Caroline Diaz | face mer

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L’AUTEURE

Née un premier janvier à Alger, enfant voyageuse malgré elle. Formée à la couleur et au motif, plusieurs participations à la revue D’ici là. Commence à écrire en 2018 en menant un travail à partir de photographies de son père disparu, en attente de publication. Depuis elle explore la mémoire familiale.

 son site Les heures creuses

 sur Facebook : Caroline Diaz

LE TEXTE

s’en tenir à la temporalité du voyage, pendant une semaine photographier la même vue, le même cadre, chaque jour écrire sur le motif, s’approprier le paysage, aussi laisser remonter les images, les souvenirs, le paysage devient écran.

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Caroline Diaz | face mer


voir d’abord la mer depuis le surplomb de la véranda — sa masse bleue chargée de reflets métalliques, le soleil qui frappe, le blanc en surface, les îles du Frioul ferment l’horizon — je pense que la mer pourrait entrer dans la pièce — c’est comme une vision, je me laisse aspirer par cette vision — faire coulisser la baie vitrée, choisir le cadre, prendre les repères, mémoriser l’espace entre le rocher des Pendus au premier plan, la balise à droite, la quantité de ciel au-dessus de l’antenne de Pomègues, la hauteur des îles — je ne me souvenais pas que les îles étaient si proches, dans le cadre elles coupent l’image en deux parties presque égales, défense avancée — prendre une, deux, bientôt dix photos, fixer la surface de l’eau jusqu’à l’écœurement — j’écoute le ressac, sa respiration fébrile — tu crois qu’à force de regarder le paysage je vais avoir le mal de mer ? non ici tu guéris du mal de mer et si tu te penches tu guéris même du vertige — observer les mouvements du ciel, le jour qui baisse, les lueurs tièdes — le soleil fébrile abandonne la partie — les lumières du Frioul tremblent sous le crépuscule — l’eau alourdie du soir

ciel gris doux, les fonds sablonneux éclairent la mer de turquoise, il pleut — les vagues s’enroulent autour de l’îlot surmonté d’une obélisque ridicule — j’écoute le ressac, combien de fois j’écris cette phrase ? est-elle plus vraie ici ? la pluie blanchit l’horizon, efface Pomègues — un nageur téméraire s’élance depuis l’anse de Malmousque vers le rocher des Pendus, l’oublier — un voilier aventureux dans le chenal — les îles ont disparu totalement derrière la pluie et puis la silhouette d’If a ressurgi, elle traverse maintenant le mur blanc, fantomatique, porteuse de légendes — entre les deux balises une déferlante, je pense au nageur — la pluie tout le jour — un ferry de la compagnie Corsica Linea traverse le chenal, coque rouge, panache de fumée noire dans le ciel presque blanc — ce qui est beau c’est que même dans l’air gris le calcaire du rocher des Pendus prend la lumière — le jour mat de pluie s’allège avant la nuit — au nord vers Martigues une pulsation rose orangée, son reflet sur les nuages, ce n’est pas le soleil qui se couche, ce n’est ni l’heure ni l’endroit, c’est comme une alarme silencieuse

le soleil fraye à travers les nuages, ravive le bleu, les contrastes, le relief des roches griffées par les vents, le calcaire marbré d’un vert atone, presque gris, les arbustes fragilisés par les embruns sur les replats — l’architecture des îles se précise, les trois tours d’If dressées sur leurs hauts remparts, la blancheur du sémaphore de Pomègues, les cubes du village du Frioul qu’il faudrait toujours voir de loin, les tuiles de l’hôpital Caroline, le fort au-dessus, le port et les aiguilles scintillantes des mâts, imaginer leurs cliquetis nerveux, à distance se souvenir du paysage et remarquer pour la première fois l’horizon d’aigue-marine derrière l’archipel — plusieurs fois je me lève brusquement pour prendre une photographie, une voile qui passe, la forme d’un nuage, mes gestes devenus mécaniques, faire coulisser la baie, prendre appui sur la table haute, cadrer, déclencher — attraper les changements de lumière et les métamorphoses du ciel, la vigueur de l’eau, surprendre le sommeil des îles si proches, les îles toujours déjà là — un vol de mouettes autour d’un bateau de pêche à moteur, n’entendre que la mer

ce matin la tempête — les mouettes en suspens, oscillantes, luttent contre le vent — un ferry blanc entre dans la rade, je pense qu’il arrive de Corse — je pense à la mer ailleurs, au temps passé face à la mer, ou tout près, disons plutôt l’enfance — Oran Edenville Bastia Marseille, ces quatre noms posés côte à côte résonnent autrement, c’est la première fois que je rapproche ces villes — je crois me souvenir parfaitement de chaque paysage sauf d’Oran où je voudrais aller, pour vérifier la scène que je me suis racontée, la jetée interminable du port, l’ocre, le ciel bleu vif au-dessus — face mer rappelle des images blanchies aux contours flous, le silence partagé du matin, éphémère, le grésillement de la première cigarette qu’elle allume avant même de parler, les odeurs des petits déjeuners, de café soluble, le bruit des biscottes sous le couteau à beurre, le frôlement de sa peau, le négligé du matin, une énergie tendre et lasse, quelque chose de ma mère à mon âge aujourd’hui — les jets d’écume autour du rocher des Pendus avalent le soleil

quand la nuit tombe il devient difficile de faire le cadre, les balises disparaissent dans l’obscurité, seules les lumières du port du Frioul comme une guirlande posée sur la mer m’indiquent l’horizon — j’aurais dû utiliser un pied comme P me l’avait conseillé — un ferry illuminé passe, j’imagine qu’il va à Bastia — l’encre douce de la nuit agitée par les vagues et la surprise des étoiles —il n’y a jamais de silence — au nord encore la lueur inquiétante, c’est un brûlage à la torche c’est sur le site de la raffinerie de Lavera c’est une mesure de sécurité nous dit-on — au moment de me coucher je pense toujours à demain, à ce que l’horizon me montrera demain — il faudrait un réveil à l’aube, voir l’aube au-dessus du Frioul — je me lève plusieurs fois dans la nuit, en avance sur le jour, fixe les éclats blancs du phare d’If, au-delà le scintillement plus fragile du Planier — je me rendors — au matin la chambre était baignée d’un air orange je me suis levée pour vérifier l’horizon c’était le jour — je prends une photo, sur l’écran elle ment déjà, pas de reflet rose sur les flancs calcaires

pendant une semaine vivre face à la mer me donne envie d’être seule, de silence — chaque jour l’impression que les îles se rapprochent, je n’ai plus la même ardeur à les photographier — je pense à l’été de mes quatorze ans, au voilier amarré au port du Frioul où nous dormions à quatre, la chaleur de juillet, l’énergie de nos corps adolescents, les auréoles que laissaient les méduses évaporées sur les pontons, personne ne se baignait, la mer était brûlante de venin, à la fin du séjour il y a eu un orage terrible — attendre un mouvement, que le ciel s’ouvre sur les Îles dénudées — dans la matinée des Canadairs se sont entraînés sous nos fenêtres, leur masse spectaculaire mangeait le cadre entre nous et les îles, je n’ai pas eu le temps de les photographier — le bleu s’affirme, s’arracher de la contemplation, sortir — les gens disent cette ville soit tu l’aimes, soit tu la détestes, je crois bien que je l’aime — les jours courts de novembre, la nuit en approche, en rentrant je vois le soleil glisser derrière le Frioul, l’air se charge d’ambre tiède, l’ombre des îles brunies dans le contre-jour, les nuages avalent le feu du couchant

à l’aube je n’ai vu que le ciel se décolorer lentement vers un bleu fade, les nuages ont pris des reflets jaune — les îles échouées se réchauffent entre deux bleus, tenues entre la mer et le ciel, âpres, lourdes d’une même fatigue — la mer éclaboussée de ciel blanc — quelle sera la couleur que je retiendrai ? un vide s’installe, le paysage s’aplatit sous l’air frais — je crois préférer le matin de pluie le souffle le fracas — le vent se lève le vent provoque la mer — nous traversons la mer pour rejoindre le Frioul — champ-contrechamp — le calcaire fissuré, les aloès dressés, la géométrie des roches sous l’eau turquoise dessine un monarque immense, un territoire aride et charnel, le vent assèche mes yeux, mes lèvres, m’assoiffe — au retour il y a l’horizon flamboyant, la masse charbon des nuages répond aux silhouettes des îles, la nuit ramène ses figures assourdies, le large souffle un vent glacial le vent entre dans la maison je suis saoule de vent — face mer c’est déjà un peu quitter la ville, suivre les ferries — je ne me souviens pas des arrivées dans les villes où j’ai vécu enfant, très vite je devinais qu’il faudrait bientôt fuir

 



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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 décembre 2021.
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