Piero Cohen Hadria | Rome, première heure

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L’AUTEUR

Pierre Cohen-Hadria apparaît dans les collectifs L’aiR nu, Maisons témoin, on le ira aussi dans le blog journal Pendant le week-end, il contribue aux Poèmes Express du SILO.

LE TEXTE

La figure d’Aldo Moro fait partie de cette époque, la fin des années soixante-dix du siècle dernier, laquelle établit le décor d’un projet d’écriture mené depuis bien des années (son titre : « vivre »). Ces années-là correspondent à l’entrée dans l’âge adulte, disons. L’enlèvement et le décès de Moro forment une histoire dont j’ai eu aussi l’ambition (il y a deux ans) de m’emparer pour tenter de mener un travail de culture visuelle (que je continue aussi, parallèlement) : la réalité de la vérité de l’existence ou de la réalité de la vie (Moro est vivant sur l’image) d’un otage, une première fois à son arrivée dans la prison du peuple comme on a vu dans cette première heure, puis une seconde après l’illusion d’une divulgation de la (fausse) mort de l’otage : les BR faisaient parvenir des « communiqués » et le 18 avril de cette année-là, un faux « communiqué » (que la presse a improprement intitulé « numéro 7 ») parvient aux journaux annonçant l’exécution, et l’abandon du corps de l’otage dans un lac (celui de la Duchessa, à quelque soixante kilomètres à l’est de Rome). La photo prise avec un exemplaire du journal La Repubblica du lendemain (le 19 avril donc) atteste et prouve que Moro était alors encore en vie. Ce sont des projets et l’opportunité de la création de cette revue (à laquelle je souhaite aussi par là longue vie) qui font que je propose ce texte -– le thème retenu y est aussi pour beaucoup – afin probablement (je hais les injonctions, mais je m’en fabrique peut-être une ici) de les faire vivre en leur donnant une existence supplémentaire par cette publication.

 

Piero Cohen Hadria | Rome, première heure


De ce côté-ci de l’histoire, ils sont pour cette occasion, une douzaine – huit hommes quatre femmes. Ce sont gens de peu : artisans, ouvriers, étudiants ; jeunes, à peine vingt trois ans, deux ont passé les trente ans. Idéalistes sans doute. Faire le compte de ceux qui tirent et tuent (quatre) et de celles qui font à manger cousent des galons et arrêtent ou indiquent la circulation, donnent une image présentable au monde ; ceux et celles qui conduisent, qui font attention, ne se laissent pas distraire. Revenir à ces années-là, dites rouges (employer ici cet adjectif est préférable à ce mot qui, pour le monde des vainqueurs qualifiant par là ces années, indique un métal qu’on ne citera pas, numéro atomique quatre-vingt deux, le plus lourd des éléments stables et qui métaphoriquement indique la composition des projectiles qui tuent) dites rouges donc par l’un des protagonistes (leur chef si ce substantif peut avoir un sens : tout est discuté, relu réécrit mis aux voix, rediscuté encore – une organisation peut-être transverse –- peut-être : pour cette opération, il est leur chef). Mario. Ils ont une façon d’opérer qui, elle aussi, garde son originalité –- le parti pris de ne pas blesser ou atteindre quelqu’un qui ne serait pas ciblé dans leurs objectifs, par exemple. Une espèce de moralité ou d’éthique : c’est la guerre, c’est vrai pour eux comme pour leurs ennemis, armée et offensive, c’est vrai aussi. Il y a quelque chose qui indique cependant qu’on se bat -– car on se bat –- pour une espèce de bien commun. Tout au long de cette exploration, et encore maintenant parce qu’elle n’est pas close, demander et questionner les faits, se questionner sur ce qui aurait pu advenir si, omettant le commandement presque suprême de l’interdit de tuer, on avait soi-même été pris dans les rets de cette lutte à mort contre le pouvoir et l’État, ces idées qu’on défendait alors — on avait le même âge — aussi, où la lutte s’identifiait peut-être à celle des parents contre le fascisme, les chemises brunes, les ignobles et les fourbes. Une organisation clandestine, où peu se connaissent entre eux, où chacun et chacune porte un autre nom, un autre costume, d’autres traits même que ceux auxquels eux-mêmes sont habitués : se cacher toujours, prendre d’autres chemins, circuler mais pas après neuf heures du soir et être aidés, partout par des camarades mais aussi par des passants ou des inconnus (parfois aussi trahis) par des autres dissemblables peut-être mais partageant quelque chose comme, sinon une utopie, au moins une croyance en quelque chose de meilleur et de partagé. Ainsi que l’espoir dans le fait que la fin justifiera les moyens. Mais non. Jamais.

La veille, leur chef avait fait le tour des lieux et des gens. On avait cru se faire découvrir via Brunetti en crevant les quatre pneus de la camionnette (Ford, Transit, blanche) du fleuriste qui, le matin partait pour son stand au coin des rues Fani et Stresa : il ne fallait pas qu’il s’y trouve et écope d’une balle perdue. Le matin même, l’un d’entre eux, leur chef, Mario donc, avait fait le tour des lieux et des gens : les voitures (la noire et la blanche) dans la cour, la rue, les angles, le bouquet de fleurs, les voitures garées ici là ailleurs et tout était en place, il serait bientôt huit heures et demie –- il n’avait pas dormi de la nuit ; pour les autres il en avait été de même, on sait que lorsque l’un d’entre eux, vêtu de son uniforme bleu et galonné était parti de la maison, il avait dit à sa compagne et son amie, un « on se revoit tout à l’heure » et qu’il s’en était allé –- dix kilomètres plus au nord, en autobus sans doute. Tout le monde était prêt, la peur au ventre et le courage de la foi, il y avait de l’aveuglement, beaucoup, de la tension et de l’énergie, des doutes et des luttes, il devait y avoir aussi un peu de conscience (rassure-moi), celle de commettre quelque chose, une action, de guerre certes, violente difficile à coordonner organiser mettre en place, une seule action dure offensive et déterminée, qui sans doute jamais ne se réparerait mais porterait ses fruits. Le passage, cependant, sans qu’on le sache encore et en quelques secondes, de la vie à la mort de cinq hommes. Au moins. L’espoir les animaient-ils, en un monde meilleur, de partage et d’amour ?

Ce matin-là, pour lui, n’est pas exactement semblable à tous les autres -– il y a une différence de qualité : quelques jours auparavant (on est le 16, ça a eu lieu le 11) il s’est mis d’accord avec son homologue du parti communiste et tous les membres des autres partis de l’alliance en sont eux-aussi tombés d’accord. La veille au soir même, avec ses deux adjoints, il a encore réglé les détails de la présentation de ce matin. Il ne lui reste plus qu’à faire valider par un vote l’hypothèse et tout sera en place -– enfin : ce sera chose faite à onze heures. Voilà plusieurs années qu’il travaille à ce rapprochement intitulé par les journaux « compromis historique ». Pour le moment, il est huit heures et quart. On ne saurait dire si la chemise, blanche, qu’il endosse sur son tricot de peau a été repassée par Eleonora (son épouse) ou plus certainement par une femme de chambre ou une bonne à tout faire. La cravate est foncée, il la noue, il s’est rasé, coiffé (ses cheveux sont courts presque crépus drus ondulés, il a sur le côté gauche du crâne une espèce de mèche blanche – c’est à cause de cette mèche de cheveux presque blancs que l’opération a été intitulée Fritz : vu d’ici, je dois dire que je ne vois pas le rapport, parce que Fritz comme qui ? référence à quelle Allemagne, quel personnage ? -– il a soixante et un ans, il est dans la force de l’âge et de la sagesse – cette force qui commence peut-être à l’abandonner –- il est grand-père et adore son petit-fils). Luca, c’est le prénom du petit. Il a pris quelques médicaments (probablement un calmant léger), bu un café peut-être fort et serré, la veste de son costume foncé et ses divers cartables (il en a quatre ou plus sûrement cinq qu’il emporte avec lui partout et n’importe où, dans ses déplacements (certains sont probablement déjà dans le coffre de la voiture noire qui l’attend en bas) – il se déplace souvent, mais moins que lorsqu’il était ministre des affaires étrangères : c’est un poste qu’il a occupé pendant 7 ou 8 ans, où il s’est familiarisé avec ses homologues, notamment l’étazunien Kissinger qu’il ne peut pas supporter –- c’est un sentiment réciproque). En bas de la maison (un immeuble cossu de trois étages, dans la banlieue nord) attendent, dans la cour, les deux voitures – la noire donc, à l’arrière de laquelle il va s’asseoir (Fiat 130) et la blanche de son escorte (Alfetta). Au volant de la noire, Domenico, quarante quatre ans, chauffeur de l’onorevole depuis une vingtaine d’années. Je pense qu’Aldo est assis derrière Domenico. À la place du mort, Oreste (cinquante deux ans, garde du corps). Ces deux hommes sont presque devenus des amis du président : autant qu’on peut l’être avec quelqu’un de cette autorité, position ou posture. Il se peut que l’un d’entre eux soit monté chercher Moro (il vit au troisième étage), et prendre ses cartables. Je suppose. Dans l’Alfetta blanche des carabiniers, ils sont trois, deux policiers aguerris, Raffaele et Giulio, et un jeune homme depuis deux ans dans la police, Francesco. D’ici une demi-heure, ces cinq hommes seront morts. Il doit être huit heures et demie, neuf heures moins vingt peut-être et les deux voitures sortent sur la rue et prennent à droite. Les chauffeurs conduisent rapidement, comme toujours, mais prennent aussi le même chemin, le même qui, comme toujours, les mènent du domicile de Moro à l’église dans laquelle, chaque matin où il est à Rome, il va prier –- ou assister à la messe – car c’est un homme pieux, chrétien et démocrate. Depuis toujours, c’est un homme pieux : depuis ses jeunes années d’études, à Bari, où il apprend le droit et fait partie des jeunesses catholiques : c’est dans ces instances d’ailleurs, la fédération des universitaires catholiques italiens, qu’il fait la connaissance de Giovanni Battista Montini qui a près de vingt ans de plus que lui. Ils sont amis, ce qui sera démenti par la suite par les agissements de celui qui se fera appeler Paul six – c’est le 21 juin 1963, que fumée blanche à l’appui, Giovanni Battista succédant au vingt-troisième Jean, deviendra le deux cent soixante deuxième pape de l’église apostolique et romaine. Au moment où se déroulent les faits qu’on raconte ici, c’est un homme malade (il mourra en août de cette même année 78) mais je ne pense pas que cette maladie puisse en quoi que ce soit excuser la trahison qu’il commettra envers son ami, vers la fin du mois d’avril. Rien n’excuse la trahison, quand même elle serait courante quotidienne ordinaire chez les rois comme chez les gueux. Tous les jours donc, les deux autos se garent devant cette église, piazza Santa Chiara, moderne ronde de briques rouges, tandis que sur cette place très animée le matin, des enfants courent et vont à l’école. Les deux voitures ont été repérées quelques mois plus tôt par hasard (on ne surveillait pas spécialement Moro, et en tout cas pas plus que Fanfani ou Andreotti, qui eux étaient davantage protégés et vivaient au centre de Rome, donc étaient moins faciles à enlever) : on a reconnu le président du parti, on a fait mention de l’attente du garde du corps et du chauffeur à l’entrée de l’église, tandis que l’escorte de la voiture blanche, elle, attend assise dans l’auto, on a envisagé de mener l’opération dans cette église-même, en sortant par l’arrière tout en maîtrisant les trois hommes de la voiture blanche et les autres gardes du corps. Cette éventualité a été abandonnée : trop de monde, trop de mouvements, trop de risques de blesser ou tuer des innocents. Moro sortirait de l’église, ce jeudi matin-là, ce serait une fin d’hiver il ferait encore frais, au mois de Mars, presque froid. Mais ce n’est pas un jour comme les autres. On ne sait guère à quoi il pense -– à quoi pense un humain lorsqu’il prie ? S’adresse-t-il à son dieu ? Lui propose-t-il des éventualités ? Lui demande-t-il des faveurs ? Le remercie-t-il de la place occupée, des joies et des réussites ? Il est assis dans cette voiture noire, elle a démarré très rapidement, pris le même chemin que d’habitude, très rapidement, respectant le code de la route au cordeau arrêts aux feux rouges et aux stops, pas de lumière clignotante, pas de sirène mais juste une conduite pour des personnages pressés qui n’ont pas de temps à perdre. Dans les semaines précédentes, Moro a demandé une escorte plus fournie qui lui a été refusée par l’État ; cependant les attentats sont pléthore contre le système en place mais aussi en sa faveur ménageant ce qui fut nommé « stratégie de la tension » laquelle a été tout autant responsable de l’attentat de la banque nationale pour l’agriculture à Milan, sur la piazza Fontana en 1969 (12 décembre, 16 morts et 88 blessés), qu’elle le sera, dans deux ans, de celui à la gare de Bologne, en plein départ en vacances, en 1980 (2 août, 85 morts plus de deux cents blessés). Des attentats aveugles, qui tuent non pas nécessairement des innocents mais n’importe qui, passant par là, au hasard : faits pour tuer détruire terroriser. C’est contre cette « stratégie » abjecte aussi que Moro se bat et c’est probablement une des raisons qui motivent le refus d’une escorte plus importante : pour ces gens-là, n’être pas avec eux signifie être contre eux. Un convoi minimum donc, mais des personnages en uniformes et un homme aux cheveux gris, assis à l’arrière de cette Fiat 130 noire et cossue qui ouvre la marche. Les chauffeurs ne voient pas la jeune fille en scooter, un bouquet de fleurs dans son porte-bagage qui, loin devant eux, a démarré dès qu’elle a aperçu au loin les deux voitures qui roulent rapidement vers elle : elle prend à droite la via Mario Fani rapidement, elle-aussi. Rita. Ou Marzia (nom de guerre). À son passage démarre une voiture, blanche, Fiat 128, qui porte une plaque du corps diplomatique. Au volant Mario. Il est à peu près neuf heures du matin, et à cette heure-là, les rues sont un peu encombrées, la circulation commence à être légèrement entravée. La 128 blanche double une petite Fiat 500 a précisé le conducteur, le convoi la suit et double aussi la petite auto mais ne peut doubler cette auto blanche du corps diplomatique qui ne va pas lentement, non, mais qui prend à peine son temps. Il y a là à quelques dizaines de mètres le croisement de la via Stresa, et un stop. La voiture blanche du corps diplomatique freine, le convoi fait de même. Sur le côté gauche de la via Mario Fani, non loin du stop qui marque le croisement avec la via Stresa, un peu cachés par une haie de troènes, quatre pilotes de ligne dans leurs beaux uniformes bleu et doré attendent l’autobus qui devrait passer les chercher pour les déposer à l’aéroport de Fiumicino, ils patientent. La première voiture blanche freine et s’arrête. Derrière elle, les deux autos freinent et s’arrêtent, elles aussi. À l’arrière de la voiture noire, il se peut qu’Aldo lise quelque chose, il se peut qu’il tourne la tête vers ces quatre pilotes de ligne qui vont bouger dans la seconde : deux d’entre eux iront vers l’Alfetta blanche de l’escorte, les deux autres vers la grosse auto noire. Il se peut qu’il ne voie rien. Qu’il pense ou rêve. Cependant, dans les trente à cinquante secondes qui vont suivre, les quatre pilotes de ligne auront sorti de leur si beaux uniformes des armes (des mitraillettes, dont une Zerbino d’avant guerre qui s’enraye presque immédiatement, et un M12) et fait feu sur les gardes assis à l’avant de la voiture de Moro, et sur ceux de l’Alfetta blanche. Deux autres personnes armées et cagoulées arrêtent les voitures au croisement de la via Fani, une autre celles de la via Stresa. Dans la voiture noire, le garde du corps Oreste meurt immédiatement en tentant de protéger Aldo Moro qui ne s’est pas baissé, le conducteur Domenico, après avoir tenté une manœuvre, meurt lui aussi. Le pied du chauffeur de l’Alfetta a lâché l’embrayage, l’homme vient de mourir, la voiture emboutit la Fiat de Moro, celle du corps diplomatique a les freins bloqués. Derrière, près de l’Alfetta, une autre défaillance d’une des mitraillettes des faux pilotes de ligne permet à Francesco de sortir de la voiture, il est abattu d’un coup de pistolet, il gît sur l’asphalte, les bras en croix. Le conducteur de la Fiat du corps diplomatique porte maintenant une cagoule et descend ouvre la porte arrière de la Fiat noire ; il prend Moro par le bras, l’emmène vers une autre voiture garée à dix mètres, au coin gauche, sur la via Stresa, l’y fait monter, on lui bande les yeux et on l’allonge pour le dissimuler à l’arrière, sous un plaid entre les sièges avant et arrière. Moro ne bouge pas, ne crie pas, obéit et s’allonge. Probablement frappé de stupeur. Sur les lieux de l’enlèvement, partout du sang, les portes ouvertes, des hommes morts, et partout, du sang. Partout. Quatre vingt onze douilles seront retrouvées sur les lieux. L’un des hommes de la voiture qui va ouvrir la marche dans quelques secondes y monte en portant deux des serviettes de Moro (on restera sans nouvelle des deux (ou trois ?) autres cartables), il en a pris deux donc revient et s’assoit à l’avant de la voiture (une Fiat 132, bleue je crois). À l’arrière un de ses acolytes surveille Moro à qui on a bandé les yeux, maîtrisé et sans doute sous le choc. Comme tous et toutes le sont. Le tout n’a pas duré trois minutes : la voiture s’en va rapidement, une autre voiture la suit et emporte les quatre autres guérilleros. Une autre encore devant ouvre la route. Quelques centaines de mètres plus loin, dans la 132 bleu, on reste très tendus, entre les sièges Moro ne bouge pas, les voitures empruntent des voies qui ne sont pas ouvertes à la circulation, elles passent à l’intérieur de résidences, ressortent ailleurs, puis parviennent sur la piazza Madonna del Cenacolo, où elles s’arrêtent à peine un moment : on se compte, tout le monde est là. Sur la place stationnent une fourgonnette et une petite voiture bleue. On se sépare : les faux pilotes ont dissimulé leurs costumes et vont partir dans les minutes qui suivent, en train, qui à Turin qui à Milan, chacun de son côté. Les autres, ceux de Rome, s’en vont aussi : pendant ce temps-là, on change Moro de voiture, on l’installe dans une caisse (1,20 mètre de long sur 80 centimètres de large, munie de deux poignées, des trous permettent à l’otage de respirer – ils l’ont fait construire, par un artisan fourgue et avide aux puces de la Suburra – il s’agit du mode opératoire normal pour les enlèvements) à l’arrière d’une fourgonnette Fiat 850 (beige, ancien modèle, aux portes latérales ouvrant de chaque côté pour faciliter le transfert). Au volant toujours le même chauffeur, Mario. Il n’est pas neuf heures dix. Les trois voitures disparaissent, cachées, garées dans un autre quartier. Dans Rome, le standard a sauté du fait des multiples appels donnés par les voisins et les passants de la rue où a eu lieu et la tuerie et l’enlèvement. On n’entend pas encore les hélicoptères ni les sirènes des voitures de police, l’enlèvement n’est pas encore tout à fait connu. Mario ne conduit pas vite se dirige vers le sud. Il est précédé de la Dyane qui protège la fuite. Il semble qu’ils aient alors croisé une voiture de police, toutes sirènes hurlantes, qui courait vers la via Fani. A quelques kilomètres de là, plein sud, dans le parking sous-terrain d’un supermarché Standa de la rue Colle Portuensi, Anna-Laura a conduit et garé sa voiture, une Ami huit break. À son côté Germano, son faux mari. Elle en est sortie et a laissé Germano attendre. Elle est repartie vers la maison qu’elle habite avec lui, le couple y est connu, ils y vivent depuis plusieurs mois. La camionnette Fiat arrive dans ce parking, se gare près de l’Ami 8 : il y a là de nombreuses personnes en train de faire leurs courses, qui manipulent des sacs, des boites, des produits – personne ne fait attention à ces trois jeunes gens (Prospero a rejoint Germano qui attendait, au volant) qui, derrière cette Dyane bleue, portent une caisse assez imposante et la font rentrer dans le coffre de cette Ami 8. Mario prend le volant. Prospero repart à pied. La fourgonnette et la Dyane disparaissent, elles seront abandonnées plus loin, ailleurs. La via Montalcini, où Anna Laura a acheté l’appartement huit mois plus tôt, premier étage, cent mètres carrés –- petit jardin –- se trouve à moins d’un kilomètre au sud. Quelques minutes plus tard, l’Ami 8 y arrive et Anna-Laura l’attend : elle ouvre la porte du garage, ils vont garer la voiture dans un box, fermé. Ils sortent la boite imposante, la portent jusqu’à l’ascenseur. Ils montent jusqu’au premier étage, ne croisent personne. Ils ne se parlent pas parce qu’ils doivent se taire, pas un seul mot n’est échangé. Ils entrent, portent la boite jusque dans le salon où ils ont ménagé une cache derrière la bibliothèque. Ils ouvrent la caisse et font sortir Moro les yeux toujours bandés. Ils l’emmènent dans la cache : deux mètres et demi de long, un mètre de large, un lit, une tablette, un siège de toilette de camping. Seul Mario, avec sa cagoule est entré dans ce qui sera nommé « la prison du peuple ».

Sur le mur du fond est tendue une toile de coton. Y figurent une étoile à cinq branches, jaune, et en majuscules le nom du groupe, Brigate Rosse. Mario enlève le bandeau des yeux de Moro. Il lui dit « Vous savez qui nous sommes ? Oui, répond Moro, je me doutais que c’était vous ». On déshabille le président, on lui fait porter d’autres vêtements. Puis Mario le fait asseoir sur le lit : il le cadre avec son Polaroïd et prend cette image de lui. Puis il sort : il n’est pas dix heures.

Au mur, derrière Moro, tendu : ce tissu.

Rouge.

Comme les brigades.

Moro restera dans cette cache sans jamais y être découvert ni en sortir jusqu’à la fin et de ce qui sera appelé son procès, et de sa détention, et de sa vie, dans cinquante quatre jours d’ici.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 19 septembre 2022.
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