ne réagit pas. Pas d’accélération des battements du cœur à la vue du poste de radio des seventies, des briques de la cheminée, des colombages travaillés aux ciseaux, du kilim chargé de souvenirs, des tableaux qui sont sa dédicace. Ah ! Ce qu’elle traque, en revenant ici, ce sont les traces infimes d’un passage, les marques dérisoires d’une ancienne présence. En ce lieu, en ce salon, le rouge d’un poste de radio capte le regard dans la monotonie sombre de fin de journée, et, à côté, son portrait. Trainent les sons sur la tablette en bois noirci de suie de la vieille cheminée trop peu profonde. Fondent et s’étirent et glissent à la surface des briques de St Jean à l’agencement maladroit, les vibrations des fantômes de ce salon. Longs sanglots nostalgiques qui balaient l’ocre d’un mur à colombages grenat, se heurtent à la soie végétale d’un kilim marocain et rebondissent sur des cadres baroques à la dorure surannée. Anéantissement d’une illusion pour une autre, continuum d’images qui vacillent avec le jour. Journal intime des hôtes de ce lieu, le mur comme une révélation qui se déroule et s’enfuit par une porte dérobée par étourderie. Ricochet du regard sur un radiateur coincé dans un angle mort. Morne la porte maintenant fermée, à la couleur trop neutre pour s’imprimer sur une quelconque rétine vagabonde. Bonds du regard de tableaux en tableaux dont le verre aux reflets insistants n’en permet guère la lecture mais renvoie aux broderies du kilim. Liminaires symboles de mariage et promesses d’abondance. Ancestrale coutume accrochée ici pour cacher une fenêtre condamnée. Négliger les toiles d’araignées pour suivre une fine fêlure qui traverse le manteau de la cheminée et vient mourir à proximité du corbeau en chêne sculpté. Témoin discret d’une passion pour le bois travaillé qui renvoie aux dessins gravés sur les poutres. Outre leur signification ésotérique ils sont la signature de celui qui surgit dans le moindre objet. Jets de nostalgie qui enrobent son regard. Garde ! Prends garde aux mirages déformants d’une mémoire vieillissante. Sans tenir compte des larmes. L’arme la plus sure serait la caméra, qui enregistre et restitue, qui engrange, qui archive, mais qui ne réagit pas. Pas d’accélération des battements du cœur à la vue du poste de radio des seventies, des briques de la cheminée, des colombages travaillés aux ciseaux, du kilim chargé de souvenirs, des tableaux qui sont sa dédicace. Ah ! Ce qu’elle traque, en revenant ici, ce sont les traces infimes d’un passage, les marques dérisoires d’une ancienne présence.

Claudine Dozoul
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26


Elle vient de regarder ce film, déjà vu à sa sortie en 1975, elle en avait un vague souvenir, « Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles » un film de trois heures, mais le temps oui, le temps, quarante-six ans ont passé sur elle qui ne peut plus réagir comme la première fois, elle n’arrête pas depuis d’allumer la lumière puis éteindre puis ouvrir la porte, la refermer, elle s’énerve toute seule, tous ses gestes machinaux lui deviennent insupportables, dix fois elle a eu envie d’arrêter le film. Elle sait très bien ce qui l’agace à ce point, elle sait trop bien qu’elle a fait pareil, longtemps, pas trois jours. Alors, à peine terminé, elle a décidé d’aller chez sa fille, avec sa caméra et de réaliser son film, mais pas trois heures, juste un moment, le film de sa fille qui est chez elle aujourd’hui pour travailler, mais elle ne la dérangera pas, elles ont l’habitude, ensuite, elles prendront un thé toutes les deux. Le rez-de-chaussée est un unique lieu de vie, quelques demi-cloisons sont restés, elle filme. La bibliothèque blanche commence par deux casiers carrés et fermés de soixante centimètres, y sont collées la tête d’un petit garçon, celle d’une petite fille, en noir et blanc, tous deux ont de grands yeux noirs et des bouches rieuses. Le meuble s’élève jusqu’au plafond, tout en haut les livres, à hauteur d’homme des verres de table, verres à vin et vaisselle, de nouveaux des livres, et des revues. Une grande fenêtre à deux battants avec des voilages blancs, les vitres sont occultées par un film transparent à cause du rez-de chaussée donnant sur la rue, Et tout de suite, une autre fenêtre, la même avec un panneau blanc lui aussi, au pas de porte, un large tapis coco, un peu à droite accrochés à quatre porte-manteaux, tellement d’habits, vestes écharpes pulls blousons, la maison est bien vivante et pleine, à d’autres moments. À cette heure, elle est à son bureau blanc, de dos, elle est au téléphone, vive et gaie, sa voix est déterminée, elle revient plusieurs fois sur le même point, tenace. En avançant légèrement, la grande table, brillante mais pas de vernis, une table de grande famille et de multiples copains, une, deux, tois,six rallonges ! et les pieds moulurés. S’y reflète une troisième porte-fenêtre identique aux autres, aussi blanche et tout de suite encore la quatrième, celle qui ouvre sur le jardin, c’est le coin-cuisine, au milieu une table ronde au plateau en mosaïque bleue et grise avec quatre chaises métal aux formes fines et carrés. Puis la tranche d’un placard gris avec évier, juste le robinet apparent, petit bloc séparant à peine la cuisine. On a fini le tour, on revient sur la bibliothèque, vitrée pour la vaisselle, pas pour les livres. Signes de vie, certains sont de travers, d’autres dépassent, un peu dans le vide, en attente de lecture ou préparés pour un travail, une recherche, ce rayon bien en ordre, l’autre une pagaille énorme, puis le mur d’un ocre très clair adoucit l’ensemble autour de la fenêtre, juste à côté de la cheminée en marbre brun rosé prête à allumer, devant, le saut à charbon, une pelle, un balai, une cheminée modeste. La deuxième fenêtre amène un rayon de soleil pâle, Elle est là, l’ordinateur allumé, l’écran est partagé en petits carrés, les élèves sont tous là, elle a un casque d’écoute, il semble qu’ils parlent à tour de rôle, et là, se joue comme un concert muet entendu parfois dans ses moments de lenteur, sur sa droite, une pile de cahiers, sa grande boge encore pleine, et vers la grande table au bon milieu garnie d’un chemin de décoration de lierre se faufilant, parsemé de fleurs blanches et de minuscules baies rouges, le mur est couvert de grandes toiles peintes, des taches rouges et différents bleus où on plonge comme si elles ouvraient le mur en multiples échappées, par la grande fenêtre, deux mésanges picorent quelques graines, et ce sera la cuisine, sur la table sont préparés des légumes, épluchés, un flan aux pommes attend d’aller dans le four, sur le mur des rayonnages plein de boites de métal, grandes et colorées, la casserole est sur le feu, l’accomplissement du repas semble être une brèche importante au milieu d’une vie remplie, le moment de calme pour arrêter le tourbillon et manger sera une pause bienvenue. Juste à côté, devant la bibliothèque, le long canapé gris, ce genre de canapé avec moteur pour soutenir les jambes, à côté de la deuxième fenêtre, et pas vue tout à l’heure, une télé très grande, incongrue on dirait ici, avant la troisième fenêtre, elle donne tant de lumière dans la pièce, un grand meuble à clapet d’imprimeur trente-cinq tiroirs marron foncé, et dessus, des pots de peinture, pinceaux et godets plein d’eau, utilisés récemment on dirait. Elle est debout, au téléphone, ses cheveux sont gris avec des mèches blondes, coupés courts, elle est plutôt svelte, rien ne la distrait, centrée sur son travail, ordinateur éteint, elle est tranquille mais concentrée, une voix claire, une attente pendant qu ’on lui répond, longtemps, elle écoute, n’interrompt pas, approuve en silence ou hoche la tête vigoureusement sans rien dire, reprend tranquillement. À côté d’elle plus sur sa droite, une cheminée, pas remarquée encore, grise et blanche, sur son socle plusieurs photos, on voit des enfants, des couples des familles entières, et la troisième fenêtre, aussi grande que les autres mais avec une seule grande porte vitrée coulissante, au loin quelques hameaux dispersés et un grand ciel bleuté clair, presque blanc, on entend un chien japper dans le lointain, un peu étouffé par l’air opaque de janvier, il évoque d’autres hivers déjà vécus dans la douceur, un grand calme ressenti. Même dans le coin- cuisine, un minimalisme volontaire, un dépouillement dans le peu de meuble et matériel de cuisine, pas de porte tout le tour à ouvrir et fermer, juste un grand espace, elle range son bureau, éteint l’ordinateur, se retourne et la regarde en souriant, va vers la grande table et rafraîchit les fleurs, enlève les feuilles fanées et passe la porte, on aperçoit un vélo électrique, elle est déjà dessus et va s’en aller, elle sait et elle qui filme le sait aussi, que bientôt elle partira pour de bon, elle veut laisser la vie venir, elle n’est pas attachée aux choses, elle recommencera du plus petit, les enfants vont partir.

Simone Wambeke
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27 | La mouche


Assise sur son fauteuil pivotant, décidée à rester dans cette pièce pour une expérimentation. Tu connais cette chambre-bureau, tu y passes tant d’heures chaque jour. Et que vois-tu vraiment des éléments qui la composent ? Un décor, des objets-services associés au travail, à la lecture, au sommeil et au temps qui s’écoule inexorablement. Ainsi dans ce lieu, hutte des grands soirs, havre de paix, cabanon de rêves et de rêveries, cahute de mélancolie, elle s’installe aujourd’hui en observatrice ou peut-être exploratrice comme si elle n’était jamais venue là. Elle s’empare de son téléphone et s’apprête à filmer au ralenti. L’œil ainsi associé à un capteur vidéo sans pied support, va filmer le plus lentement possible à 180 degrés ce qu’il voit, s’apprête à faire plusieurs allers-retours. Crampes possibles, persévérance, jeu du temps qui s’étire, observation lente et minutieuse de son repaire, l’air de rien l’aventure commence scrupuleuse et intimidée. — Des rideaux frontière semi-transparente derrière deux grands arbres devant un coin de bureau une lampe sur un meuble noir la bibliothèque remplie de livres et de bibelots hétéroclites le tableau paysage la chaise pleine de linge la porte blanche une mouche immobile sur la poignée tout se suit sans heurt est comme plat sur la même ligne pas d’aspérités simplement des trous des cases des supports parallèles le lit le trompe-l’œil impression d’un lieu un peu surchargé suit la table de chevet la statuette la lampe bleu-nuit le grand tissu africain au mur — l’œil s’étonne voit plus en détail le tissu est bleu marine et gris petits personnages stylisés et formes géométriques triangles cercles et rectangles figures agraires la table de chevet blanche et sa statuette de jeune femme coiffant sa longue chevelure le trompe-l’œil et sa barque bleue aux voiles d’ailes d’oiseaux le lit jaune couvert de coussins multicolores la porte est fermée et se trouve au milieu de ce parcours étrange le tableau campagne et colline et cerisiers en fleurs souvenir un pincement au cœur la chaise encombrée la bibliothèque semble s’être dilatée envahit le mur entier et révèle des titres des auteurs ceux que tu relis ou consultes régulièrement dans un coin une petite photo de ta mère sur son vélo bleu près de l’étang, poursuis, détache-toi , regarde tes enfants à quatre et six ans sur un arbre tout près une coccinelle et un lion en bois de même petite taille, voilà tu arrives près du meuble à CD qui la jouxte grouillant de musiques très variées éclairé par la lampe grise la fenêtre aux rideaux qui ondulent une course de nuages a commencé sur le bureau la mouche vient de se poser — puis elle s’élance sur le rideau veut sortir peut-être bizarre cette tache noire sur le lin dehors l’eucalyptus et le pin parasol s’animent le vent s’est levé le plongeoir est éternellement vide la mer est bleue et blanche d’écume l’air est frais un vrombissement d’avion qui passe au premier plan un haut-parleur dont on ne perçoit que la courbe supérieure des objets serrés les uns contre les autres un gobelet à crayons et stylo ciseaux rouge un écran une statuette longiligne noire avec des inscriptions ésotériques une lampe noire articulée les CD contenus et serrés supportent la lampe gris-marbré avec des lignes bleues labyrinthiques derrière un ensemble de photos familiales deux êtres très proches ont disparu mais sont là figés dans une éternité de papier glacé les livres arrivent tel un train qui rentrerait en gare avec des couleurs des formes hétéroclites des auteurs passagers des auteurs permanents qui fréquentent les cases comme des compartiments de train ils sont parfois cachés par des objets un bouddha, une toupie, une reproduction de Patinir, une photo des enfants un pot de comprimés de vitamine C la chaise est recouverte d’un amoncellement de vêtements mal rangés une manche bleu-ciel retombe sur la droite une autre noire sur la gauche chaise à peine discernable sous cet amas de vêtements tu te souviens c’était celle de sa chambre lorsqu’il était encore là la porte blanche fermée la poignée est inclinée vers le bas il y a une clé au-dessus le tableau et ses cerisiers te souviens-tu des grands paniers que l’on t’offrait de tes marches dans cette campagne de l’ami disparu qui avait peint ce paysage la barque et ses voiles de plumes bleues semble s’être éloignée un peu impression bizarre l’œil se fatigue peut-être la table de chevet la statuette le tissu africain — les minuscules personnages courent de toutes parts de parcelle en parcelle sautent sur la table de chevet s’embarquent sur le bateau la porte est fermée la poignée n’a pas bougé le linge est sur la chaise les cerisiers sont toujours en fleurs la saison est magnifique la bibliothèque ne s’assagit pas des bruissements en émanent hallucination auditive sans nul doute les livres semblent à la même place le meuble CD est là calme rafraichi par un souffle plus soutenu, la lampe semble avoir pris de la hauteur un chien dans la rue aboie léger déplacement de l’œil vers le haut de la bibliothèque visibles un canotier celui du grand père un buste de fillette le visage penché appuyé sur sa main gauche et lisant un livre confidente de la mère enfant la mouche se pose sur sa main ouvre ses ailes mais ne s’envole pas. L’œil se referme. Étrange et inoubliable expérience du ralenti dans un lieu intime où observation et écoute révèlent des liens et des métamorphoses qui se tissent entre les objets et l’occupante habituelle de la chambre.

Huguette Albernhe
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28 | Le corps


Un cadre. Un paysage. Un paysage sur le mur dans un cadre. Ciel et terre sous verre. Une marie–louise entoure le paysage. Ce ciel, cette terre et l’eau. Pendus. C’est une aquarelle. C’est un paysage peint à l’aquarelle. L’air circule. La lumière en réserve dans le blanc du papier où l’air circule. Un fil pend. Un fil de pêche accroché à un rail. Il pend du rail au cadre. Du plafond, vers le milieu du mur. À hauteur d’œil. C’est une aquarelle qui est suspendue sur le mur à un rail. Ce ciel, cette terre, cette eau, peints à l’aquarelle. Un marais, on dirait. Un marais sur une ile. Comme une île. Une île sur une île. À l’aquarelle. Ce ciel et cette terre. Cette eau sous le verre du cadre pendu. Sous le verre le paysage a jauni. Le papier a jauni. Le blanc en réserve. Le banc de la lumière a jauni. L’air a jauni. La marie-louise a jauni elle aussi sous le verre du cadre. Un cadre en bois sans dorure. Une baguette arrondie. Une simple baguette. Il y a de la poussière sur le rebord du cadre. Une poussière blanche. Et sur le verre, une trainée. Une trainée de poussière. Sur le ciel. Sur la terre. Sur l’eau du paysage. Une trainée de poussière blanche sur le verre et le verre est fendu. Il est fendu de bas en haut. Un marais. On dirait un marais sous le verre. Ce marais à l’aquarelle, c’est le paysage qu’il a peint. Qu’il avait peint. Alors, ses mains ne tremblaient pas. Le paysage qu’il avait peint ne tremble pas sous la poussière. Ce ciel, cette terre, cette eau, ne tremblent pas sous le verre fendu. Sous la poussière. Cette fêlure. Et dans le cadre la marie-louise a jauni Hors champ le corps Un miroir. Une table. Une table dans le miroir. Verres, carafes, corbeille. Choses rouges comestibles. Verres. Carafes, deux : l’eau, le vin. Une corbeille de quelques morceaux de pain. Couverts. Empilement d’assiettes. Tas. Un tas de choses. Un tas sur la table qu’on voit dans le miroir. Pain. Fruits. Os. Le salé, le sucré, l’amère, le doux, ensemble. Sur la table ensemble. Tout mélangé. En vrac. Un reste de gâteau sur un plat de Limoges bleu. Bleu. Tache bleue. Un reste. Dans un plat bleu qui est fendu comme le verre du cadre. Ce paysage. Ce marais sous la poussière. Sur le mur et dans le plat le reste de gâteau s’émiette. Coquilles de noix. Os. Empilement d’assiette. Verres, carafes. La corbeille avec le pain. Des pommes. Des noix. Les os — quand le chien rongeait les os ses mains ne tremblaient pas. Ils allaient dans le marais. Lui et le chien. Ses mains ne tremblaient pas — Os. Verres, carafes, corbeille. Choses rouges. Pain. Des assiettes. Un plat de Limoges bleu. Un poivrier. Tout ensemble. Un poivrier comme une pièce de jeu, de jeu d’échec. Une tour. La tour du jeu. La tour du jeu sur la table où le gâteau dans le plat bleu s’émiette. Les os — il ne jouait pas. Ni lui. Ni le chien — Le poivrier comme une pièce maitresse de jeu. Juste un poivrier. Le gâteau dans le plat bleu. Les choses. L’aquarelle suspendue au fil. Et le chien sous la terre. Le chien dans une housse sous la terre du jardin, alors ses mains ne tremblaient pas. Le salé, le sucré, l’amère, le doux, tout ensemble. Qui s’émiettent Hors champ le corps Visages flous. Leurs visages autour de la table. La table dans le miroir et leurs visages. Elles, lui, eux, flous. Leurs visages. C’est elle. C’est son visage qu’on devine. Flou. Un autre est là aussi. Une autre, encore. Son visage. Leurs visages. Flous. Elles. Lui. C’est elle au milieu ; une main se lève : sa main. On ne sait pas bien ce que fait la main. Quelqu’un est là en retrait. Qui ? Qui est là ? Des cheveux noirs qu’on devine dans le miroir. Qui ? Des cheveux noirs et leurs visages autour de la table. Tout ensemble. Elles. Lui. Eux. Les choses. Les cheveux noirs. Le poivrier. Le gâteau. Le marais. Le chien sous la terre du jardin. Leurs visages. Tout. Ensemble Hors champ le corps Le boucher dans son cadre n’a pas de mains. Juste au dessus de leurs visages le boucher du tableau sur le mur n’a pas de main. Au dessus d’elles, de lui, d’eux. Le boucher. La tête de profil du boucher. Le profil peint à l’huile. La tête. La tête sans main de profil du boucher. Elle penche. Elle se penche sur un verre. C’est un verre à pied au bord ébréché. Il a peint ce détail. Pas les mains. Le bord ébréché, pas les mains. Il n’a pas su peindre les mains. Pas voulu. Pas su. Ce portait qu’il a peint à l’huile de mémoire d’après dessin. Ses esquisses pour un tableau. Alors le boucher buvait l’absinthe ou la niole avec ses mains. Il buvait dans le verre ébréché. Tenant le verre de ses mains. Les bras sans mains du boucher sont les bras du tableau qu’il a peint. Les bras sans mains du tableau du boucher qu’il a peint. Il y a longtemps. Il l’avait peint. Ses mains ne tremblaient pas. Il n’avait pas de chien. C’est son tableau sur le mur au dessus des visages. Ce portrait de profil penché sur le verre ébréché. Ce boucher Hors champ le corps Miroir. Table. Visages. Poivriers. Choses comestibles en miroir. Marais. Chien. Rouge. Le gâteau sur le plat bleu. Elles. Lui. Des cheveux noirs. Qui ? Hors champ le corps. Une fenêtre. Une vasque. Des fleurs. Des fleurs blanches en tissus dans une vasque. Des fleurs de soie comme vraies. Blanches dans une vasque. Entre la fenêtre et l’autre fenêtre, des fleurs. Dans l’angle du mur un fauteuil. Le fauteuil est une bergère. Le fauteuil vert d’eau est une bergère de velours vert, passé. De famille. Un meuble de famille. Une bergère de famille. Un chapeau. Des gants. Un manteau. Une mallette. Les fleurs de la vasque sont blanches. Marais. Fêlure. Un plat de Limoges bleu. Le chien. Les bras sans mains. Le verre. Leurs visages. Des cheveux noirs. Qui ? Hors champ le corps Le chambranle d’une porte. Une porte. Un mur. Des pommes dans un cadre accroché sur ce mur. Dans un cadre doré. Des pommes. C’est peut-être une aquarelle. Ces pommes dans le cadre doré, il ne les a pas peintes. C’est elle Hors champ le corps L’ombre d’une pièce dans l’ouverture du mur. L’ombre. La semelle des chaussures. Des tennis blancs. Les semelles allongées sur le tréteau Le corps.

Nathalie Holt
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29


La plage — piétinée par les pas en une multitude de vaguelettes marron clair. Par certains endroits le sable de couleur plus foncé est tassé en une forme conique qui ne peut avoir été construite par le vent. Trois cailloux y sont plantés, hérissés vers le ciel. Un râteau rouge en plastic a été abandonné. L’eau dans une flaque à présent vide a déposé une fine croûte en son fond entourée d’un contrefort sur la moitié de sa circonférence du côté de l’étendue d’eau du lac tout proche mais les légères ondulations qui font à peine frissonner le lac ne posent aucune menace à la construction. Qui plus est, la limite entre la plage et le lac est tracée par un liseré blanc mousseux. Sur la plage, deux bateaux d’aviron reposent. L’un, blanc, a trouvé son équilibre grâce à la rame droite, sorte de balancier prêt à le propulser sur le fil de l’eau en funambule. La rame gauche s’est calée parallèle à la coque. Sur le siège, une bouteille d’eau à moitié vide. Un gilet orange dépasse de l’arrière. L’autre bateau, plus long et plus fin, en bois, n’a trouvé de repos que penché vers son partenaire. Sa pelle gauche, bleue, s’est stabilisée également presque parallèle à la coque alors que la droite, désinvolte, s’enfonce dans l’eau. Le reflet des portants ondule en lacets, sorte de serpents de lac prêts à venir se dorer au soleil sur la coque. A gauche, un tapis d’herbe recouvre le sable. L’herbe est par endroits en partie sèche — elle a pris la couleur du sable. Une femme est assise sur une planche surélevée par deux morceaux de bois. Il y a juste la place pour ses fesses. Sa lecture absorbe son visage, la courbe de son cou, l’inclinaison de ses épaules et ses mains tiennent un livre à plat sur ses genoux. A ses pieds, un sac à dos ouvert. Derrière elle, une haie de roseaux cache en partie un ponton en bois sur lequel est accosté un bateau à voile. Son cockpit est à moitié rempli d’eau et dans la cabine ouverte, des morceaux de bois flottent. Certaines embarcations survivent mal aux hivers humides et surtout à la solitude. Le bruit d’un moteur grésille. Sur l’eau, au-delà du ponton, d’autres embarcations, voile enroulée autour de la baume, foc hissé, gouvernail en place, arborent fièrement une envie de large. Pour l’instant, elles hument le vent, le nez vers la terre. Sur la gauche, des voix s’échappent d’une langue de terre qui enserre la baie. Une haie de pins s’élève dans le bleu sans nuage du ciel — sorte de feu d’artifice vert. En bout de terre, une bouée rouge — point d’ancrage solitaire. Le bruit d’un bateau à moteur écrase le silence et sur l’étendue d’eau, une ondulation lentement s’avance, comme un tapis roulant qui se déroule jusqu’à toucher les bateaux qui tanguent les uns après les autres. Il y a une douzaine de bateaux au mouillage. Le reflet des mâts dans l’eau donne l’impression que les coques sont faites pour tourner autour d’un axe qui les transperce. Le soleil aplatit la surface de l’eau. L’embarcation remplie d’eau au ponton ne bouge pas tant elle est protégée par les roseaux. Un bruit de moteur traverse la baie. La femme assise sur le banc rajuste son chapeau, sort une bouteille de son sac et boit. Pour ce faire, elle a posé son livre à l’envers en équilibre sur ses genoux. L’herbe ne bouge pas, il n’y a pas de vent. Maintenant, c’est le bateau d’aviron en bois qui se penche plus encore vers son partenaire blanc. La rame gauche bleue plongée dans l’eau est entourée d’une myriade de petites étoiles scintillantes. Les deux bateaux d’aviron reposent en partie sur l’eau, en partie sur le sable. Les manchons des pelles de l’un sont jaunes, de l’autre bleus . Sur l’eau, le jeu de l’ombre des portants crée un lien entre les deux bateaux et pourtant ils affirment de par leur forme que si ils sont solidaires, ils tiennent à leur individualité. Le bateau d’aviron en bois de part sa minceur, sa finesse et sa couleur se veut discret et son partenaire ventru, presque trapu, plus imposant. Sur le sable houleux, le râteau rouge. Quelque part un enfant le réclame. Sa voix ne parvient pas jusqu’à la plage. A droite des bateaux d’aviron, en partie cachés dans les hautes herbes il y a des coques démâtées, certaines sur des chariots, d’autres à même le sable. Le bois de certains est cloqué, la peinture délavée. L’un d’eux est totalement bâché. Les pieds dans le sable trois maisons observent l’eau du lac. Sur la terrasse en bois de la première, deux chaises longues sont tournées vers les bateaux, l’une plus inclinée sur l’arrière que l’autre. Un vase vide a été placé au milieu d’une table tout près de l’inévitable barbecue noir, monstrueux en taille. Le bruit d’un bateau moteur couvre le souffle du vent dans les pins. Sur la plage entre les deux maisons on a tendu un filet de volley. Le sable est par là très tourmenté. Au pied d’un des poteaux qui tient le filet, un bocal en verre rempli de mégots. Les larges volets roulants de la deuxième maison sont fermés, la terrasse est vide sauf pour des pots de géraniums parfaitement alignés le long de la barrière qui sépare la terrasse de la plage. Un chien aboie. La troisième maison en bordure des pins tranche avec les autres par sa couleur rouge vif et sa hauteur en étage. Elle est entourée d’un jardin où l’herbe végète. Sur une table des bouteilles de bière —une vingtaine — sont alignées. Le petit portail qui donne accès au jardin depuis la plage est entr’ouvert. De la langue de terre qui ferme la baie, des voix se font entendre. Le vent a laissé sa trace sur les troncs d’arbres. La lutte n’a pas été égale avec le vent, certains troncs sont droits, élancés et raides, d’autres courbés avec une certaine grâce. La bouée rouge est immobile. Le moteur d’un bateau ronronne, il est en train de s’éloigner. Les bateaux solitaires au mouillage tanguent. Le bateau rempli d’eau accosté au ponton ne bouge pas. Au niveau de la femme sur le banc, un chien joue dans l’eau et aboie. La femme tourne la tête vers lui, le regard caché par son chapeau à larges bords. Son sac est refermé. Le livre n’est plus sur ses genoux. Le banc est étroit pour ses fesses. Devant la zone d’herbe, le sable est rempli de petits cratères marron. Il est difficile de savoir vers où les pas se sont dirigés, on pense plutôt à un piétinement autour d’une rencontre. Les deux bateaux d’aviron pointent pratiquement dans la même direction vers les maisons ; toutefois, le blanc a la coque plus avancée sur le sable. Les rames par leur reflet dans l’eau semblent solidaires. La bouteille sur le siège est recouverte d’une housse noire. Le fond de la flaque vide est craquelé. Le tas conique de sable est encore là, le chien le contourne. Certains bateaux dans les roseaux ont été retournés pour être entreposés, d’autres non. Sur la table à côté des chaises longues de la première maison, il y a un grand couteau à manche noir oublié près du vase vide. Sa lame luit au soleil. Le filet de volley est déchiré sur le bord droit, comme si un ballon s’était voulu boulet de canon. Le bruit d’un moteur assourdissant se propage dans son sillon. Les bouteilles de bière méticuleusement alignées varient en taille et en forme. Le petit portail entr’ouvert qui donne accès à la plage depuis le jardin est rouillé. Les pins alignés sur la langue de terre qui ferme la baie s’imposent par leur immuabilité. Ils se reflètent toutefois sur l’eau en une image floue. La bouée rouge conique flotte, c’est le propre d’une bouée. Elle est parfaitement immobile. Les bateaux aux corps-morts ont changé de cap, ils sont tournés vers le large. Le ponton caché derrière les roseaux n’est pas des plus récents, peut-être abandonné comme l’embarcation accostée tout contre. La femme assise a pris son visage dans ses mains et ne bouge pas. Le bruit d’une scie crisse dans le silence. Sur la plage les deux bateaux d’aviron attendent. Le blanc a perdu son équilibre, penche vers son partenaire en bois, repose en partie sur la pelle bleue. Un bruit d’avion fait trembler le ciel. Le siège du bateau d’aviron est vide.

Françoise Sullivan
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30 | IL.


Lexique pétrifié : passage 2.

IL. Vu du dessus sa chevelure hirsute et aux nombreuses fourches invoquait des images d’ermites et de dévots fous, de pratiquants de l’hésychasme. Et pourtant non, pas de cavernes dans le giron des Météores, pas de recueillement. Une table, en pitchpin, aux nombreux dessins de vagues brisées, et des nœuds. Les yeux du bois. La tablette restée de couleur bois non traité, si ce n’est –- il y a longtemps déjà –- à l’huile de lin. Pas de teinture, jamais, pas de vernis. Par contre, traverses et pieds, marqués d’entailles félines, aussi par le temps, le frottement des cuisses et des genoux, affichent une patine bleu vert usé. Un reste de couleur pétrole fatigué. IL. Pour en revenir au dessus, à la chevelure hirsute, le cœur de l’affaire réside dans l’épi tourbillon, situé sur la partie pariétale supérieure droite, un maelstrom d’où surgissent, selon sa légende intime, ses idées. Et ces idées vont et viennent, sans cesse, toute la journée, et la nuit, c’est terrible. À cet instant, arrêt sur un pot de miel - 100% organique –- originaire de Grèce, et le regard se dirige vers des nœuds de bois, beaux et entiers ou à moitié crevés par un ajustement malheureux entre deux planches, puis de ces voyeurs, vers une grande tasse, pas un mug, mais bien une tasse de grand format, au fond de laquelle réside un reste de boisson décaféinée. IL. Il ne peut pas boire trop de café. IL. Son hyperactivité, ça fait mal, surtout quand il boit trop de café, ce qu’il ne peut pas faire. Mais parfois il s’en fout. Du coup, le maelström / cœur des idées, s’emballe, les acouphènes se vantent et claironnent "Jéricho, tombez tas de cons, z’êtes juste des figures figées !". IL. Perçu du côté gauche, son absence de menton se compense artificiellement par une barbe — relativement longue — aux reflets bruns, roux et blancs (grisés). IL. Perçu du côté gauche, pendouillent à son lobe d’oreille trois anneaux (le quatrième mort-né) travaillés à la manière "Celte naïve", produit cheap, mais ça tient le coup. Perçu du côté gauche, deux bracelets en cuir superposés, une bague en argent, plutôt massive, en forme de crâne. IL. Il collectionne les crânes, un vrai, mâchoire comprise, et plein de "faux" (camée, dessins, boîtes, tableaux, résine…), il collectionne les crânes par bascule : au nom du rock’n’roll, et par fascination pour les vanités. De l’un à l’autre. Rien d’autre de particulier à signaler à droite. IL. Accoudé à la table en pitchpin, enfin à "mi coudé" à la table en pitchpin, les mains valsant au-dessus d’un laptop à côté duquel reposent deux livres : Khounan-Kara – Une épopée Touva et Les chants des morts – de Constantin Brăiloiu. Pourquoi ces livres, précisément ? C’est un choix volontaire, pas un hasard, un choix volontaire exprimé par la présence de ces livres précis sur le plateau de la table en pitchpin. IL. Il a rêvé d’un cheval, d’un cheval entre la vie et la mort. Nous le sommes toutes et tous, à chaque instant, entre la vie et la mort. Donc ce cheval n’a rien d’une victime. IL. Il cherche dans ces deux livres, et si ses souvenirs sont exacts, croise du regard le nom Nazin. Mais il doute. Il nomme ce cheval Nazin, et télescope les steppes mongoles et les grosses villes moches, le vide et le grouillement, la tradition et la fin du monde. IL. Aucune tristesse, aucune idée sombre, une sorte de méditation profonde, surgie d’un espace mental situé au centre d’un tourbillon. Le Big Bang capillaire. Nazin devient Nazim, ce qui signifie en arabe "qui établit l’ordre". Tout est là. IL. Il commence à rédiger, et la tête lui tourne, le pitchpin se floute, le pot de miel s’abstrait, la grande tasse, grise, pour préciser, vide, n’a plus aucun intérêt. Seul compte le fracas, le fracas d’un ciel intérieur, né de la friction rapide des idées, du flux, de l’intérieur sous haute attention. S’enchaîne tout, s’enchaîne une guerre, une bataille, pour résister à la tentation de la complaisance, loupé, pour résister à l’envie de s’arrêter après une page, loupé, de dégager ce TOC d’écriture timide et rapide. Loupé. IL. Il n’ose pas, il n’ose pas écrire plus, il n’ose pas écrire plus, car il a peur, il a peur de développer, il a peur des yeux du bois, du regard des autres, il a peur qu’avec un mot de plus, l’imposture sera révélée. Mais sans drame, de l’ordre de l’émotion de passage. IL. Il cogne contre la page, fort, à la masse, au phonème rouillé tranchant, à la syntaxe de chaux vive, tente de la détruire en exerçant une pression hermétique constante, jusqu’au crescendo final, l’assaut. Jéricho ! IL. Il retarde cette apocalypse virtuelle, et observe longtemps le plateau en pitchpin, il observe longtemps et précisément une auréole rosâtre. IL. Il explique qu’un reste séché d’encre rouge, vécu une ressuscitation fulgurante lorsque qu’un rien d’eau lui tomba dessus. Le rouge ressuscita, et miraculeusement se multiplia, l’eau transforme en vain. Une éponge à la main chasse à la marée, mais plus ça frotte, plus ça s’étend. Finalement il capitule, devant une traînée rosâtre, de forme plus longue que large, et imprécise. Fin de cette partie. IL. Il passe à la pensée suivante. IL. Perçu du côté droit, pas de boucles d’oreilles, mais deux bagues : une chevalière portant une pierre couleur émeraude, couleur hautement symbolique pour lui, portée à l’annulaire ; au pouce, une bague fine, évasée à un endroit pour former un crâne, encore. Et alors ? IL. Il observe une assiette remplie de miettes, quatre-vingt-deux, il les a comptées à plusieurs reprises. Hyperaction reTOC. Sur l’assiette repose un couteau, lame banale, manche rectangulaire décoré de creux, un manche lunaire, vraiment. Sur la lame, un reste de miel aux canneberges dégusté le matin, avec la seule tasse de café de la journée. Une grande tasse, une grande tasse grise, agréable au toucher. Miel aux canneberges, rouge, encore le rouge. Nazim vivra rouge, oui, ça se tient, Nazim assiste à la fin de tout : du monde, du rêve, de la barrière séparant réalité (relative) et fiction, de l’être, devenu formes incertaines. Nazim attend la fin, sa fin aussi, car il veut rejoindre la jument de sa vie : Fadwa, "celle qui porte secours". La prose porte-t-elle secours ? IL. Il attend la fin depuis le début du récit, car il est pétrifié, il peut à peine bouger, il peut à peine remuer la tête. IL. Il angoisse, pétrifié, face à la page à remplir. Voilà le secret : Nazim, victime d’un auteur au doute constant, mal dans sa peau, mal dans son écriture, mais heureux dans son rire, heureux dans le don et la magie de la vie. IL. Il continue malgré les résistances, plusieurs drapeaux ont été levés, tous rouges, des signaux lancés, tous rouges, des mémos à anxiété, tous rouges. Mais il s’en moque, il se rend compte qu’un jour, l’histoire de Nazim ne sera plus juste une courte énigme, mais une petite épopée, militante et existentielle, développée. Sans importance, juste partagée, détaillée, comme le pitchpin, comme les miels, comme les miettes de ce récit (…)

Gauthier Keyaerts
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31 | Le tour du salon en 180 secondes


Une porte blanche, vitrée et grasse d’empreintes de doigts, un mur blanc maculé de pâte à fixe, un bonhomme aux gros yeux bleus accroché de guingois et une montagne de livres empilés dans des blocs en bois, par une menotte hasardeuse, vite happée ailleurs, tirée par un pied, une jambe, un buste, un bras et emmenée vers les hauteurs, pour voler, sauter, avant de plonger sous l’étendoir à linge où l’on y transmettrait, paraît-il, les messages pour l’autre monde.

Vient un fauteuil noir, statique, vide. Ses bras en mélaminé s’élancent loin de sa croupe rebondie suspendue au-dessus du parquet. Il tranche sur le blanc du mur, se détache sur le blanc du plafond, s’imprime sur le blanc de ma rétine révulsée. Que veulent-ils toujours blanchir comme ça ? Leurs insuccès, une innocence perdue qu’ils appelleraient de leurs plaintes lugubres, leurs compromis, leurs ratés, les tapisseries à grosses fleurs oranges et marrons de leur enfance ? Faire tabula rasa. Ne pas trop investir les murs, on se sentira comme chez soi dans les prochains.

Le bras du fauteuil, luisant, s’amenuise, se raccourcit en se déformant, et finit par retomber dans l’oubli, laissant apparaître un gigantesque carton. Boîte au contenu mystérieux aussitôt poussée par un meuble pesant, qui rentre dans l’espace centimètre par centimètre. Le paquebot se concrétise dans le brouillard, approche du quai, prend des allures de géant jusqu’à remplir le champ visuel de marron. Du palissandre. Ours repus de miel, Bouddha au sourire bienheureux, il a la force tranquille de celui qui se sait indélogeable. C’est le pilier central, la vis qui fixe le reste, l’empêche de s’envoler à tous les courants d’air. Tout ce qu’il porte semble instantanément y vivre, il irrigue de ses veines les choses jetées, abandonnées, confiées ou placées avec vénération sur sa longue peau. Au-dessus, ses habitants nouent un lien, établissent une carte géographique d’invisibles connexions. Son cœur, bien caché à l’intérieur, est un rhizome qui attire, reflue, communique. Il porte à droite une lampe de chalutier à moitié déglinguée, du matériel hifi noyé sous une végétation de photos, de cartes de vœux, de dessins griffonnés à la hâte où soignés par une mère : tulipes et roses aux pics acérés, secrets de filles transmis comme Histoire immémoriale, avec ses cycles, ses éternels retours, l’amour et ce qui l’écorche ensemble. A la surface du mastodonte s’ébruite le chahut des laissés pour compte, des oubliés, des indésirables, aussi bien que des sacrés : vis étincelantes, boules de noël par d’autres abandonnées, crèmes pour les mains, crème pour le siège des petits, colles, ciseaux, thermomètre, casques, câbles et coquillages : farandole de babioles ponctuée d’une plante gaie, semblant onduler avec le tout, au rythme d’une marée qui charrierait la compagnie dans son ressac chaotique.

Un rideau vert en lin vient stopper clapotis et chuchotis de la foule alanguie, et sa petite mécanique énigmatique. Il annonce cérémonieusement le spectacle. Le bal s’ouvre sur un paysage aux ardoises et carrés de pelouse proprets, coupé en deux par le panneau central de la fenêtre, moderne, plastique blanc sous poignée en aluminium. Résonne encore l’écho de son bruit de caoutchouc. Le rideau opposé ferme le bal et le regard se perd à nouveau dans l’immensité blanche et stérile. Nous voilà fantômes captifs des limbes quand un oiseau en bois nous tire des eaux incertaines.

Perché au milieu de nulle part, sur un coin de bureau, il se tient droit. L’échassier longiligne trace une courbe nette dans le paysage bureautique, depuis son pied unique jusqu’à la pointe de son long bec. Vision abstraite et gracile d’un animal unijambiste qui attire immédiatement l’œil, son altérité amie répondant à notre physionomie, et dans son regard le souvenir lointain d’une histoire commune. Son pelage bleu et blanc réparti comme celui d’une mouette s’évanouit pour laisser place à la High Tech. Ecrans, claviers, souris, imprimante forment le bataillon des ombrageuses silhouettes. Outils du sérieux, porte des enfers et du dark web. Ici le plastique noir est rehaussé par le Rouge qui pulse par touches. Porte-documents en cuir vermillon, robe de la danseuse Trisha Brown en soie carmin, carte d’amis coquelicots-mesdames, peintures abstraites Terra cotta, lampe en coton orangé, et dans sa tête à elle, que l’on aperçoit derrière la têtière d’un fauteuil perfectionné, les mille nuances de rouge. Ici ça vit, ça danse, ça compose, ici ça bat, une chamade, un tempo, le sang envoyé et reflué par des arts réunis dans l’agora. Elle a sa partie du bureau à gauche. Elle a une tasse avec un combi Volkswagen à gauche, elle a sa crème solaire pour une peau en hiver à gauche, elle a ses grigris à gauche. Elle écrit, elle pianote. Elle écrit comme elle a appris à jouer du piano. Elle frappe les touches en se dandinant très légèrement, dos droit, poignets levés, arrondis comme ceux d’un aigle, la souplesse en plus. Combien de fois lui a-t-on soupesé le poignet pour mesurer son élasticité ? Certes elle est gracieuse quand elle écrit. Ses doigts courent comme des marionnettes agiles sur la scène du petit théâtre en bois. La grâce de cheveux relevés sur un cou dégagé et toujours du rouge aux joues. C’est un geste ancré dans son corps d’enfant, une tenue apprise sur un tabouret en velours, un redressement poli face aux grondements sourds. Jamais été patiente avec son instrument. A l’amour, à la haine c’était, l’envie de tout envoyer valser. Ca se terminait souvent par un accord, six touches martelées fort, dos tendu vers l’avant, doigts figés en l’air, arqués, le temps de prendre la mesure, de la sidération comme de la nécessité de fermer le clapet. Elle paraît tellement plus sereine avec son clavier. Le mouvement est retenu exactement ce qu’il faut pour l’économie du geste, il est mesuré, subtilement dansé, sûr. A sa gauche, l’autre fenêtre, grande, vitale. Poumon du lieu. Ecouter sa respiration, reprendre la nôtre. Moment de vide au cœur du rien, du non discours, du juste-être-là sans rien attendre, plein de ce temps infini, pour se refaire neuf, entièrement présent à ce petit bruit qui monte, celui d’une bande son qui arrive au bout et devient lâche. Un léger ressort qui la tend, la tire dans l’autre sens, et ça repart, on rembobine.

Regarder à nouveau la fenêtre avec cet œil reposé. Une éblouissante lumière franchit les rideaux fins. Un immeuble en face. Puis le mur derrière le bureau, encore. L’ensemble de ses décorations murales, vestige réduit comme peau de chagrin depuis la maison à deux. Des soleils bleus, des lunes rouges, un arc-en-ciel d’enfant, un monstre bariolé, le serre papier en forme de chouette pour la sagesse, la tasse avec son Volkswagen trop loin de la route, le souvenir d’un autre combi et de sa glorieuse fin en fumée sur un plateau sauvage, la tasse avec ses à-plats de pins atlantiques glacés dans la chaleur, et les écrans d’ordinateurs aux contours froids. Plastique fragile, léger, aux sons désagréables. Claps de clavier instable, grincements d’écran, bruits de plastique cassé, crissement du métal au passage de clefs, clics aux tons haut perchés. Des machines plates, auxquelles le Yosemite du fond d’écran échoue à donner du relief. Ce fichier Word : fin comme une galette. Ces dossiers ? Pas un ombré pour lui donner un semblant de forme. Où le corps, l’épaisseur, le sang, les fluides, les organes ? Panique, perte des sens, perte de la profondeur ! L’alien s’étonne, il espionne autour, regarde derrière, et ne trouve que du vide. Sous lui se sol se dérobe. C’est ça qui nous relie tous ? Un bout de plastique calculateur avec des ses chiffres alignés ? Aucun charisme cette machine, si dissemblante d’un humain.

L’autre coin, c’est celui de l’homme. A droite : ampli, notes de musique, rock et boîtes noires secrètes. L’oiseau perché dessus surveille, il regarde vers le mur désespérément, absurdement. Son bois est craquelé, son regard stupide. Un pelage de mouette sur un corps d’échassier, ça n’existe pas ! Tout comme une ombre à droite sans soleil à gauche, n’est-ce pas De Chirico ? L’oiseau perturbe. Habituellement objet de naturalistes, l’animal se retrouve hybride, chimère conçue par un sculpteur à l’œil crevé.

Le blanc l’efface de la vue. Tu recherches pleine d’espoir un bateau échoué sur cette mer laiteuse. Quelques traits de crayon égarés, un dessin d’enfant oublié au ras de la plinthe, bonhomme rudimentaire semblable à ceux de Chauvet ou de Brassaï. Vient le rideau, tissu sans aucune trace, quasi neuf, mailles serrées d’un vert anis éclatant, et le jardin dehors. Des immeubles en face, fenêtres aux rideaux fins tirés, aucune ampoule derrière, des pièces comme des trous. Quelques terrasses désertes, un parc vide, pelouses sans chien, statues sans tags, allées sans passants, pas même un oiseau pour manger la boule de graisse laissée intacte à la rambarde.

La plante fait du pied. De sa feuille tendue devant la fenêtre vers la lumière, elle appelle l’intrus à regarder le spectacle de sa compagnie singulière. Les vivants du meuble continuent leur foire, comme s’ils existaient sans l’œil de la caméra, se suffisant à eux-mêmes. Bric-à-brac de couleurs, de pièces et d’activités créatrices comme a appris à le dire l’enfant. Le meuble, comme il se fait appeler ici, sûr de son règne et ne se connaissant pas de rival, cède la place au fauteuil qui apparaît sous un nouveau jour, sa tête inclinée légèrement en avant, en baron distingué et modeste tenant à saluer le passant. Son tissu blanchit au centre, comme la tête de son propriétaire. Au-dessus, l’indispensable Tour Eiffel du Parisien nostalgique. C’est l’une de celles de Delaunay qui a été choisie, pour sa tour immense, rouge, brisée en morceaux se réfractant comme mille éclats sur le vieux béton haussmannien et éclaboussant le ciel mousseux et enfumé. L’échassière porte la gloire et l’allant de l’ère industrielle. A droite, les trois blocs de bois bruts sont occupés à s’assembler. Une plante souffreteuse les coiffe d’un air étonné, se demandant ce qu’elle fait là, à cohabiter avec des boîtes de mouchoirs, une tête de dinosaure en rouleaux de papier toilette et une bouteille de cailloux ternes. Des gommettes attestent que c’est la propriété de l’enfant. A côté, on retrouve le bonhomme aux yeux bleus et aux lèvres violettes. Il nous sourit, paraissant heureux que nous soyons maintenant plus familiers. Le voyage s’arrête, sur la porte vitrée aux souvenirs de mains posées. Une vitre entre deux pour accroître le désir. Une vitre entre deux pour avoir le temps de se voir sans le son, à distance. Une vitre qui projette instantanément l’autre dans le souvenir, image en noir et blanc d’un film d’enfance. Une vitre comme une scène de théâtre.

Séverine Correyeur
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32


Les épaules contre un mur, tête sous une casserole de cuivre et une petite maternité sur bois, jambes devant le radiateur et fesses au dessus de sa chaleur, les yeux regardent le mur du fond, mais les mains ne savent manier, comme désiré, très très lentement mais fermement un appareil de photo. Y renoncer. Faire voyager le regard, en le voulant innocent, à la découverte des choses, s’interdisant de les connaître – un blanc – Tête un peu renversée, poser les yeux en dehors du cadre sur la plus proche des poutres maîtresses – la taille anarchique des ciseaux qui ont laissé leurs marques, les trous, ravines, blessures de la surface, la peinture épaisse, d’un blanc qui a pris de l’âge, peinture qui par minuscules fragments s’abandonne – arrêter le mouvement avant de la suivre dans le coin cuisine, le regard part vers le mur du fond effleure la cloison de la petite salle d’eau rapportée, mur d’un ocre jaune pâle, dont la peinture a une vingtaine d’années, bordé, juste sous les lattes blanches du plafond, que soutiennent de petites poutres soigneusement rectangulaires appuyées aux deux mini-troncs, par une frise d’un rouge papal, ou pompéien, ou terre cuite, très passé, parcourue de volutes vertes tracées à main libre, rencontre la seconde des grandes poutres, un peu plus grosse que la première peut-être, et plus soigneusement taillée, et accroche en passant le haut d’une porte vitrée entrebâillée, le haut d’un petit cadre qui semble simplement appuyé au mur dont il s’écarte pour se poser un peu plus bas et le profil d’un tableau accroché au mur qui s’interrompt devant le trou qu’est l’entrée, découpant la porte dont un tiers environ apparaît sur le mur du fond – laisser glisser les yeux le long du mur, rencontrer le haut d’un cadre de bois foncé, et, un peu avant l’angle, la baguette argent terni qui entoure un fond bleu gris à liseré plus foncé et le dessin d’un pierrot – pensée pour le grand oncle qui s’est perdu crayon et pinceaux en main dans le Paris de Toulouse Lautrec. Le regard note un petit grillage à l’utilité incertaine sous le plafond, tourne l’angle, passe au dessus de cadres, rencontre la grosse poutre qui, de ce côté, devenue trop grosse, a été retaillée, puis, posé sur la doucine d’une bibliothèque, un camion en bois, objet amical mais dont on ne sait que faire, jouet africain à l’usage des touristes et, juste en dehors de l’image que les yeux dépassent, deux gros livres à la reliure de carton ivoire peint de bleu clair et de rose, puis le haut d’un cadre mais se refuse à continuer, descend, trouve une pochade maladroite, des femmes en silhouettes brune, mauve, blanche et bleu, une aquarelle, un dessin noir et blanc, puissant mais incompréhensible à cette distance, descend encore attrape un petit plat d’étain au bord godronné, un long plat de Moustiers, une étagère en bambou avec livres, assiettes aux oiseaux, posés sur une bibliothèque longue, puis la profonde bibliothèque sous le camion,ses étagères, un désordre de livres, une statuette, des DVD, une assiette bretonne, le dessin assez maladroit d’un vaisseau sous voiles, avance vers une table pliante de jardin, une chaise en fer noir, et après cette accélération, recule, retrouve le mur, son vieux jaune posé un peu anarchiquement par endroits au dessus d’un soubassement du même rouge que la frise rencontrée au début, frise qui, de ce côté, fait frontière. Soubassement interrompu par des tiroirs supportant des petites ébauches en terre, une lampe non branchée, au pied d’étain et abat-jour de travers, une vieille petite chaine de radio, sur laquelle sont posés des CD, une boite de masques, un bas relief en terre dont on ne voit que la tranche – un blanc – les yeux indociles ne suivent pas le mur, aspirés par deux bougeoirs de bronze doré dont les bougies s’embrassent, et le rayonnage garni d’une pagaille de livres, placé en épi, en plan moyen, en travers de la pièce, sur lesquels ils sont posés, avec un petit émail qui s’appuie sur leurs futs, un échassier en bois surplombant un petit vase boule, chinoiserie moderne ornée d’un échassier, et des statuettes de terre de passage en fin d’année... le reste étant masqué par les éléments du premier plan – un blanc – le regard revient en arrière, regagne le mur latéral, le soubassement que vient masquer maintenant un coffre ancien, douceur brune du bois de cerisier très ciré, portant des paniers, une poterie crème, un petit PC, et surmonté de cinq cadres de tailles et qualités diverses, un dessin appliqué au cadre rose brûlé dans un coin, deux petites gouaches en hauteur très colorées, deux belles photos, et les yeux, passé le coin, trouvent le frère du pierrot, le dessin d’un arlequin, puis, après le haut du dossier d’une très mauvaise copie d’un fauteuil ancien recouvert d’un beau patchwork aux dominantes bleu foncé et orange doux, ce que l’on aperçoit d’une bibliothèque, en fait le vaisselier d’un buffet breton, emplie de livres, alignés, superposés, comme peuvent, portant une vieille lampe orange, deux petits pichets encadrant une tasse, une tête qui heureusement est en grande partie masquée, devant un miroir ovale enchâssé dans un cadre de chêne, et devant, éblouissante, une ampoule nue plantée en haut d’une tige métallique. Les yeux continuent, heurtent au plan moyen des volutes rousses, un cou blanc, le haut d’une statuette qu’ils dépassent pour frôler un petit coffre gris et au dessous, légèrement décalé, un dessin encadré, renoncent à continuer hors de l’image jusqu’à la porte, reviennent directement vers la margelle, qui, en plan moyen, masquait le fond, des statuettes de terre, un panier de fer avec une pomme et des serviettes en papier, le dos de la lectrice rousse dont les grosses fesses s’appuient sur un livre ouvert, descendent à côté du vieux petit four posé sur la paillasse carrelée de beige du coin cuisine, les derniers petits bidons de la collection d’huiles (sept actuellement) un fouillis, tasses hautes, vinaigre blanc, sirop d’orgeat, théière, panier, médicaments, remontent vers la margelle, des pots où sont plantés des cuillères de bois, du thym, des crayons et, entraperçus, une partie des santons qui se sont fait une place pour quelques jours, des paniers, un briquet, puis, en redescendant, une partie encore des santons, les moins beaux, sur le plus haut d’une pile de paniers à livres, et là ils s’arrêtent.

Brigitte Célérier
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33 | Embrassement


Tu en as passé des jours dans ce bar, derrière un comptoir aujourd’hui usé par les ans, par les verres qui y ont versé leurs larmes d’alcool et de sucre, par les passages répétés de lavettes en quête de brillance. Combien de générations de lavettes ? Et combien de tomes de blagues éculées et de commentaires fumeux au petit matin ? Combien de mondes défaits et retricotés, un point à l’endroit, un point à l’envers, à la lueur des idées neuves, combien de tables renversées, de poings levés ? Combien de queues de manifs réunies ici, banderoles déposées en travers des tables, slogans encore en bouche ? Derrière toi, des bouteilles affichent la couleur : whisky aux reflets d’or sans carat, gin irréprochable de transparence et ses sœurs, vodka, téquila. La fiole de genièvre, la gnôle … Et puis les verres qui vont avec et qui portent la marque, Martini, Suze, JB et autre Gordon, les verres à bière, les calices les plus généreux. Parmi eux, le verre à Duvel ébréché que tu n’as jamais remplacé, trop de sentiments là-dedans, c’est ton verre, tu le tiens en main en égrainant les souvenances. Elles habitent ton esprit comme un sable fuyant, elles se dispersent et patiemment, tu les rassembles. Tu t’es assise sur le haut tabouret, à l’extrémité du zinc. À portée de ta main, le gros dictionnaire qui aidait aux mots croisés de la Voix du Nord que tu découpais et qu’on faisait collectivement. Petit Larousse illustré, 1991. Tu le feuillettes comme si tu cherchais quelque chose entre les pages jaunies, quelque chose d’infime, une virgule, un soupir. Ta nuque se reflète dans le grand miroir qui longe le bar. À gauche, des affiches scotchées sur la porte d’entrée témoignent encore des événements qui ont eu lieu dans le quartier, des ventes, une expo de peintres amateurs, un concert en plein air dans le parc de la mairie, un don du sang. La porte ne s’ouvre plus que pour te laisser passer, toi. Elle est doublée d’une lourde persienne. Du bois épais, des lattes solidaires qui n’ont pas empêché une intrusion l’année dernière, pendant les congés. Pour la caisse, ils étaient venus. Déçus, ils avaient laissé, après le grabuge, du verre cassé, du liquide renversé, vomi — l’odeur a mis des semaines à se dissiper et dans tes narines à toi, elle est toujours douloureuse —, des banquettes lacérées. Celle-ci, tiens, la première, entamée au canif sur son flanc, elle a craché de la mousse comme un ventre mou. Elle en crache encore et des filaments volètent aux abords de la cicatrice, une balafre d’une trentaine de centimètres. C’est une banquette pour deux qui fait face à deux chaises. Une table en bois verni entre elles, un distributeur de serviettes en papier rêche pour les amateurs de sandwichs, un cendrier que tu n’as jamais enlevé. Par endroits, le vernis s’écaille. Banquette, table, chaises, banquette, table, chaises. Les tables se rejoignaient parfois et on rapprochait les sièges. Les langues se déliaient, les distances se faisaient moins timides et le verbe devenait plus haut. À hauteur d’homme, une corniche fait le tour du café, pêche miraculeuse de vieilleries, du genre de celles qui donnent une âme. Le camion de pompier d’abord, comme on pourrait en voir apparaître dans un album de Tintin, sa grande échelle en bandoulière, indiffèrent à la poussière, terni mais inaltérable, passeur de témoin. À sa suite, des collections tronquées, données, abandonnées, des baigneuses, ta préférée s’affiche nue sur un fin drap de bain en faïence, des chouettes, des statuettes ivoiriennes que tu acceptais de Désiré — il t’en laissait régulièrement une en échange de —, des fleurs artificielles qui ont fini par faner, un service à thé, un casier à bouteilles, un transistor, l’antenne encore dressée en quête d’ondes, les piles ont-elles été retirées ou se sont-elles décomposées dans leur compartiment ? Quelques pochettes de 45 tours, qui s’appuient sur le mur, Yellow Submarine, une Longue Dame Brune, pochette signée de sa main, le Gorille puis Piaf, et cette fissure qui écaille la peinture, un double éclair, entre Montand et Mitchell. Il fut un temps où on chantait ici et où on connaissait les chansons à texte. Sous les pochettes, le juke-box. Tu en graisses toi-même le mécanisme et il connait encore bien la musique. Huit colonnes, soixante-douze titres possibles, face A, face B. On chantait ici, on y dansait parfois quand le café était fermé et qu’il ne restait que les amis. L’appareil est à toi. Jamais quiconque n’a introduit dans son ventre la moindre pièce. Ce soir, il est éteint et il se tait. Dans l’angle, on se regroupait, on pianotait pour faire son choix et le mécanisme se mettait en branle. Les yeux des gosses clignotaient au rythme des loupiotes. Sur la vitre, il n’y plus de trace de doigt, quelques rayures dont tu connais l’exact emplacement. L’accès aux toilettes se fait tout à côté, une simple plaque émaillée. WC. Le battant style western n’a jamais bien fermé. Il baille à l’instant. Les quelques marches qui mènent à l’étage, mènent chez toi. Tu les aperçois en tournant la tête. Elles ne sont pas protégées par un panneau PRIVE qui en interdirait l’accès. Privé… ? Tu as refermé le dictionnaire et il n’y a plus de bière dans ton verre. Tu te lèves lentement pour le laver sous l’eau chaude du robinet de l’évier. Combien de fois l’as-tu fait ce tour, ce tour des lieux qui ont été, pendant soixante ans, ta vie ? Demain, ce sera les yeux fermés. Ce sera un embrassement mental qui alignera les objets et les gens sur une toile. Des détails se détacheront, tu les laisseras se gorger d’imprécision et devenir auréoles d’une aquarelle brouillée.

Elisabeth Saint-Michel
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34


17 h 05 à la pendule, la caméra filme un cœur en tissu imitation peau de crocodile-doré attaché à la queue d’un chat en bois d’olivier, la caméra lit Tai Chi Chuan, art martial de longue vie, bien-être, énergie, équilibre, c’est écrit sur le papier à côté du chat, le tapis de souris rond et rose n’est pas loin du chat, une femme est debout devant son ordinateur, ses doigts frappent le clavier, le son est vif et rapide, sur le bord de la fenêtre rien ne bouge, les cactus à têtes de lapins et de chats sont sages, la caméra les caresse, un cactus lapin a deux queues et quatre oreilles, il ressemble vraiment à un lapin, un cactus chat a trois queues, une grosse oreille, il ressemble vraiment à un chat, sur le canapé marron un châle rouge immobile, debout devant l’ordinateur la femme ne frappe plus, elle prend un gros stylo à quatre couleurs, elle enclenche le curseur rouge, trace un grand trait rouge sur un grand cahier, tape à nouveau sur son clavier, lance sa jambe droite sur son bureau, le bureau est dessus de bahut, la caméra ne sait pas pourquoi elle lance sa jambe droite sur le dessus du bahut-bureau, devant le pied de la jambe droite posée sur le bahut-bureau il y a des livres rangés verticalement, de chaque côté de la douzaine de livres deux gros cailloux du dehors empêchent les livres de glisser à l’horizontal, des marques pages dépassent de leur horizon, la femme ne frappe plus sur le clavier, retire sa jambe du dessus du bahut-bureau devant les livres, s’éloigne, regarde la pendule, la caméra lit 17 h 10 puis la voit revenir devant son bahut-bureau, elle y lance sa jambe gauche, son pied gauche touche une lampe blanche genre art nouveau, la caméra ne sait pas pourquoi elle a lancé sa jambe gauche sur son bahut-bureau, elle la voit qui continue de frapper sur son clavier, une seule jambe posée sur le sol carrelé beige pas salissant, puis elle visite au ralenti la table basse devant le canapé, le dessus est en verre, le cadre est vert, sur le mur derrière le canapé un grand tableau, une tête d’indien avec des plumes, juste à côté un autre grand tableau, le visage d’une indienne, ils sont colorés-joyeux dans un grand cadre blanc, sur le mur au dessus du bureau-bahut là où la femme frappe encore sur son clavier la caméra glisse son œil ralenti sur un troisième grand tableau au cadre blanc avec à l’intérieur une jeune femme les yeux baissés sur la tête d’un bébé, la caméra connaît les bruits, le téléphone sonne, ceux du clavier se sont arrêtés la caméra voit les deux pieds sur le sol, la caméra entend, –- je ne pourrai pas ce soir, il faudra reporter – suivi d’un bruit sec de téléphone raccroché, la caméra continue de filmer, le tapis de souris rond est toujours rond, les livres n’ont pas bougé, les cactus chats et lapins sont encore sur le rebord de la fenêtre, la lampe est maintenant allumée, l’heure de la pendule est toujours en mouvement. Il est 17 h 15.

Marie Moscardini
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35 | Micro-ondes


Tchin-tchin. Le micro-ondes ne s’arrête pas vraiment. Il sonne, 3 bips (le dernier est plus long), mais la lumière du four ne s’éteint pas, le plateau continue de tourner, décroche à chaque tour, tac tac, la ventilation ne cesse de chuinter. Il ne s’arrêtera que lorsqu’on ouvrira la porte — lorsqu’on l’arrachera en fait, parce qu’elle est un peu coincée. Sur un petit frigo, le four est blanc, le cadre de la porte noir, la gamelle tourne sur sa piste émaillée. Le temps, en haut à droite du cadre, se décompte en vert. Juste au-dessus, une feuille de papier scotchée sur la paroi grise du cabanon, repliée sur elle-même. Des consignes d’utilisation du four, on ne devine plus que quelques mots. Tac tac. On ne comprend pas ceux qu’écoute Ming Ming devant l’écran de son smartphone, qui mange seule dans l’autre pièce. Quel est ce revêtement de la porte vitrée, parsemée de tout petits points noirs ? — 3 bips (le dernier est plus long). Personne n’est venu ouvrir le four. Dans le coin du cabanon, sur un petit caisson de bois clair (du hêtre, qui sent le panneau aggloméré à haute densité, un chant plaqué en PVC de 1 mm d’épaisseur au plus) dans lequel se trouve une poche en plastique rouge (eh oui, tac tac, ici on dit poche au lieu de sac), une cafetière et une bouilloire noires. C’est la même marque. Le long de l’encoignure, une gaine blanche distribue l’électricité. La paroi est tachée, rayée. Une prise. Il y a aussi une multiprise masquée par la cafetière, le bouton rouge brille. — La paroi adjacente, une fenêtre coulissante, montants en PVC blancs, un store fermé, gris. Il reste toujours fermé. Avant on pouvait l’ouvrir. On tirait sur le cordon, à droite. Il ne s’ouvrait jamais en totalité. Tac tac. Le cordon finissait par se bloquer. 3 bips (le dernier est plus long). Maintenant le cordon est coupé. Le store fermé. On ne voit pas un rai de lumière. On ne voit que les reflets du dehors, par la porte ouverte et la fenêtre de l’espace d’à côté où ça parle chinois. Une partie de la porte d’entrée de la structure et sa baie vitrée, rouges, dans une lumière saturée. Quelqu’un sort. La même porte dans la fenêtre chinoise, la même porte dans chaque vantail. Ping-pong. Les deux reflets sont séparés par le montant de la fenêtre coulissante. Tac tac. Et plus aucun reflet. Le store gris. Ou juste l’ombre de celui qui se trouverait devant. Et puis le montant du cordon coupé. L’encoignure. — Une feuille jaune remplie de photos d’objets, dans une pochette plastifiée scotchée à la paroi. D’un côté les déchets qu’il faut peut jeter dans une poche poubelle noire, de l’autre ceux qu’il faut jeter dans une poche jaune. Une affiche, promotion du Fonds social européen en France, 3 bips (le dernier est plus long), un travail d’union entre l’Europe et votre emploi. Tchac. Un bruit de chaise, des pas, la lumière se voile. Logos de la Région, de l’État, de l’Europe. Clac. Un groupe d’hommes et de femmes, en plongée, d’assez haut, tenues de couleurs pastels (orange, rouge, rose, mauve, bleu, vert), forme une croix grecque, tchaclac, un autre forme un cercle. Biiip. Mais on peut y voir le signe plus et un zéro. L’Europe (s’) emploie. Des pas. Interdiction de fumer. Le logo d’une cigarette dans un cercle rouge barré de rouge. La pochette plastifiée se décolle, les bords de la feuille se rétractent. Des pas, l’ombre se retire. Taï-chi. — Au bout de la table grise, un paquet de café lyophilisé Nescafé (doré, Spécial Filtre, en sticks) et un paquet de morceaux de sucre Daddy (rose, n°4 prédécoupés). À l’autre bout, dans l’encoignure, un prospectus. Contre la paroi grise une carte, un dessin, tac tac, un visage, noir et blanc. Sur la table, un rouleau de papier essuie-tout bientôt épuisé, un flacon de solution hydroalcoolique bleu ciel, transparent. Une vieille chaise d’écolier contre le pan de paroi. L’ouverture, montants blancs d’une porte disparue, sur l’autre espace. Kung-fu. Linoléum beige, plinthe PVC blanc, radiateur grille-pain. La fenêtre, le caisson du volet roulant. Le cordon coupé qui pend, ligne noire sur la lumière saturée du dehors. Quelques ombres rouges. Shanghaï. Encoignure, gaine, prise. Le dos de Ming Ming. Son profil, furtif. Tac tac. — La porte d’entrée est restée à moitié ouverte. Le sol est couvert de feuilles mortes. On aperçoit la porte d’entrée rouge de la salle info. 3 bips (le dernier est plus long). C’est elle, en fait, qui se reflétait dans les fenêtres, avec sa baie vitrée et son rideau à lamelles verticales bleues, presque blanches. Quelqu’un passe. Vlang. Une petite gaine blanche longe le montant de la porte, juste à côté et au-dessus du petit frigo et du four illuminé contenant un bol noir à fleurs rouges, bruit de chaise et de pas, jusqu’à l’interrupteur au niveau de la feuille repliée, aux mots masqués. Apparaît un dos, le dos de Ming Ming, son pull à grosses mailles bleu ciel. Tchac. Clac. Feng shui. — Le micro-ondes réapparaît, éteint. Ming Ming retourne à sa place. On ne voit plus que son dos. Dehors, par la fenêtre derrière elle, la silhouette de Sophie. La grande Sophie, obligée de baisser la tête en entrant. Ses petits plats en sauce dans de vieux Tupperware. Si L’Art français de la guerre mérite son prix, si avec le Front de gauche il ne se passerait un truc, ou si on ira voir La Source des femmes, c’est génial. Elle ouvre le store au maximum. Yin yang. Sur la table, des verres blancs contenant des touillettes en plastique, des petites cuillers, un pot en verre pour des couteaux et des fourchettes, des petites salières et poivrières en plastique transparent, à capuchons rouges, une boîte en métal noire pleine de café moulu, un paquet de filtres à café, un paquet de rouleaux de papier essuie-tout, des crayons et des stylos dans un pot en bois, un tas de petits magazines des événements culturels d’ici, Sortir. Il fait beau. Dès que ça commence à cogner, qu’est-ce qu’on étouffe dans cette boîte de conserve ! Elle étale ses gamelles, tchac, en enfourne une, clac, biiip, prend un magazine, chipe un Bic, et va s’asseoir avec Ming Ming, en attendant que le micro-ondes s’éteigne, quelque part dans l’autre espace. Nǐ hǎo. — Le micro-ondes ne s’arrête pas. 3 bips (le dernier est plus long), la lumière, le plateau tournant, décrochage, fshui… Le petit frigo, le four blanc, le cadre noir de la porte. Le Tupperware orange. Les secondes qui s’égrènent. Un vert de sémaphore. Au-dessus, la feuille de papier repliée sur la paroi grise n’est pas encore scotchée, les mots cachés de la consigne pas imaginés. Tac tac. Ming Ming, devant une vidéo incompréhensible (c’est du chinois) sur son smartphone, mange dans l’autre pièce. À quoi sert la grille perforée de la porte vitrée ? 3 bips (le dernier est plus long). Sur le caisson imitation hêtre (vide dedans), la cafetière et la bouilloire jaunes Moulinex (ou Seb). La multiprise au bouton rouge derrière, la paroi tachée, rayée, la prise électrique. — L’encoignure à gaine blanche. La fenêtre coulissante ouverte, store relevé aux trois quarts. Le soleil donne. Apparaît un dos, le dos d’Anaïs. Son caraco noir, le haut du dos, la base du cou. La peau blanche. Fshui… fshui… Elle baisse le store qui réapparaît, perforé de petits trous fins. Tac tac. Le cordon et son nœud. 3 bips (le dernier est plus long). Les petits traits de lumière. En reflet, Anaïs de dos. Elle va dans l’autre espace, avec Sophie et Ming Ming. Elle masque la fenêtre de l’espace chinois, où apparaîtra dans un vantail une partie de la porte de la salle de Momo et dans l’autre la baie vitrée. Rouges, fantomatiques. Personne ne sort. Yi King. Et pas de reflet. Le store strié, le montant du cordon noué. L’encoignure. — La paroi grise. Les ondulations verticales de la tôle. Ça défile comme de drôles de ligne sur une télé déréglée. L’affiche représentant quelques lavoirs typiques en Charente. 3 bips (le dernier est plus long). On répertorie 882 lavoirs. Tchac. Bruit de chaise, de pas, ombre. Les lignes qui ondulent. Interdiction de fumer. Clac. La cigarette barrée dans son cercle rouge. La pochette plastifiée parfaitement scotchée sur tous les bords. Biiip. Des pas, l’ombre se retire. Taï-chi. — Sur la table, les verres blancs pour les touillettes et les petites cuillers, la boîte à café noire pour les couteaux et les fourchettes, les salières et les poivrières à capuchon rouge presque vide, un rouleau de papier essuie-tout, un paquet de café lyophilisé Nescafé (doré, Spécial Filtre, en sticks), une boîte de cappuccino en poudre Nescafé (dorée, nouvelle recette), un paquet de morceaux de sucre Beghin (jaune, les Enveloppés), le tas de petits magazines Sortir, anachroniques. La chaise d’écolier. L’ouverture sur l’autre espace. Beijing. Lino, plinthe, grille-pain, fenêtre, son caisson et la ligne noire sur fond blanc, encoignure, gaine, prise. Le dos de Claudine, ses cheveux noirs sur les épaules. Un cordon blanc est branché à la prise. Tac tac. — La porte d’entrée est fermée. 3 bips (le dernier est plus long). Quelqu’un ouvre et vlang. La gaine jusqu’à l’interrupteur, le frigo, le four, un bol rouge, de fines arabesques noires. Fshui… Bruit de chaise, des pas. Sur l’écran noir du micro-ondes, en vert, brillant, END.

1. Un tour sur soi dans un lieu. Dans la structure où je travaille, je me vois surtout dans le cabanon où l’on va déjeuner. Je n’y déjeune plus, mais les premiers temps, oui, avec Sophie la première secrétaire, et quelques stagiaires. Le cabanon n’a pas changé. Il s’est juste un peu plus détérioré. Je suis allé filmer l’intérieur en faisant un tour sur moi-même, devant le four micro-ondes allumé pour l’occasion. Parce que c’est surtout ça le cabanon, au fond, le micro-ondes qui tourne en continu. On attend que le plat de l’autre ait terminé de se réchauffer et on enfourne le sien. Et puis ce plateau qui tourne sur lui-même, justement, comme moi avec ma caméraphone, n’est-ce pas un bon plan pour débuter la séquence ? On ne verra plus le four, mais on l’entendra.

2. Pour un mouvement circulaire, faut-il n’écrire qu’une seule phrase ?

3. A priori, l’image au cinéma est totale, parcellaire, fragmentaire, lacunaire en écriture. Ici, ce qui tourne à plein c’est la sélection dans un certain cadre. C’est dans ce cadre que la phrase peut se déployer à volonté. Pour faire un tour complet, on développera autant de phrases que de cadres, comme en suivant chaque image d’une pellicule filmique. — Oui mais, si les cadres se superposent ?

4. Dans la famille des procédés numériques, je demande l’ancêtre, le Géant Argos.

5. Pour un début, on pourrait dire : Le micro-ondes ne s’arrête pas vraiment…

6. En faisant plusieurs tours, on va beaucoup copier-coller. Mais qu’est-ce qui va quand même changer alors ? On va voir les mêmes choses, mais peut-être pas exactement sous la même lumière, les mêmes sons, les mêmes odeurs de la gamelle suivante qui chauffe trop et ça pue le plastique.

7. Onomatopées : 3 bips tous les 145 mots environ ; tac tac tous les 85 mots environ ; mots d’origine chinoise, des stéréotypes, aléatoires ; d’autres pour des fermetures et ouvertures. C’est une sorte de mimétisme du jeu sonore de Chantal Akerman dans Saute ma ville, en décalage par rapport à l’image, du bricolage quasi enfantin. On sort presque de l’image, on est comme à côté. Et en même temps, en plein dedans, dans le dedans de son artifice, de son délire, de sa folie. Est-ce que ça marche dans le texte ? Quel sens ont les onomatopées ? Ce sont des micro-ondes circulaires, continues ?

8. Je viens de faire un tour complet dans "l’espace cuisine" du cabanon de chantier — tiens, je n’avais pas fait le rapprochement avec la cuisine de Saute ma ville. Et maintenant, encore trois petits tours, où je fais comme si j’y étais, jetant un œil ici ou là, en attendant que ma gamelle soit chaude ?

9. Et si je mangeais avec tout le monde, combien serait-on dans le cabanon ? Combien de souvenirs ? — Et si tout le monde mangeait ensemble sans se voir, parce que chacun est venu manger là, peut-être à la même place que l’autre, mais à des années de distance ?

10. En dix années, ça va en faire du monde à manger, dans le cabanon de chantier. On se contentera des trois secrétaires.

11. Tchin-tchin… Je doutais de la valeur de ce faux mot chinois. Mais, dans ce cabanon réservé à la restauration, le croisement de ce qu’il représente en français malgré son air un peu guindé et désuet (apéritif, santé, célébration, de la joie aussi, avec un certain élan assez utile pour commencer) et de ce qu’il signifie originellement en chinois (qing qing — avant le pidgin tsing-tsing, « salut » —, c’est « légèrement, doucement »), le petit conflit intérieur qu’il promet (à l’instar de festina lente, « hâte-toi lentement » ?) : pourquoi pas ?

12. En faisant un autre tour de plus, c’est le temps passé qu’on mettra en boîte.

13. Pas simple, dans le second tour, de choisir les mots chinois en fonction de leur sens en français. Feng shui, « lieu en paix » ; yin yang, « obscurité et lumière » ; yi king, « livre des transformations » ; taï chi, « faîte suprême » ; haïkaï, « poème mettant en œuvre les jeux de l’esprit » (le mot, surtout japonais, serait d’origine chinoise). — Pour l’orthographe, les tirets, les accents : les spécialistes corrigeront d’eux-mêmes.

14. Les écarts réglés au départ entre les onomatopées du micro-ondes ne comptent plus puisque les temporalités se superposent, se brouillent.

15. Quand Sophie ouvre le store, on voit l’avant de sa voiture, la haie à droite, la rangée de tilleuls à gauche, des voitures dessous, plus loin le prolongement des préfabriqués, deux bidons d’essence ou d’huile qui bloquent le parcage pour accéder à une porte, au fond le bâtiment servant de débarras (à l’intérieur, un vrai taudis) et le portail ouvert entre deux haies, un bout de route, la maison d’en face, son allée de gravier blanc et la murette, une poubelle à côté de l’entrée, la boîte aux lettres. Mais je n’en parle pas. C’est que je suis sorti du réel. On en sort dès qu’on prend la plume, me dira-t-on, mais la chose est accentuée par la dizaine d’années qui sépare Ming Ming de Sophie. Comment souligner cet impossible, cette superposition de cadres, de temps ? En accentuant le contraste. Le store se relève, la lumière se fait dans le cabanon, mais on ne voit rien dehors sauf le rayonnement lumineux. On est, au fond, comme la gamelle irradiée qui tourne dans le four, derrière sa grille perforée (qu’on appellerait aussi piège quart d’onde, et qui empêche les ondes de traverser la vitre), et chauffe de l’intérieur.

Will
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36 | Cambriolage


Oui oui à l’est des faisceaux incandescents produisant une intense lumière dessinant au loin des cases rectangulaires qui clignotent par endroit qui scintillent. Le ciel est gris feutré par l’épaisse couche nuageuse et rosé par les derniers rayons du soleil un peu plus en avant se dessinent les monts de dunes dans l’ombre du soir. Le vent très présent s’amuse à tracer des lignes dans le sables se mouvants à l’horizontales qui fait vivre le sol. Impression de grandeur d’un vide rempli d’une force. Toutes les nuances de bleu que forme l’arrivée de la nuit semblent se rencontrer en cet endroit. Privilège d’une promenade nocturne. Elle était là, en cet instant à remercier l’univers de lui offrir ce spectacle d’une beauté intense profitant du silence de la ville engourdie par le lendemain de fête. Elle était là, face à la beauté écoutant le vent souffler sur le sable le vent qui lui frottait les cheveux . Elle était là, fascinée par le rythme organique du va et vient des vagues la remplissant d’une force presque impossible à partager le corps présent les pieds ancrés dans le sol elle était là, perdue dans ce sentiment de liberté totale. Elle était là, sans rien d’autre à faire que d’être là. Le temps n’était plus qu’une représentation dans le ciel que des nuages habillaient de leur formes on était tantôt dans une grotte au plafond bas tantôt dans une cathédrale baroque aux aspects quasi divin. Divin Dieu Croire Croix Croyance Origines de la croyance A-t-on réellement besoin de croire ? Croire Crucifier Punir Sacrifice Divin Comique Absurde Vulgaire Simplicité Babel Botticelli Alighieri Dante Comique. La mer du nord n’est pas la destination la plus exotique ni la plus représentative d’un paysage dit de rêve entre guillemets D’où vient la nécessité de parcourir des milliers de kilomètres pour rencontrer la beauté entre guillemets ? Elle était là chargée de tous ces questionnements qui n’attendaient pas de réponses elle les confia à l’horizon et laissa les vagues les emporter. Les nuages partis vers l’ouest plonge dans l’obscurité ce côté de la plage une silhouette se détachait au loin elle n’était plus seule en cet instant. Que faire ? Partir ? Rester ? Y-avait-t-il un risque à être là ? Allaient-ils se rencontrer ? Elle ne bougeait pas se refermait rentrait ses épaules vers l’avant de son corps les mains dans ses poches entassait sa tête dans ses épaules en attendant que ça passe. Crescendo sur le souvenir du son des vagues. Le moment passé elle avait senti la présence du marcheur et pas un mot ne s’était échangé. Oui oui souvenir d’un moment d’intensité d’un moment de beauté. C’était un souvenir de la photo qu’elle avait ramassée trouvée par terre ce soir-là en rentrant chez elle. Tout y était sens dessus dessous retourné vidé par terre étalé fouillé vidé pris plus rien tout pris étrange bizarre bof rage. Elle était là, dans l’incompréhension la colère la peur la paralysie elle était là, plantée incapable de bouger sans savoir quoi faire triste dépouillée dans la froideur de la maison sa maison qui avait été visitée et laissée dérangée les tiroirs ouverts la porte du jardin grand ouverte. La froideur de cet instant l’empêchait de bouger d’aller voir plus haut dans les autres pièces elle était là, seule était-elle réellement seul y avait-il encore quelqu’un dans la maison un sentiment d’extrême solitude l’envahissait elle était là, désemparée figée par l’acte incompréhensible qui venait d’être commît que pouvait-elle faire c’était le soir et le climat sordide dans lequel le monde était plongé empêchait tout acte de solidarité. Elle était là, seule à pleurer une photo à la main.

Gwénnaëlle La Rosa
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37 | L’appartement Pré-Michel


Un rayon de soleil pris dans le pli du rideau, des salissures sur la vitre, un peu de neige sur le bosquet, une échelle à l’horizontale, un toit, des branchages, un ciel laiteux, l’en-dehors petit à petit devenu plus clair, la neige s’apprête à fondre, un fil de toile d’araignée, le jeu vague du rideau qui bouge à peine – peut-être ce rien n’était-il qu’un oiseau – et lentement le dedans qui revient, le gond d’une porte d’armoire, une poignée, des nœuds dans la boiserie, toi. Tu es debout, tu n’oses pas le moindre mouvement, tu ne devrais pas être ici, tu le sais, tu hésites à t’en aller. Il y a ce pantalon gris. Il y a ce chemisier moutarde à peine échancré, ta poitrine qui se soulève puis retombe, la rondeur menue de tes seins, ton cou, ton menton, le sombre éclat de tes yeux, ta bouche, la frange oblique de tes cheveux courts, tu es debout, de face, il semble que ta main va s’ouvrir, et ton pouce, écrasé sur ta hanche, semble pris d’un léger tremblement. Les nœuds dans la boiserie, les poignées, cet homme renversé sur l’affiche, photo en noir et blanc, coupe à la Beatles – Paul ? Ringo ? – les jambes seules à l’endroit, souliers vernis, c’est une affiche de théâtre, il est écrit en rouge L’illusion comique et l’on voit encore un peu ta main, elle a l’air de caresser le papier de l’affiche puis elle disparaît et d’autres gonds, d’autres poignées, d’autres nœuds dans la boiserie, d’autres rayons de soleil prennent sa place. Sur une seconde affiche, il est écrit Le moche. C’est un homme sans visage. On pourrait dessiner n’importe quoi à la place des yeux, du nez, de la bouche. On pourrit t’y dessiner, le trait droit du nez, les muscles du cou, l’omoplate saillante, mais c’est un cercle blanc, un cercle dans l’ombre quand le soleil ne laisse briller que le ruban adhésif dans le coin en bas à gauche de l’affiche. Le moche porte une veste, une chemise, une cravate noire, son cou est composé d’une tige d’acier, autour de son non-visage, c’est un miroir mais on ne voit rien quand on s’y mire, on ne t’y voit pas, on ne voit pas l’ambre de ta peau, on ne voit que du blanc, on ne voit rien sinon à nouveau des gonds, des poignées, des nœuds dans la boiserie, deux crochets pour suspendre des vêtements auquel rien n’est suspendu et ce mur jaunâtre et nu que le soleil tache de petits trous clairs. Sur le canapé gris, trois coussins verts. Sur l’un d’entre eux s’estompe la trace de ta nuque. Un pull-over d’un vert plus sombre est posé en boule sur le canapé, puis il y a une pile de livres. Sur celui du haut, il est écrit le chiffre 209, la couverture est bleue, un marque-page y dépasse, à peu près au milieu, puis c’est encore le mur, les nœuds dans la boiserie, un piano électrique de marque Kawai sur lequel est ouverte une partition, mais ce que l’on entend, c’est le moteur un tracteur qui s’éloigne, le souffle de l’ordinateur allumé, ta respiration qui s’accélère. Le lutrin est presque caché. Il se tient droit sur ses trois pattes à côté d’un autre trépied appuyé contre le mur. Aucune musique sinon ce moteur de tracteur qui cette fois se rapproche. Au-dessus de la bibliothèque, des cartes de vœux, des éléphants, des papillons, des arbres sous le givre, un lapin, une toile d’araignée, une rose, un rat, Charles Baudelaire, les nœuds dans la boiserie, encore un éléphant et des mots sur la tranche des livres, mots obliques, Le nouveau Petit Robert 2010, Former des apprentis, Chantons, dansons, bénichonnons, Desproges, Logarithmi – 5 décim. 400°, Cours moyen de Langue allemande, un pan de mur jaune, des disques compacts – le seul nom lisible sur les tranches est Frank Sinatra – mais toujours le tracteur, il met les gaz, on voit dans petite ouverture entre les rideaux un pot d’échappement derrière la haie de thuyas, un homme, une tronçonneuse, mais le tracteur s’en est allé, la neige a fondu, le tracteur recule, on ne voit que la couleur orange de la tronçonneuse posée à côté du conducteur, on ne la voit plus, le tracteur s’en est allé, il y a une échelle à l’horizontale, un toit, le ciel, toi. Tu as ôté tes vêtements, tu es debout devant la porte de l’armoire, tu t’effaces lentement, un talon, un mollet – tu es de dos – une jambe, l’autre jambe, le tracteur est revenu, son conducteur porte un bonnet et des protège-oreilles, le tracteur s’en est encore allé, ton autre jambe a disparu, des gonds, des poignées de porte, des nœuds dans la boiserie, un rayon de soleil sur ton coude, tes épaules, ta tête à l’envers qui tourne, ton sourire, puis ne restent que tes yeux sombres, un seul œil, le moteur du tracteur par saccades, une paupière qui s’abaisse, les nœuds dans la boiserie et en rouge – ton parfum, une seule goutte de ton parfum – en majuscules – ton souvenir – ces mots : L’illusion comique.

Le soleil, plus timide, s’est empêtré dans le rideau. Des nuages défilent au-dessus des toits, il y a une échelle à l’horizontale et un peu moins de neige qu’hier, quelques plaques de blanc sur le vert défraichi, du vent dans les branchages, le rideau immobile, on est à nouveau dedans, tu es à nouveau là, tu portes une jupe de laine, un collant, un pull à col roulé, tu te tiens de profil, tu fais semblant de te servir un café. Sur ton visage, il y a un masque de tissu. Tu l’enlèves, tu le laisses pendre à ton oreille, tu portes une tasse imaginaire à ta bouche, ton visage seul est de face, tes yeux intenses, on ne parvient pas à deviner ce qu’ils fixent avec tant d’ardeur de l’autre côté de toi. Derrière toi, les nœuds dans la boiserie. La porte de l’armoire est entrouverte, on n’y voit que du noir. Sur l’affiche L’illusion comique, ce jeune homme à l’envers ne semble pas te voir passer devant lui à pas lents, tu t’arrêtes devant Le moche, tu es à nouveau nue, de dos, tes hanches, tes fesses, ta nuque juste en face du non-visage qui te regarde. Rien ne se reflète dans le rond blanc, tu es nue mais tu as remis ton masque de tissu, tu ne bouges plus, tu vas être aspirée par le miroir, tu vas encore disparaître, mais plus rien ne bouge, tu es nue, de dos, devant le moche, et tu le regardes, immobile, fascinée. Dans le cercle blanc, on devine un œil, puis deux, puis ta bouche, puis le trait fin de ton nez, tu as enlevé ton masque, tu portes ta jupe de laine, ton collant, ton pull à col roulé, des nœuds dans la boiserie, la poignée d’une porte. Celle du salon est ouverte, elle donne sur un corridor vide et sur une autre porte, fermée. Le mur jaune, le canapé gris, le pull en boule, les coussins verts. Plus aucune trace de ta nuque sur ceux-ci, seulement une tache de sang séché, puis un rayon de soleil sur la pile de livres, un nom écrit sur celui du haut : Kafka. Te voilà encore, tu portes un jeans, une chemise mauve et tu es assise sur une chaise face au piano électrique, le rayon de soleil disparaît, tes mains sont posées sur le clavier mais le seul son qu’on entend est celui du vent qui souffle par rafales de l’autre côté de la fenêtre. Ton visage a pivoté, tu souris, tes lèvres bougent, il semble que tu parles mais ce n’est que le vent, le soleil est de retour, il éclaire la partition que tu ne déchiffres pas, il repart, il n’y a plus personne sur la chaise devant le piano électrique, seulement un coussin gris et la marque de tes fesses qui s’efface lentement. Le soleil est de retour, le lutrin scintille, le trépied n’a pas changé de place, il y a d’autres mots à lire sur la tranche des livres, Le Petit Robert 2013, L’essentiel de l’Allemagne, Histoire du canton de Fribourg, 50 ans de cinéma américain, C’était la guerre des tranchées, Petits Poëmes en prose (Le Spleen de Paris), un rat qui semble voler au-dessus des fleurs, des revues bien alignées, le petit pan de mur jaune, le mot Chorus, encore un petit pan de mur jaune, un rayon de soleil qui s’allume et qui s’éteint sur le rideau, la neige, le vent, les nuages sur le toit et toi, bien sûr. Tu es nue, tu es de dos, tu ne disparais pas, tu t’incrustes, tu te tiens dans l’angle de la pièce, à l’abri des rayons du soleil et de leur va-et-vient, tu es nue, tu es de dos, tu es nue, de dos, nue, tu es de dos et l’ambre de ta peau s’incruste lentement dans le nœud de la boiserie. En rouge, il y a ces mots : L’illusion comique.

Vincent Francey
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Il s’était garé sur la grand-place. Il n’y avait pas âme qui vive. De nombreux rideaux de fer étaient baissés sur les vitrines des magasins fermés, on aurait dit une ville morte. Il s’était senti chez lui dès qu’il avait aperçu l’Hôtel de ville et l’église Saint-Vaast, dont le clocher et le beffroi étaient les signaux emblématiques de la commune, mais son regard errait maintenant lentement d’un point à un autre en lui donnant l’impression bizarre de ne pas reconnaître les lieux, pourtant si familiers. A l’angle des rues de Dunkerque et Jean Jaurès, le Café du Commerce était fermé, comme tous les autres sans doute, pour cause de Coronavirus. Pourtant, il aurait été bon de trouver refuge dans n’importe quel troquet pour échapper pendant une heure ou deux au crachin froid et monotone qui tombait depuis le début de la journée en noyant le moral. De l’autre côté, à l’angle de la rue Sadi Carnot, la librairie était fermée elle aussi, puisque considérée comme non essentielle par les autorités qui avaient décidé de ne laisser ouverts que les supermarchés. En arrivant à sa hauteur autrefois après avoir jeté un coup d’œil à l’horloge du beffroi, Élise et lui accéléraient l’allure pour essayer de limiter leur retard au cours de philo, mais le prof était cool, et c’était devenu un rituel, quand ils entraient dans la classe tout essoufflés, on les applaudissait. Dans cette ville fantôme, il n’y avait plus que des ombres, ou l’ombre des souvenirs... François contemplait la grand-place vide et la ronde des bâtiments qui l’encerclait à travers le double filtre de la fine pluie qui brouillait son regard et des suggestions de sa mémoire désorientée qui tentait de trouver des points d’appui, comme le porche de cet office notarial cossu sous lequel il s’était mis plus d’une fois à l’abri d’une averse, entre la librairie et le café de Paris. Plus loin, le regard fuyait vers la rue de Lille en suivant un alignement de commerces desservis par un parking très laid qui occupait une placette qu’il avait connue plantée d’arbres. La rue Robert Schuman prolongeait la rue de Lille et tout au fond, après avoir bifurqué rue de la gare, il voyait Élise marcher gaiement à ses côtés à l’occasion de leurs allers et retours hebdomadaires entre le domicile de leurs parents et le bahut de leurs années d’étude en classes prépas... C’était comme un long et lent travelling qui le rapprochait d’elle...

Françoise Gérard
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39 | Rendez-vous


D’abord chercher le n°12 de la rue Labadie. J’arrive par la fin, elle est longue mais je suis en avance. Obligée de regarder le numéro au-dessus de chaque entrée d’immeuble parce que je ne me rappelle jamais à quelle hauteur de la rue se situe le 12. Impossible de mémoriser. Incapable de reconnaître son entrée à lui. Un avocat au 48, un kiné au 34, un ostéopathe au 25, un magasin de bouffe indienne dont je ne vois pas le numéro. C’est encore plus loin, après le magasin de robinetterie. Ah bah non, toujours pas. Un cabinet d’expert-comptable a posé une belle plaque en or au numéro 14. J’y suis. Trois ans qu’elle vient chaque semaine, et trois ans qu’elle ne se souvient pas non plus du code. Vraiment une pure conasse ! Et oui c’est à toi que je parle, conasse ! Je sais qu’il ne faut absolument pas se dire ce genre d’insultes, je sais qu’il faut faire preuve de bienveillance envers son pauvre petit moi qui manque de confiance en soi. Mais fuck ! Il faut d’abord trouver mon portable au fond du sac géant rempli de cahiers, carnets, téléphone, make-up, livre de poche lu dans le métro, bonbons à l’aspartam, agenda, clés, ordinateur portable…En espérant que quelqu’un sorte de l’immeuble et que la porte s’ouvre miraculeusement. Non, personne . Personne ne rentre jamais de cet immeuble, personne ne sort jamais de ce gourbis, à croire qu’il en est le seul locataire. Je trouve enfin le portable au fond du maxi sac, ensuite dérouler les messages qu’il m’a envoyés jusqu’à trouver celui où figure le code de l’entrée. Franchissement porte 1, entrée dans le sas, direction deuxième digicode. Porte vitrée à petits carreaux. C’est pire que la banque de France. Son nom correspond au numéro 27. Et voilà j’appuie, la deuxième porte s’ouvre, il sait que je suis arrivée et ça va le faire speeder un peu. Je franchis le deuxième sas , je vais finir par être en retard à ce train là. A moins que tu n’aies pas vraiment envie de venir… Reconnaissance faciale de la part de la concierge qui vérifie systématiquement à quel intrus elle a affaire. Elle a des lunettes et une tronche de roman de Simenon. Un joli sapin en plastique recouvert de guirlandes électriques anémiées clignote gaiement dans le hall, ça anime la loge c’est sûr ! C’est vrai qu’on est au mois de décembre, bientôt Noël. J’ai horreur de cette période des fêtes de fin d’année. Il ne pourrait pas prendre des vacances de Noël comme tout le monde ? Le tapis rouge élimé m’emmène jusqu’à la porte de l’ascenseur. Bien entendu il est au sixième étage, je vais devoir attendre qu’il redescende au rez-de-chaussée avant de remonter au sixième. Jamais une seule fois en trois ans ce putain d’ascenseur ne s’est trouvé au rez-de-chaussée à mon arrivée. C’est un signe ou quoi ? Note bien que je pourrais monter à pieds ! Ca ne me ferait pas de mal vu le verdict sans circonstances atténuantes de la balance ce matin. J’y pense à chaque fois que j’attends un ascenseur. Monter les escaliers est un excellent exercice physique, c’est bon pour le cœur, pour le souffle et pour les jambes. Sixième étage atteint dans l’angoisse que les deux battants ne s’ouvrent pas et que je ne puisse plus jamais sortir de ce pro des hauts et des bas. Comme moi. Ouverture des battants, soulagement. Sa porte est juste en face de l’ascenseur, je l’ouvre, direction la salle d’attente. Il fait une chaleur étouffante dans cette pièce. La fenêtre avec des rideaux, ou plutôt des « voilages » blancs comme disait ma grand-mère, empêche la lumière d’y entrer. Le tapis persan est sombre comme mon humeur. Je m’affale sur le canapé en velours marron, les coussins écrasés par tous ceux qui ont attendus là font la gueule, comme moi. Je devrais ôter ma doudoune mais non. Paralysie. En face une table en bois, plutôt un bureau art nouveau. Deux livres ouverts semblent dormir sur le bureau. L’un sur l’œuvre d’un peintre contemporain chinois, l’autre américain. Des paysages noyés dans la brume, comme moi ! Une statue, chinoise elle aussi, rivalise de kitcherie avec d’autres bibelots genre souvenirs de voyages. Les murs verts très pâles font place à une bibliothèque surchargée. Des bouquins de psy, des biographies d’écrivains, des essais philosophiques, des romans d’auteurs qu’il apprécie, ses publications éditées aux PUF, des catalogues d’expos, celles qu’il a vues. Avec qui ? Je me demande s’il est marié. Je l’ai croisé une fois à l’opéra. Je l’ai observé de loin. Il était accompagné d’une moche. Encore heureux ! Au mur, un tableau, un portrait, peut-être celui d’un musicien célèbre ou d’un philosophe du 19ème siècle portant lavallière et veste cintrée à col de velours. Lui aussi a un côté précieux, élégant. La fenêtre donne sur l’immeuble d’en face, même pas un bout de ciel laiteux ou des toits gris à apercevoir, sinistre en fait. Il parle beaucoup de Joyce, du Marquis de Sade, de James. Il m’a recommandé de lire les grandes espérances de Dickens, mais chaque fois j’oublie. Se concentrer sur ce que je vais dire en fixant les motifs du tapis. Il me fait attendere longtemps, mon sac posé sur les genoux me tient trop chaud. Je vais lui expliquer que je veux arrêter. Rien à dire de particulier, fatiguée de venir ici chaque semaine. Je ferme les yeux, noir complet, le radiateur sous la fenêtre fait des borborygmes. J’aimerais m’endormir, rêver, mais non, pas en sécurité ici, trop petit bourgeois ! Je contemple la porte qui va bientôt s’ouvrir mais ne s’ouvre pas. Il en a des choses à raconter le malheureux qui est avant moi. Enfin un bruit de voix sourdes, deux voix masculines, le raclement d’un fauteuil qu’on traîne un peu sur le parquet. Au revoir, à mardi prochain !

— Bonjour, entrez !

Catherine Marchi
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A cet instant-même il ne distingue qu’un fatras de tâches multicolores, d’odeurs écœurantes qui s’agglomèrent, et ça lui rappelle son séjour au Caire avant d’arriver là, il lui semblait y risquer sa vie chaque fois qu’il traversait la chaussée striée de voitures bringuebalantes et colériques, non pour rien au monde il ne traverserait l’attroupement bigarré et mouvant, alors il s’engonce un peu plus dans le coin de la pièce le plus proche de la porte, prêt à fuir, alerte sans que son regard n’accroche aucun détail familier, et ça lui en donne le tournis, ces éclats bruyants de lumière qui frémissent et s’entrechoquent, se déploient jusqu’à la plante verte à l’autre bout de la pièce, et même cette plante lui semble étrangère, ainsi apprêtée dans son pot, alors que chez lui c’était dans le verger que la plante étalait ses grappes jaunes, c’était à l’ombre de son copieux feuillage qu’il jouait au bout de la rue, la rue de sa famille, celle où il vivait dans la plus grande maison, là où il était craint et respecté, alors qu’ici elle semble fort malingre cette plante exotique, desséchée, ridiculement attifée comme lui dans cette soirée qui est la première de sa vie, et qui le submerge, alors qu’il agrippe son regard à la plante pour s’enraciner avec elle, ne pas être emporté par le flux, jusqu’à ce que les formes adoptent un contour plus net, et alors il peut se concentrer sur ce qu’il doit apprendre à dissimuler, ce qu’il a été, ce qu’il est tout au fond, hors de cette petite pièce où les gens s’entassent incongrûment comme pour s’imbiber des relents de leur propre sueur, de leurs haleines écoeurantes d’alcool et de mets indéfinissables, car c’est cette chaleur rance qui les enveloppe, leur donnant ainsi ces reflets chatoyants, ces joues rosies par l’alcool, ces dents blanches et parfaitement alignées de gens qui on eu affaire à leur dentiste, lui n’est jamais allé chez le dentiste, il n’en a jamais eu besoin puisque ces besoins-là n’existent pas là d’où il vient, afficher des dents pimpantes serait incongru dans un pays ou l’on ne peut que, garder bouche close, surtout ne pas se plaindre, évincer son allégresse sous peine de rendre jaloux même son voisin, sous peine d’être tué, mais ce soir il se surprend à afficher un farouche sourire, car il sent monter à la fois la crainte et l’envie de s’emplir des effluves profanes, alléchantes, que Dieu lui pardonne, oui il aspire à toucher du doigt ce monde nouveau qui s’offre à sa vue avant d’en retirer sa main comme d’un plat brûlant, si tel est le souhait de Dieu, pour l’instant il ne peut s’empêcher d’embrasser tout à la fois, les regards brillants des femmes, leurs chevilles nues, et leurs poitrines offertes à en faire rougir un mort, alors que lui est tellement vivant, et tellement vierge de surcroît, que la grandeur de Dieu le sauve, qu’il fasse que sa mère lui dégote une femme avant qu’il succombe aux sirènes occidentales, seule une femme de chez lui sera suffisamment douce et docile et saura cuisiner ses mets favoris, jamais les femmes de chez lui ne se dandineraient de cette manière déplorable, jamais elles ne riraient sans aucune pudeur, et les voilà qui se mettent à danser maintenant, à gesticuler comme les pendus agonisants qui criblent les vidéos macabres qu’il s’inflige pour ne pas oublier, car il n’a pas le droit d’oublier, c’est pour cette raison qu’il préfère détourner son regard de la joyeuse troupe, pour s’affairer à considérer l’effet vieilli du mobilier neuf, a-t-on idée d’inventer une chose pareille, pourquoi en faire l’acquisition au prix du neuf et propre, et ces gribouillages affichés au mur, quelle en est l’obscure signification, n’a-t-on pas assez de laideur dans ce monde, assez de crasse et de sang qu’il faut y ajouter du factice, surenchérir dans la violence, mais soudain son champ de vision est restreint par l’apparition de l’aimable sourire de son hôte, qui jette un regard concerné à l’assiette qu’il avait oublié tenir à bout de bras, as-tu de quoi manger mon ami, et il voit son ami analyser rapidement tout ce qu’il est autorisé par Dieu-il-n-y-en-a-qu’un et son prophète à consommer, puis il lui tend une canette de coca, son hôte si compréhensif, si attentionné qu’il n’en croit pas ses yeux, c’est ainsi qu’on est quand on ne connaît pas la menace, et l’hôte de s’éclipser dans le couloir, le laissant planté près de la porte avec son assiette et sa bouteille, cherchant de nouveau un point d’accroche, quand il sent soudain l’air froid sur ses pieds nus et vulnérables dans les claquettes qu’il a enfilées en arrivant, comme à la maison, alors que les autres dans leurs chaussures à la mode souillent le sol de leurs lourdes semelles, et l’air froid mène sa quête jusqu’à la grande fenêtre ouverte où il perçoit derrière les volutes de fumées de cigarettes la présence immuable de l’air réconfortant car respirable du dehors, qui est un peu partout le même, comme le coca, et s’il se concentre sur l’air frais, la boisson et le feuillage de la plante, il peut reprendre un peu de contenance, épousseter ses craintes, et intégrer le nouveau monde, dans les limites que Dieu lui soumet.

Anne-Sophie Dumeige
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C’est l’heure où la lumière caresse la chaise, souligne les courbes des bois du dossier, vernit les arrondis. Faisceaux de lignes qui vient buter sur le chambranle de la porte. Les objets sont contraints à la découpe, se décomposent, s’éparpillent. Pièces de puzzle présentées à l’esprit avide de sens. Laisse flotter les formes dans l’espace comme une flottille de particules de poussière dans la lumière. Écoute leur résonance en écho aux borborygmes de la machine à laver. Lavage en cours, signe de santé mentale, espoir de vie paisible. Un rayon blanchit le plateau du secrétaire ouvert, l’ombre découpe des plantes devant un rebord de fenêtre. Tout est compressé, le mur ocre s’aplatit contre la vitre. La découpe d’une cheminée sur un ciel d’hiver. Soupir. Voix dehors suivi d’une sonnette intermittente pour la manœuvre d’une camionnette. Reprise du frigidaire. Un angle d’épaule penché sur un coin d’ordinateur. Frottement d’un bras qui se déplace. Pli blanc d’un rideau dans l’alignement du pilier en pierre du meneaux. Les matières attrapent les contrastes. Légèreté et poids se confondent. Le battement en puissance du tambour de la machine accélère le pouls de la pièce. Midi déjà. Les glissements successifs de silhouettes en contre jour annoncent un ébranlement dans le silence des objets déposés. C’est la renverse. L’heure où la pièce va être redistribuée. Entracte. Retour au silence et à la respiration interne. Quand l’espace est saturé d’informations, rayé de lignes comme un tartan, on voudrait bien s’échapper dans l’abstraction apaisante. Refuser de donner un sens à la matière, la désigner par sa forme, sa texture, sa couleur : pan bleu, panneau de bois blond, petit rectangle de bois clair avec rivet, volume d’une sphère grise dans les pattes d’ un échassier, plateau d’une planche à repasser mais déjà j’échoue dans ma tentative de composition, je peine à peigner ma pièce récalcitrante. Profondeur d’un mur bleu avec trois glaces renvoyant la lumière du dehors, tranche fine d’une embrasure de porte, suggérant un couloir, déferlement d’écume sur les pans d’un paravent chinois, rectangle écru du canapé sur le rouge d’une alcôve entrouverte. Mais la lumière travaille à débrouiller l’écheveau. Le jour décline et le théâtre des ombres est prêt. Ce que je n’arrivais pas attraper, qui me submergeait, va trouver sa place dans les contrastes. L’accessoire disparaît dans l’ombre, noyé dans la masse, les pivots vont organiser le voyage. Je prends de la hauteur. Le socle, c’est le plafond : j’ai quatre arbres dans la maison ; les poutres traversantes au bois couleur violon et emboîtées dans ce jeu de construction toutes les rayures des solives en ligne de fuite quadrillent la pièce. Je me promène dans la forêt pendant que le loup n’y est pas. Les gouttes du lustre se réveillent, je poursuis jusqu’aux fenêtres, percée du ciel à travers les ramures. La promesse oubliée alors qu’il suffisait de pivoter un peu la nuque. Mais le socle aussi, c’est le parquet sur lequel glisse encore la lumière basse de la fin d’après midi. Changer les niveaux, penser aux enracinements, aspirer à la lumière, avancer vers les rayons. Les pans ocre du mur de l’immeuble voisin. Se mettre à côté pour établir des correspondances entre le quadrillé de la nappe et celui des carreaux de la fenêtre, ramener les lignes, redessiner les sillons, ne pas réveiller les objets qui s’endorment dans la pénombre. Surtout ne pas perdre la face brillante de la boule. Et reprendre le chemin parcouru. Dans la répétition, on va percevoir à chaque fois différemment, le bleu devient de plus en plus gris, le bois blond de l’armoire respire, les roses sculptées sur la porte se révèlent en creux. Les objets se métamorphosent, la boite de couture devient pit-bull muselé, le ballon toujours dans les pattes blanches de la planche à repasser, curieux t’auras une queue ! Et la profondeur de la cuisine dont on ne voit que la lumière triangulaire, les miroirs gagnés presque par la nuit, si ce n’est de faibles rectangles de lumière opaque ? Et au fond, comme une scène hollandaise la tranche d’une pièce suggérée, les coins d’un tableau orange. La lumière a presque disparu, et il ne reste que des aplats de couleur, juxtaposés, comme un tableau Nabis. Les objets ne sont là que pour mettre des touches sur la toile, mais toute embrasure de porte, fenêtre intérieure intrigue, et devient une invitation à poursuivre le voyage.

Hélène Boivin
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Chambre de soi. À vendre. D’un particulier à particulier. Je précise que je ne souhaite plus travailler avec l’agence immobilière du Centre. Effet d’annonce. Profitez néanmoins d’une vision à trois cent soixante degrés sur mon projet en perdition. Bienvenue dans ma visite virtuelle d’une chambre de soi, située au 3 bis, place Laisné de la Sailly, à La Châtre, Vienne. Effet d’accueil. Pénétrez dans l’intimité du logement en mode fantôme, un zoom dans le plus en plus flou sur la porte d’entrée de la cour de l’immeuble et vous voilà directement à l’intérieur du bien à acquérir. Image-caméra plan fixe sur la porte de la chambre, vue de l’intérieur de la chambre. Dix secondes sur cette porte fermée de l’intérieur. La porte est en chêne, bois peint, encadrement. L’image est assez sombre. Dans la porte une ferrure de cuivre noirci, un point lumineux, trou dans la porte vers le palier, au-dessus du trou de cette serrure un autre verrou, il est enclenché, entre les deux un entrebâilleur en forme de diapason est également fermé de l’intérieur. Images-Caméra à hauteur du ventre. Mouvement circulaire de la caméra sur elle-même. Un tout premier mouvement sonore d’abord, contrebasse, silences, contrebasse, et le mouvement lent de l’image-caméra se lance vers la gauche, vers la gauche, vers le plus de lumière, on imagine déjà qu’on va tomber sur une fenêtre, mais voilà d’abord une chaise qui apparaît sur la gauche, sur la chaise un gant, aussi un bonnet rouge, le film est en couleur, le bonnet sur de la paille tressée, la chaise est sans doute un prie-Dieu, mouvement image-caméra continue de sa lente avancée vers la gauche, la chaise prie-Dieu disparaît et apparaissent des vêtements, une patère, à la patère un blouson par-dessus un imper, notre père, je reconnais mon blouson, je l’aimais, à gauche de la patère dans le mur un gros clou, planté directement dans le plâtre, pas de clef au clou. J’ai perdu mon blouson qui est là maintenant, et donc un gant, mais lequel, on ne le voit plus, la caméra-image continue son mouvement sur elle-même, circulaire vers la gauche, mais la clef ? Du clou part une fissure, l’image-caméra suit le mur et cette fissure, blanchie, blessée, dans le mur jauni, ocre sale, imitation de marbre clair, un tableau apparaît soudain stoppé de haut en bas par un lais de papier peint bleu, vertical du mur, papier peint bleu foncé qui coupe l’image en deux, le tableau est à cheval sur l’ocre peint et le papier peint bleu, le mouvement de camera continue toujours vers la gauche à la même vitesse lente, le bleu du papier peint rempli tout et envahit l’image, décadre le tableau, l’image dans le tableau c’est un jeune homme nu sur un cheval rouge, une reproduction russe assez connue, mais je ne sais pas de qui, le cadre est doré c’est étrange, l’image passe, montants d’étagères, je reconnais immédiatement des montants d’étagères Lundia, c’est le mieux, viennent évidemment de suite les livres, les étagères et les livres, je n’en reconnais exactement aucun, mais plusieurs aussi, mais l’image avance toujours vers la gauche et bien que lent, toujours de nouveaux livres, elle est trop rapide pour en lire exactement les titres, entassements parfois horizontaux de livres pour la remplir, je décrypte deux mots, en fait sûrement double rangées de livres, car sinon de petits cadres posés devant, photo d’un bureau d’écrivain, photo d’un vélo, papier blanc dans un cadre à photo, carte postale de portrait, qui de qui ? Nadar ? Kafka ? Ackerman ? livres, une pyrite de fer, une rose des sables, livres, une toute petite chaussure d’enfant comme un bibelot l’autre est sans doute perdue, livres, un appareil photo noir, argentique noir dont la lanière pendouille de l’étagère sur le coin d’une table rectangle qui rentre dans l’image, en même temps qu’en sortent les livres en étagères, en fait un bureau, le bureau est collé au mur, le bureau est aussi en bois, tout est en bois, sur le bureau posée contre le mur une reproduction encore encadrée dorée d’un Picasso cette fois connue de moi, en fait comme moi j’aurais voulu être, et posée aussi, mais à plat sur le bureau une icône dans une boîte en fer vitrée, était-elle au clou près de la porte ? feuilles A4, pas de stylo, un minitel jauni branchement enroulé sur lui-même, ne sert plus, pas de chaise au bureau un petit tiroir mal fermé, les stylos ? le bureau écrase un rideau, l’image-camera de plus en plus claire, saturée de blanc, fenêtre qu’on ne pourrait qu’entrebâiller là car le bureau la gêne, rideaux ouverts, verts foncés, encadrant la fenêtre, vitres carrées, tasseaux écaillés d’encadrement des vitres, embuées dans les coins, mais on voit, en contrebas des toits et au-delà des voies, de train, des voies de train, une gare de triage, il y une rambarde dehors à la fenêtre, les vitres sont d’ailleurs mouillées, la fenêtre disparaît après une seconde de contre-jour et à nouveau le papier peint bleu de la chambre envahit l’image-caméra par sa gauche et je n’avais qu’onze minutes pour partir pour la gare, image-caméra qui continue vers la gauche et m’éloigne, nature morte non encadrée au mur, elle représente un vase rond de verre transparent sans fleur, mais un poisson rouge dedans. Dehors, quel vêtement de pluie choisir ? du froid et de la pluie ? j’ai laissé mon vélo en bas, vélo dont je n’ai toujours pas regonflé les pneus. Je peux aussi prendre le train à pied, mais arrivé à Paris je fais quoi ? J’ai encore des tickets démagnétisés. Sont-ils périmés, mais je n’ai pas de billet pour le train qui est à six heures huit et je sais que si je ne suis pas sorti d’ici à cinquante-huit de cinq heures ce sera fichu, c’est mort. Image-caméra dans un coin. Le mur fait un coin que la focale écrase, mais ce n’est pas un angle droit, une autre table, ronde, trop grande et qui mange la pièce, et les chaises, deux, à la table d’un petit déjeuner, ou de ce qu’il en reste, les restes, des miettes. Combien de temps ai-je passé à manger ce matin ? Je ne mangerai plus le matin. C’est une bonne résolution. J’ai tout laissé sur la table, ma tasse, du café, le fromage, croûtes de brebis basque, j’ai encore faim, je les mange. Évier rangé, très petit évier, carré, égouttoir dans l’évier, casseroles clouées au mur, vaisselle faite, meuble sous l’évier, porte-serviette à sécher un torchon, deux serviettes de toilette. Tablette. Chauffe-plats, non, réchaud à gaz à un seul feu, tuyau blanc qui disparaît dans le meuble évier, au-dessus du réchaud, chauffe-eau, petite flamme. Puis collé sur la gauche un portant de serviettes, torchons, ce porte-serviette fait une séparation, cache une bassine douche, tuyau souple rouge clair, presque rose, qui descend du chauffe-eau et disparaît derrière le portant de serviettes. Il va sans doute dans la bassine qu’on nous cache. Tancarville plié pourtant debout. La caméra toujours vers la gauche, elle ne zoom pas, mais le champ semble s’élargir, la pièce est plus profonde, ce qu’on voit est au fond, éclairée d’une autre source de lumière, une autre fenêtre qu’on perçoit de travers et qui éclaire le petit côté d’un lits-superposés, éclairent surtout les oreillers, de couleurs différentes, éclaire quand même plus le lit-du-bas que le lit-du-haut, couette à motif de fleurs sur le lit-du-bas et son oreiller bien gonflé à fleurs aussi, lit fait bien tiré, peluches d’animaux, sombre lit-du-haut, noirci du fond de la chambre et du plafond qu’on peut toucher avec les pieds, peut-être qu’un dort encore, car masse au lit-du-haut, couette blanche qui tombe, échelle sur l’autre petit côté dont le pied est bloqué dans un angle de mur, très sombre, et au pied de l’échelle on devine un autre prie-Dieu, la paire, un tas de vêtements dessus, le tas de vêtements tombe par terre, des chaussures, un paillasson qui serait mieux dehors, enfin, et à nouveau la porte d’entrée, on a donc fait le tour, maintenant c’est plus clair n’est-ce pas, et la clef n’est pas dans la serrure. Je perds toujours mes clefs. J’ai séparé la clef de ma chambre de toutes mes autres clefs et ce pour ne pas la perdre. J’ai donc deux ou trois trousseaux et je donc ne sais plus où ils sont. La clef doit être sur moi ou bien à un clou ou attaché à un de mes pantalons dans tous les cas elle n’est pas dans la serrure, mais qu’importe, Retour circulaire de l’image-caméra au point de départ plan fixe sur la porte grande ouverte et cette porte est grande ouverte ça va de soi. Dans l’encadrement je me retourne vers toute la chambre qui se montre en panorama. La contrebasse s’est tu que j’entende. J’entends l’étincelle du chauffe-eau et le souffle du gaz qui s’enflamme, le petit dilatement de la tôle et je te vois de dos, à l’évier, vaiselle-clope. Tu ne retourneras pas. Je fais un pas arrière au-dehors et je sors.

Codicille : J’ai retiré du dispositif une option visite personnalisée d’une chambre de soi. 
Appuyez fortement sur la petite icône de gauche, ma mère pour faire aller la caméra sur la gauche, sur l’icône de droite, mon père, pour faire pivoter la caméra sur ma droite. Ma mère, désir d’enfant, mon père, désir d’enfant, ma tête et mon corps, séparément désirés.
Antoine Hégaire
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Françoise Breton
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44 | On dirait que l’air s’épaissit


Ici tout est plus dense, on dirait que l’air s’épaissit, devient compact sous l’influence du temps. Qu’importe. La mise en scène est soignée. Sur le plancher, la lumière scinde la pièce en deux, dessine comme un rectangle dont l’une des extrémités percute le mur d’en face et empiète cet espace de quelques centimètres au-dessus de la plinthe. Les tons doux et dorés, pareils à une caresse d’ange, se superposent et se fondent à l’imprimé de la tapisserie, ces fleurs poudrées enrobées avec tant de délicatesse de rose tendre, de jaune orangé riche et de rouge anémone sur un fond vert métallique profond. La porte entrouverte sur un espace parfaitement collé à la réalité préserve cette intimité consentante, reste à l’écart de la lumière directe du jour ou du moins pour le moment. Accroché au mur, juste au-dessus du lit, une croix flanquée de son Christ, tête coiffée d’une couronne d’épines. Au cœur de l’attente, peut-être la promesse d’un jour accessible à ce qui reste du souvenir d’une vie partagée. Dans l’ombre de la pièce, l’armoire en chêne massif habille tout le pan de mur. En son centre, un miroir piqué de taches sombres dans les coins inférieurs. Il faut enjamber le clair-obscur pour rejoindre la coiffeuse installée dans un coin opposé de la pièce. Marie est là, assise face au miroir triptyque. Dans sa main, une lettre d’Auguste délivrée en début de matinée par le facteur. C’est là que le temps suspend son souffle. C’est là que les mots se dévoilent à leur propre sens et façonnent l’atmosphère, enrobent le quotidien. Alors, tout est plus dense, on dirait que l’air s’épaissit, devient compact sous l’influence du temps. Sur le plancher ciré, le rai de lumière s’est rétréci, s’évanouit à présent dans la fibre épaisse des fils de laine du tapis. Les teintes de la tapisserie s’éclaircissent, les fleurs semblent s’y épanouir. Elles protègent un petit médaillon tenu par une pointe, il représente le portrait d’un homme jeune. Cette homme-là, c’est celui de Marie, celui qui est absent, celui qui ne rentrera pas pour le moment. De l’ouverture de la porte, les sons familiers de la maison lui parviennent, étouffés. Sur le gros édredon en plume, Marie a posé la lettre, s’est allongée sur le dos, les yeux rivés au plafond elle suit une fissure jusqu’à la perdre parmi d’autres fissures. Dans cette position de presque abandon, elle récupère la feuille et relit les mots à voix basse, ceux qu’elle aime, ceux qui lui rappellent la pudeur des sentiments, ceux qui évoquent les pensées secrètes, déshabillent les silences. Le miroir de l’armoire lui renvoie inlassablement, jour après jour les contours intimes de sa fine silhouette. La fenêtre est à présent ouverte, les rayons du soleil s’engouffrent dans cet intervalle confidentiel. Les enfants jouent dans la cour, elle les entend, le son aigu de leur petite voix se diffuse dans la pièce, percute les murs et redevient murmure. Quand elle s’assoit devant la coiffeuse, elle réajuste une mèche de ses cheveux, l’enroule derrière son oreille, tourne la tête de trois-quarts et se retrouve face à ses peurs, à son angoisse croissante pour demain. Pudique, elle s’interdit de verser des larmes. Une fois de plus, tout est plus dense, on dirait que l’air s’épaissit, devient compact sous l’influence du temps. C’est comme une ronde autour de la chambre, une brèche dans la succession des saisons, l’attente des événements. Les volets tirés font barrage aux morsures du soleil. On sent en périphérie la chaleur de l’astre qui s’oppose à la fraîcheur maintenue dans la chambre. La pénombre règne dans un silence paisible pourtant déchiré par un claquement sec, la porte s’est refermée suite à un courant d’air plus audacieux que les autres, la clef est sortie de son écrin et a glissé sur le plancher en un clic mat. Marie s’est levée, elle a rabattu les deux pans de la fenêtre et a tourné la poigné. C’est ainsi qu’à travers le voile des rideaux la lumière tamisée s’est diffusée, a tapissé l’atmosphère de minuscules particules de poussière restées en suspension dans l’air. De l’armoire, elle a sorti de dessous une pile de lainages un tricot, l’a enfilé et s’est regardée dans la glace avant de contourner le lit, ramasser la lettre et la déposer sur la coiffeuse d’un geste dévoilant sans doute la sensation inconfortable d’une vie qui renonce encore à donner de l’espérance à son futur. Plus tard, elle la rangera avec les autres dans le tiroir de la table de nuit, comme pour conjurer la révélation d’une permission balayée d’un revers de la main. Plus tard, elle se souviendra de ce moment suspendu, de cette parenthèse concédée à elle-même, de cette matinée de printemps prometteur. Plus tard, tout deviendrait plus dense, on dirait que l’air s’était épaissi, était devenu compact sous l’influence du temps et c’est à peu près tout.

Dominique Estampes Paillard
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45 | Fenêtres sur place


Une place, un jardin, une petite rue, la plupart du temps, introuvable sur les plans. Seule, une moitié de la rue est ouverte à la circulation des voitures. Son horizon est fermé par un petit immeuble de trois étages, récemment rénové, on pourrait même dire élégamment rénové. Des volumes plus équilibrés, une façade plus avenante, des grandes bandes décoratives courent sur la nouvelle façade, des tonalités de gris, douceur pour le regard, se superposent. L’immeuble marque l’intersection avec l’autre petite rue, étroite elle aussi, qui relie le quartier autour de l’église et le nouveau quartier autour de la grande bibliothèque, avec les food-trucks en soirée et la galerie d’art fermée actuellement pour cause de virus qui, lui aussi, ferme l’horizon de l’art, hypocritement. Digression non géographique mais temporelle. La petite rue monte légèrement jusqu’à l’intersection, tout à fait perpendiculaire. Le trottoir de droite de la petite rue comporte une marche tout le long de son bord externe, un jeu de perspectives pour le regard, un jeu d’équilibre pour le pas supplémentaire à faire pour le piéton qui peut être surpris par le dénivelé inhabituel. Toujours sur le trottoir de droite, et à l’intersection des deux petites rues, on aperçoit clairement un panneau : sur fond bleu, deux silhouettes blanches, une grande, une petite, barrées d’une bande rouge. Un autre panneau surmonte le précédent : interdiction de tourner à gauche. Un seul sens est autorisé vers la grande bibliothèque, puis la Seine et la voie express très empruntée pour s’éloigner de Paris. Mais revenons dans notre petite rue. Le piéton qui emprunte le trottoir de droite en descendant la petite rue, tournant le dos à l’intersection, longe des vitrines alternativement opaques (signifiant alors l’absence d’activités), ou bien éclairées (signifiant la présence d’activités). Des activités plutôt anodines, un laboratoire, un lieu d’enseignement, une société de services à domicile et un atelier floral qui a récemment déménagé, mais l’enseigne « Victoria » est toujours présente. Par contre, le panneau « A louer » a disparu. La petite rue fait ensuite un angle et le piéton débouche sur une place, modeste en superficie, et passe, au pied d’un immeuble de cinq étages, devant une vitrine comportant des grilles métalliques en croisillons, juste entrouvertes, pour laisser le personnel entrer et sortir, ou bien faire une pause en fumant une cigarette. Aucune indication visible sur la nature de l’activité logée dans cet espace. Ensuite la grande entrée de l’immeuble de cinq étages, entrée marquée par de très grandes grilles noires qu’on pourrait juger quelque peu prétentieuses mais qui laissent entrevoir un jardin intérieur, et notamment des beaux arbres. En parallèle, une autre vitrine symétrique dédiée à une activité d’ambulanciers. Une vitrine, une grande porte d’entrée avec vue sur jardin intérieur, une deuxième vitrine en alignement. Le piéton peut alors tourner le dos à l’immeuble de cinq étages et aux arbres du jardin intérieur, et regarder le modeste jardin central qui occupe presque tout l’espace devant lui. La petite rue laisse alors la place à ce nouvel espace et s’éclipse. Le petit jardin central est rectangulaire et entouré de grilles basses festonnées d’arrondis sur leurs bords supérieurs, empêchant ainsi des piétinements qui nuirait à la végétation. Le jardinet rectangulaire s’observe, se contourne mais ne se traverse pas. Petit côté gauche du rectangle : trois marches. Petit côté droit du rectangle : deux marches. Sur le grand côté, trois marches d’un côté, plain-pied de l’autre. Un nouveau dénivelé aventureux mais propice aux exploits quand on est un héros en skate-board. La plupart des piétons longent le jardinet, d’autres en font le tour en examinant les différentes espèces végétales présentes fleuries ou non selon les saisons. Autour du jardinet, à l’extérieur du rectangle délimité par les petites grilles festonnées, des arbres, à feuillage persistant, trois d’un côté, trois de l’autre. Les arbres montent jusqu’au niveau du deuxième étage de l’immeuble qui en comporte cinq. Les urbanistes sont fiers de ce qu’ils dénomment « îlot de fraicheur ». Quand le jour tombe, des rectangles petits ou grands, sur la façade de l’immeuble, s’éclairent, des fenêtres éclairées témoignant de la présence de leurs habitants. Puis les lampadaires de la place s’allument et les branches des arbres font alors comme des ombres chinoises au gré du vent.

Annick Nay
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46 | La grande roue


Faire un grand pas pour franchir l’espace étroit entre le sol et la petite plateforme instable qui vient de s’arrêter devant l’enfant, l’enfant qui tient encore à la main le petit carré de papier longtemps convoité, ce qui le gêne justement pour faire ce pas : il faut bien se tenir à la petite rambarde courbe, alors malgré l’élan, la poussée, l’urgence de s’asseoir enfin sur la banquette de la nacelle, on devine comme un frein, une amorce de recul, une hésitation. C’est trop de bonheur en perspective mais il se sent soudain tout petit, maladroit, téméraire peut-être. Or l’homme de la cabine lui prend son ticket et ses yeux amusés encouragent l’enfant, alors les vagues d’émoi disparaissent ; confiant, il pose le pied sur la nacelle qui tremble d’impatience ; on referme la chaîne de sécurité. Il se sent posté sur la grande horloge du temps. Les structures de métal qui l’entourent se rejoignent au moyeu immobile qui entraîne le grand mécanisme qui va l’emmener tout là-haut au-dessus de la ville, au niveau des montagnes là-bas à l’horizon. L’après-midi est claire, le vent offre une accalmie. Il est presque seul dans la roue. Un petit groupe se tient là à regarder le grand cercle de nacelles qui attendent leurs passagers mais personne ne franchit la plateforme. La fontaine de pierre déverse doucement ses eaux dans ses bassins circulaires, les bus arrivent et repartent ; à la terrasse du café, les badauds sirotent leurs boissons ; la ville semble ignorante de son aventure. Une légère secousse déstabilise un peu sa position assise, il se cale un peu mieux sur le siège de bois. Il voit la nacelle qui lui fait face s’élever lentement, la sienne la suit en glissant doucement dessous. Des visages se penchent en arrière ; il tord le cou pour regarder au-dessus de lui le défilé des coques qui ont déjà atteint le sommet de la courbe. Il est presque au niveau des pigeons qui viennent de s’envoler comme sur un appel d’urgence que nul n’entend. Il est tenté de plonger le regard dans les appartements du boulevard dont les fenêtres s’ouvrent sur des balcons ouvragés encadrés par des atlantes impassibles. Mais il est encore tôt et les lampes ne sont pas allumées : des carrés noirs bouchent les fenêtres aveugles. L’enfant est un peu déçu. Il reviendra demain quand le soir tombe. Les rails à sa gauche tracent leurs parallèles avant de disparaître sous la verrière de la gare. Il se dit qu’il aurait dû apporter ses jumelles. Décidément l’expédition manque de préparation. Aujourd’hui sera donc un simple repérage et peut-être pourra-t-il aussi demain filmer la séquence, si son frère accepte de lui prêter son téléphone, et ça, ce n’est pas gagné. À combien de mètres est-il maintenant ? Il n’ose pas regarder vers le bas et puis son esquif est pris de vibrations sismiques quand il remue, rien qu’un peu. Il est très haut, tout en haut pour quelques secondes : les toits de tuile dévalent en terrasse vers le fleuve invisible. Il pourrait se dresser, lever les bras, battre des ailes pour rejoindre le vautour qui trace son cercle au-dessus du port de plaisance. Il l’imagine seulement. Déjà le sol remonte vers lui, il fronce les paupières, le soleil rasant dans les yeux, des images floues défilent. A-t-il droit à un autre tour ? Il reste immobile quand sa nacelle longe la guérite et reprend sa courbe ascendante. Il regarde mieux : les gens agglutinés au passage piétons, les tranchées entre les maisons, les clochers. Tout est aplati comme sur la carte d’un atlas. Il a beau se tourner, il ne cerne pas les limites de la ville, il faudrait être plus haut encore. Il sait qu’à Londres the Egg monte à 135 mètres, il a vu les images, mais ici le diamètre de sa révolution est bien plus court. Déjà on redescend, déjà la roue ralentit et s’arrête. Il faut faire un grand pas pour rejoindre le sol, les jambes comme de la ouate. Il reviendra.

Liliane Laurent
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47 | Un tout petit bout du monde


Soulever le rideau rouge sombre qui clôt la pièce, rentrer dans l’espace fermé, espace restreint, saillie sur la façade de l’immeuble, de la grandeur d’un balcon, espace enclos protégé, confidentiel. Regard vers la droite, vers la fenêtre haute, mais étroite, lumineuse, éclairée par le soleil du sud, regard vers la droite, vers le mur blanc sur lequel s’appuie une table de travail, une table de travail encombrée, une table de couture, en bois foncé ciré poli brillant, au milieu de la table une machine à coudre, une vieille machine à coudre noire décorée de dessins en métal doré, elle trône, cette machine à coudre, elle a pris sa place, une place prépondérante. Devant la table, une chaise, normale, pas très confortable, pas très rembourrée, mais couverte de tissus, de foulards, de tricots, de bouts de laine, on voit à peine la structure de la chaise à travers tout cet amas, le regard se détache, attiré par la fenêtre, la lumière, le ciel dehors et l’ombre des nuages, dans l’enfoncement, la fenêtre étroite, double, doubles vitres, doubles fenêtres, doubles poignées, fenêtre fermée au-dessus de la table de travail, le regard tourne vers une autre fenêtre, frontale, grande, à deux vantaux, doubles vitres, doubles cadres en bois, poignée brillante, en laiton, plus à gauche, la réplique, la jumelle de la fenêtre étroite de l’autre côté, juste en face, identique, fermée aussi, à côté sur le mur blanc un miroir, une glace assez grande, hauteur de femme, le regard se perd sur le rideau pourpre aux lourds plis de velours, revient sur la droite à la machine à coudre, distingue les lettres dorées, machine Singer année 1946, une vieille machine, peut-être encore mécanique, sur la chaise une femme, assise, penchée, le pied droit sur la pédale, ondulant, ronronnement, murmure, la main gauche tient le tissu, le glisse sous le pied de biche, l’aiguille sautille, cliquète, susurre, la bobine tremble, tournoie, la couture apparaît sur le tissu, la main se crispe, freine, arrête, regard sur la grande fenêtre frontale, vue sur la route, sur un petit parc, un arbre qui bouge au vent, petite fenêtre de gauche, miroir reflétant le soleil, aveuglant, retour sur le rideau pourpre, épais, doux à caresser, encore la table, des ciseaux, un coussinet piqué d’épingles, un mètre ruban jeté négligemment,, un tricot en devenir posé là, en attente, la chaise est vide, sous la table des tiroirs ouverts, aiguilles, bobines, fils blancs et noirs, quelques couleurs, ciseaux effilés pour les travaux fins, ciseaux plus grands pour découper les tissus, collection de fils en coton, en laine, à repriser, à broder, aiguilles fines, d’autres avec une pointe épaisse et un trou large, aiguilles à repriser les chaussettes, le tiroir du bas déborde de tissus et de rubans, d’élastiques et de boutons, sur le mur au-dessus, des patrons collés, des descriptions, des photos colorées, puis la fenêtre étroite, la fenêtre frontale, la fenêtre de gauche, ouverte, les deux vitres ouvertes, la silhouette debout devant la fenêtre, elle s’accroche à la poignée, se penche, regarde vers le bas, vers la rue, lève le bras, fait signe, un petit signe, se tourne, sourit vers le miroir blanc de soleil, vers le rideau ouvert…

Mes souvenirs se font présence, se bousculent, s’entrelacent, mes pensées s’accélèrent, tournoient, regard, œil, respiration, la mère sur la chaise, la mère debout, devant la fenêtre, la machine, les couleurs, les tricots, le soleil évasion, le rideau frontière, les fenêtres, tout tourne, de plus en plus vite, le manège dans ma tête, carrousel, tourbillon, tout valse, se fond, s’évanouit, une dernière fois, plus jamais…

Monika Espinasse
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Un voyageur dans une ville a deux heure avant un rendez-vous ; Il s’arrête achète son billet. Entre dans un château. Il lève les yeux au ciel et entrevoit le bleu du ciel là-haut, entre les murailles ; Il est 4h, un soir d’hiver. Des oiseaux entrent par l’ouverture du toit, il monte lentement par des escaliers en marbre et arrive à la coursive du premier étage. IL s’assoit, des grandes ombres se projettent sur les murs, répondent géométriquement aux carreaux noirs et blancs du sol. Les arcades donnent aux ombres un coté mystérieux plus encore parce qu’elles se répètent sur tout le trajet. Sur la gauche, une porte fenêtre ramène le paysage vers l’intérieur : au premier plan par la fenêtre : les toits couverts de tuile. Il longe la coursive, ses pas résonnent, il est seul, il marche encore, s’appuie sur la balustrade et regarde le chemin parcouru. Il lève les yeux et aperçoit le rythme des arcades le rythme des colonnes qui les soutiennent. Le soir tombe, les ombres se dissipent. Il s’assoit, regarde sa montre, consulte son carnet d’adresse pour vérifier mentalement l’itinéraire. Il se lève. Il repart à son point de départ, reprend le même trajet, traverse la cour, s’assoit dos à l’entrée. Un homme plus jeune (deuxième homme) arrive se poste derrière lui et allume une cigarette ; le cliquetis du briquet fait sursauter le voyageur. Il se retourne, regarde la silhouette, s’appuie sur les accoudoirs de la chaise, se lève et commence à marcher. La silhouette se déplace vers lui, elle le suit. Il la voit fouiller dans sa poche, en sort quelque chose qui ressemble un portable ; il la voit tendre le bras et photographier les alentours. Ils descendent les escaliers menant à la cour. Ils s’arrêtent un instant dans la cour circulaire, remontent les escaliers. L’homme plus jeune le suit toujours ; encore, les colonnades, les dallages des carreaux rythmant sa marche ; Le premier homme, le plus âgé, marche jusqu’au bout de la coursive, tandis que le second derrière lui s’immobilise. Ils se regardent. Ils se ressemblent ; ils ont le même pardessus noir, le même air de famille, ça les intriguent, ils s’observent un moment Le premier homme continue de marcher et entre dans salle au plafond très haut, peint sur le plafond, il y a une fresque peinte en trompe l’œil Il se place au centre de la pièce et se déplace en diagonale vers la première fenêtre, le deuxième homme toujours à quelques encablées, reste à bonne distance mais continue de le suivre. Le premier homme commence à dire des noms de ville, le deuxième sort un livre de sa poche, plutôt un carnet, derrière eux un paysage plus loin la montagne enneigée, quelques brumes. Le plus âgé entame maintenant le dialogue avec lui-même ; « Comment m’as-tu retrouvé ? » Le plus jeune prend peur ; il ne veut pas répondre et marche en sens inverse ; le deuxième homme désarçonné le suit à son tour et l’interpelle : dans les grands salles le bruit de sa voix et le bruit de ses pas résonne dans ses oreilles. ; il prend sa tête entre les mains et se bouche les oreilles. Le premier homme, Le plus âgé arrive à sa hauteur, le plus jeune est maintenant quasiment à terre, il est évanoui. L’homme plus âgé est agenouillé auprès de lui, il sort un carnet et griffonne quelque chose probablement un numéro de téléphone. Le plus jeune reprend conscience. Il seul dans cette salle immense. Il se lève, époussète son pardessus et reprend sa marche. Il tient dans sa main le message griffonné.

Isabelle de Montfort
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Le miroir, rectangle au-dessus de la vasque d’un lavabo, — une salle de bain ? — le robinet dont on constate l’absurdité lorsqu’il ne sert à rien d’autre que d’être posé là en métal brillant et ses deux oreilles ou deux testicules sur les cotés, une avec son point bleu et l’autre avec son point rouge. Le dos du robinet se reflète dans le miroir et semble dormir courbé sur lui-même dans l’attente de servir. Une goutte d’eau tombe dans la vasque, une autre se forme au bord de la bouche et s’allonge, s’étire. Du savon, un pot et quelques brosses à dent de différentes couleurs en bouquet, une boite en porcelaine et sa danseuse sur le couvercle. Au mur du carrelage — une salle de bain — des carreaux bleus et blancs les uns au-dessus des autres, un angle de la pièce et encore des carreaux de faïence dont l’un porte une petite fissure presque esthétique, de ses patines du temps que l’ont aurait aimé reproduire dès le premier jour, la céramique craque et la vie semble s’être définitivement installée après le morne neuf, quand l’odeur de la colle est remplacée par celle du savon, un parfum sobre, une simple odeur de propre indéfinissable, pas même imaginée par les sens car rien dans la nature ne sent comme ce savon. Une pièce de tissu blanc en éponge, à la tenue cassée, une manche, une poche, un coté de peignoir, puis tout le peignoir pendu à la porte, vide grotesque dans son attitude de désincarné, dans sa taille trop grande, sans épaule pour lui donner de la forme. Le carrelage continu, s’obstine à être la continuité de ce qu’il était avant la porte qu’il a dépassé, il s’arrête dans un angle de la pièce pour un mur de brique chaude auquel est suspendu le dessin d’un dieu hindou sur son char ailé, un oiseau fabuleux entre le cygne et l’aigle. Une chaise en métal comme celle que l’on trouve d’habitude dans les jardins, verte et vide, une gardienne des lieus, intransigeante. Un brasero et sa flamme derrière la vitre, dans son foyer. Au-dessus une serviette sèche, une moitié plus rigide et l’autre qui pend plus lourde. Une courbe parfaite en émail de couleur sable glisse, porte une fine ligne de lumière plus forte à cette endroit car cette forme oblongue capte mieux le rayon venu d’un peu en hauteur sur la droite, c’est une baignoire généreuse et son pommeau de douche large fixé au mur, mur blanc carrelé dans l’ombre sous une petite fenêtre ronde lumineuse, aveuglante. Le bord brillant du miroir qui ramasse toute la lumière dans des reflets bleus verts et argents, sa surface polie au-dessus du robinet. Une goutte chute. Une autre se forme comme une perle avec sa tache ronde de lumière, minuscule, gonfle et chute à son tour dans la vasque. Une trace de son parcours dans la mémoire. Le savon odorant, la boite en porcelaine, les jupons et le dos corseté de la robe à lanière de la danseuse-couvercle se reflètent dans le miroir, juste en dessous du petit brasero et sa serviette, sur fond de brique rouge. L’autre bord du miroir, sombre, une ligne noire d’ombre sur le carrelage bleu et blanc dont les joints se dirigent lentement vers l’ancré de la porte — maintenant légèrement ouverte. Le porte-peignoir est vide. Juste un crochet et sa boule pour en adoucir la forme. Le carrelage, le carrelage blanc, bleu, blanc, bleu, le doux son de l’eau qui coule, se déverse discrètement en pluie fine contrastant avec le bruit plus lourd de la chute d’une goutte qui vient en interrompre le prolongement sonore. L’angle entre carrelage et brique chaude. Arjuna sur son char ailé sur papier de chine sourit de son agilité à conduire sa monture fabuleuse, la brique jaune du mur est chaude. Sur la chaise un morceau de tissu en éponge dont une manche repliée sur elle même rappelle le peignoir, et c’est le peignoir. Dans une position lascive, semble glisser depuis un torse plat sur des genoux de métal maigres. Le brasero est comme un chien à quatre pattes, la gueule en feu sous la serviette qui s’est très peu redressée — mais quand même un peu ? L’arrondi de la baignoire et son fil de lumière, la douce courbe d’émail remonte puis continue, l’arrondi d’une fesse de chair ferme, une hanche saillante, un ventre au-dessus d’un pénis généreux. Le chant d’un mantra aux voyelles longues sur le rythme de la pluie de douche coulant d’une chevelure ruisselante sur une épaule juste devant la petite fenêtre ronde très lumineuse absorbant toute matière par contre-jour. Les consonnes courbes du mantra étirent les voyelles. Le côté lumineux du miroir et son teint qui s’opacifie. Pose discrète de buée, nuageuse s’élève au creux d’une petite montagne sombre à quatre pattes, dégouline le long du dos corseté de la danseuse de porcelaine, le savon fond et le bouquet de brosse à dent ne bouge pas. Le robinet humide perle sa goutte au dessus de la vasque patiente. Le carrelage au bleu plus clair jusqu’à la porte entrouverte tenant son crochet adouci, plus tendre dans le bois que dans le carrelage aux lignes droites interrompues par la douceur chaude d’une brique jaune. Arjuna encadré triomphant sur sa monture s’alangui au son de l’eau et du mantra. Des effluves de savon parfumées, le brasero fume et la serviette est retombée sous le nuage de buée. La forme oblongue de l’émail, la ligne d’émail lumineuse puis de chair. Une colonne vertébrale jusqu’à la nuque rivière de l’entrée de la tête jusqu’aux fesses accueillantes. Deux cuisses descendent derrière l’émail, carrelage sous la petite fenêtre ronde, diffuse, lumière, tamise au milieu de vapeur, fumée. Sur la paroi du miroir au reflet disparu, une ombre. Le mantra du matin raisonne. Bruit de la goutte chutée. Robinet moite et perlé de buée, les brosses à dent dans le gobelet ne bougent pas. Le carrelage s’oriente, des parallèles suintantes s’effacent au coin de la porte maintenant fermée à double-tour, la clé a tourné lentement dans sa serrure deux fois. Le crochet suspendu au linteau. Le carrelage, l’angle frontière, la brique passe sous la divinité hindou assise sur son oiseau fabuleux, le regard fixe vers l’horizon — qui vient vers elle ? Le brasero fume et sa flamme vive consume lentement quelques petits rondins de bois rouges. La ligne de la baignoire, sa descente en profondeur vers le fond, l’homme nu sous la pluie fine de la douche se laisse couler dans le son du mantra qu’il chante, son corps d’eau et de vapeur, posé là depuis les prémices de l’aube, le pommeau large. Le carrelage, la fenêtre ronde qui ne diffuse plus qu’un cercle immense de lumière étalée jusqu’au confins du territoire rectangulaire du miroir qui tente de réfléchir mais se fond dans le décor comme simple cadre d’images brumeuses. La danseuse et le bouquet de brosses à dent. A côté du savon dégageant une odeur de plus en plus forte, carrelée. La porte en bois fermée à clé, et le crochet à pointe à boule de porcelaine douce et blanche sans rien tenir par le col, une goutte d’eau descend et glisse sur le carrelage dessine un chemin au milieu de paysages d’encre chinoise entre le blanc et le bleu ensoleillé de brique jaune plus foncés après l’horizon de l’arête du mur. Dans son cadre Arjuna assis sur sa monture se fige dans les traits noirs sur papier de riz destinés à être un jour un tatouage sur peau pour pouvoir se mouvoir. Le brasero chauffe deux serviettes de plus en plus humides sur le mur. La ligne de la baignoire rampe caressée du regard. Raie de lumière bleuté, s’étale, se pose sur le corps de l’homme en face, nu, la pluie de douche chaude aux nuages lents vers la fenêtre ronde, lumineuse, hublotante, calque de lumière sur un miroir sans teint aux reflets aplats. Un bouquet de brosses à dent seul devant la danseuse qui ne peut jamais le saisir dans sa souplesse figée de porcelaine. Les lignes de moins en moins précises du carrelage. Le passage de la porte, quelques ombres. Mantra de voyelles circule avec l’odeur du savon, pénètre les régions hautes du système nerveux central, l’olfactif rencontre des sonorités intérieures, Arjuna veille sur son cygne-souffle, Soham, Hamsa, Hamsa, Soham. Le feu lent sur la ligne claire et coulissante de l’émail jusqu’à la peau entre les deux omoplates sous la pluie de douche métronome. Fenêtre ronde, lumineux projecteur du spectacle d’une danseuse qui ne peut plus se contempler dans le miroir éteint devant un bouquet de brosse à dent en plastique, quand le carrelage étale les ombres légèrement mouvantes projetées par le brasero au point de penser que la porte close prend feu que son porte manteau se redresse, la céramique sur la brique jaune d’or et les ailes d’Arjuna, les flammes montent dans le brasero, la baignoire porte l’homme nu, un index sur la poitrine, une main devant le pénis, sous une cascade lente et sonore, le pommeau de la douche à côté de la petite fenêtre ronde diffuse — Miroir, miroir.

Romain Bert Varlez
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50 | The Sound of Islay


C’est un petit ferry. Au milieu un escalier monte vers un endroit sombre et interdit au public. Le sol est en lino imitation bois, usé aux endroits de passage, sous les tables et les sièges tous vissés sur de lourdes plaques métalliques elles-mêmes fixées dans ce faux bois. Derrière l’escalier, le comptoir de la cafeteria, bacs en inox protégés par une plaque de plexi arrondie vers le haut. Par endroits, elle reflète la lumière des néons du plafond. Œufs au plat, œufs brouillés, un peu secs d’après leur surface mat, haricots, champignons, demi-tomates plus roses que rouges, bacon bien grillé, saucisses elles aussi un peu sèches et comme on est dans les Hébrides « Black pudding », grosses tranches de ce qu’on peut traduire approximativement par boudin grillé, de chez MacLeod of Stornoway précise fièrement la petite pancarte blanche posée devant le bac rempli des épaisses portions noires. Dans le mur à l’arrière, un trou hygiéniquement souligné d’inox pour faire passer les plats à réchauffer, voire à cuire. Mais le matin, c’est breakfast ou rien. À côté, deux grands bacs avec de grandes tranches de pain de mie, un grille-pain industriel et une cuisinière solide avec son tablier à frou-frous, sa charlotte d’uniforme sur ses cheveux châtains à bouclettes synthétiques et son ennui, son usure qui lui abrase le sourire professionnel et automatique. Elle attend qu’on lui dise ce qu’on veut comme pain, complet ou blanc ? « brühn or ouit ? » pour les toasts avant d’annoncer le prix à payer et d’ouvrir le tiroir-caisse dans un bruit trainant de ressort en route pour la retraite. À côté d’elle un morceau de comptoir pivotant donne accès à son royaume et derrière, à la cuisine par une porte qui nous surveille d’un œil rond. Vitrine réfrigérée pour les non-buveurs de café et des tables pour poser son plateau avant de se glisser sur une des quatre chaises en plastique vissées au sol, tout comme la table, comme tout le mobilier. Ici rien de mobile, tout est fixé, vissé aux parois ou au sol. Les deux pieds de la table sont des poteaux métalliques soudés sur des plaques carrées fixées au sol et le plateau blanc est entouré d’un rebord en bois pour retenir tout ce qui pourrait glisser et tomber en cas de mouvement trop brusque ou trop important du bateau. Tout est prévu, et on imagine aisément une mer moins docile que celle d’aujourd’hui avec les assiettes et les plateaux qui vont d’un côté à l’autre des très rares tables occupées, avec à chaque arrêt, de chaque côté de la table un « poc », et entre les deux un glissement dont le son plus ou moins grave donne une indication sur la hauteur et l’amplitude des vagues. Dans les coins, les baguettes verticales sont coupées pour permettre de nettoyer correctement les surfaces, d’en récupérer toutes les miettes et autres restes de repas tombés hors des plateaux. Les tables du milieu de la pièce ont quatre places, mais sur les côtés vitrés elles n’en ont que deux, collées à la cloison, ce qui permet d’économiser une baguette en bois sur les quatre nécessaires pour les tables dont tous les côtés sont accessibles. Les fenêtres ne s’ouvrent pas. Carreaux épais sertis dans du métal maintes et maintes fois repeint en blanc. L’empilement des couches de peinture donne une texture unique à l’encadrement des fenêtres arrondi dans les coins pour laisser le moins possible d’opportunités à la rouille pour s’installer, se développer et grignoter le bateau. La vitre est épaisse. Le verre lui-même est épais, mais la couche de sel à l’extérieur, poisseuse et translucide, est, elle aussi suffisamment présente pour troubler la vue. En plus de l’aspect poisseux des carreaux, à certains endroits, la peinture blanche a débordé au-delà du scotch de protection, le sel a cristallisé rendant la vitre opaque et à d’autres endroits, ce sont les gouttes d’eau qui empêchent de voir clairement tous les détails. Le soleil se lève, mais doucement. Il faut bien regarder dehors, longtemps, pour pouvoir, avec les mouvements du bateau, reconstituer le paysage qui nous est donné avec des trous, des zones d’ombre à compléter pour avoir en entier les îles rases ou juste vallonnées de quelques collines qui passent doucement du gris au vert-de-gris ou au brun automne avec le soleil qui se lève. L’eau est sombre, elle n’a pas encore de couleur, elle se contente de souligner d’un fin liseré blanc les cailloux qui passent près de la coque. Après les fenêtres, une cloison revient vers le centre du bateau avec un cadre en bois vissé solidement qui fait l’éloge de la compagnie, la Caledonian MacBrayne, Cal Mac pour le raccourci. Le bateau a fière allure sur l’affiche, peinture neuve, soleil couchant, lumière douce, eau calme, coque bleu sombre, nom de la compagnie écrit en blanc et en gros, blanc pour tout ce qui est au-dessus du pont sauf les cheminées rouges avec logo, lion ou dragon rouge dans un disque jaune, chapeau noir et le mât pour projecteurs, antennes et instruments, jaune lui aussi. C’est le « Hebridean Isles », même bateau dehors et dedans. Le palier qu’on voit ensuite collectionne les panneaux pour diriger les passagers : toilettes, pont voiture, staff only et autres. Cafeteria, on y est. La table de quatre suivante est occupée par quatre personnes. Des ouvriers. Jeunes et solides. Grosses chaussures, pantalons à poches avec mètre et crayon plat et rouge, pointe grossièrement dénudée au couteau. Tous le même pull bleu à capuche, mais veste personnalisée par-dessus. Épaisse, étanche, doublée en fourrure synthétique bleue ou rouge ou beige, avec capuche et poches bien remplies. Chacun sa couleur, son style, du moment qu’on peut s’y réfugier pour grappiller un peu de chaleur, plonger les mains dans les poches et caler la tête dans le col remonté ou la capuche. Sur la table d’à côté, ils ont déposé sacs à dos et vestes. Leurs quatre plateaux sont calés par les rebords de la table. Ils sont silencieux. Leurs yeux sont vides, ils se sont vidés dans les larges poches juste en-dessous, bouffies, remplies de manque de sommeil. Et d’ennui. Chacun est dans son monde sur son téléphone portable, parfois une remarque est lancée sans véritable adresse, rattrapée par personne, juste accueillie d’un grognement pour dire la communauté. Parfois. Pour tous, c’est café, parfois gâteaux, parfois jus de fruits, mais le « full scottish breakfast », ce n’est que pour un seul d’entre eux, celui qui a posé le téléphone pour regarder l’écran tout en mangeant. Il porte à sa bouche la fourchette doucement, pour avoir le temps d’ajuster la trajectoire sans quitter sa vidéo des yeux. Pour l’œuf, c’est compliqué, mais avec les haricots, il s’en sort plutôt bien. Pas une goutte de sauce à côté, il maitrise. Mieux que moi, assis côté fenêtre, seul sur une table de deux. Transporter un plateau chargé, de la main gauche, même calé à droite par mon moignon, est un exercice périlleux quand le bateau quitte le port. Première flaque de café. Et maintenant c’est le paysage qui m’absorbe et disperse les haricots. Passage entre deux îles, soleil levant, nuages timides qui rosissent de se voir déjà en pleine lumière. La mer, en spectateur, au chaud, devant une assiette remplie et non face à un poisson à vider, ou un filet à remonter, mes mondes se mélangent, d’hier et d’aujourd’hui. Le ferry vient de s’engager entre les deux îles. Islay d’un côté, Jura de l’autre. Il suffit de tourner la tête. Un petit phare trace ses derniers traits clairs sur les eaux sombres, régulier jusque dans ses longues pauses. Juste un bref éclat toutes les 10 secondes que je compte machinalement dans ma tête, sans même me rendre compte de ce que je fais. Réflexe. Résidu de mon ancienne vie de marin pour qui les phares, ça compte. C’est un petit phare, pas un phare du large, pour atterrir, c’est un phare entre deux îles pour baliser le passage, posé sur une falaise et entouré de murets peints en blanc, comme lui, qui se détachent, qui brillent presque dans le jour pas encore complètement levé. Encore un phare construit par les Stevenson, la famille de Robert Louis. Encore un. Les Stevenson, constructeurs de phares. Lumière rouge et blanche pour celui-là normalement, mais avec le ferry, on ne verra que le blanc. De dix secondes en dix secondes, le petit phare passe de fenêtre en fenêtre avant de disparaitre derrière la cloison. À l’opposé, de l’autre côté de la vitre, on commence à distinguer quelques bâtiments. Murs blancs, toits noirs, bateau bleu à quai, celui qui fait la liaison avec l’île d’en face, et un long quai en béton avec une passerelle qui s’abaisse pour laisser descendre les voitures du ferry. Le bateau ralenti, la dame de la cafeteria baisse son rideau grillagé accroché au plafond, les ouvriers de la table de quatre ont ramené leurs plateaux et enfilé leurs vestes, ils plaisantent, se bousculent, je ne comprends pas ce qu’ils se disent. C’est du gaélique ou tout au moins un mélange, sans oublier l’accent. On arrive. Mouvement sec du bateau qui touche le quai, je ne me suis pas laissé surprendre. Habitude.

Codicille : entre travail en cours et atelier, je n’ai pas su choisir… Donc retour du personnage né dans l’atelier « outils du roman », Blaise, ancien marin qui a perdu sa main droite sur un bateau de pêche. La recherche d’un remplaçant pour son avenir perdu l’emmène en voyage, aujourd’hui l’Écosse… Peut-être bien que moi aussi, ces derniers temps, le passeport me démange. Vais relire Stevenson.
Juliette Derimay
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Mes yeux presque fermés laissaient passer une image dissoute sans relief mais lumineuse par les aplats de peinture jaune au blanc de plomb qui lissaient les quatre murs de la chambre où je me reposais enfant, l’après-midi, deux heures ou plus. La sieste m’invitait dans ses draps captifs, mais un peu avant, la chambre m’appartenait tout entière, sans surveillance, sans regard adulte. Je restais les yeux grands ouverts à se mouiller sur la surface huileuse des murs qui suintaient des formes projetées s’étirant doucement depuis la source des persiennes, sur tout un mur et un peu sur celui adjacent, me donnant à voir d’infimes variations d’intensité et de longueur qui finissaient par me draper dans un demi-sommeil. Je goûtais l’expérience par pure plaisir optique d’observer la lumière qui s’écrase et ondoie sur les murs avec la même clarté que le soleil, et qui s’estompe à l’éloignement de la fenêtre, révélant les anfractuosités minimes des grandes surfaces lisses qui me gardaient. Je restais longtemps à contempler la trame de ces large aplats sur lesquels je projetais des saynètes des contes où les génies jaillissent des lampes, et les pantins en bois se métamorphosent en petits garçons. Quand mes yeux fatigués cherchaient au delà des quatre murs, mon corps glissait sur des plages inhospitalières et cherchait refuge dans une grotte sous-marine. Et au fond aquatique de mes rêves récurrents, l’air souvent me manquait. Je quittais alors cette cavité des origines vers la surface à la recherche de l’air vital, traversant longtemps l’instant de ces formes liquides où des rais de lumière scintillaient sur mes paupières, le front moite, tirant ma couverture vers la surface d’écume épaisse, je me réveillais, rêvant de reprendre mon souffle. Je regardais le dehors les yeux mi-clos dans le désir d’être encore un peu seul. Je sentais la chaleur de mon corps piégée entre deux épaisseurs fines de coton doux. Les murs dormaient, absorbés par la peau sombre de leurs songes saturniens. La porte émettait un cheveu de lumière qui brossait les petits carreaux par terre, et accrochait au plafond des lézardes éphémères. Je pouvais les compter. En revenant vers la fenêtre mes yeux croisaient le grand pan de mur graisseux où les ondes lumineuses de la lampe à sodium du réverbère ricochaient en perdant d’intensité ; tâches beurre, touches d’ocre foncé, large surface poil de chameau. Le volume des bruits extérieurs augmentait, ronronnement des moteur du traffic de fin de journée qui cognait sourd à la fenêtre. Je tournais tout mon corps, au ralenti, un pied, une jambe, le bassin, frottements, et doucement, l’épaule, le bras, la main, puis la tête, sans à-coups, pour finalement atteindre la porte après avoir scruté, dans la position de départ, la fenêtre, sans qu’aucun regard puisse me deviner éveillé.

Michaël Saludo
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52 | Les montagnes brûlent, elle dit


Un salon. Ou une salle à manger. On ne sait pas. Un carillon. Des bouts d’instruments de musique. Une horloge ronde accrochée au mur blanc. Il est vingt-heures dix. Ou huit heures dix. Ou on ne sait pas. Une lampe. Une plume semble en sortir. Du métal. Du verre. Une lampe électrique posée sur un piano noir, sur la gauche. On voit son ombre obscurcissant une partie du mur blanc. À l’avant plan, une femme parle, les yeux mi-clos. Elle porte un chandail noir comme ses cheveux. Vert, elle dit. Bleu, elle dit. Jaune, elle dit. Une calebasse en verre et sa paille métallique. Par la fenêtre, le monde qui se fissure, on ne sait pas. Par la fenêtre, tout un monde ni blanc, ni noir. La calebasse est trop petite pour que son ombre soit projetée sur le mur blanc. La femme parle encore, un téléphone à la main. La lumière, elle dit. Se fragmente, elle dit. Sur mille marches, elle dit. La lampe électrique a la forme d’une fleur. On distingue des bouteilles et des petits objets en verre dans une valise entrouverte. L’horloge s’accroche de toutes ses forces au mur blanc immaculé. Un étui à guitare en simili cuir dans le coin de la pièce au carillon immobile, attendant un vent qui ne viendra pas. C’est dans la salle à manger. Ou le salon. On ne sait rien. Rien, rien, on ne sait rien de ce salon, de cette cave ou de cette salle à manger. Le carillon fait grise mine, le tambourin reflète la lumière. La petite horloge est tout ce qui tient le mur. La plume prend la lumière des lampes électriques qui fleurissent partout dans la pièce. Le métal nargue le verre qui nargue le métal qui nargue le monde entier. Le piano à la flemme et les touches se pensent plus blanches que le mur. La femme toujours debout, parlant. Les hommes tristes du sud, elle dit. Comme un tango, elle dit. Un jour de pluie, elle dit. La calebasse ressasse ses souvenirs de maté. La fenêtre offre le spectacle du monde en lambeaux. Oui, la fenêtre donne à voir des paysages de tissus qui s’effilochent. La bombilla est droite, fière et inflexible comme la femme à l’avant-plan. Parlant toujours. Encore et encore. Parlant contre le temps, contre la mort, contre la médiocrité. Despierto con el sabor de la sal, elle dit. Y el mar, elle dit. Es todo lo que conozco, elle dit. On ne sait pas si le piano a bu mais il a les poumons noirs, les souvenirs d’usine et l’orgueil de ceux et celles qui savent leur propre beauté. Le métal métalle et le verre verre. Les lampes fleurissent sous l’action de l’électro-synthèse et rafraichissent le mur blanc qui se cramponne à l’horloge comme la flamme d’une bougie quand il ne reste qu’une goutte de cire. La plume rêve d’encre noire et de best-seller. Les instruments de musique souffrent du syndrome du membre fantôme et le carillon ne sait plus qui il est. On ne sait rien. Salle à manger ou salon, peu importe. Le monde est en morceaux. Alors, dansons.

Jérémie Tholomé
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53 | Aller-retour


Lili s’est levée de sa chaise, est-ce que je lui ai dit quelque chose qui lui a déplu ? Ou bien elle a voulu aller danser elle n’a peut-être pas pensé que cela me vexerait d’être laissé en plan, seul, devant sa chaise, que je contemple maintenant, inerte, vide et rouge. La musique fait vibrer quelques canettes de bière vides sur la table de la cuisine, je suis debout, immobile, je sens un corps me frôler, j’entends la voix de Lili qui dit : "Pardon" oh pas trop pour me demander de l’excuser, je suis debout le dos contre le chambranle de la porte, elle veut juste passer dans le salon, elle laisse traîner la dernier syllable : "Pardoooon". Hors de mes yeux, va va Lili, je suis peut-être trop fatigué ou c’est que j’ai trop fumé, je ferme les yeux et j’étire mon cou pour faire rouler ma tête de droite à gauche, mon corps à la recherche d’équilibre. Les verres tintent entre les corps qui se croisent qui se côtoient sans se connaître. Bonne année ! C’était il y a un certain temps déjà. Je porte la bouteille de bière que j’ai en main vers mes lèvres. Alors que je lève mon bras, que ma tête se soulève petit à petit, mon regard flotte et se pose vers la droite attiré par les gestes saccadés de deux filles de dos, deux copines de Corinne - la copine de Lili - la coloc de Valérie - c’est elle qui invite - mon regard se faufile entre les cheveux qui bougent, une barrette qui tremble au rythme d’un corps pris par le rire, derrière elles clignote une lumière orangée c’est l’horloge d’un four, il est 2h32, la cuisine brûle de l’énergie de ces corps debouts et de ces paroles essentielles et déjà oubliées. Étienne passe devant l’horloge et me la cache, il s’arrête, pose la canette qu’il tenait dans sa main et repart rapidement, en sautant presque en l’air entre les pieds des invités, il tournicote pour rejoindre la piste de danse, lui aussi, ou va savoir, il ne s’appelle pas Étienne ? Il a une bonne tête à prénom commun, il est grand et son pull trop long et sans forme avec des rayures horizontales aux couleurs délavées, sur le côté de son pantalon, une chaîne en argent accrochée à sa hanche qui pendouille trop bas sous son genou pour se relever avec grâce et achever sa course dans une poche baillante d’un jean à trous Étienne ou pas Étienne se faufile entre la table et quelques couples qui bavardent, il s’approche de moi, passe le seuil, je n’ose le suivre du regard trop directement, s’il me prenait pour un maniaque, qu’est-ce qu’il va penser, il est sûrement tout à fait normal il va bouger son corps pour son plaisir, tout simplement, une musique envahit tout l’espace, au rythme cadencé des bafles du salon, quelqu’un a monté le son, les basses frappent à l’estomac, des cris de joie, alors que je voudrais fermer les yeux et me laisser emporter par la vague d’alégresse générale, sentir dans la bouteille que je tiens en main, par mes ongles, les vibrations de la musique, pendant ce temps, quelqu’un en profite pour me glisser un mot à l’oreille droite, inaudible, je reconnais Olivier, qui revient à la cuisine, il a l’air énervé, pour quelqu’un qui m’a demandé de l’accompagner ici, soit-disant pour que je puisse m’amuser, je suis de nouveau étonné par l’obscurité de cette pièce, le corps d’Olivier éclipse ce qui se passe devant moi, un trait de lumière revient, c’est le pull d’Étienne, son pull en acrylique aux poils hérissés qui commence à flotter dans les lumières de la piste de danse improvisée, la densité de ces corps m’effraie me paralyse jamais jamais je n’irai danser, d’autres font comme moi je le vois, appuyés aux rares murs libres ou debouts dans le fond de la pièce devant un canapé squatté, comme des parieurs autour d’un combat de coqs, ils entourent les danseurs aux déhanchés saccadés et solitaires. J’en profite pour laisser couler doucement une gorgée de bière dans ma bouche. Au travers du verre vert de la bouteille je perçois une image transformée de Christophe, plus loin, qui devise avec Virgile en regardant les corps s’ébrouer, percés de lumières, ils parlent sérieusement, ils doivent discuter de cet épisode qui agite les discussions de notre groupe facebook, Virgile a été engagé dans une librairie, certains disent que c’est à la simple vue de son patronyme, en tout cas, en quelques jours, il était viré, il dormait dans la cave du magasin, les clients entraient dans la boutique ne trouvaient personne et se servaient. Je l’imagine d’ici raconter une histoire, peut-être que Christophe va tenter sa chance maintenant que le poste est libre, qui ne tente rien n’a rien, une bonne idée je trouve la vérité tu ne crois pas ? Je ne sais pas de quoi ils parlent un mec se poste devant Virgile et lui ébourriffe les cheveux, Christophe tourne les talons et part vers le buffet plaqué contre le mur tout à droite, il fait de grand pas précautionneux pour ne heurter personne, il arrive devant le buffet, vide de la nourriture, jonché de gobelets à l’horizontal, Christophe en redresse un premier puis un second puis un troisième, doucement, il essaie de dénouer son esprit en s’occupant à ranger, dirait-on, je bois une petite gorgée à sa santé en le regardant, il tend la main pour attraper une bouteille de Perrier mais il est devancé, Lili, tiens la revoilà, elle s’en est déjà saisie de la bouteille, elle dévisse le bouchon, le retire de sa main gauche et le pose sur la table, dans le cendrier, improvisé, fait peut-être d’une boite de camembert et de reste de nourriture gâchée, dirait-on de loin, tout est si flou, Lili tourne son corps vers Étienne qui est derrière elle, puis son buste s’arrête de tourner pendant que sa tête continue de sa révolution, elle sourit vers celui qui la suit, d’un magnifique effet ralenti et ses cheveux viennent doucement se poser sur son épaule dénudée pour entourer une bretelle de soutien-gorge. Lili remplit le verre qu’Étienne tient dans sa main gauche puis elle remplit le verre qu’il a dans son autre main, Lili tord son bras vers l’arrière pour reposer acrobatiquement la bouteille, sans même se retourner. Sans même que personne ne semble y prêter attention, Christophe s’en saisit et la soulève dans la lumière d’un petit spot électrique. Vide. Plus rien à boire (moi non plus je n’ai plus rien à boire) Il l’a reposé d’un air dépité (j’agite machinalement ma bouteille pour jauger des quelques gouttes qui me restent et fais couler ces dernières gouttes dans mon gosier) et part de l’autre côté de la pièce son gobelet vide à la main, il commence à faire le tour du salon dans l’autre sens, il passe en se contortionnant avec délicatesse dans le dos de Virgile (toujours tourné vers les danseurs qu’il commente de quelques paroles que j’imagine moqueuses, sans se cacher), Christophe fait de grands pas entre les jambes qui sortent immobiles du canapé, son pied gauche glisse un peu, il n’est pas loin de tomber sur une jeune fille avachie là, il s’est rattrapé d’une main sur le mur, son gobelet est broyé, voilà qu’un gars assis près de la jeune fille s’éjecte d’un bond du canapé, il commence maintenant à projeter fortement les deux mains sur le torse de Christophe, celui-ci, encore en déséquilibre sur un seul pied, bascule brusquement vers arrière, là où se trouve Virgile de dos, qui est d’un coup projeté vers la piste de danse, Virgile bascule le torse en avant, se plie en deux, agite les bras devant lui avec des mouvements de moulinet dignes d’un film de dessin animé et dans son élan veut s’accrocher à la jupe d’hiver d’une fille enceinte en train de danser. La fille saute en arrière pour l’éviter, et voilà que Virgile se retrouve à terre et qu’il reçoit Christophe sur le dos. Des cris des exclamations. Je regarde les danseurs, s’assembler, rire, crier, se resserer, lever les bras vers le plafond pour éviter de se cogner, ils tournent les uns vers les autres et forment un cercle resserré autour des deux corps roulés par terre, ils sautent en rythme en levant une main en l’air puis l’autre, go ahead, go ahead, (je pose mes deux mains sur ma bouteille vide que je colle contre mon ventre) si ça continue les flics vont débarquer, personne ne les entendra sonner, ils vont forcer la porte et tous nous arrêter, les voisins vont nous regarder, par la fenêtre, et nous jeter des coquilles d’huîtres et des morceaux de dinde, enfin ils vont surtout regarder Valérie, et Lili, mais où elle est passée ? Lili est devant moi, maintenant, elle a fait pharmacie, elle a traversé le seuil de la cuisine, elle passe devant moi d’un pas nerveux, elle est suivie de son grand dadet de Guillaume, ou peut-être est-ce Étienne, il va jouer la situation, il va lui suivre partout et dire oui à tout, histoire éternelle, je ne sais pas où ça va le mener, au moins une soirée, pas bien loin mais pour un début d’année, pourquoi pas et pour elle aussi, d’ailleurs Lili tire un tiroir sous le four et en sort une petite boite, peut-être des pansements, ele referme le tiroir et se tourne vers le lavabo à sa gauche, là où est appuyé Olivier, elle ouvre les portes du placard sous le lavabo elle s’accroupie complètement en équilibre sur ses talons hauts en espadrille, roses jaunes et vertes, allonge la main et sors une serpillière, qu’elle tend à son amoureux, son futur ex, celui qu’elle va un jour oublier, ou peut-être marier - puis elle désigne de la main gauche le coin de la pièce, derrière la table, derrière la chaise rouge, posé contre un mur, le balai.

Gabriel Kastenbaum
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Ce jour-là, je suis au Cateau-Cambrésis, au musée Matisse. Je me demande laquelle de toutes les œuvres présentes dans cette pièce est la plus précieuse. La plus belle. La plus importante. Est-ce la sculpture d’Ubu, par Miro ? Quelle liberté, quelle fantaisie ! Ou bien le portrait de Tériade par Giacometti ? Quelle amitié, quelle présence ! Ce peut également être la toile de Picasso… Quels yeux ! Quelle chevelure ! Celle de Chagall… Quelle tendresse, Quel parfum ! Ou bien l’un des tableaux de Fernand Léger… Quel rêve ! Quelle âme ! Les œuvres de Matisse ? Quelle finesse, quelle pureté ! Je n’arrive pas à déterminer lequel de ces chefs-d’œuvre est le plus beau. Alors je fais un deuxième tour de la pièce. Et je me dis, c’est le Chagall. Ce bleu magnifique… Oui… Et ma fille traîne, alors j’ai le temps de faire un troisième tour de la pièce. Je m’arrête devant le Chagall, pour m’en remplir les yeux. Oui, c’est vraiment… Mais ma fille entre dans la pièce. Sarah. Mon enfant. Tu es une œuvre. La plus précieuse. La plus belle. La plus importante. Un chef-d’œuvre. Quelle liberté, quelle fantaisie ! Quelle amitié, quelle présence ! Quels yeux ! Quelle chevelure ! Quelle tendresse, Quel parfum ! Quel rêve ! Quelle âme ! Quelle finesse ! quelle pureté ! Nous sortons du musée. Je m’étonne qu’aucune alarme ne retentisse. Je donne la main à ma Joconde.

Franck Dumoulin
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Une porte mi-bois mi-verre à deux battants. 80 maxi d’ouverture pour peu qu’on actionne la tige métallique qui cloue le vantail gauche au sol. Une porte d’entrée qui n’a rien d’une porte d’entrée. Pas d’entrée. Pas de sas. Pas d’espace perdu ou à perdre. On entre de plein pied dans la cuisine. La seule pièce du rez. La serpillère à l’odeur de javel au bas du vantail fixe, peut-être, fait sas entre dehors et dedans. Entre ruelle et cuisine. Entre village et intime. On y frotte ses semelles sales. On s’y débarrasse du dehors, de la terre, des chemins, de la vase de la cale. Une porte d’entrée sans entrée, fendue en deux dans le sens de la hauteur, fendue en deux fois deux dans sa largeur. La partie amovible de 60 de large oblige certaines de la famille à passer de biais. Quand on part, on tire les contrevents. On n’appelle pas les volets des volets, on les appelle contrevents même s’il n’y a pas un brin de vent, jamais, ni dans la ruelle, ni dans le village. Les contrevents sont tirés contre les voleurs. Même si on n’est pas bien riches, on les tire après le tour de clé. Aujourd’hui y a du monde à l’intérieur. Les contrevents sont ouverts. On est dehors. On reste un peu, là. On attend. La main sur la poignée. On écoute le dedans qui filtre par la vitre fine, retenue par un mastic gris clair écaillé par endroits, craquelés à force d’étés. Sur le verre le pinceau a débordé. A y regarder de plus près, la peinture se fait la malle un peu partout elle aussi. La faute au temps et au sud qui cogne dur. La main sur la poignée, l’œil glisse à l’intérieur, le long, entre le voilage blanc et l’encadrement en bois. Une frange, une meurtrière par où couler jusqu’au-dedans. Regard bloqué à 90°, la pièce est trop petite pour accueillir un 180°. Pièce unique où se concentre toute la vie. Plus de 70 ans que rien n’a changé. Le papier peint si, parfois et la couleur du soubassement mural qui fait le tour. Un contreplaqué avec des trous dans l’enfance, beige puis saumon puis blanc, devenu lambris en pin, même hauteur, naturel, puis vernis, puis lasuré merisier pour s’assortir au bahut. Le long un chien couché, un épagneul breton, chien de plume, feu et blanc, chien de chasse, aime le fusil, tantôt Cannelle, Max puis Whisky. Le passage du contreplaqué au lambris, la faute à Max et aux drôles qui passent sans faire attention à rien. Max a ravagé la porte qui fait face à la porte d’entrée. Cette porte en face donne sur un sas qui jouxte et jointe la cuisine à l’escalier, au téléphone à cadran, au débarras à droite et au garage à gauche. Le garage où il y a la gamelle de Max. Le garage où l’on serre les vélos, la mobylette du grand-père et le bois pour l’hiver. Ici on dit serrer pas ranger. Peut-être le manque de place a gagné le langage. Le garage, en terre battue, cimenté depuis, c’est là qu’on cuisine. Le frigo, la machine à laver, la cuisinière à gaz. Le tout surélevé, posé sur des palettes. Pas qu’on soit grands dans la famille, mais une inondation un jour de gros temps. On n’est pas riches, on surélève, on ne sait jamais, si le fleuve déborde, ou la tempête Gloria débarque. Max ne tient pas en place, couche la nuit au pied de l’escalier, dans ce hors champ, hors vue, derrière la porte close, ou près de la serpillère de l’entrée le jour, mange dans le garage, entre et sort, ouvre à renfort de griffes les portes, ne supporte pas l’exiguïté de la cuisine, se trouve toujours dans les jambes. Max est fait pour les grands espaces, il saigne les murs et les poignées des deux portes qui se font face. Max et les autres sont morts. Il reste bien un chat pour trainer près de la serpillère à l’odeur de javel, au pied du vantail gauche. On l’appelle le chat vert, il n’est pas vert du tout. Il est couleur chat de gouttières, rayé. C’est la petite dernière qui lui a donné ce nom. Sur le mur entre porte à porte, au-dessus du soubassement devenu blanc pour donner une sensation d’espace dans ce huis clos familial, la télévision. Tube cathodique ou écran plat, placé sur une tablette fixée à 150 du sol, tout le monde se cogne dedans, sauf les drôles, la drôlesse et le chien. Au milieu la table, en bois, massif, du merisier, recouverte d’une toile cirée épaisse. On a entre 5 et 12 ans, on s’assoit au bout de la table dans la largeur, les yeux au ras du dessin animé, on y tient à trois, la tête un peu renversée en arrière pour mieux voir, les six jambes se balancent, en douce des petits coups de pied. Ça râle. Ça fait des bruits de succion l’été, les cuisses collent à la toile cirée. Fruits, légumes, moulins à café. Ce n’est pas une toile qui raconte des histoires, elle n’essaie pas de faire croire qu’on est ailleurs que dans une cuisine. Et même si on dit la cuisine, ce n’est pas une cuisine, on y fait tout, le tricot, les devoirs, la soupe, les petits chevaux, les mots croisés, germer l’avocat avec des cure-dents, caresser le chien, se disputer comme des chiffonniers. A l’heure du feuilleton, on déplie le pliant de la grand-mère qu’on cale devant l’évier et sous la fenêtre le long de la table. On appelle ça le fauteuil. C’est plus confortable que les chaises en bois. On appelle ça la cuisine parce qu’il y a l’évier et le poêle. C’est aussi là qu’on vit. C’est tour à tour la cantine, la salle de jeu, l’infirmerie, le salon de coiffure, la blanchisserie, le café des mémés, c’est l’unique pièce, c’est l’endroit du collectif. C’est 15 mètres carrés. On y fait tout dans la cuisine, sauf la cuisine qu’on fait dans le garage.

Codicille : Ce deuxième jet pourrait se déplier encore et encore, le mouvement de caméra n’est pas fini, le poêle à bois que la grand-mère fourbit avec du papier journal, le buffet, les cuivres, les portraits des arrière-grands-parents, le carrelage, le miroir et le coucou suisse, qui ne fait pas coucou. Un coucou suisse à deux sous. Comment raconter 70 ans de vie dans 15 mètres carrés ?
Eva Carpentey
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On m’a dit d’entrer alors je suis entré. C’est un espace tendu de pendrillons noirs qui forment un cercle fermé. Sur le tapis également noir, on a matérialisé un autre cercle de trois mètres de diamètre environ ; c’est la limite à ne pas dépasser m’at-on dit. L’hôtesse à qui j’ai donné mon billet m’a invité à marcher lentement. Je peux m’arrêter et m’assoir si je le désire mais il n’y a ni chaise ni coussin. L’espace est totalement nu, seulement éclairé par une ampoule suspendue à un plafond qu’on ne voit pas. Sous cet éclairage, au centre du cercle, il y a une forme, une chose teintée d’un blanc sale. Ça ressemble à de la pierre. Ça respire doucement. Ça palpite en silence. C’est recroquevillé comme si ça voulait prendre le moins de place possible. Ça ressemble à l’un de ces hommes pétrifiés qu’on peut voir à Pompéi. Sauf que c’est vivant. Je marche comme on me l’a demandé. Je suis le seul spectateur.

J’ai perçu sa présence. Un frôlement d’air sur ma peau de reptile. J’entends ses pas. Des semelles. Un oisillon qui couine. Ça commence. Enrouler mes doigts un à un. Phalange par phalange. Pouce, index, majeur, annulaire, auriculaire. La volonté devance le mouvement. Une onde. Les griffes glissent sur le sol. Minuscules crissements. La main qui tétanise, le poing qui se referme. Bascule du poignet. Contrôle. Ne pas accélérer. Le coude frémit, s’extrait du sol, engage l’épaule, engage l’omoplate. Jambe connectée. Propagation. Relier l’ensemble.

Rien, je ne vois rien. C’est comme ces statues vivantes qu’on voit dans les grandes artères touristiques des capitales. Je reconnais les premières mesures du Boléro. Pas rien. Son bras s’est mis en mouvement, si lent que je le perçois à peine ; presque une illusion. Mais la trace blanche sur le sol en témoigne. Une trainée de griffes. Il y a comme une carapace qui recouvre sa peau, qui se fissure. Ça vibre. Ma marche s’est ralentie sans que je m’en rende compte. Je m’arrête, concentre mon regard sur le bras du golem. Un serpent ondule immobile. Je ferme les yeux, écoute la musique vingt secondes, ouvre les yeux. Son bras s’est élevé de quelques centimètres.

Décoller. S’extirper du sol. La gravité m’y colle. Bras suspendu dans une lente ascension. Muscles tendus. Le bras s’alourdit. Une tonne peut-être. Du sable dans les articulations. Les mécanismes comme rouillés. Un engrenage de roues dentées sans huile. Redescendre le bras. Main à plat. En appui. Pousser pour décoller l’épaule.

Du bras suspendu s’écoule une poussière blanche. La peau semble vouloir s’accrocher au sol. Métamorphose. Sa main redescend, s’élargit comme une méduse. Sa main tremble, le bras tremble. Je ne vois plus que ce bras et les muscles qui se tendent, les tendons au bord de la rupture. Anatomie d’un mouvement.

Pousser sur les paumes. La joue frotte le sol, le caresse, l’effleure, se désolidarise, décolle entre les épaules, avance. Porter le poids en avant. La jambe gauche glisse, la cheville tourne le pied tourne. Jambe droite se glisse sous le buste. La pellicule d’argile se fissure. Ma peau éclate comme une terre desséchée. Corps fragmenté.

La chose est à genoux, un tremblement parcourt la pierre par instant. Une vibration ténue. Ça sort de sa gangue. Je marche. Je m’arrête. Mon propre mouvement ne m’appartient plus. La chose s’est emparée de moi. La chose m’entraîne dans son sillage. Un fil invisible me relie à elle.

Prendre appui sur les pieds. Bien à plat. Repousser le sol. Les bras suspendus, le bassin qui ramène mes épaules en arrière. La jambe gauche tremble. Je m’élève. Je vacille entre terre et ciel. Je ne sais plus ou j’en suis du Boléro. Je ne l’écoute plus. Je l’écoute. Ça enfle. Faire confiance. Se laisser porter.

Il peine. Il tremble. De ces frémissements qui le parcourt s’écoule une fine poussière d’argile blanche. Sa peau semble couverte d’écailles. Peau rugueuse. Ancienne. Troglodyte. Préhistorique. Ça s’impose. C’est une naissance. Son corps de déploie. Grand.

Debout. Enfin. Mes bras s’envolent lentement, tranchent l’espace, découpent le vide. Ne pas réfléchir. Dessiner.

C’est une sensation étrange que d’être ainsi possédé. Je suis happé. Je voudrais franchir cette limite qui nous sépare. Je voudrais danser aussi. Eprouver ce que ce danseur ressent. Entrer dans sa danse. Une tension s’est installée entre mes épaules. Je suis épris.

Plus je me déploie et moins je m’appartiens. Le tambour s’affole. Une présence s’invite comme à chaque performance, soutient mes bras. Jorge Donn étend ses ailes sur moi.

Christophe Ly
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Le plafond s’abaisse, l’espace diminue. Chaque poutre annonce une plongée verticale vers le sol. Les combles : ces espaces morcelés, à moitié vivants. On se dit qu’il faudrait les occuper (j’y pense tout le temps) — s’y installer recroquevillé comme un insecte. C’est un espace sans voix où se tapit la poussière. L’endroit le plus étroit est celui où se trouvent les livres. Personne ne va les voir et je suis sûr que les gens s’imaginent déjà un mal de dos rien que d’y penser... Quelques marques pages -un qui attire l’attention. Des livres de cuisine aux extrémités poisseuses : ils ont probablement été consultés avec des mains douteuses sur la planche à découper. À droite la table de nuit, pas très pratique : le plafond la touche presque, surtout vers la gauche. Impossible de déplacer la lampe, de l’orienter et de guider ses rayons. C’est au lecteur de s’orienter vers la lumière, de travers s’il le faut. Elle comporte des tiroirs vides déjà obturés par la descente du plafond- les mains s’y cognent, l’espace autour du tiroir n’est pas assez grand pour nos gestes d’humains approximatifs. Aux pieds de la table de nuit, çà et là des couvertures plastifiées de livres où logent tout un monde (comme derrière une vitrine) : tickets de caisse, cheveux, poils, poussière un peu humide formant des êtres miniatures, des câbles qui vous font éternuer. Deux huiles essentielles le long de la lampe — patchouli et menthe poivrée. D’ici les livres inspirent un profond calme — des touffes d’herbes gelées — ça vous regarde dans cette nappe de paix qu’ont les objets. Seul un vieux rib défraîchi vient plomber l’ambiance en vous faisant songer à l’ignoble paperasse administrative.

Derrière la première poutre en partant des livres, le plafond remonte. Plus il va vers le ciel plus il y a de la vie, du mouvement. On arrive aux bandes dessinées, à quelques livres d’art — sans prétention. On peut les consulter assis, le dos appuyé contre le lit. On est toujours à l’étroit, la table basse n’a pas une grande utilité, sa fonction première est détournée- elle a un air de cochon pétrifié. Dessus une image floutée de Rimbaud que ma mère m’avait donnée- un petit bateau en origami à côté (Rimbaud n’avait jamais vu la mer quand il a écrit le bateau ivre). Une carte postale posée à plat, une femme dévoilant son sein gauche, Flore, dite aussi Colombine de Francesco Melzi que je ne connais pas. Main droite potelée qui contraste avec la respiration qu’inspire tout son visage- son ample poitrine blanche où s’enracine le souffle . Derrière, surélevé, il y a le lit on le voit d’en bas tel un navire depuis une barque. Une grande poutre traverse le mur en diagonale. Les combles aux longues poutres, là où la maison épouse sa structure — le lieu de ses connexions cachées — des voix parfois dans les solives — des visages furtifs détalant sur le vernis des poutres. La lumière du soleil arrive à neuf heures trente, il faut alors placer sa tête à la limite du vide pour qu’elle vous chauffe le visage. A dix heures, la lumière éclaire le plancher.

Si on retourne à gauche, on aperçoit une paroi d’aération métallique, froide au regard, vous rappelant étrangement des branchies de poisson. L’intérieur mène à la cheminée ou sur le toit. On l’entend même parfois marmonner lorsque le chenet est dérangé par une bûche ou la pince en acier. On remarque son odeur singulière de cheminée ou encore sa longue respiration éraillée au moment où part la première flambée à la fin de l’automne. Il y a, au dessus de cette paroi métallique, une petite marche sur laquelle reposent des pièces de théâtre. La petite estrade, peut-être que c’est ça, ma raison inventée.

À gauche un bureau, des livres, Valéry, Nazîm Hikmet, Ponge. Des pelures de gommes languissantes des cheveux à moitié coincés sous les objets. Une clé sur une boîte de mouchoirs, un morceau de règle brisée- les gens essaient de voir à travers comme du cristal- une tasse instable reposant sur un carnet et où le café s’est asséché laissant d’inégales traînées marron. Des images debout, non fixées, trois portraits format carte postale. Une peinture de Corcos, une photo de Raoul Hausman et une autre d’un proche. Triptyque aux différentes ambiances : le froid dans la photo de gauche- le soleil irisant un visage au milieu — à droite le regard — séduction qui vous dérange quelques secondes. A côté un petit miroir cassé comme dans les rêves mais sale surtout ici — des éclats de salive mélangés au dentifrice qui se durcissent, des traces d’éponge probablement surgies quelques minutes après le nettoyage du miroir — un masque propre ou sale — à sentir pour savoir — une convention de stage remarquable à son jargon débile — des vêtements qui sèchent sous le regard de deux amants dessinés par Alfred.

Théo Maurin
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1ère mise en ligne 3 janvier 2021 et dernière modification le 7 janvier 2021.
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