la page du dimanche | Marcel Moreau

chaque dimanche, une page singulière de littérature (et le nom de l’auteur la semaine suivante)


à propos de ce Discours contre les entraves salutaire et juste réédité, Marcel Moreau, accidenté miraculeux de la littérature par André Velter, sur remue.net


Selon mon humeur, j’ai souvent associé mon univers mental à des sites naturels : gouffres, montagnes, plaines, gisements. Je comparais mes mots des phénomènes extérieurs, sociologiques ou physiques : la horde, la vitesse, la guerre, l’invasion, l’annexion, l’escalade, la chute, la beuverie, l’orgie, le pillage, la razzia, l’accouplement. Ou mythique ; l’enfer. Mais la comparaison qui résume toutes les autres est celle qui s’ordonne autour du sentiment que ma création traduit rageusement un projet expansionniste, projet dont je serais à la fois le lieu, le héros, l’anti-héros et l’auteur. Ma progression verbale et le style que je lui confère sont tels que j’ai constamment la sensation d’agrandir du territoire. Cette conquête est tout autant dilatation à l’intérieur, par d’inexorables accroissements de conscience, de lancinants « dégagements » de vérité, que percée à l’extérieur, par la manière dont mes meilleurs lecteurs reçoivent et répercutent ma démarche. Ce ne peut être là, puisque je me vends peu, l’état d’esprit d’un écrivain à succès. C’est celui d’un homme que son obsession verbale condamne à devenir monstre, au nom de la littérature même.

Cette sensation de faire main basse sur un espace spirituel pour le peupler immédiatement des signes de la confiscation est sans doute un avatar de ma vieille fascination pour les conquérants. L’adulte à l’assaut des inexplorés se souvient de l’enfant qui se prenait pour Christophe Colomb. Le conquérant que je n’ai pu être physiquement s’est donné en écriture, et sans le savoir, les formes et les moyens de l’aventure. Il possède armes et armées, il a le rythme et la cruauté de ceux qui ne songent qu’à l’empire. N’ayant aucun goût pour le commandement des hommes ni pour la quête accumulative des biens de ce monde, j’ai visé inconsciemment, par le verbe, à m’implanter partout où la passion d’écrire coïnciderait avec la nécessité de révéler.

Lorsque, sur une page de brouillon, je vois, en bandes serrées ou disséminées, foncer mes mots vers la résistance de l’indicible, je pense que quelque chose se passe qui a le sens d’un brisement de frontières. La littérature, à mes yeux, n’a de prix que vécue ainsi, comme une montée irrésistible de la parole se portant, et me portant avec elle, dans le lointain et l’inconnu d’une sensibilité de lecteur. Plus cette parole est profonde, c’est-à-dire plus elle se compose d’énergies (intuition, voyance, pulsion) étrangères à la pure rationalité, plus elle me fait l’effet de participer de l’expansion psychique de son auteur, et ce sans préjuger de l’audience posthume de ce dernier. Plus elle se paie de sueur, de sang, de transes, plus elle implique l’ivresse égocentrique et communicative, de la découverte. Dans cette perspective, le texte typographique, qui fixe, sans le fixer vraiment, le déploiement, joue le rôle d’une consolidation de l’ensemble des mouvements furieux de l’esprit qui ont conduit à l’occupation des espaces. Le livre n’est plus alors qu’une série de dispositifs, un recueil de « têtes de pont », en vue d’un débarquement de mots dans le corps qui en attend sa libération.

Je n’ai pas le sentiment d’être dépecé, morcelé, par ceux qui me lisent, mais plutôt il me semble qu’ils tiennent, chacun à sa manière, une frange de ma conscience déployée, et que leur dispersion même, ajoutée à la façon dont ils jouent de leur lecture, décide pour l’immédiat de l’extension ou du repli de cette conscience.

Si je m’attarde ainsi sur l’acte d’écrire et sur le mode d’émotion auquel il me soumet, c’est bien parce qu’il constitue la part absolument rythmique de ma vie, et que je ne me lasse guère, dès lors qu’il daigne s’interrompre, d’en interroger les mystères. Sans cette foi du langage, je n’eusse pu achever à bien ma révolution intérieure, d’ailleurs inachevable, ni donner aux interrelations du corps et de l’esprit le sens d’une société, une réalité géopolitique. [...] Nous savons désormais qu’au-dehors ni la théorie de la révolution pour tous ni la noire détermination du terroriste ne peuvent prévaloir contre l’idée « soulevante » que l’homme peut et doit avant tout se transformer soi-même, conduire sa cité intérieure au degré le plus élevé de la libération. Tel est le langage que tient mon verbe, pulsionnel et éclairé parmi mes ténèbres, au corps périssable. Je suis donc un mystique de l’écriture. Je crois que l’écriture doit être mystique, sans que pour autant j’estime nécessaire de décrier celles qui ne le sont pas. Je crois que des tâches, des missions de la plus extrême importance pour le sens que je m’acharne à donner à ma présence sur terre sont confiées par l’écriture à l’ensemble des énergies qui gouvernent ma vie. Je crois que des mots-prophètes-et-guerriers parcourent inlassablement, descendus du mental, mon sang, mes tripes, mes nerfs, mon sexe, mon émotion. Qu’ils y dressent une pyramide ou y détruisent une culture, peu importe pourvu qu’ils aient l’instinct plus inspiré que la raison.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 6 novembre 2005
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