qui pleurera le Salon du Livre ?

un salon du livre de Paris atrophié, ou plus du tout de Salon – et l’occasion de reparler de Bobillier Gérard


Je n’ai jamais aimé le Salon du livre de Paris. Au tout début, même au Grand Palais, pour ce confinement dans trop et trop de titres, où la profusion écrase la singularité (pas mieux qu’Internet, le monde du papier). Autant j’aime me promener dans une librairie (navigation spatiale, comme dans nos sites), autant là dans cette cuve à vendre du livre, sans cette première sélection qui fait une librairie (non, ça n’a jamais été la première librairie de France), pas de plaisir associé. J’y ai acheté des livres : les éditeurs mettent en place leur fonds, on trouvait quelques raretés.

Des bons souvenirs : oui, deux. Le premier, Jacques Roubaud, assis, épanoui, ses grosses pataugas de marcheur au pied, et qui se marre parce que le stand où ils ont leur débat sur la poésie sent à plein nez la paille et le purin des bestiaux du Salon agricole, qui se tient au même endroit, juste avant. Le deuxième : Daeninckx et Bobillier (me demande si Bergounioux n’était pas dans le coin non plus), parce que cette année-là les organisateurs du Salon du livre ont accepté la présence des éditions du Front national, en un tour de main organisent un mouvement de foule, le stand littéralement à plat, les bouquins par terre. Juste chacun pousser un peu, de toute façon y avait le nombre. Quand la sécurité arrive, quarante secondes et demies plus tard, mon vieux Bob qui se marre à cinq mètres, patenôtre, comme s’il n’y était pour rien – affaire réglée. Je le vois bien susurrer quelque chose du genre : « Le peuple ne connaît pas sa propre sagesse », et prétendre illico que ce soit de Mao Tsé Toung le suprême.

J’en ajoute un troisième, trois ans de ça : on est assis par terre dans un coin du stand Actes Sud, André Markowicz récite vers par vers une strophe de Mandelstam et les décortique comme il sait faire.

Bien sûr c’est le bal des fantômes : allez, tiens, encore un bon souvenir quand même, la dernière fois que j’y étais, ce bonhomme en veste velours noir façon vieil anar et barbe déployée, James Tanneau, ancien libraire de La Taupe au Mans, reconvertie en Plurielle quand la politique se portait moins bien, et qui venait promener sa retraite...

Dans la journée professionnelle, le lundi, surtout : journée réservée aux bibliothécaires et libraires, on retombe forcément sur un peu tout le monde, les débats sont plus calmes. Cette journée pro, elle manquera – même si la montée en pression des événements en région, Manosque, La Baule, Bron, Besançon ont pris le relais.

Mais pour le reste, c’est l’horreur. La soirée d’inauguration, la queue de trois cents mètres, les stands assaillis, et le mousseux ou le champagne pas trop frais, dans les gobelets de carton, avec visite du ministre de service qui met le monde au garde-à-vous. C’est abject de gâchis, d’une profession qui tout d’un coup s’imagine encore en situation de notable. On y va une fois, pas deux, après on se fait raconter. Comme on reçoit toujours 3 ou 4 invitations de diverses sources, on les file aux étudiants de connaissance, finalement, c’est eux qui font le gros de la foule, pour l’inauguration (une fois, pas deux).

La région Languedoc-Roussillon (encore impulsion Verdier) a été la première je crois à installer son propre stand, payer de ses fonds (idem pour Francfort et Montréal, aux temps heureux) un stand collectif accueillant les éditeurs locaux. Bobillier, le même (qui émergeait à la sécurité sociale agricole comme apiculteur, depuis des lustres, pour ne pas coûter à sa maison d’édition), avait eu cette idée – ou souvenir de gosse, lui qui ne nous les racontait pas ? – toute l’année durant, de garder les enveloppes postales adressées à Verdier de l’étranger, ou dotées de beaux timbres. Sur le stand, dans un carton à chaussures, les enveloppes étaient à vendre, 1 F chaque, ou 50 cts plus tard, et ça faisait cagnotte.

Désormais, le jour de visite au Salon c’était ça, pour moi comme probablement pas mal d’autres : le tour des régions. Parce qu’on savait, en allant Pays de la Loire, qu’on tomberait sur les Joca Seria, sur Gérard Lambert de Saint-Nazaire et Louis Dubost de La Roche-sur-Yon. Et qu’on se glisse côté marchand, à l’abri du chahut, pour nos petites conspirations et le grand tambour de brousse. Étonnant comme les libraires savent y faire. Au Salon, c’est les libraires qui tiennent les stands des éditeurs, de ce côté-là ce serait une perte de cesser : Colette Kerber tenait le stand Minuit ou une librairie poésie (quand elle l’a pu, c’était fini), ou Ozanne qui court partout, ou Jean-Marie Sevestre qui regarde ça d’un petit coup d’oeil ironique mais c’est des gens qui vous remontent le moral. Le tambour de brousse des petites infos, maintenant il a passé côté Internet. Le Salon du livre, c’était un peu la foire du premier mardi du mois dans mon patelin du Poitou, mais désormais cette fonction a migré, même si c’est un milieu très à la traîne, et trop attaché à ses petites formes de secret, le syndrome du notable toujours.

Ces trois dernières années, la région Île-de-France s’y était collée. Un stand en plein milieu des allées principales, qui accueillait un espace de débat, et une kyrielle d’éditeurs indépendants, mais justement, ceux qui comptent. A ma dernière visite, souvenir de discussions avec Laurence Teper et Catherine Flohic. Je ne sais pas s’il y a une légitimité à faire d’un Salon du livre une constellation de terroirs, et je sais encore moins, dans ce contexte, ce que représente le fait d’éditer à Paris...

Je ne suis jamais allé à Brive, même si tous les ans j’en reçois la proposition. Les récits me suffisent. Le comble de la gobergerie et de l’auto-congratulation. Aux antipodes de Saint-Malo les courants d’air, avec des vrais visages, des gens qui ont fait des centaines de kilomètres pour être là, et parfois, dans tel coin de vieille tour, même si on n’est que 20 ou 40 (mais souvent c’est plutôt 700 ou 800), un débat qui s’amorce parce qu’on sait tous pourquoi on est là. S’il y avait un sauvetage à effectuer du Salon de Paris, ce serait peut-être ça l’idée : en faire l’annexe, ou le salon d’hiver, d’Étonnants voyageurs. Mais en France ça ne marcherait pas, mettre Paris sous la coupe de la province. Pourtant, je suis sûr que l’idée est quasiment la seule viable. Saint-Malo, c’est le festival littérature(s).

Si je n’aime pas les débats du Salon du livre de Paris (5 fois : « on fait une table ronde sur le numérique, on a pensé que... » – mais j’étais ici au Québec, en mars dernier, pour préparer le voyage, un bon prétexte pour ne pas y aller), c’est d’abord pour l’inconfort, bruit général (inconfort général, ce salon, pour manger, pour pisser, pour trouver un coin où parler – pour tout ça on retraversait le boulevard, vers la brasserie à l’angle, quelqu’un comme Christian Thorel quand il parle du Salon du livre de Paris même pas sûr qu’il ait jamais quitté la brasserie pour le grand hall), visages qui surgissent et repartent, entendent mal, courants d’air. Alors on fait son petit numéro – 40 minutes à 5 avec l’animateur, dose standard, ça fait 10 minutes de parole par tête de pipe, et au revoir. Les radios s’y installent, ça a souvent été la raison d’y venir : émission de radio, mais là on est avec le casque, ou dans un studio provisoire.

Qui souffrirait qu’arrête le Salon du livre de Paris ? Souvenir d’un des spectacles les plus tristes qu’il m’ait été donné de voir : le dernier soir, quand les éditeurs remballent les cartons. Livres fichus, salis, à jeter. Perte sèche qui s’ajoute à leurs frais. Autre spectacle, deux ans de ça, quand on nous avait éjectés suite à alerte à la bombe : quelques-uns sont rentrés à nouveau, après, mais la plupart sont rentrés chez eux, bien lestés de kilos de bouquins, pas eu trop le temps de choisir, mais tout d’un coup c’était gratuit... Sans doute que c’est ce souvenir-là, dur au porte-monnaie, qui en a dissuadé quelques-uns de revenir.

L’industrie du livre a-t-elle besoin d’un Salon ? Peu probable. Elle traite ses affaires ailleurs. Les petits éditeurs : mais ceux-là ils ont un Berlingo ou une camionnette, on les verra le mois suivant à tel endroit, ou tel autre.

On se voit real life : oui, mais on se voit tellement mieux avec nos outils informatiques, pour ce qu’on a d’important à se dire...

Je crois que c’est un peu tout ça, et précisément le Salon du livre de Paris, qui a résonné l’hiver dernier quand je me suis mis à écrire mon Incendie du Hilton, après cette bizarre nuit à dormir au-dessus du Salon du livre de Montréal, les 3 étages sous terre qu’il occupe, accès direct depuis les galeries enfouies de la ville, et notre évacuation. Montréal théâtralisait (les groupes d’édition français y occupent les places principales, pour la santé de Québécor, mais pas vraiment représentatif de l’édition ici) ce qui n’était que le spectacle industriel et sa peau désormais fissurées, craquelée et raidie. Les queues devant les écrivains dits à succès, leur attente indifférente.

Allez, dernier Bob : il y a 2 ans. Il arrive avec ce vieil imper qu’il devait changer une fois tous les 10 ans, et un gros sac plastique informe. Il en sort 2 livres, me les met dans les mains. Je n’avais jamais entendu parler de Lutz Bassman, et pour cause. J’ouvre les 2 livres, poèmes et récits. Je lis un bout de ligne, un autre bout de ligne. Bobillier me les reprend : – T’as compris ? Il me regarde en se marrant, comme il fait, sans qu’on sache jamais le degré de l’ironie ou de sa vraie joie à vous pigeonner. – Hé, hé... il m’a fait. Son seul commentaire. Et il est reparti dans les gens, montrer les 2 livres de Lutz Bassman à qui serait capable de reconnaître la phrase. Ils sortiraient un mois plus tard, le terrain serait prêt.

On peut arrêter le Salon du livre. Y a plus Bob.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 octobre 2009
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