Thomas Villatte | Une nuit je rêvais de Babel

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l’auteur

Thomas Villatte est étudiant en master de lettres modernes à l’Université de Rennes 2, et travaille à un mémoire sur les sites littéraires d’écriture, dont Tiers-Livre, Face-écran, Fuir est une pulsion, les Carnets d’Arnaud Maïsetti et une vingtaine d’autres.

Le suivre sur son blog Furtives et sur Cinekphrasis (blog d’écriture du cinéma par le cinéma).

Sur Twitter : @theovall.

le pitch

Au départ, Une nuit je rêvais de Babel c’est l’incipit proposé par un simple concours de nouvelles de la fac de Rennes. Thomas Villatte se lance, découvre les surplombs, rédige une première version qu’évidemment il n’enverra pas au concours. Il est entré dans la retraduction magnifique d’Henri Meschonnic, Au commencement, et ce qui s’y met en travail des théories de Meschonnic sur rythme et traduire.

Et c’est la forme surprenante de ce texte, plongée fictionnelle sous apparence autobiographique aux pieds de la tour de Babel elle-même, dissection de la prose privée de majuscules et contrainte au flux, aiguisée, tandis que Meschonnic est cité en contrepoint, comme une relance ou une découpe au rasoir.

Bienvenue dans la plaine de Shinear.

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le texte

 

Une nuit je rêvais de Babel,

 

Et il y a eu toute la terre          langue une
Et des paroles          unes

 

c’étaient des flammes touchant le ciel. tout brûlait, les cendres déjà tombaient au sol et recouvraient nos pas anciens, le feu dévorait les pierres même, on entendait des cris encore : les gens mouraient à l’intérieur des vapeurs suffocantes. il faisait froid c’était l’hiver nous étions dehors, ma mère et mon frère étaient emmitouflés dans une vieille couverture et tous les trois nous regardions la ville en bas, qui flambait ; mon père derrière ne regardait pas, il baissait la tête assis désolé sur une pierre blanche couverte d’un peu de mousse, comme hors des choses, du monde et des choses, dans l’envers du drame qui se jouait ; j’essayais moi d’imaginer ce que ça devait être dedans l’enceinte : des gamins effrayés, des échoppes détruites ; la chaleur surtout, la chaleur ; sans doute on gueulait des noms, on appelait son parent, son ami, sa femme ou son mari – on ne pouvait pas, à l’intérieur des remparts, regarder seul tout se consumer

 

Et il y a eu          dans leur voyage vers l’orient
Et ils ont trouvés une vallée          au pays de Chinear
et là ils ont fait leur demeure

 

j’avais des difficultés, les cendres, à respirer, qui tombaient drues maintenant formaient une pluie sèche et envahissante que j’avalais en inspirant m’obstruait la trachée faisait tousser (la détresse) ; maman pleurait la cendre dans ses cheveux elle était belle tellement ; et puis mon frère contre son sein, s’y cramponnait aux tremblements à la chute des murs de la ville heurtaient lourdement le sol. mon père lui ne bougeait pas, assis toujours sur la pierre blanche recouverte d’un peu de mousse – le désastre avait lieu et nous regardions, effarés des dispositions guerrières des éléments. il y avait mon père donc, lui si dynamique lorsque les choses tournent bien, si transparent lorsqu’il faut lutter, et ce soir-là ne pouvait ni marcher ni parler, ne pouvait que se coucher était tout en courbure ; comme ça devait être bloqué, paralysie comme frousse déliée qui le stoppait, net pour que tout passe, seule, toute la catastrophe ; – et que des loups soient venus il n’aurait pas bougé, mon père, il se serait laissé dévorer entier sans pousser cri (tétanie)

 

Et ils ont dit          l’un vers l’autre          faisons blanchir
Des briques blanches          et flambons          à la flambée
Et la brique blanche pour eux          a été          la roche
et la boue rouge          pour eux a été          l’argile

 

ma mère ne tenait plus tremblante, elle a fait quelques pas vers mon père et s’est emportée : « lâche que veux-tu faire ? nos amis crèvent en bas et tu regardes la mousse sur la pierre ; pas une larme sur tes joues ne coule, pas une contraction douloureuse, rien, l’air fume, tu te moques du sort de nos amis, tu ne t’en remettras pas » elle m’a confié mon frère qui s’est ajusté à mes bras machinalement (son sommeil) ; ma mère allait descendre la colline et porter secours aux babéliens, franc d’un geste je l’ai retenue. mon père n’a pas levé un sourcil elle m’a regardé excédée, les yeux embués de larmes mais n’a plus bougé. je lui ai dit doucement qu’elle ne pouvait pas, qu’elle ne pouvait rien désormais qu’il était trop tard : on entendait moins de cris déjà, et les flammes qui s’épaississaient à vue d’œil. j’ai dit, ridicule sans doute, que nous prierions pour les morts et que nous rebâtirions, demain, après-demain, une demeure dans les bois, j’ai dit que notre vie future serait consacrée à honorer chaque jour la mémoire des nôtres décédés cette nuit, j’ai dit que notre famille et sa descendance porteraient en elles la ressouvenance de ce carnage ; j’ai dit ce genre de choses et ma mère était folle. mon frère sûrement s’est réveillé, il a gigoté de plus belle, s’est cramponné, le froid malgré la chaleur de l’incendie proche le gagnait un peu plus – il y avait ses lèvres, et abîmées, qui cherchaient à téter le sein. j’ai voulu le rendre à ma mère résignée folle à rester elle l’a refusé d’un geste las

 

Et ils ont dit          allons          bâtissons-nous une ville et une
tour          et sa tête dans le ciel          et faisons-nous          un nom
Sinon nous nous éparpillerons          sur la face de toute
la terre

 

je pensais à cette cabane que nous pourrions construire tous ensemble ma famille et moi, aidés peut-être par les survivants de la catastrophe, ce serait dans les bois, là-bas dans le profond de la forêt : je rêvais les sangliers qui courent, les branches des arbres balancées par le vent – des caresses si douces ; et nous serions plus aguerris alors, et notre ardeur à bâtir serait décuplée par le chagrin que nous éprouverions à l’infini souvenir de Babel, la grande en fumée. la force que nous donneraient aussi tous ces spectres sous les briques calcinées, tous ces cadavres si pauvres qu’en observant leurs mâchoires faites cendres on distinguerait encore la terreur de la mort à venir, toujours, là, toujours, à venir imminente ; on entendrait en écho les cris déchirants, les jappements des chiens piégés sous les combustions toxiques, ces rappels de la vie enfuie nous pousseraient à bien découper le bois, à sceller solidement les bûches entre elles, à hisser haut les troncs pour en faire des poutres, des poutres pour supporter le poids de la toiture imposante que nous construirions. puis mon père d’un tressaillement m’a arraché à moi dans moi, il m’a demandé mais rien sans doute n’aurait dû sortir de ses lèvres et de sa langue que l’air qu’elle enfume – il m’a demandé quoi faire des corps, de ces mâchoires faites cendres, on ne peut pas les laisser là il a dit doucement en secouant la tête sans quitter encore sa pierre blanche couverte d’un peu de mousse – et j’ai remarqué alors que les flammes qui tuaient Babel se reflétaient sur la roche – la roche pourtant n’a jamais su propager la lumière (ce mystère)

 

Et Adonaï est descendu          voir la ville          et la tour
Que bâtissaient          les fils de l’homme

 

lorsque mon père a prononcé ces paroles ma mère s’est retournée : il parle (elle a eu ce réflexe, elle a repris mon frère froid dans ses bras), mais sa question qui était trop lointaine, son souffle qui en nous autres n’était pas parvenu, car le temps n’était pas à l’avenir des morts prononcé tout haut sur des mots qui se perdent (trop de flammes encore), le temps pressait le recueillement ; il s’agissait seulement de conscience, de conscience aiguë même des esprits et des corps en cours d’asphyxie et de calcination ; encore il s’agissait de les accompagner au mieux et de prendre sur soi la douleur, la plus pure et la plus grave des douleurs, celle qui se ferme avec le corps, celle qu’on ne rouvre plus de peur de sentir à nouveau le froid couperet de la panique ; encore il s’agissait de la garder avec soi au près. j’ai répondu sans violence à mon père que nous devions attendre la fin du carnage, que le lendemain nous irions extirper des débris les cadavres des malheureux, et que nous creuserions de belles tombes pour qu’ils reposent selon les dits et l’usage. au près je rêvais encore à cette demeure qui verra le jour au loin de la plaine dégagée ouverte aux coups du vent ; elle sera je me le répétais cachée dans le bois où nous jouirons paisiblement de la vie chez nous miraculée, on saurait en faire un lieu sûr qui puiserait sa force des milliers de morts qui auront présidé à sa fondation. on saurait en faire un mausolée guidé par ces âmes en partance, et dont les présences évanescentes préserveraient par l’espoir chacun des instants de nos vies, comme autant de fragments laissés chus sous la terre et qui rayonneraient, qui rayonneraient, embraseraient la terre et réchaufferaient des affres protégeraient

 

Et Adonaï a dit          si le peuple est un          et la langue
une pour eux tous          et cela          ce qu’ils commencent à faire
Et maintenant          ne pourra être retranché d’eux
rien          de ce qu’ils méditeront          de faire

 

mon père a fini par se lever de sa pierre blanche couverte d’un peu de mousse. il nous a regardés ses yeux étaient de fureur pleine, poings serrés, il était au combat prêt l’instant fallait se battre, ses jambes d’un tremblement s’agitaient, étranges, elles voulaient se dérober mais ne disparaissaient cela malgré la brisure. et j’ai pris peur – mon père ne devait pas être cet homme présent au-delà de lui-même. et ma mère prit peur – celui qui se tenait debout devant elle ne ressemblait pas à l’être dont elle arrivait à apprécier la faiblesse (ce qu’il y avait de violence dans son espace). il a eu cette attitude, il s’est avancé vers moi flageolant m’a donné l’accolade, puisant dans ses forces vives une énergie non feinte, puis il m’a dit posément à l’oreille – je n’ai pas réussi à saisir sous le crépitement des flammes. il m’a serré longuement puis s’est tourné vers ma mère qui tenait mon frère affolé sans pleurs, il l’a porté à ses bras, arraché presque à ma mère restée là ballante, il l’a étreint j’ai vu une larme – et les jambes toujours qui semblaient prêtes à s’enlever pour s’enfoncer loin sous la terre ; ma mère il l’a embrassée sur la bouche, un baiser tendre je crois qu’il aimait sincèrement cette femme volontaire intense. il a eu un temps d’arrêt, reculé de quelques pas, prendre son élan, puis le bas de son corps s’est raidi puis un rictus ; les poings se sont desserrés tendus alors extrême, il s’est tourné vers l’incendie finissant il a poussé un cri fou puis il a dévalé la colline sur laquelle nous étions juchés. il a couru à en perdre haleine et s’est perdu après quelques centaines de mètres sous les fumées noires de Babel ; nous ne l’avons pas retenu donc je me suis réveillé

 

Allons          descendons          et là embabelons leur langue
Qu’ils n’entendent pas          l’un          la langue de
l’autre

 



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1ère mise en ligne 16 juillet 2013 et dernière modification le 25 août 2013.
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