chambres d’invention

dispositifs de récits fantastiques avec pièce close et personnage


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Dans ce dispositif de récit, le point de départ était constant : un personnage, le narrateur, est dans une pièce close, dont nous ne savons pas le contexte. Ni les pièces adjacentes, ni s’il s’agit d’une maison, d’une tour, d’une cave, d’un village. Si, passée la porte dont on comprend l’existence, c’est un couloir, un escalier, d’autres personnages comme celui-ci, une communauté, ou au contraire la plus parfaite solitude dans la ville.

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Dans ce dispositif de récit, l’important c’est que le narrateur, évidemment, le sait, tout cela : alors pourquoi l’énoncerait-il ? Le début d’un récit est forcément l’instant ou quelqu’un, ou quelque chose, en trouble l’ordre stable.

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Ainsi, peu importe que le personnage qui se fait le narrateur du récit (par la force des choses, le récit ne sachant que ce qui le concerne) soit assis à une table et écrive, soit sur un canapé et rêve, soit au milieu de la pièce, posé sur une chaise ou un tabouret, et soit concentré sur ses pensées.

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Importe la séparation du monde et ce qui lui porte atteinte. Une pièce vide n’est jamais totalement silencieuse. On perçoit de loin la ville, on perçoit aussi l’intérieur de l’immeuble, de la tour, de la maison. Une pièce vide n’est jamais indépendante du régime des heures : quand bien même elle ne prend jour que par une fenêtre dépolie, un velux, ou pas de fenêtre du tout, la perception du jour et de la nuit des autres, ou du temps en général, n’est pas absente. D’ailleurs, une des figures archétypes de ce mode de récit, l’homme en détention, dans le régime carcéral à identique reproduction selon les heures et les jours, inclut a minima ces variantes.

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Importe l’événement qui rompt l’état précédemment stable et inaugure le récit. Peut le précéder une angoisse, une tension, un autre événement : le condamné à mort attendra ici qu’on l’informe de la date d’exécution, le bourreau qui entre avec ses poignards n’est que le prolongement d’une histoire plus ancienne. Cet événement peut être parfaitement banal, presque indiscernable : un retard pour la logeuse à vous apporter votre café, le souvenir d’une phrase entendue et qui sur le coup ne vous avait pas marqué, un objet singulier, une attente qui n’aurait pas dû être si longue.

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Tout un ensemble de récits fantastiques se suffisent de ce dispositif élémentaire. C’est le point de départ qui est curieux à scruter, et cette façon dont le lieu isolé, cette simple chambre d’invention, ne suppose pas qu’on connaisse son lien à la ville, son insertion dans quel labyrinthe.

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Le défi, c’est que disposer d’un tel point de départ ne règle rien quant à votre propre capacité à l’utiliser. Voir la réflexion de Georges Perec sur un lieu inutile. On peut tenter d’en construire des variantes systématiques : ainsi Franz Kafka. On peut tenter de se l’appliquer comme recette à soi-même : ainsi la « journée de silence » que s’imposait chaque lundi (ou, dans une période ultérieure de sa vie, plutôt le dimanche) Henri Michaux, sans manger ni parler, ni répondre au téléphone, disposant ainsi seulement d’un tabouret dans une pièce blanche.

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En ce cas, l’invention d’une histoire, disposant d’une première phrase de départ, peut consister à seulement se demander : quelle phrase peut venir après cette première, et ne pas bouger qu’on ne l’ait décrochée. Un des plus grands mystères de la vie de Henri Michaux, outre ces rencontres avec Borges, en Argentine, dans une période ou ni l’un ni l’autre n’était encore un maître du fantastique), c’est qu’à mesure qu’il avance sont traduits de nouveaux textes de Franz Kafka qui chaque fois sont l’anticipation de ce qu’il est en train lui-même de conquérir.

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Il n’y a pas de grandes pointures du fantastique qui ne s’y soient essayés, de Balzac à Gustav Meyrink dans son Golem, ou Herman Hesse dans son Steppenwolf, ou d’Edgar Poe dans Le puits et le pendule à Samuel Beckett dans L’Innommable, ou même Alain Robbe-Grillet. Pourtant c’est sans promesse : vous vous donnez comme point de départ cette pièce, et vous y positionnez votre personnage. Vous pouvez l’y faire marcher de façon inquiète, vous pouvez même le placer en crise, à se jeter contre les murs, ou prêt à se pendre pour de vrai, là, directement au fil nu de l’ampoule électrique qui l’éclaire.

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Le départ le plus classique pour cette forme particulière de récit, c’est qu’à l’instant où il démarre un autre personnage entre et s’adresse au premier, cela en général suffit, et en général aussi à votre propre surprise. Ce qu’ils disent peut même être parfaitement tautologique : « Vous faites quoi, là ? Vous êtes là depuis longtemps ? », j’exagère un peu mais quasiment pas.

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Pour ma part, j’essaye en ce moment de procéder d’autre façon. Je décris la maison, j’installe les couloirs. Chaque pièce ébauchée, chaque personnage installé, peu importe qu’il ne s’agisse que d’un début flou d’histoire, peu importe même qu’il ne se passe strictement rien : le personnage, enroulé sur lui-même à terre contre un coin de cloison, dort.

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non public

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Ce qui compte, pour moi, c’est que pièce après pièce se constituent des galeries, des étages, des passerelles. Un personnage peut répondre à un autre. Parfois, dans ces chambres closes, les chambres d’invention, j’installe un ordinateur, un écran. La fiction naîtra de ce qu’il en fera, mon personnage, de son ordinateur et de son écran.

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Le mystère reste toujours celui de la lecture : comment une histoire vous embarque et ne vous lâche pas. Kafka, Michaux et les autres le savaient bien. On ne décide pas soi-même de cette possession-là. Dans telle chambre, j’installe le personnage devant un livre, ou un carnet : ce n’est pas forcément un atout supplémentaire. Dans une autre chambre, j’ai installé des bibliothèques, et déterminé ce que chacune accueillait de livres. Bizarrement, lorsque je commence ainsi ces descriptions, je ne suis plus en mesure d’y placer ce personnage unique, singulier, par quoi commencerait l’histoire.

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Ainsi, dans ce cas, c’est moi-même qui arpente ce lieu des galeries, qui m’établit dans les chambres vides, ou m’adresse à ces personnages que j’y retrouve, parfois à m’attendre (ou la suite de l’histoire sur leur propre carnet) depuis des mois ou des années.

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Je reviens désormais souvent dans ces chambres, je les parcours. Je sais facilement, en quelque ville et hôtel ou train que je sois, revenir dans le lieu même de mes histoires. Ce que je voudrais, par le rêve même s’il faut, c’est parvenir à comprendre cette liaison au dehors : où, par quel chemin, et dans quelle ville ?

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La littérature fantastique est une énigme aussi à elle-même.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 20 juin 2009
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