une simple cour d’usine

Mousson suite, par les bords


Je ne me prends pas pour un photographe : je les fréquente assez. Au mieux, de me poser concrètement la question de leur pratique à travers une saisie personnelle d’images me rapproche de leurs enjeux. L’appareil-photo numérique est pour moi une sorte de bloc-notes, mais ce serait hypocrite de prétendre qu’il l’est seulement (sauf quand je photographie du texte, une affiche, une note). C’est déjà intervenir sur le réel pour chercher à comprendre ce qui m’est à moi-même visible et comment je le construis. C’est aussi très simplement un objet de plaisir : l’étonnement qu’on a aux choses, on l’emmène avec soi, on le revisite à volonté. On peut stocker tant d’images.

cour d’usine, Pont-à-Mousson

C’est lié aussi à l’enfermement consenti aux Prémontrés pour cette Mousson d’été. Présence complexe d’un lieu qu’on fréquente cours et jardins, galeries et nefs, bureaux et recoins, et toutes ces salles de spectacle provisoirement construites dans les celliers ou le gymnase voisin. Comme à mon habitude, je photographie des portes (je les collectionne), une poule de très près parce que c’est comme ça, le rivage de la Moselle quand défile lentement un chargement de charbon. Et bien sûr les lieux de spectacle, autre collection : la matière projecteurs, scène, fauteuils ou chaises, comme si le petit appareil photo-numérique m’aidait à me maintenir dans une constante possibilité de scénographie imaginaire.

Présent depuis mercredi, j’en tiens un premier compte rendu samedi sur ce blog/journal. Ensuite, il m’arrive d’autres moments singuliers. Une lecture en plein midi, dans la lumière. Dans l’après-midi, écouter Éloi Recoing parler de sa traduction de Brand, d’Ibsen. Puis le soir, un duo imprévu avec Jacques Rebotier, et entrer dans les mots d’un autre écrivain c’est plus facile sans lui qu’en sa présence. C’est comme apprendre à danser, et dans son écriture à lui les appuis changent sans cesse d’un syntagme l’autre, pas par hasard qu’il vient de la musique. Les 20 minutes de lecture me semblent un constant funambulisme, je suis happé par cette concentration démultipliée par chaque syllabe, et dans ce chapiteau prêté par l’école de cirque de Strasbourg je m’appuie mentalement sur l’idée que des deux acrobates je suis le porteur, et que lui là-haut fait ses figures.

Un peu plus tard, de l’autre côté de la rivière, Jacques Bonnaffé se saisit en vivant, et grand vivant, d’un texte d’Annie Saumont. On en sort épuisé comme si on avait tous exécuté la performance nous-mêmes : il charge d’une énergie souple mais considérable chaque ligne (lignes intérieures, dessins) de la trame narrative, et le texte résiste, s’affirme, chante comme trop frotté : là, on n’est plus dans le théâtre, Bonnaffé nous arrache littéralement la littérature, la rend à elle-même. Pour moi, leçon. Et la frêle Annie Saumont prend tout cela avec son habituel sourire de jeune dame.

Retour au gymnase pour Gildas Milin, incursion mentale sous forme de registre exploratoire du rapport au réel, passes corporelles portées sur le plateau depuis les techniques des éducateurs travaillant avec de jeunes autistes, mise en abîme d’un texte convoquant les chambres quantiques...

A ce rythme, on a l’impression évidemment d’être mis dans un atelier personnel intense, toujours dérangeant, on est à la fois épuisé et disponible, et c’est dans cet état qu’on s’ouvre soi-même à la découverte dans l’heure d’ordi où on prépare le matériau pour l’acteur de la prochaine lecture.

Ce dimanche midi, je donne un texte parfaitement autobiographique (ça m’inquiète ce flou) à Catherine Matisse, et je décide, plutôt que lire, de réimproviser comme une histoire librement racontée, complétée, multipliée, mon vieux rêve du crâne de Baudelaire.

Ensuite c’est une sorte de dérive. Tout à l’heure je partirai, demain Michel Didym lira en solo un de mes chez les morts, merci à lui. J’aperçois Claude Guerre répétant sous les arcades, avec l’équipe de France-Culture, un texte de David Lescot : à partir d’une saisie immobilière sur un chômeur, une belle variation à trois voix dans l’univers Bartleby. Je retrouve Quentin Baillot, et une actrice tout aussi atypique, Marie Desgranges. Je veux écouter Claude Guerre répéter ensuite sa propre écriture avec le batteur percussionniste Gérard Siracusa, alors je me laisse porter dans l’histoire par les trois voix des acteurs jouant seulement de l’espace des micros. Moments précieux, on cogite sur l’instrument, sur la voix et ce qu’elle porte, sur la préparation mentale à quoi se contraignent les acteurs pour donner son intensité précise et sa netteté à une phrase même banale, et comment on l’imagine dans l’espace pour que dans le secret de la radio cela vous parvienne.

cour d’usine, Pont-à-Mousson

Je retrouve juste en face Mohamed Rouabhi installant le son et l’espace pour cette lecture de Claude Guerre et Siracusa. La batterie remplit successivement par chacun de ses six micros le spectre auditif. Claude est retenu sur son enregistrement, Siracusa joue sans besoin de personne. Devant la fenêtre, je découvre que cette aile donne sur une cour d’usine.

Ma fascination pour de tels lieux tient-elle à cette vieille obsession que la littérature a seulement affaire, au fond, à la pure présence du réel, et doit se donner pour tâche d’en capter un peu ? Ou plus simplement parce que toute mon enfance était dans un découpage de matières et géométries identiques, aujourd’hui volatilisées ? Ou bien simplement la fatigue, l’attente, les cinq jours dans l’immense abbaye qu’on n’occupe qu’en toute petite partie, mais dispersés dans son ensemble ? Ou simplement à ce que tout l’espace, par Gérard Siracusa, est littéralement devenu rythmique ?

Je sors le petit appareil photo-numérique, je multiplie douze fois, de la même fenêtre, ce que je peux saisir de la cour. Je vous assure qu’elles sont très belles en grand.

cour d’usine, Pont-à-Mousson

responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 août 2005
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