dictionnaires, nostalgie, élargissement

sauver l’aventure des mots à quoi induisait pour la langue l’amour des dictionnaires, quand c’est Internet qui est devenu le dictionnaire intégral, multiforme, mais à jamais incomplet


note du 15 septembre 2010 : intégrer Littré dans les applis Mac

 le Littré, version intégrale en XML est en diffusion libre sur le web, vous le trouverez aisément, à moins qu’un de vos proches l’ait déjà installé ;
 procédure : décompresser le fichier ZIP, et placer le fichier XML dans /disquedur/Bibliothèque/Dictionaries/ (où sont chargé par défaut le Apple Dictionary et le New Oxford American, ce qu’on ne sait peut-être pas assez...) ;
 ouvrir alors le dossier /Applications/ et ouvrir Dicionnaire.app – vous pouvez aussi tirer l’icône sur le dock, de façon à avoir accès en permanence au Littré ;
 dans les Préférences de Dictionnaire, cliquer sur activer en face de Littré (comme Wikipedia et les dictionnaires anglais-français), à vous l’utilisation sans limite du Littré directement depuis le bureau...

Lequel ou laquelle d’entre nous pour n’avoir pas sa propre histoire de dictionnaire, ou avec ses dictionnaires ? Ou considérer les dictionnaires comme un centre névralgique des possessions personnelles ?

Et que perdons-nous avec le numérique, puisque de toute façon ce qu’étaient les dictionnaires a déjà migré, a le tout premier peut-être migré dans les usages web ?

J’y pense très souvent : une sorte d’état d’alerte. Plus de dictionnaire présent sur la table de travail, on risque quoi.

Se souvenir de Francis Ponge, qui a 14 ans trouvait son émerveillement et sa plus forte émotion de lecture dans Littré – voir ce qui s’en est ensuivi. Mais, récemment, ramené à la gare routière, gentiment, par les parents de la très active libraire Alire de Longueuil, Manon Trépanier – et son sang Algonquin dans les sentes du livre – : « quand elle était jeune, elle lisait tout le temps les dictionnaires ».

Je me souviens de tous les miens. Ce dictionnaire sombre et pesant en trois tomes, qui était notre richesse familiale : la langue comme un secret gardé. Le Petit Larousse comme chez tout le monde, avec ses pages roses de citations au milieu qui semblaient un miroir déformant au reste, et l’encyclopédie Tout l’Univers qu’on recevait le mercredi, et qu’on reliait dans de grands classeurs bleus.

Ça a été ma revendication dès l’âge du collège : j’en suis sûr parce que je revois, à Civray, la librairie Baylet – mon propre dictionnaire serait le Petit Robert, et combien d’heures ensuite j’y ai passées, ou plus tard, sur la grosse machine à écrire Japy du garage hors des heures d’ouverture, ce qu’on en tirait pour l’apprentissage. Il n’a plus de couverture, il est plus noir que blanc, mais je l’ai toujours. Depuis combien d’années plus ouvert ?

Dans la préparation de Sortie d’usine, en 1982, je me suis offert un Littré, l’édition Pauvert en 8 tomes, d’occasion, chez Vrin, rue Saint-Jacques, un petit magasin en contrebas, gros investissement pour moi : 800 francs. J’étais revenu le lendemain le chercher avec un sac de sport. Il avait appartenu à un fumeur, 25 ans plus tard on percevait encore l’odeur. Lui aussi, longtemps au-dessus du bureau. Mais en 1995 le Littré serait mon premier achat CD-ROM (inutilisable désormais). Maintenant, je le consulte toujours régulièrement, mais en ligne.

L’autre achat, même période, c’est le Grévisse, Le bon Usage : outil professionnel de correction, révision. Là, pas d’équivalent en ligne. Est-ce que j’assume mieux mes travers ?

J’y pensais hier soir, en essayant de mettre au point ce texte sur la mutation de nos usages du livre : nos enfants ne cherchent plus dans le dictionnaire, ils cherchent d’abord sur Internet. Erreur ? Allez dans n’importe quelle maison d’édition et regarder les stagiaires (il n’y a plus que des stagiaires) : un doute, une date, une orthographe, on regarde sur le web avant d’attraper le dico sur l’étagère derrière soi – je l’ai constaté dix, vingt fois. À l’inverse, et toujours dans les expériences toutes récentes, faisant écrire une classe de 3ème, au collège français Stanislas de Québec, je les avais lancés sur les premiers souvenirs de lecture intense : Adibou est revenu souvent – on a désormais affaire à une génération dont l’émerveillement concernant langue et savoir a surgi dès le départ de l’ordinateur.

Pareil, pour une question qui surgissait d’une traduction un peu cliché dans Henry James, à propos d’un chant de rossignol, l’ordinateur étant ouvert, en deux cliques nous voilà dans une banque de chants d’oiseaux – le dictionnaire vivant qu’est Internet permet ce que n’aurait jamais offert le silence du livre, même si l’imaginaire s’élançait à fond dans les illustrations du Petit Larousse sur son papier brillant.

Tout d’un coup, l’impression d’un indécidable. L’émerveillement des vieilles et lourdes encyclopédies, la luminosité dans l’intérieur des mots qu’on trouve au Robert ou au Littré, les voyages dans la langue qui s’en organisent, en les perdant on perd quoi ?

Bien sûr, pour ceux de ma sorte qui ont longtemps pratiqué et appris le dictionnaire, les utiliser en ligne est un prolongement simple – j’utilise systématiquement le TLF, l’ARTFL Chicago me donne accès aux dictionnaires anciens (Nicot, Estienne, Bayle, un régal), il y a Lexilogos pour les étymologies, et bien sûr en permanence le Littré (aussi disponible en application iPhone, mais sans les citations, ce qui n’est plus Littré).

Cette passion qui nous faisait traverser la langue, pour ceux qui aujourd’hui pratiquent directement le web, elle les mène via images, cartes (ce matin, toujours à cause de Henry James, incursion Google Earth pour retrouver sur le Lido le vieux cimetière juif de Venise), et bien sûr directement à même l’immense corpus des extraits numérisés de livres. Si Wikipedia est le meilleur outil pour tout ce qui n’est pas votre discipline (c’était la plaisanterie consacrée autrefois pour Le Monde), c’est une interface rebondissante, amenant à des liens plus directs vers l’objet de notre recherche. Et si notre tâche en permanence est aussi d’éduquer à un usage critique de ces outils de recherche, j’ai en haut de mon Firefox une petite case magique où justement je puis sélectionner entre plusieurs moteurs, comparer les résultats de Bing (encore bien décevant pour les ressources en français) avec ceux de Google, ou chercher directement dans l’intérieur des projets ARTFL/Gutenberg ou CNRTL.

Mais la révolution de cette sérendipité neuve, c’est comment le dictionnaire généralisé qu’est Internet mène à des blogs personnels (tiens, pour faire retour à ce cimetière juif de Venise depuis Henry James), à des intérieurs de musée, à des vidéos ou podcasts – renouveau de l’idée même de l’encyclopédie.

J’avais tout cela dans la tête, mais surtout ce souvenir qui date pour moi de la classe de 3ème, ce même âge que les collégiens que je faisais écrire avant-hier, quand j’avais obtenu, pour mon Noël ou mon anniversaire, ce Petit Robert convoité, que mes parents avaient dû payer plus cher que le Petit Larousse, et qui ne comportait pour autant ni les « noms propres » ni les citations... Et j’en connais qui n’ouvriraient pas leur cahier sans avoir à côté un dictionnaire de synonymes (pour ma part, n’en ai jamais utilisé...).

Le dimanche, sur Internet, c’est le jour où Florence Trocmé, de Poezibao, qui n’a pas peur de déménager les montagnes, présente les livres de poésie qu’elle a reçus dans la semaine (d’auteurs dont il est bien rare, cependant, qu’ils aient pris la peine d’un site ou d’une activité web). Et cette phrase de Pascal Quignard me saute violemment à la figure :

« c’était il y a quarante ans. Je disposais devant moi, à côte de moi, autour de moi, tous les dictionnaires que j’avais hérités de mon arrière-grand-père et ceux, plus récents, de Bailly, Chantraine, Grandsaignes, Bloch-Wartburg, Ernout-Meillet. Ils s’entassaient, se superposaient, de tous formats, petits, énormes, grands ouverts, les uns sur les autres, sous l’ampoule nue. Je préparais la traduction en commençant par cherche l’étymologie de chaque mot. Je voyageai. J’allais dans l’autre monde. Je descendais dans les siècles perdus. »

Je vais évidemment me procurer de Poésie/Gallimard, Lycophron et Zétès.

Mais voilà bien, résumé par Pascal dans ce Je voyageai. J’allais dans l’autre monde. appliqué aux mots, chaque mot, le défi d’Internet. Et je répète bien : non par choix. Mais seulement parce que ce dont nous avons bénéficié déjà a migré. Que nous avons à en retransmettre la potentialité d’aventure, alors que le seul outil c’est cette petite icône de recherche, en haut à droite de notre barre d’outil navigateur.

En somme, l’ordinateur lui-même comme dictionnaire.

Photo : Émile Littré. Vos propres histoires de dictionnaire bienvenues ci-dessous. C’est décisif.


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1ère mise en ligne 15 février 2010 et dernière modification le 15 septembre 2010
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