Heuliez

de la braderie industrielle en terres rurales



 lire Patrice Robin (dont on se souvient, chez POL, de La Quincaillerie, fin du commerce de détail dans une petite ville des Deux-Sèvres) sur L’Atelier de POL : Heuliez intime
 même univers : les étonnements de Thierry Beinstingel sur ses Feuilles de route
 on complètera

Est-ce que ça compte, la fin de Heuliez, à l’échelle des grandes braderies du nord et de l’est, de la fin des aciéries en Lorraine ?

Et sans doute, pour nos pays d’ouest, à remettre dans le cadre général de ces mutations : l’exil des villages aux grandes villes, le doublement des routes, la fin de ces toutes petites usines qui faisaient le vieux tissu.

Dans ces temps, les camions étaient un outil individuel de travail, une réalisation artisanale qui maintenait en eux cette part symbolique de ce qu’ils représentaient. C’était encore plus moderne que neuf, cela rassemblait les métiers comme une construction marine.

Et quand on le ramenait là où s’en servirait, on avait encore en tête l’objet que celui-ci remplaçait, il s’inscrivait dans une durée, un usage ou l’ambulancier ou même le croque-mort avait son nom.

Alors on partait les chercher, les véhicules, là où ils étaient montés, arrangés. Je me souviens d’équipées à Courbevoie pour des plateaux à ridelle ou un équipement de citerne laitière.

Heuliez, ce n’était pas un grand voyage : passer de notre bord de Charente – Civray – à Saint-Maixent via Sauzé-Vaussais, et de là monter via Bressuire, jusqu’à Cerizay (je ne vais pas vérifier sur Google Maps, c’est les noms qui me viennent). Heuliez et Cerizay pour moi sont deux mots qu’on disait en un seul. Heuliez était Cerizay.

D’Heuliez, l’intérieur, les abords, je ne me souviens de rien. Probablement on devait, mon père (me souviens aussi du grand-père une fois embarqué, que lui aussi il voie Heuliez), le client aussi, forcément le client, manger dans un des bistrots ouvriers qui immanquablement voisinent, aux tables de formica nues, avec des menus et des carafes de rouge qui en faisaient un prolongement de Simenon.

Je me souviens de celui qui nous accueillait, Serge Cailleau, parce que l’histoire continuerait ailleurs avec lui. On ne voyait pas beaucoup de gens en costume cravate, dans nos pays, ou alors genre banquet des pompiers, monument aux morts ou fête des commerçants : chez Heuliez, c’était des gens en costume cravate qui nous recevaient.

J’ai des souvenirs de Citroën Javel au temps des Deux Chevaux, de Citroën Rennes au temps des GS, de l’intérieur de chez Heuliez je ne vois que le véhicule vers lequel on nous emmenait.

On a pris livraison d’ambulances qui étaient comme des voitures de James Bond, "Break ID" lestés de gadgets, abattants, et la civière en chrome.

On a surtout, et plusieurs fois, pris livraison de petits autobus. Tous les métiers s’y rejoignaient, et à l’intérieur, même le véhicule coincé dans le fond du garage le dimanche suivant, c’était un voyage autour du monde – ça je m’en souviens, avoir joué dans ces bus, sous les verrières calmes de l’atelier, les dimanches. On passait beaucoup de temps dans les camions, le goût m’en est resté.

J’ai un souvenir très précis des camions de marché, mercerie, boucherie, ou les camions isothermes, mais ce n’était pas chez Heuliez : eux, c’étaient les ambulances et les autobus. Ce nom m’est resté comme une sorte de dessin en métal et couleurs, fait pour être transporté sur les routes de campagne qu’il illuminait presque sans toucher le sol.

De nos voyages à Heuliez, je me souviens des grands autobus de ville : on allait si peu à la ville – les autobus en bleu et vitres, avec les énormes Diesel, prêts à être livrés pour ces métropoles dont on savait l’existence sans les avoir visitées, c’était une large part du mystère. Nous on venait chercher notre petit autobus à l’unité, et sur le parking les gros bus urbains s’alignaient par dizaines.

Plus tard, bien plus tard, vivant dans les villes, traversant les villes, j’ai toujours su reconnaître les carrosseries Heuliez, et sur quelle plateforme, Renault Saviem ou Berliet (dont l’anagramme, lors des grèves de fin, était liberté). Et puis sont venus les grands bus à soufflet : ceux-ci étaient fabriqués en Hongrie. Les villes une par une ont trompé Heuliez, c’est la loi des marchés, pareil que les bibliothèques passant marché public ne se fournissaient plus dans les librairies de leurs villes, pareil que les maires laissaient aux portes de leurs villes s’installer les Casino, Leclerc, Auchan, Intermarché. On peut toujours se dire que la catastrophe sera pour plus tard.

Alors aujourd’hui je retrouve le mot Heuliez, usine vendue, usine bradée, valse des repreneurs : nos campagnes destinées à devenir des déserts. C’est le tissu même qui est déchiré. Et qu’avons-nous besoin de belles voitures ou beaux camions, tout ça aussi c’est fini.

Dans l’immense braderie générale, et de l’autre côté le monde des grands riches, le monde Sarkozy, les milliards des banques, le petit peuple politique à la Albanel qu’on recase sur vos factures de téléphone ça leur fait quoi, un Heuliez en moins ?

Et comment on n’y penserait pas, à tout ça en vrac, dans la bascule des usages numériques ?

Photos Retinette Kodak René Bon, merci à Jacques Bon et Emmanuel pour archives, tri, numérisation. Voir En voiture.

responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 26 février 2010 et dernière modification le 28 février 2010
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