pourquoi use-t-on encore de Twitter

à quoi servait l’échange de ces minces messages, pour qui les pratiquaient ?


La ville était si grande : un immense déploiement plat, et ces empilements d’hommes.

Parfois même, de ces tours : on les aurait crues en marche. Alors quel lien, comment même pourrait-on se connaître ?

Chacun savait ses chemins, de travail, de loisir, d’habitudes ou de famille. Les amusements conviviaux d’autrefois, on en avait perdu le savoir. Les grands palais de la consommation pauvre, dans nos pourtours de ville, n’avaient pas supporté la nouvelle misère : ils avaient préféré fermer, et trouver des implantations de meilleure rentabilité. Les parkings servaient à ces marchés sauvages, où on se fournissait du nécessaire, où on revendait ou échangeait ses vieilleries.

À l’intérieur des anciens supermarchés, hypermarchés, galeries commerciales de périphérie, la dégradation avait été brutale : occupants illégaux, danses techno et courses d’auto. À qui pourrait revenir d’en assurer l’entretien, la sauvegarde ? Les familles Mulliez, Leclerc et autres avaient décliné : ils n’avaient à bail que leur commerce. Trois holdings offshore (oh, vérifiez, c’est bien réel, aussi inversement réel que cela évitait toute transparence), avaient soumissionné sur tout le pays les terrains et le bâti, et se fichaient que cela finisse, mission faite.

Reconvertir en lieux conviviaux, fêtes ou compétitions (ping pong, danse hip hop, poésie s’y adaptaient parfaitement) ? Les zones abandonnées proliféraient. Alors on avait convoqué tous ceux qui perdaient plutôt leur temps derrière leur écran (« qu’as-tu fait de – ta journée, ton dimanche, tes vacances – ? – Internet »), on leur proposait de s’assembler pour de vrai.
L’animateur lançait le premier un de ces petits messages en 140 signes. Un autre répondait. Cela circulait. Des histoires se créaient. On suivait qui communiquait avec qui, on pouvait constituer des camps, des encerclements comme dans le jeu de Go. On s’amusait d’autant plus qu’on avait pas le droit de parler. Juste mimer, et, pour le reste, décrire, se moquer, interroger jusqu’au plus grand non sens (« qui est ? », disait l’un, « qui à ma droite ne me sait pas à gauche », répondait un autre). Cela défoulait : ces outils on en avait par dessus la tête dans la vie ordinaire.

Il y avait eu un vrai bonheur à entrer de nouveau dans les immenses galeries et bâtiments vides, se répartir dans les vitrines et magasins – on pique-niquait, on partageait.

Mais cela aussi, maintenant, fini. On continuait, cependant. Hier, dans cette réunion d’une soixantaine de personnes, nous étions cinq, discrètement, à nous faire parvenir, sans que personne ne s’en aperçoive, les petits messages en 140 caractères (ce texte, non, ne passerait pas sur Twitter). Les temps de la prospérité (« la relance… ça va rebondir ») n’étaient pas revenus. Les hypermarchés vides on les démontait. Des machines arrachaient le sol de ciment, la ville conquérait d’autres formes.

RT signifiait : message transféré. @Untel envoyait directement le message à Untel. #fiction
attachait au message le mot-clé « fiction » et permettait de retrouver tous les messages liés à ce mot. On s’en était servi de dépannage, de saluts comme dans la rue, de plaisanterie parfois, on y avait perdu des heures à ne rien dire, on en avait oublié ensuite l’existence pendant des semaines : la seule loi était que jamais les contenus échangés ne dépassent les 140 caractères.

On disait que quelque part, loin dans le bord de la grande ville, à proximité des sept tours ocre (mais il y avait tant de grandes tours ocre), on avait compilé la totalité de ces messages si longtemps échangés. Pourquoi continuait-on ces échanges ? Pour croire qu’un retour en arrière était possible ?

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 6 janvier 2009
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