Montréal, carnets du Hilton

carnet d’accompagnement de travail en cours, inédit


Tiers Livre émet désormais depuis Québec. Voici quelques sites et blogs que j’y rejoins : découvrez-les. Dès début septembre, ici, la suivie en ligne des cours création littéraire et de notre groupe de travail édition numérique au Québec. En attendant, paradoxe de s’installer ici la même semaine où paraît mon Incendie du Hilton, lié à cette nuit du 22 novembre dernier à Montréal. Je repasse en Une cet extrait du carnet qui clôt le livre, interrogation sur la notion de roman, prolongée aussi sur libr-critique.

« Les livres se construisent comme les peintures : on brosse un fond, on installe les points d’intensité, même avec la plus grande netteté, et sans se préoccuper de disproportion d’échelle. Ensuite, c’est le contenu de ce qui se dépose sur la toile, peu à peu, qui la constitue. – Mais j’ai si peu à voir : ce qu’il y avait devant nos yeux, assis à la même place, au Salon du livre, le recoin où se succédaient les tables rondes, le passage d’accès à l’hôtel, et puis, pour l’incendie lui-même, juste cette image du mur de fumée, quand ils nous ont évacué, avec ce type en combinaison réfléchissante, casque à visière, masqué en plus, qui nous faisait accélérer vers ces escalier de service par où ont commencé et l’errance, et l’attente… » Et qu’il m’a dit, à ce moment-là, que cela pouvait suffire : « Il suffirait juste, même dans ces tout petits éléments-là, d’enlever la tentation de phrase. Pense à ton escalier : l’escalier même pourrait tout contenir. »

Du vieil écrivain, cette nuit-là, que nous avions parlé de Nathalie Sarraute : « À cette époque-là, sa théorie était en avance sur ses livres. Quand elle a réalisé des livres en accord avec sa théorie, depuis Entre la vie et la mort, disons, jusqu’à Vous les entendez, en passant par L’Usage de la parole et « Disent les imbéciles… », elle n’assommait plus personne avec ses questions de personnages, qu’elle voulait dissoudre. L’activité du lecteur devait suppléer à la détermination par l’auteur : à mettre en scène l’activité du lecteur, on élargissait cette activité, comme par inertie, au fonctionnement même de la phrase. Ah, un caractère. J’ai voulu une fois la faire parler sur ces trois semaines où, pendant la guerre, elle avait hébergé Samuel Beckett : il y a de quoi fantasmer, non, sur leur conversation, à ces deux-là, pas possible qu’en trois semaines ils n’aient pas parlé une seule fois de littérature, se soient accrochés sur Proust ou sur Rimbaud ? “Il doit s’en rappeler aussi peu que moi“, qu’elle m’avait répondu, tu parles. “Ne pas oublier que c’était la clandestinité“, elle m’avait précisé : comme si nos discussions sur Proust ou sur Rimbaud pouvaient être autre chose que clandestines, non ? Mais ensuite, dans ces années où elle a vraiment réalisé des merveilles, nous ne nous voyions plus, ou si peu – dans des conditions comme ici, les hôtels, colloques, cérémonies, rien à se dire, surface. Et puis cette cour que chaque célébrité traîne après soi, quoi qu’on s’en défende : à moins d’être poète, oui, moi ça me protège. Dommage que tu n’aies pas croisé Nathalie Sarraute. »

Dans brève phase de réveil, se demander sérieusement si je me réveillais dans le rêve juste terminé, dont tous les détails, lieux, situation étaient extrêmement clairs, ou si je me réveillais dans le lieu où réellement je dormais, mais qu’il fallait d’abord reconstituer, n’en ayant aucune idée. Finalement, en reconstituant ce lieu réel, difficile d’échapper au fait que je m’y réveillais sans avoir le choix : d’où l’importance de ce moment préalable. Dans le rêve, il s’agissait évidemment de la gare centrale et de ses galeries : sorte de lieu mental où se transporter permet de commencer, autres situations, autres perceptions, qui s’en éloignent dès lors assez radicalement. D’ailleurs, à cette heure-là, les autres matins, depuis plusieurs semaines, je suis au travail sur ce texte. Laquelle des deux instances joue le plus précisément sur l’autre ?

Montréal, vue du Hilton, nuit

« Un livre flotte sans aucune aide, il est un tout à soi seul, avec ses machines de propulsion, ses lignes de flottaison, ses labyrinthes intérieurs, son personnel de bord et les autres passagers, ceux que tu n’auras même pas croisés. Métaphore probablement, et facile. Ta propre tâche dans le livre : briser les métaphores, anticiper pour les empêcher. Reste quand même cela : on ne tient pas l’économie du récit juste avec la convergence de trois faits réels, sous prétexte qu’à toi cela paraissait important. – D’accord, mais les rêves ? »

L’important : du récit, avoir dès le premier soir visité le théâtre. J’avais mangé cette assiette de nouilles chinoises, bu une bière, et comme il était tard c’était désert. La gare, déjà en attente de ce qui viendrait deux nuits plus tard.

Caravansérail des auteurs : pour telle foire aux livres, comme on disait nous foire aux bestiaux (jamais utilisé, dans le Poitou natal, le mot foire dans autre usage), on convoie les auteurs en train, par paquets. Tout est déjà dans la survivance : caste qui ne trouve ses repères qu’à se considérer elle-même. Depuis longtemps, je refuse. Après, pour leurs subventions départementales, ils ont des appellations plus séduisantes. Là, il s’agissait de parler deux fois du numérique, dans le salon et hors salon – ma propre légitimité n’était pas dans l’étalage, le corps assis et muet signant la version industrielle imprimée de son travail. N’empêche que dès l’avion, et par mon acceptation de l’hôtel (« Vous serez logés tout près, c’est très commode »), je me retrouvais pile dans ce que je hais le plus. De même, ces jours-ci, proposition pour le printemps prochain d’un « train des écrivains » qui doit circuler à travers la Russie, comme si les fantômes de Michel Strogoff et de Blaise Cendrars allaient venir le fêter avec nous : contemplant l’humanité ordinaire depuis notre vitrine, non merci. Il faut que cela aussi brûle, dans l’incendie du Hilton.

Encore message, hier soir : pour mon retour dans la ville, j’arriverai en train gare centrale, j’ai demandé le départ 6h43 qui me fera arriver deux heures plus tard, c’est le premier train. On viendra ensuite me prendre vers 10h00 pour mon intervention. J’aurai une heure dans la gare, mais ce texte sera bouclé. C’est une condition nécessaire. À partir de là, y vérifier quoi ? Aller jusqu’à la patinoire, traverser le parking pour un café au Tim Hortons, tout tient dans un mouchoir. J’aurai quoi à faire : recopier des noms, vérifier des distances, retrouver les vigiles ? Ou rien du tout, m’asseoir là, me mettre en rêve – me conseillerait tel ami.

Montréal, vue du Hilton, jour

« Ville de toutes les villes : toutes les villes sont pareilles. Assieds-toi et regarde, ça suffit, et cela où que tu sois. Qu’est-ce que tu vas chercher là-bas ? »

Montréal, vue du Hilton, horizon fleuve

Bizarre sensation récurrente d’aquarium : dans les aquariums on déambule dans la semi-pénombre, on tourne, on bifurque, les parois sont éclairées, et c’est le détail qui devient spectacle, d’ailleurs en tant allégorie vaguement anthropomorphe (veille de la murène, doigts des axolotls, sommeil du crocodile) plutôt qu’écologie sous-marine. Ainsi la déambulation, toute cette nuit de l’incendie, dans les galeries de la gare, sauf que le spectacle c’était nous-mêmes, et qu’il n’y avait pas de parois. Un aquarium serait bien, dans le décor du Hilton : seulement voilà, il n’y en avait pas.

« Autre chose que du roman : où commence ce qui, par le récit, construit le réel plutôt qu’il ne le mime ? Et qui serait en possession de la frontière ? Les livres qui ont le plus d’importance s’écrivent ici, en amont du roman, et c’est eux paradoxalement qui en constituent l’histoire. Être dur avec les formes mortes. – Se mourir à soi-même, alors ? »
Ne pas relire, mais savoir : les grands livres, qui ne sont pas les plus longs, ceux qui laissent la plus précise rémanence de ce qu’ils nomment. Ainsi, et très obscurément, le hangar de Bernard-Marie Koltès dans Quai Ouest. Ainsi, le tranchant des lieux dans César Birotteau et son jeu onirique : des rêves flous agitent la vie réelle d’un homme. Les livres à plus forte potentialité d’illusion quant aux lieux et la ville ne sont pas forcément des romans : La forme d’une ville et même, en amont, tous les Tableaux parisiens.


Avoir photographié, gare centrale, les enseignes suivantes : Positive électronique, Dépanneur de la gare, Banque nationale
et Bureau En Gros (même image), et Le monde du Dollar (sorte de bazar à pas cher). Ailleurs, dans une autre galerie, magasin de la chaîne Couche Tard : ça m’aurait bien rendu service d’en avoir un ici, pour le récit. Dimanche prochain j’y repars et ce sera une conférence, quatre fois de suite (mon plan de préparation, c’est comme les partitions de Pifarély, thèmes, accords, parties d’impro, bifurcations, ça ne jamais la même chose, sauf ma trouille) sur « littérature et numérique ». Pourquoi pas simplement parler de Baudelaire, à partir de la gare centrale, toutes les gares, et dans chaque ville en parler dans la gare ? Ce sont ces recettes-là aussi qu’il faut changer : Internet y contribue, puisqu’on met ce qu’on veut sur nos blogs – donc, effectivement, ça vaut le coup d’aller parler du numérique. Quatre conférences pourraient être partir successivement du travail de Rabelais, de Baudelaire, de Proust et Balzac ou Kafka, d’Henri Michaux, et de retrouver les tenseurs de notre pratique aujourd’hui, avec le numérique, depuis leur œuvre ? – On est loin de ce récit du Hilton, mais exactement dans ce que je devais intérieurement brasser, le samedi 22 novembre, au moment où s’y est déclenché le signal d’alerte.

Courrier électronique : celle dont la fille de quatorze ans se trouvait dans ce groupe de gamines, au Caire, surprises par un attentat. Elle est blessée légèrement (fracture de deux orteils, plaies dues à éclats sur tout le côté droit du corps) mais elle a vu mourir sa copine, et deux autres blessées grièvement. Les parents ont pu aller rejoindre leurs enfants et les accompagner pour l’avion du retour, un accompagnement psychologique est mis en place. Façons dont soudain l’arbitraire de l’histoire à échelle planétaire croise le destin individuel d’une seule (chacune des gamines prises dans l’explosion, celle qui ne revient plus, comme celles qui reviennent), et par ricochet le vôtre. Dans l’incendie du Hilton, il ne s’est vraiment rien passé : est-ce que c’est la condition de la littérature, ou la preuve qu’elle est finie ? Pour le Caire, pas de mots.

souterrains du Hilton, coulisses Salon du livre

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1ère mise en ligne 27 février 2009 et dernière modification le 17 août 2009
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