Baudelaire au supermarché

les as de la communication marchande


Qui protesterait contre la présence des Fleurs du mal en supermarché ?

Combien de fois, lors d’ateliers d’écriture, j’ai pu entendre de jeunes participants : "Monsieur, les Fleurs du mal vous connaissez ? J’ai trouvé ça au Leclerc..." En tout cas, cette phrase-là je m’en souviens comme si elle était gravée.

Reste l’image.

Donc, d’un côté la culture, et ceux qui ne l’ont pas. Baudelaire est la culture, très bien. Poète dit maudit, refusé en son temps, porteur syphillitique du mal absolu, de la transgression assignée en justice par le procureur Pinard. En noir et blanc : la culture est d’autrefois, la culture c’est le musée. La culture c’est quand même ce qui est d’un autre monde, qu’on vous importe. De l’autre côté, la famille. Comme dans les livres d’école autrerfois, couple plus deux enfants : modèle standard. L’attribut du travail, le cartable, dans la main de monsieur, l’attribut de la maison, le gosse qui s’énerve, aux bras de la maman. On attend l’autobus, on est loin de tout sauf du leclerc, et derrière c’est le petit pavillon de l’accès à la propriété.

Par définition, dans cette image, est inculte cette famille qui tourne le dos à Baudelaire pour lui préférer l’attente du bus (l’omnibus Opéra-Bastille de Lautréamont, ou le 165 de Queneau ?). Induction immédiate : la famille normée reste à côté de la culture, et comme elle a l’air en bonne santé, s’en passe très bien : je sais bien comme c’est douloureux, encore là tant de fois lors de mon tournage Argenteuil, de constater, dans tellement d’intérieurs, l’absence de livres. Mais de ce constat à sa constitution comme norme, on ajoute forcément le mépris (vis-à-vis de les gens que cette famille est censée représenter, vis-à-vis de la culture qu’ils ont donc le droit d’ignorer).

On aurait aimé que ce soit accompagné de chiffres, savoir en fonction de quelles courbes s’établit ce "vaste choix" : cela veut dire Perec et Novarina, Dante et Shakespeare ? Par exemple, savoir (c’est une touche, sur leurs ordinateurs), combien de livres proposés, et sur ces livres, combien assurent quel pourcentage de la vente. Da Vinci Code ou Claude Louis-Combet ?

Je ne suis pas amer, ni vengeur : j’apprécie beaucoup, à Paris 11ème arrondissement, la librairie d’Isabelle Leclerc (librairie non liée au groupe, mais la libraire est aussi à l’origine de ces espaces culturels dans la marque familiale, et en parle de façon très complexe et passionnante), j’ai aussi pour amis un écrivain (oh oui vous le connaissez) et sa compagne, laquelle a mis en place elle-même la librairie d’un de ces supermarchés, après plusieurs années dans une librairie très pointue, je n’imagine pas qu’elle se soit reniée elle-même...

C’est l’image, qui me gêne. Dominique Hasselmann, qui me l’envoie avec un petit mot ironique, l’a découpée au hasard d’un supplément télé de province honorant d’ailleurs une présentatrice edette de TF1, ceux qui vendent à leurs annonceurs "du temps de cerveau humain disponible".

La culture, c’est aussi les livres d’André Benchetrit (Très grande surface) ou Jean-François Paillard qui intègrent et scrutent les fonctionnements d’asservissement dans l’idéologie de normalisation, notamment via les grandes surfaces : et ce sont de fiers livres de littérature contemporaine. Un petit goût du sport, et j’aurais plutôt mis leur photo à eux... Ou celle de Jean Echenoz, dont la géographie des fictions nous promène en riant dans ces zones de parallélépipèdes et parkings (même si, chez Jean, l’arme la plus absolue c’est simplement d’en sourire).

J’aurais aussi suggéré que banlieue ou pas banlieue, centre ou loin du centre, les enfants qu’on voit sur l’image vont à l’école, que dans l’école il y a des livres, et des enseignants formés pour les faire aimer. Qu’au bout de la rue pavillonnaire, il y a sans doute une bibliothèque municipale et qu’on y trouve aussi des livres.

C’est plus difficile pour monsieur : la culture a été évincée du monde du travail, sauf pour la vente de billets d’événements culturels grands publics, et, côté bibliothèque, relais pris par les livres de jardinage ou bricolage. De l’autre côté, la culture se réinvite par la fenêtre, puisque sans ordinateur on ne travaille pas, et que nous on voit bien, sur nos sites de création, la conjonction des heures de bureau et des heures de consultation.

La culture c’est aussi l’art de penser les villes autrement que par pelouse mitée et voiture garée devant le pavillon. La culture, ce n’est pas seulement ce qu’on vend sous l’étiquette de l’inutile, ce n’est pas seulement les objets à vendre, et les palinodies des marchands qui se plaignent de vendre quelques CD de moins alors qu’ils vendent 30 DVD de plus : l’industrie de ces prénoms de filles marketées dans la chanson, par exemple, me semble une pollution mentale bien plus grande que le téléchargement. La Callas, aujourd’hui, on la lancerait Maria, pour les compiles qui font la loi dans les supermarchés.

Et puis oui, ça me chiffonne pour Baudelaire. Ils auraient choisi Céline, j’aurais aimé : lui, avec sa grande causticité rythmique, il sait l’humain, sa phrase donne de quoi répondre. Ils auraient choisi Proust, j’aurais eu un attendrissement : moi dans mes ateliers j’en parle tout le temps, et quand on lit Proust les couleurs et les mots et les chariots et les produits de la consommation de masse, on a de quoi se défendre.

Seulement Baudelaire, notre Baudelaire, quand ils le mobilisent comme ça, ils le séparent de la poésie comme arme. La poésie en reste à l’amour, à l’albatros et pas Avalanche veux-tu m’emporter dans ta chute... Ce n’est pas le Baudelaire de Walter Benjamin, occupé à remuer ce qui n’apparaît pas encore comme ruine, mais est déjà fissure et maladie, tenez, ici :

Symptômes de ruine. Bâtiments immenses. Plusieurs, l’un sur l’autre. Des appartements, des chambres, des temples, des galeries, des escaliers, des coecums, des belvédères, des lanternes, des fontaines, des statues. - fissures. Lézardes, humidité provenant d’un réservoir situé près du ciel. - Comment avertir les gens, les nations ? Avertissons à l’oreille les plus intelligents.
Tout en haut, une colonne craque et ses deux extrémités se déplacent. Rien n’a encore croulé. Je ne peux plus retrouver l’issue. Je descends, puis je remonte. Une tour labyrinthe. Je n’ai jamais pu sortir. J’habite pour toujours un bâtiment qui va crouler, un bâtiment travaillé par une maladie secrète. - Je calcule, en moi-même, pour m’amuser, si une si prodigieuse masse de pierres, de marbres, de statues, de murs, qui vont se choquer réciproquement seront très souillés par cette multitude de cervelles, de chairs humaines et d’ossements concassés. - Je vois de si terribles choses en rêve, que je voudrais quelquefois ne plus dormir.

Sans doute qu’il voyait un supermarché d’aujourd’hui, Baudelaire. A l’inverse, on pourrait proposer aux Leclerc de distribuer pendant un mois ce texte à leur client, au dos des tickets de caisse ?

Avant de vous proposer le verso de cette pub Baudelaire via le supplément télé de la Voix du Nord, (admirons les couleurs et les graphismes, eux qui citent Andy Warhol), deux liens :
 ici chez Casino / Leader Price, comment on propage par dizaines d’exemplaires notre modèle entrepôt pour bouffe degré zéro dans les pays Baltes, et comment, en Arabie Saoudite, on a offert cent chariots remplis de cette même bouffe occidentalo-normée à des pauvres "désignés par le gouvernement"... Avec une traduction des Fleurs du Mal ?

 le guide du XXIème siècle et La vie rêvée pur coeur de Jean-François Paillard...

Et peut-être que la couverture aussi, du journal choisi par Leclerc pour y faire sa pub pleine page, relève de la culture : non pas Baudelaire d’un côté, et la starlette de l’autre, mais justement que c’est ce pays d’un seul tenant qu’on arpente, quand bien même il tienne indissolublement d’une guerre, guerre usante parce qu’à recommencer chaque jour, guerre dure parce que le bénéfice sur les nouilles et les petit-suisses ne tombe que de leur côté, éternellement... On nous concède le supplément d’âme, et l’artillerie lourde s’occupe du reste. Tire-leur donc un peu la langue, Baudelaire...


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1ère mise en ligne et dernière modification le 30 juillet 2005
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