Myriam Linguanotto | Tous les jours les mêmes pas

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« J’étais absent de moi plutôt nuage indécis, un passant pas très sûr d’être vraiment quelqu’un. »
Claude Roy.

 

l’auteur

Myriam Linguanotto vit à Paris. Elle écrit des nouvelles, dont une a été publiée dans la revue XYZ, et collabore parfois au blog Les 807.

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le texte

Répétition de tous les jours, passant et repassant dans ce paysage urbain vu et revu et pourtant toujours saillant et en questionnement, le trajet quotidien dans la métropole entre le domicile et le travail.

 

Laissant derrière toi l’appartement puis l’immeuble, porte claquée pour un ciel blafard qui cherche désespérément sa teinte et de blanc cassé aplanit tout.

Rue horizontale. Droite. Des trottoirs gris tanné, des murs à repeindre. Des fissures, coulées de je-ne-sais-quoi. Et pire encore.

Il est tôt mais déjà ça pulse autour de toi et c’est ici tous les jours dans le quotidien du trajet.

Tous les jours les mêmes pas, le corps sait même en rêverie. Se met en mouvement. Se dirige. Automatiquement. Cinq cents mètres en ligne droite jusqu’à la station de métro. Cinquante minutes jusqu’à la destination finale. Les trottoirs pour repères. À la verticale, les immeubles qui écrasent et déversent d’autres corps qui se mettent en route. Eux aussi somnambules. Suivant la cadence.

Nuages chargés au-dessus des toits. Rangée d’arbres feuillage tendre. Des vitrines éteintes. Pieds dévidant la fermeté du sol pour ne marcher que sur les parcelles de vieux bitume plus claires, un jeu, éviter les plaques rugueuses du revêtement récent et ne pas se risquer sur les rainures. Enjamber les raccords boursouflés. Tâches blanchâtres, chewing-gum encastré. Marquage du sol, emplacements du dernier vide-grenier, des parcelles savamment délimitées.

Marcher. Jambes flottantes engourdies. Avancer. Se laisser surprendre par le bruit du rideau de fer soulevé, des bras qui le retiennent. Apercevoir l’intérieur du garage, bouffée d’huile et d’essence. Puis dépasser la boulangerie fermée depuis des mois. Avant, éclairée dès six heures du matin, avant bien avant ces couches de peinture et ces affiches superposées sur la devanture. Tous ces jours derrière le comptoir où tout le monde prêtait main-forte. Les croissants chauds comme des sourires dont tu ne retrouves pas l’odeur ce matin.

Enchaîner les pas en regardant les ouvriers s’affairer comme si tout devait disparaître. Un attroupement pour voir. Continuer malgré tout, traverser la rue. Regard derrière toi sur le chantier de démolition.

Il y a un mois, un mois à peine, le mot griffonné scotché sur la porte. Fermeture définitive. À la place, une agence immobilière. À travers le carreau, tu regardais la salle au fond avec son sol en damier noir et blanc et les cadres accrochés au mur : des photos anciennes de patience, la famille réunie qui sans bouger attend le déclic de l’appareil. Tu pensais à ces immeubles en démolition coupés dans la tranche qui exposent crûment l’intimité des murs couverts de vieux papiers peints.

Images stockées dans ta mémoire, pas au mètre carré celles-là. Images fugaces. Le père discute en servant les clients, le fils ainé fait sauter la monnaie sur le comptoir. Tout un carton d’images éparpillant des souvenirs tombés renversés. En tirer le fil pour tout faire venir d’un seul bloc, ton installation dans ce quartier où tout fait signe, se découvre, s’oublie et ressurgit maintenant avec l’acuité de ce qui disparaît.

S’éloigner. Grésillement des moteurs qui tournent, vrombissement du camion de nettoyage.

Ne pas voir les enseignes, ni les façades, mais l’élargissement du trottoir devant l’école où, insouciants, ils attendent. Douze ou quinze ans maximum. Coudes contre les barrières qui protègent de la route. Ralentir pour les observer. Faire irruption dans leur cohue. Ils ne font pas attention à toi. Ils crient cigarette au bec. Et se redressent quand les filles arrivent jeans moulants cheveux lissés. Se frayer un passage en bousculant les corps. Traverser leurs rires. Ça roule des mécaniques en sonnant à la porte malgré le retard qui vaudra sans doute d’être recalées au premier cours.

Il y a trois ans jour pour jour c’était ici « Entre les murs ». Les journalistes le lendemain du Festival de Cannes attendaient devant la porte.

Une femme en blouse téléphone collé à l’oreille se tient debout derrière les grilles du collège.

Tu penses à cette photo de Meyerowitz sur laquelle une femme apparaît au premier plan d’un trottoir de New York en 1975. Son corps tendu jusqu’au bras rectiligne. Sa main prolongée par une laisse. Tu n’avais pas vu la laisse tout de suite, ni le chien, attirée par le visage de la femme derrière ses lunettes noires. Elle profitait de la chaleur d’été en marchant. Ses paupières chauffées par le soleil, tu en ressentais l’effet sur toi.

Cette femme-là n’a rien à voir pourtant. T’arrêter un instant pour saisir la scène, persuadée que c’est cette image qui restera à cause de la blouse, pas les journalistes ni le film, cette image que tu vas traîner pendant la journée, éclat de réel obsédant, plus tranchant que les autres parce que tu sens que quelque chose ne va pas.

La femme pieds nus ne porte rien d’autre que sa blouse bleu clair transparente, ses cheveux sont hirsutes, il fait froid.

Son regard lancinant et vague. Le téléphone comme ultime secours.

Le soir, repassant à cet endroit, tu te rendras compte que la grille est précisément bien avant le collège et non pas devant. L’espace s’est resserré. Les plans superposés avec cette femme censée être perdue devant le collège alors qu’en réalité elle est devant un immeuble, probablement là où elle habite.

Juste après un panneau d’affichage lumineux où on cherche des infirmières en psychiatrie.

Le mot URGENT en bas de l’annonce.

Au feu vert s’arrêter sans rien voir, plongée en toi, puis au rouge des bruits de klaxons s’élèvent. Pare-chocs contre pare-chocs. Les essuie-glaces raclent les pare-brise, de fines veines de pluie dégoulinent.

Mai sans parapluie on dirait.

Marchant rapidement vers la bouche de métro pour aller à l’autre bout de la ville. Traversée d’est en ouest. Paysage de porte à porte. Dernier regard vers l’horizon. Tête en arrière vers le ciel uniformément blanc. Délavé comme un écran lumineux de pixels salis et d’une lumière filtrée à travers les nuages qui éblouit la chaussée.

Escaliers. Couloirs. Rangée de néons. Bips des portillons. Escaliers, couloirs. Quai énervé.

Huit heures vingt au métro Pyrénées. Voix synthétique : « Des pickpockets sont susceptibles d’agir dans cette station, veuillez veiller à vos effets personnels pendant toute la durée du trajet. »

D’autres passagers. Tout au long du quai par grappes à l’endroit où les portes s’ouvrent.

T’engouffrant dans la rame où on voyage cul contre cul. Cul contre cul, sauf elle.

Elle, une femme grosse, assise sur un strapontin à l’entrée. L’observer quand le métro démarre à travers la masse de corps qui luttent pour s’en écarter. Écouteurs aux oreilles, cheveux dégagés en arrière retenus par un élastique, visage bouffi de petite fille. Ses yeux furtifs qui jettent des coups à droite, des coups à gauche. Furieuse elle crie : mocheté, ne me regarde pas, t’es qui pour me regarder comme ça, mocheté ? Mains à plat sur les cuisses, sur sa robe bleu marine à volants et collants épais noirs, ongles vernis rouge et une montre qui boudine le poignet : tu me casses la tête, si tu me regardes tu vas voir mon poing dans la gueule…

Résurgences. Homme se tapant la tête avec une canette de Coca sur la ligne 11, entre Châtelet et Goncourt. Un autre visage épinglé. Croisés pendant plus d’un an plusieurs fois par semaine puis disparus.

Secousses et crissements, main agrippée sur la barre verticale en fer.

Espace utile dans ses moindres recoins. Espace occupé. Grillagé au plafond et des lumières blanches. Signalétique. Cerné de plans de la ligne. Carlingue s’élançant dans le tunnel. Rouages sous les pieds. Sonnerie et claquement des portes.

La grosse femme crie dans le vague. Regards baissés sur sa colère. On voudrait bouger qu’on ne pourrait pas tellement c’est à touche-touche.

Et quand, à la station d’après, quand à République tout le monde descend son grognement derrière toi jusqu’à ce qu’elle te dépasse énervée parce que la foule retient ses pas. Se demander où elle va, de quoi est faite sa journée.

D’une succession de couloirs, escaliers, agglutinement devant la presse, embouteillage devant les magazines entassés près de la caisse, odeurs de chocolat croissant qui entêtent jusqu’à l’autre quai, ne retenir que les files entre lesquelles il faut zigzaguer. Ça débouche de tous les côtés. Vite de plus en plus vite. Des corps à droite. Des corps à gauche. Des ombres qui te dépassent. Qui te frôlent. Un mouvement ininterrompu. Cadence soutenue. Saccadée. Tenter à plusieurs reprises de s’insérer dans le rythme. Intégrée dans une file d’imperméables, te laissant porter jusqu’au panneau de la ligne 8 qui énumère les stations direction Balard.

« Suite à un colis suspect à la station Denfert-Rochereau, le trafic est interrompu sur la ligne 4 entre les stations Montparnasse et Porte d’Orléans, des agents sont en cours d’intervention, veuillez emprunter les correspondances et nous excuser pour la gêne occasionnée. »

Frémissement électrique de la foule. Piétinements. Soupirs. Râles. Dislocation de la masse de corps pour chercher une échappatoire, un moyen, une route possible, un détour. Une correspondance. Si elle pouvait mener ailleurs, sur d’autres chemins moins contraints. Chemins de traverse. Moins de peur. Surtout moins de peur. Imaginer la cartographie des couloirs, escaliers, quais du métro. Vouloir connaître le nombre de trajets, changements possibles. S’interroger sur le souterrain, ce qu’il y a en dessous des pieds.

Des visages passent, des yeux éteints qui ne se reconnaissent pas. Regards en dedans, regards absents, regards dissimulés, regards fuyants, regards rasants. Regards parfois exténués, vidés. D’autres fois, rarement, regards croisés, regards croisés souriants. En faire partie, regard glissant sur les corps passants. Ne retenir rien d’eux.

Autre quai pour attendre, yeux rivés sur le panneau affichant le nombre de minutes entre deux trains. La plateforme noircie de corps à grande allure. Des visages penchés sur des écrans, téléphones, ordinateurs, tablettes, des semblants de conversation pour s’échapper. Murs carrelés pour arrêter le regard.

S’écarter soudain du rebord, effrayée à l’idée d’être poussée par une main sur les rails. Reprendre son souffle.

Hésiter avant de s’engouffrer dans la rame.

Chiens de faïence en montant, carlingue à nouveau, ailes plombées collées le long du corps, diaphragme recroquevillé comme une huître, ça pèse, étouffe, poitrine touchée compressée alors le souffle en cage bouscule le thorax, il faudrait pouvoir sortir de ses gonds, repousser les murs, prendre une profonde inspiration pour tout balayer d’un revers de marée, faire fi de, envoyer paître, oui c’est ça comme un soufflet pour propulser l’air, imaginer les alvéoles des poumons, l’air qui vient d’en bas pour irriguer, du ventre, des tripes pour libérer, c’est ça oui libérer et pour en revenir au cri qu’il faudrait pousser, ça soulagerait.

Stations qui défilent. De temps en temps lever la tête du livre, sur les vitres sur fond noir des tunnels, visages. Et le silence avec des éclats de voix, le signal des portes qui se ferment, le crissement des pneus sur les rails. Invalides. La Tour-Maubourg. École militaire. La Motte-Picquet-Grenelle. La rame se vide. Longueur du trajet. Des jours plus rapidement que d’autres. Ce matin qui piétine. T’extraire de là.

Un encombrement, le métro stationne avant la station Boucicaut. Face à face sur les banquettes en skaï. « Je vous prie de bien vouloir patienter » dit le haut-parleur. Femme fouillant nerveusement son sac. Homme qui se lève et triture le bouton pour ouvrir la porte. Regarde sa montre. Silence appesanti. Silence fébrile.

Et quelques minutes plus tard : « Voilà nous sommes arrivés, bon courage malgré la pluie. Soyez forts. »

En fait, juste des soupirs et les yeux rentrés dans ton livre en pompant chaque ligne au moindre mot, le refermer pour sortir du wagon, sachant qu’il reste l’escalator pour finir ta page.

Sur le quai une femme par terre contre le mur, yeux vaporeux. Trois corps penchés sur elle.

Main en appui ferme sur le rectangle vert pour ouvrir la porte. Courants d’air. Vents contraires. Vent qui pousse dans le dos.

Quand tu ressors du métro, que tu franchis les marches en touchant la lumière et l’air il y a toujours le sursaut du corps. Le ciel même blanc te suffit.

Croisées d’avenues rectilignes, plus larges que dans ton quartier. Lignes de fuite. Lignes trompeuses. Et tout de suite des fenêtres closes et personne derrière les carreaux, juste un vélo rangé sur le balcon, puis des rideaux d’arbres.

De beaux immeubles, pierre de taille, cossus.

Marcher. Avancer. Attroupement devant la grille du supermarché. Fruits sur le sol, écrasés, tombés de l’étal du maraîcher. Enfants en file indienne cartables sur les épaules qui courent. Dépassement d’autobus. Calculer son geste entre regard embrassant la rue pour le voir arriver, deux phares protubérants. Courir à la station. Ou le laisser filer.

Marcher. Profiter de l’espace. De l’air.

Alerte à la pollution, dit le panneau lumineux : « Il est conseillé aux personnes sensibles de privilégier les activités calmes. ». Pourtant la rue pleine de bruits énervés, de rumeurs frénétiques de gens pressés qui piétinent et descendent jusque sur le terre-plein où des vendeurs crient les yeux rivés sur la multitude, Eh ! deux pour le prix d’un, qui dit mieux ?

En sens inverse, perchés sur des bicyclettes enivrées de vitesse, de minuscules insectes s’enfuient.

Presser le pas en regardant sa montre. Il est tôt mais ne pas vouloir perdre une miette de seconde, voir la journée chargée qui défilera.

Des filaments flottent dans l’air, soulevés par le vent, décrochés des marronniers touffus de la vigueur du printemps, des flocons filandreux. Te demandant d’où ils viennent et comment ils descendent, tellement ils semblent tomber de l’arbre doucement.

Sur le dallage de la place, sur les larges pavés rectangulaires, des rais de lumière d’un ciel qui s’ouvre. Avoir envie de les suivre, il suffirait d’en choisir un et de se laisser guider par cette droite rectiligne et scintillante.

Puis quand l’odeur saute au nez, chercher d’où ça vient, âcre et pestilentielle à la fois d’un corps couvert de carton étalé contre une porte cochère, regard tourné en dedans, il rit aux passants qui esquivent son matelas barrant le trottoir, tchin ! lève sa boîte de conserve pour trinquer à leur santé, bras en étendard, œil hagard, sa vie qui rouille dans la rue, déborde des sacs empilés par terre : des chiffons noués, une poupée, des restes d’un repas, des couvertures en pagaille, une radio pour les nouvelles, tout un fatras d’objets, et quatre mètres carrés pour écouler sa déveine, à ciel ouvert en plein Paris, sourire aux lèvres. Un ange de bitume.

À certains endroits du ciel le bleu cherche son espace, voudrait s’étirer voudrait seulement s’étaler comme une peau dilatée mais se rétracte aussitôt, l’aspect laiteux domine. Peau de chagrin. Tête en l’air en marchant pour fixer le ciel, observer comment luttent le bleu et le gris et qui des deux décident.

Ciel mouvant en nuages.

Une rue perpendiculaire, un vieux bâtiment sévère, façade plate où sous chaque fenêtre pendent deux par deux des blouses blanches d’infirmerie. Repenser aux infirmières en psychiatrie qu’il faut recruter mais ici les banderoles malmenées par le vent disent « Sauvons les emplois ». Rester un moment devant l’immeuble.

Vitrines opposées. Des mannequins en bois nus. Bail à céder.

Marcher sur cette avenue rectiligne jusqu’au prochain carrefour. Le feu passe au vert. Tout de suite un essaim de vespas s’éparpille.

Et puis plus loin encore ce sont des policiers et un jeune homme qui enlève ses chaussures, tous regards baissés pour voir ce qu’il y a sous le pied. Rien apparemment.

La rue monte et cela devient difficile de maintenir le rythme. Ralentir, se demander si le parc sera déjà ouvert pour le traverser, un raccourci, une pause avant l’enfermement de la journée, avant la tour de verre, tour de garde où ne plus pouvoir ouvrir la fenêtre pour juste respirer un filet d’air.

Sous les arbustes des chats de ville en nombre, nourris par les habitants du quartier. Miaulements.

Y être bientôt avec cette bruine comme un tamis d’odeurs terreuses.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 18 novembre 2013.
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