ça manque d’hauteurs

fabrique du numérique, prolongements


En triant les photos non mises en ligne de l’étonnante journée d’hier, ce petit post-it parmi ceux que les participants collaient directement sur la vitrine côté rue.

Des auteurs : il y en avait pourtant, et un bon paquet – voir aussi l’étiquette et la ficelle. Seulement, ce sont des auteurs numériques. Leur outil de création littéraire, c’est le blog. Il s’y nourrit de texte, mais aussi d’images, d’interventions et lectures. Ce sont des outils qui incluent l’échange et le partage – par exemple, des liens entre blogueurs français et québécois qui sont en eux-mêmes une rupture.

Mais ce qu’ils disent, ces auteurs, c’est aussi la peine à continuer ce travail, la sédimentation lente du blog, l’usure qui tient probablement aussi au fractionnement de la publication. Si les retours communauté, l’échange web à web, est riche, l’impression que ça ne compte pour rien. La légitimité reste accrochée au livre papier, et le blog ne produit pas de lui-même cette instance de validation symbolique dont disposait l’édition livre.

Pourtant, cette validation symbolique, pour ce qui est du contemporain, le système éditorial traditionnel n’arrive plus à l’entretenir. Donc pour eux, la génération qui arrive aux oeuvres publiables, le recours au numérique est obligatoire.

Plus profondément : ce qui désigne ou constitue la littérature a toujours été rétrospectif (Illuminations publié en 1891 quand Rimbaud lui-même ne s’en préoccupait plus, premiers oeuvres complètes en 1925 grâce aux surréalistes, entrée dans les programmes scolaires en 1956). Ce qui détermine l’avancée ou la rupture en littérature, ce sont nos usages : Rimbaud accueilli par Verlaine, Nouveau et les autres. Nos usages aujourd’hui sont dans le numérique : c’est là que nous reconnaissons l’invention littéraire, parce que dans un rapport au monde qui coïncide avec notre façon de le documenter, d’installer notre propre pratique du monde dans un concept neuf d’identité ou de spatialité.

Alors étrange de s’entendre rétorquer par ces jeunes blogueurs, dont le travail me semble pourtant d’un enjeu bien autre que les rituels premiers romans des rentrées littéraires, que : – Oui, mais vous, vous avez des livres publiés... Comme si ce travail de niche en littérature contemporaine recoupait ou légitimait le travail de site (oui, c’est un travail, et l’exercer ainsi en amateur, sans aucune contrepartie économique, est un autre des problèmes qu’on discutait hier...).

Bon, pas de conclusion. Allez peut-être au moins les lire, les découvrir, les blogueurs concernés ? Et nous, de notre côté, à publie.net, continuer – y compris avec les Québécois et sans francophoniser nos vieilles hiérarchies, parce que c’est ça notre chance. Continuer, même si eux, les auteurs d’hier, nous rétorquent vertement que ce qu’ils cherchent pour leur chemin c’est une validation symbolique que l’éditer numérique n’est pas en situation encore de leur conférer.

Et d’autre part, oui, l’absence des autres (des exceptions notables, comme Bertrand Gervais à qui nul ne contesterait l’oeuvre d’écrivain : mais celui-ci marche, bizarre et très naturelle pourtant expression entendue hier, des deux pieds, d’un côté son NT2 qui est une sacrée machine de validation, justement, et de l’autre son travail de romancier : prêt à forer le tunnel ensemble, Bertrand ? ).

N’empêche que la situation actuelle semble non pas une mutation dans une figure de continuité, mais de plus en plus une configuration de superposition remplacement : les absents, ce sont effectivement les « auteurs » (y compris ceux que nous connaissons à Québec même...). Et, de façon surprenante, la génération d’après la mienne, ceux nés dans les années 70, qui ont décidé de se replier sur cette constitution symbolique issue de leur diffusion papier, et traitant le web comme une médiation supplémentaire, à charge de leur éditeur (qui peut l’accepter, voir l’atelier de POL). Il y a pourtant, de Chevillard à Toussaint ou à Dickner tellement de postures neuves à inventer, en prise directe avec l’atelier, justement, de l’auteur...

Je recevais il y a quelques jours – pour une enquête du Figaro.fr à laquelle, ô mes 2 facs, je n’ai pas encore pris le temps de répondre comme il faudrait – une question ainsi formulée (à propos de l’utilisation de face book) : L’écriture instantanée, la réaction à chaud, l’exposition de soi sur le net ne menacent-elles pas le travail de l’écrivain ?

A priori, pour nous qui savons le plaisir et l’intérêt esthétique à travailler en prise directe sur le web, il serait possible de prendre avec le sourire une telle question – justement parce qu’on ne se la pose pas. Pourtant, elle pose bien que le mot écrivain – et relire Alain Viala sur la naissance du concept au 17ème siècle – 
y est atteint dans sa valeur symbolique. Et non pratique, si le temps d’écriture quotidien, « à chaud », ou l’exposition au moins épistolaire de Flaubert, Baudelaire, Maupassant, Kafka, Proust, Beckett même constitue bonne antidote à ce qui est perçu comme « menace » (alors que la vraie menace, c’est l’évolution intérieure du système éditorial...). – Mais vous trouvez le temps où ? Justement, ce n’est pas un temps supplémentaire, juste que l’ordinateur me permet que ce temps privé de réflexion et d’échange, qu’on a de toute façon, puisse être immédiatement (et selon les frontières que j’en aurai décidé) lisible et partagé, sans manipulation technique spéciale, sinon le petit bouton là-haut « mettre en ligne »... L’atelier du peintre a toujours été ouvert, même si certains des tableaux sont retournés contre le mur, et sans préjudice des nécessaires heures de travail solitaire du peintre.

Alors oui, regret de cette crispation du côté des auteurs qui ont si longtemps été mes frères et amis dans les aventures papiers, en tout cas leur absence, quand tous les indicateurs évoluent vers une telle fragilité supplémentaire – et que de notre côté rien de plus simple que les aider à s’installer un site. Et pas d’hésitation quand on constate, avec bonheur, que les événements littéraires, lectures, salons, stages, ou les soutiens institutionnels, résidences notamment, s’ouvrent aux auteurs web...

Allez, et j’espère que cela rejoindra d’autres discussions. Passionnante (même si brève, à sa façon de danseur) intervention de Karl / La Grange, à propos de son refus de commentaires sur son site : le web comme publication distribuée : cette réflexion ne pourra valoir qu’articulée avec l’ensemble des autres – et si c’était cela, la plus radicale nouveauté de comment Internet repose la nécessité de littérature ?

 

Et post-scriptum, cette vidéo faite ici à Québec (et, très symboliquement, dans le Studio P de la librairie Pantoute) :

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1ère mise en ligne et dernière modification le 27 février 2010
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