Peter Weiss : hors écriture hors théâtre hors roman

"Il le savait, le monde ancien auquel il était encore rivé devait être brisé..."


Dans ce blog, je ne parle pas des livres, je n’ai jamais su faire. Il y en a que je peux visiter de l’intérieur, j’en connais la mécanique au palper, si c’est Balzac, Rabelais, d’autres, pas beaucoup (Michaux, Michaux, Michaux).

Des fois, on voudrait dire l’importance d’une lecture, d’un auteur, et la force du Net c’est qu’on le peut faire en témoignant simplement de son expérience personnelle, subjective, de la lecture. C’est la positionnement par le discours que je ne sais pas faire, pas mon job.

Depuis longtemps, comme tant d’autres qui écrivent, quand je suis secoué par un texte, je le recopie. J’ai du Walser, du Harms, et plein d’autres choses dans mon disque dur, comme autrefois dans mes cahiers.

Peter Weiss, le monument, c’est Esthétique de la résistance. De quoi comprendre que ceux qui arpentent ce livre puissent souhaiter, comme Laurent Grisel l’an dernier, se battre bec et ongles pour arriver à une lecture publique intégrale.

Cela fait pas mal de mois que j’ai ce livre sur mon bureau. Pas possible de le ranger, de l’éloigner. Pas encore lu pourtant. On entrouvre, on se glisse, et on décrète qu’il doit rester là, sur la table. Ce soir je l’ai pris dans la figure, et complètement.

Il y a l’apparat narratif du roman, des personnages, un semblant de cheminement temporel : ce qui m’interdit de plus en plus, justement, d’accepter le roman. Mais c’est une coque précaire. Elle ne sert que de prétexte aux figures. On se trouve tout près de Kubin (L’autre côté) et de Walser, le tant immense Walser.

Je suis familier des littératures du double : dans cette page, ci-dessous, juste recopiée, c’est comme dans Axolotl de Cortazar, un jeu précis avec le lecteur : faire accepter que le narrateur puisse se distancier de lui-même, et lorsque cette distance est devenue le point d’appui formel du texte, on renverse comme un cornet à dés, c’est la figure finale.

Tout est démultiplié, effondré en soi-même. Telle est la tragédie que nous continuons de vivre, dont nous sommes les acteurs consentants et inconnus. Ne lisez pas Weiss pour comprendre, mais pour entendre non qui vous êtes, mais cela, pour cela que vous n’êtes pas, dit Bénézet dans sa préface. Hors écriture, hors théâtre, hors roman...

On pourrait probablement exploiter ce texte en atelier d’écriture : il suffirait d’en décomposer les figures narratives, et d’examiner comment de figure spatiale à figure spatiale la phrase qui dit le narrateur se voyant lui-même trouve un autre statut, avant la renverse. Sans doute qu’une des forces d’une telle page c’est la convocation des univers d’objets, leur symbolique : on pourrait chacun s’amuser à faire la liste de comment on remplirait les cases, à côté, dessus, dessous, qu’est-ce qu’on y inventerait...

C’est traduit par Alban Lefranc, des fois que vous ne connaîtriez pas sa mer gelée.


Le duel, Peter Weiss

(traduction Alban Lefranc, préface Mathieu Bénézet, Léo Scheer / Melville

 

Livré de tous côtés aux bruits de la maison. Que perçoit-on de moi, de l’autre côté du mur ?, se demanda-t-il ? Il imagina son appartement tel que se le représentaient ses voisins, à partir de leurs propres pièces. Derrière l’un des murs, on célébrait une fête de famille, il était assis entre les invités bruyants, son regard passa d’un visage à l’autre, il écouta attentivement les bruits provenant de sa propre chambre mais celle-ci restait silencieuse. Il tendit l’oreille derrière un autre mur, à côté d’une femme qui repassait son linge, il entendit le sol craquer dans sa chambre et la respiration de l’occupant, il l’entendit déplacer une chaise pendant que le fer à repasser à côté de lui allait et venait sur le linge. Assis au milieu d’autres gens qui écoutaient à la radio le récit d’un voyage sur la lune, il dirigea son attention sur sa propre chambre derrière le mur, le vaisseau spatial poursuivait son chemin, il entendit le grondement singulier de l’atmosphère entourant le corps métallique, et en même temps des pas dans la pièce voisine, ses propres pas. En route vers le paysage lunaire gelé et nu, il imagina, derrière le mur, la chambre invisible où quelqu’un allait et venait sur parquet. A travers le plafond, dans une pièce où des filles dansaient et se montraient les unes aux autres les robes qu’elles étaient allé chercher dans la penderie, il se regarda au-dessous de lui en train de déambuler, il s’alluma une cigarette, il s’approcha de lui-même qui se déplaçait à l’étage inférieur tandis que les filles riaient et enveloppaient leurs corps de robes somptueuses, trop grandes pour elles. Puis il fut plongé au milieu de balles de Celluloïd dont les chocs résonnaient à travers le sol de sa chambre, les balles blanches percutaient avec force la table de jeu, elles étaient frappées et renvoyées, frappées et renvoyées, pendant que quelqu’un à l’étage supérieur restait immobile et tendait l’oreille.

Lui, là-haut, n’était pas allé travailler depuis plusieurs jours, il n’avait rien mangé non plus, il n’avait plus d’argent, il n’avait pas payé le loyer. Il était près de la fenêtre, il faisait sombre dans la chambre, les bruits de la maison bourdonnaient autour de lui, de l’eau coulait dans les tuyaux, le téléphone sonnait, des cris voletaient de chambre en chambre, des appels au secous, des réponses, le café débordait quelque part, quelqu’un ouvrait le couvercle du vide-ordures dans la cage d’escalier, du papier et du métal y tombaient dans un bruit de ferraille. Son visage pressé contre la vitre, il entendit des pas et des grincements provenant de la gouttière au-dessus de lui, puis un craquement violent, un cri, suivi d’un corps sombre qui dégringola devant lui, pendant une fraction de seconde il vit un visage épouvanté glisser le long de la vitre, puis ce fut un crlaquement lourd et mouillé plus bas sur le pavé. Il se pencha par la fenêtre, vit qu’on emmenait le corps — était-ce lui-même ? Il pensa à ce visage sans personnalité, qui n’exprimait que la terreur de tout quitter. Non, ce n’était pas lui, il était en vie. En vie. Qu’est-ce que c’était, la vie ?

© Peter Weiss, Duel, traduction Alban Lefranc, éditions Léo Scheer / Melville.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 19 novembre 2007
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