la page du dimanche : Yves Bonnefoy

chaque dimanche, une page singulière de littérature


 


Un des problèmes que posent les poèmes : le rôle des mètres, des rimes, des rythmes dans leur genèse ; et décider s’il est nécessaire ou non de préserver les voies de la prosodie - ou plutôt : d’en recommencer l’expérience - dans le travail de leur traduction.

S’il y a poésie, c’est parce qu’on a voulu que la part sonore des mots soit écoutée, se fasse élément actif dans l’élaboration d’une forme, et cela pour que la signification en soit plus seule à décider de la phrase, et que l’économie des concepts en soir brouillée, leur autorité affaiblie, leur voile déchiré, tant soit peu, qui nous prive de l’immédiat. On ne peut donc lire un poème, ou le traduire, qu’en revivant ce travail sur la forme qui l’a, en somme, fait naître. Ce que l’on appelle sa prosodie. Et cette fatalité demande que l’on traduise en vers ce qui fut écrit en vers, quitte à vivre le vers de la façon sans doute nouvelle qu’impose au traducteur sa propre expérience du monde.

Voilà ce que j’ai pensé, de longue date, voilà d’ailleurs ce qui me paraît inattaquable, et je puis même ajouter à ce principe une ou deux précisions qui me paraissent fondées. Essentiellement : si la forme est ainsi ce qui ouvre notre parole à quelque chose de l’immédiat, de l’indéfait par nos mots, d’un, encore, au-delà des concepts qui fragmentent notre expérience du monde, elle rend à cette dernière la pleine dimension de l’instant, puisque le concept, la pensée, c’est - réciproquement - un enchaînement, jamais en repos. Mais cet instant ne sera pas nous détourner de la vraie temporalité, bien au contraire : de tels débouchés sur l’indéfait, sur la plénitude, ne pouvant que donner un but à notre existence, et donc enrichir - d’un contenu, de désir, de de recherche, d’égarement, de retour - le temps qu’on consacre à la vivre. La poésie est la régénération du temps qui se décourageait en nous, consentant déjà à l’abstraction, à l’exil, elle permet à ce temps qui est notre trame - origine d’abord, destin bientôt - de guetter, dans les situations où l’absolu se profile, ce qui de celui-ci nous rapprocherait davantage ; et voici qui explique l’aspect le plus marquant, le plus spécifique, de la forme dans le poème : ce vers qui ne peut s’écrire ou être entendu que sous le signe déjà d’un autre vers.

En tant que structure - de longues et de brèves, d’assonances, de coupes, de symétries - la forme du vers est close sur soi, en effet, c’est en cela même que se sont produits sa rupture avec la parole ordinaire, son débouché sur l’au-delà du langage. Et cette soumission de l’écriture à la forme est évidemment un péril aussi, celui de réduire à peu de vocables et rien que quelques figures la parole qui en résulte, ce qui permet d’autant mieux à celui qui s’exprime là - désire là - de mettre en place un réseau de signifiés, par quoi l’immédiat à nouveau se voile. Mais il y a dans les mots qui ont tenu, un instant, dans ce début de lumières de possibles repères, tout de même, pour la recherche à toujours reprendre, c’est comme si cette forme où l’Un se révèle, mais disparaît, appelait déjà au travail qui permettrait d’en recommencer l’expérience ; et ce qui se fermait appelle ainsi à un à-venir, le vers comme tel prépare à un autre vers. Parce que l’instant n’est jamais qu’une entrevision, tout de suite sous les nuages de la pensée qui reprend, son éclair n’est jamais qu’un souvenir, mais qui redemande l’orage. Les plus beaux vers sont ceux om l’on sent désirés le plus ardemment d’autres vers, où refleurirait la promesse que le premier avoue qu’il ne peut tenir.

La forme poétique, autrement dit, ce n’est nullement cette structure orgueilleusement refermée sur quelques mots que sont l’oracle - cette intervention de la transcendance, quand la poésie n’est de celle-ci que l’inachevable recherche ] ou l’inscription sur des monuments ou des tombes. Et cette nature des vers, à la fois instant et devenir, c’est donc une raison de plus pour les reconnaître une part très intime de la vie de ceux qui les écrivent, au plus obscur de leur rapport à eux-mêmes, et donc la voie même qu’il faut reprendre quand, traduisant, on doit garder en esprit, et à vif, ce que c’est que la poésie. Et voici, n’est-ce pas, la question tranchée mieux encore. Le texte écrit en vers, c’est-à-dire vécu ainsi doit être traduit - revécu - de la même façon.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 9 octobre 2005
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