Bernard Ollivier passager de Loire

l’aventure seul en notre pays ordinaire


Qu’est-ce que la littérature et comment la définir ? Quelle frontière entre littérature et réel, action et transformation du réel ? En quoi et comment la relation précise du réel devient éveilleuse d’imaginaire, et quel prix à payer dans sa vie pour y atteindre ?

Je ne sais même pas si ces questions sont pertinentes. En tout cas je ne saurais pas y répondre.

Je sais, empiriquement, quels livres sont dépositaires de ces réponses. Il ne me viendrait pas à l’idée de ls séparer de la littérature. Ainsi Le livre des merveilles qu’un compagnon de cellule tire des relations que lui transmet un commerçant, Marco Polo. Ainsi ce voyage à travers la Turquie et l’Orient dans une mauvaise Fiat souvent en panne, par deux Suisses, un qui vend des articles et l’autre qui dessine, et qui nous rapporteront L’Usage du monde, signé Nicolas Bouvier.

Je ne saurais pas expliquer pourquoi Longue marche de Bernard Ollivier induit ce même phénomène : la déambulation, le réel, hommes et paysages, changé à chaque ligne qui se déploie, parce que le narrateur avance, sans doute ; l’expérience humble des hommes, bien plus, conversations entamées au bord de la route, accueil dans les maisons, la sensation précise d’assister à ce qu’on ne sais pas pour soir-même résoudre, l’éventuel sens ou pourquoi de l’épreuve qu’ici on accomplit, et qui s’appelle vivre.

Bien sûr, dans Longue marche, il y a les ingrédients de la lecture à l’arraché : les vols, la peine physique, la difficulté de prendre langue, l’hostilité et même, plusieurs fois, la trouille et la violence. La confrontation fascinante du monde moderne heurtant au pays de Gurdjieff. Mais cela n’explique rien non plus.

C’était il y a dix ans : un homme de soixante ans, qui sort de l’épreuve d’un deuil, qui arrive au terme de sa vie professionnelle. Il a couru des marathons, mais c’était il y a longtemps. La marche le rééquilibre. Penser se fait autrement : je ne suis pas assez marcheur pour redire ce qu’il analyse de ce rapport, qui est aussi de rythme et d’abandon, de ralenti, et de ces molécules que l’organisme délivre aux sportifs dans l’effort.

Il décide, très simplement et naturellement, de refaire à pied cette mythique route de la soie. Et qu’importent la fermeture de l’Iran, les risques en Afghanistan, il le fera en plusieurs fois, mais il ira jusqu’en Chine. Événement considérable du livre : il remplacera en cours de route son sac à dos par un bâti de poussette équipée de roues de vélo, qu’il tire à la main. C’est ce qu’il raconte. Douze mille kilomètres à pied, d’Istanbul à Xian, et pas de GPS ni de téléphone satellite : de bonnes chaussures, préparées et assouplies avant le voyage.

Avant de partir, il est allée voir le patron de Phébus : pourquoi pas un livre ? On déciderait au retour, mais c’était l’élan. Au long de la route, quand il croise une poste, il envoie une enveloppe avec ses notes.

Il paraît que Longue marche en est à 300 000 exemplaires, et je ne sais combien de traductions : signe que cette curiosité de l’autre, par voyageur interposé, elle touche du sensible et du symbolique en nous. Mais tant de livres relatent de beaux voyages, et n’ont pas cette diffusion, pourtant discrète, bouche à oreille, propagation silencieuse.

Bernard Ollivier est heureux de ce succès : il avait besoin d’argent, et il le dit tout aussi simplement. Ça lui est venu en marchant : on ne règle pas les problèmes sociaux d’en haut, et de façon collective. Le mal de la société ne peut se combler et éventuellement s’inverser qu’à attraper le tissu des deux mains, regard à regard. Ses droits d’auteurs vont intégralement à cette association au fonctionnement très simple : de jeunes détenus en fin de peine, ou adolescents en situation très difficile, partent seuls avec un accompagnateur volontaire, plus âgé. A l’étranger, le plus souvent en Espagne, pour une longue marche. Plusieurs dizaines de jours, entre ciel et montagne, s’organiser, se mesurer, apprendre. C’est beau comme du Quichotte : d’ailleurs, il parle inlassablement du Quichotte. Au siège de l’association, on suit et on coordonne les routes. Voir leur site Internet, discret comme lui : Association Seuil. Sauf que ça marche, littéralement.

Bernard Ollivier sur la Loire, sept 2008

A priori, le voyage qu’effectue cette année Bernard Ollivier n’est pas de même risque ni même ampleur : parti du mont Gerbier-des-Joncs le 4 août, il a atteint Nantes la semaine dernière. A pied dans les zones de montagne, puis en canoë. Un simple canoë plat et ouvert, ses affaires dans un bidon étanche, un sac à dos pour les accessoires (tout ça relié au banc de nage par des bouts de ficelle de lieuse ramassés en bord de champ), et même pas de pagaie de rechange.

Les premiers jours, sans technique de son bateau, il se trouve en zone de rapides, se fiche à l’eau souvent, s’en dégage comme il peut. Il doit traverser les déversoirs des centrales nucléaires. La Loire est un fleuve sauvage : les villes et les hommes sont à distance. On est seul, avec le courant pour soi, mais le vent, qui remonte le fleuve, toujours face.
On peut être complètement seul, en plein centre de la France, dans les labyrinthes de sable, les courants et les goulots des centrales, et en situation de risque et peine physique, six pleines semaines de silence.

Il a fait un autre pari : lui, dont le livre a été aussi lu, pourrait-il descendre le plus grand fleuve de France en trouvant, à chaque étape, un lecteur pour l’accueillir ? La chaîne se propage. C’est ainsi que nous l’accueillerons, au soir d’une journée pluvieuse et froide, et l’accompagnerons à nouveau sur la berge au lendemain matin.

Il n’emporte rien, même pas une pomme, et remplit sa gourde au robinet. Le canoë n’a pas bougé, mais des ragondins ont déchiré 2 épaisseurs de son sac étanche pour aller s’approprier le quignon de pain qui lui restait, et il partira à jeun : au-dessus de nous à six mètres, les camions défilent au rond-point.

Le soir, on a parlé longtemps, de son association, d’écritures et de carnets, du corps et de la marche, des prisons et d’écrire dans les banlieues. Il nous donne d’autres preuves de sa curiosité.

Je lui ai offert Les eaux étroites qu’il ne connaissait pas, et j’ai imprimé la photo de la maison de Julien Gracq, qu’il la repère depuis le fleuve : j’aurais aimé qu’ils se saluent, Gracq aussi était marcheur.
Mais surtout, toute cette soirée, on a échangé sur son livre. Ce qui l’affectait, dans ce voyage, c’est d’avoir appris, juste avant son départ, la disparition de celui qu’il appelait « le bûcheron philosophe », cet homme qui, très loin, et hors de notre langue, avait la passion des livres et du savoir.

Alors, en l’honneur de Bernard, et mémoire du bûcheron philosophe, les pages de Longue marche où il surgit…

FB

Bernard Ollivier sur la Loire, sept 2008

Bernard Ollivier | Longue marche (tome 1, Anatolie, un bref extrait)

 

La vallée se resserre en escaladant un col. Au sommet, sur le bord de la route, un homme tronc est planté. C’est un vieillard cul de jatte qui vit ici, à dix kilomètres de toute maison habitée. Près de lui, une théière noire de suie ronronne sur de maigres braises. Il dort à la belle étoile dans un taillis voisin où il se traîne à la nuit. Quelques bonnes âmes le fournissent en eau et nourriture de temps à autre. Des camionneurs lui lancent, sans s’arrêter, des pièces de monnaie. Je lui donne une billet de 250 000 livres qu’il serre sur sa poitrine en me tenant un long discours. Je crois comprendre qu’Allah me le rendra au centuple. Ce qui, malgré tout, ne fera pas beaucoup d’argent. Je préférerais pourtant qu’il veille avec plus de soin sur ses créatures si démunies. Me revient l’image du vieillard aux orbites tournées vers le ciel : il serait légitime que ces deux-là puissent se tenir compagnie.

De l’autre côté du col, une nouvelle plaine rizicole s’ouvre, brillant de mille soleils reflétés dans l’eau. Autour de ces parcelles impeccablement alignées et planes, les montagnes du Ködashi encore couvertes de neige se découpent dans une anarchie agressive. Sur les contreforts du massif, des terres vertes sont d’inépuisables réserves de glaise, ce qui explique la présence des nombreuses briqueteries qui jalonnent le chemin que je parcours.

En fin d’après-midi, je suis au village de Hadjihamza qui était une étape importante sur la route de la Soie. La structure du village est inhabituelle et intéressante. Il n’y avait pas, comme ailleurs, un caravansérail dans le village ou ses environs. C’est tout le village qui était le caravansérail. Il est encore entouré de murs de terre et de pierre mélangées. C’est une petite forteresse carrée de cent mètres de côté environ. Les maisons construites à l’intérieur s’appuient sur le mur d’enceinte. Chacune a une sorte de balcon qui déborde encorbellement et forme ainsi une tour d’observation et de défense. La porte du village a disparu. Je trouve à l’intérieur une écurie, immense, à moitié écroulée, large d’environ vingt mètres. La partie qui tient encore debout, une large voûte de briques dont la finesse surprend, est longue d’une bonne trentaine de mètres.

J’entame une discussion avec quelques fidèles qui sortent de la mosquée e, compagnie de l’imam. Ma présence provoque quelques tracas : qui va pouvoir m’accueillir ? J’ai de nouveau l’impression d’être une patate chaude. L’imam soudain aperçoit un personnage qu’il appelle. Et un petit homme vient s’asseoir près de moi sur le banc où j’ai pris place. Behtchet reste un moment silencieux puis se tourne vers moi et, d’une voix fluette et tremblotante, me demande :

Do you speak english ?

Behtchet Koumral porte un costume écossais qui conjuge avec art toutes les teintes du vert. Sa moustache grise est fine, lui-même est petit, frêle, et tout son être semble une fragile poussière de l’univers. Des yeux d’un noir métallique et perçants révèlent une intelligence vive. Comme très souvent chez les Turcs, une barbe de deux ou trois jours donne à sa tenue une touche de négligé, malgré le costume et la chemise impeccables. Behtchet est un paysant retraité. Il y a un an, la visite annoncée d’un Anglais, ami d’ami, l’a décidé, à soixante dix-sept ans, à se lancer dans l’étude de la langue de Shakespeare. Finalement, l’Anglais n’est pas venu, mais le petit homme a continué d’apprendre. Nous discutons. Mon hôte, à l’évidence, savoure l’admiration qu’il inspire à ceux qui nous entourent, car il est le seul dans le bourg à pratiquer une langue étrangère. Après une petite demi-heure, il m’invite à le suivre et nous remontons la rue principale à petits pas, tout en achetant quelques fruits pour le dîner.

Behtchet n’est jamais allé à l’école et a appris tout seul à lire, en déchiffrant les lettres sur de vieux journaux. Il est passionné par la lecture. Il a une bibliothèque, ce que je n’ai encore jamais vu dans aucune maison de village depuis Istanbul. Sa lecture préférée : Don Quichotte de la Manche. Mon petit homme m’honore en m’exposant un à un ses autres livres avec fierté, en particulier ceux des auteurs français traduits en turc qu’il vénère : Voltaire, Descartes, Rousseau, Malebranche.

– Avez-vous lu Malebranche ?

 

Bernard Ollivier sur la Loire, sept 2008

© Bernard Ollivier, éditions Phébus, Longue marche, 1999.