Tanit : blogs des morts

le blog interfère-t-il avec vision exacte de la réalité ?


On a dû être quelques milliers ce matin et hier à aller voir sur le blog du Tanit : un jeune couple et son enfant convoie son voilier vers Zanzibar. On a suivi dans les journaux, la prise d’otage, l’assaut par 60 commandos, et la fusillade dans lequel le propriétaire du bateau est tué, « peut-être par un tir français » ( communiqué Reuters, ce 11 avril, 14h10). Je ne veux pas me risquer dans l’analyse d’un fait de société, j’ai de plus en plus de timidité, de peur à le faire : on en comprend si peu au monde.

Mais ce qui est un fait divers dans la violence ordinaire des jours (les 200 morts d’Italie), se dédouble ce matin, à lire le blog du Tanit : ce dernier billet, dans lequel les marins préviennent le bateau des risques encourus, détachent un hélicoptère, entrent en contact par radio, et ceux du bateau continuent quand même.

Le blog a sa continuité. Le blog est le récit du voyage, on construit le récit autant qu’on voyage. Dans le blog, il suffit de naviguer tous feux éteints et tout ira bien. On sera au Kenya, une meilleur connexion permettra d’envoyer les photos.

Le monde virtuel compte probablement des centaines, voire milliers, de ces blogs de voyages autour du monde : chacun a les siens, ce sont des communautés qui ont leurs propres passerelles et règles, incluant les mêmes paradigmes que toute intervention Internet, le lien au privé, la qualité propre au récit ou aux images, la suivie en temps réel.

En page d’accueil du blog, la photo de celui qui rédige les billets : il est mort. Peut-être même il était seul détenteur du mot de passe qui permettrait d’effacer le blog. Sa photo est là, il sourit. L’escale à Djibouti semble un bonheur : ils disent en tout cas le bonheur à vivre l’Afrique, se mettre à son écoute, la découvrir.

Leurs amis français rappellent qu’il n’y avait ni inconscience ni faux goût de l’aventure. D’ailleurs, ici la photo est plus grave.

Ce qui interroge c’est le temps : le blog est un temps suspendu, la discontinuité des billes témoignant de la continuité du récit à venir, créant son attente. Mais un autre temps a percuté, hier, le temps du récit : le temps atroce et arbitraire du fait divers.

Et ici, fait divers potentiellement annoncé dans le blog, répété par l’hélicoptère, un monde en guerre. Et qu’on n’en a pas tenu compte.

Nous attendons une suite logique au récit, et il n’y aura pas de suite. Est-ce que, eux qui construisaient la suite, auraient pu anticiper dans leur récit même ce qui aujourd’hui fait que leur blog est dans tous les journaux ? Le nom du bateau, la déesse Tanit, devait faire office de protection : les noms ne protègent pas, arrivé là où il n’y a plus de noms.

En quoi cela doit-il nous alerter dans notre usage au quotidien de l’écriture blog, ce qu’elle reconstruit intérieurement du monde, qui la sépare du monde ?

Pas possible de lire le voyage interrompu du Tanit et d’en rester indemne : le blog a-t-il contribué à évacuer intérieurement le risque, lorsque l’hélicoptère, puis la conversation avec les militaires, a fait surgir l’autre réel, celui qui n’est pas récit, qui n’annonce pas sa venue – « l’océan est grand », répond Florent Lemaçon : non, pas si grand que la folie du monde.

Photo ci-dessus : autre temps, autres rêves, même lieu, Henri de Monfreid. Ci-dessous : blog Tanit, ultime page d’accueil.


responsable publication François Bon, carnets perso © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 11 avril 2009
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