de France Culture comme lieu numérique

le Château de Kafka à écouter sur France Culture, et d’un entretien avec Bruno Patino sur la radio comme lieu numérique


Internet a instillé de l’incertitude sur la société… Juste renvoyer sur deux textes :
 Pierre Assouline à propos d’une adaptation du Château de Kafka, à écouter pendant une semaine sur France Culture : Au seuil du Château avec Franz-Culture
 Bruno Patino, actuel directeur de France Culture mais fondateur de l’édition numérique du Monde : Internet n’est plus une technologie mais un espace social (on se souvient aussi de son rapport il y a 3 ans).

Je les répercute ensemble, parce que le premier me semble illustrer le second, et recouper mes propres pratiques : enregistrer en extérieur, utiliser la neige, la radio n’a pas besoin du numérique pour ça (a-t-elle même besoin de l’extérieur, quand on sait l’étonnant savoir du bruitage dont les studios sont dépositaires ?), mais via le web c’est reproduire, dans notre propre espace et notre temporalité, une expérience de lecture où les voix et le contact direct au monde recoupent à notre convenance notre propre micro-monde. Kafka n’a pas publié son Château, la notion même de livre est donc partiellement validée pour ce monument d’écriture : mais les outils numériques nous donnent le moyen aujourd’hui d’écrire presque directement ainsi, dans la neige et par la voix, et d’en produire ainsi diffusion – même avec nos outils personnels – et ce n’est pas sûr que notre implication littérature y soit perdante. Juste, c’est une façon autre d’écrire, qui n’a jamais été indépendante de ses supports (même les cahiers numérotés de Kafka), et de leur diffusion ou édition.

Pour cet entretien avec Bruno Patino (sur le site du Nouvel Economiste), prendre au sérieux les déplacements de vocabulaire qu’il induit :
 son emploi du verbe désindustrialiser – assez fascinant ce passage sur le Monde appelé à se débarrasser d’une imprimerie ultra-moderne (et qui était même devenue roman avec Bernard Noël : Portrait du monde). Avec le web, pour la presse comme pour le livre, aborder une étape technologique qui n’a pas besoin de produire le passage à un état industriel, et ne saurait transposer la masse industrielle existante [1]...
 l’acte de lire comme séparé du livre, qui longtemps en a été le dépositaire exclusif, ou la médiation obligatoire. Là encore, l’intervention de Bruno Patino comme témoin de cette frontière qui était décisive dans l’ancienne configuration du littéraire : à la presse les tâches de médiation critique, mais qui disparaît d’un double mouvement (en tant que support, en tant que fonction) dans la mutation actuelle. On n’est pas confronté à la disparition d’un support mais à la disparition industrielle de ce support [2].
 déplacement vers les usages : même si le mot usages tend à devenir ces jours-ci la tarte à la crème des papiers sur Internet et que vais tâcher de ne plus l’employer ici, Patino nous donne deux pistes importantes pour penser ce déplacement : l’expérience empirique du consommateur lui-même qui invente une nouvelle pratique, le référencement de l’œuvre, la construction et l’effet de réseaux reliant contenus et utilisateurs, le fait que « chacun contextualise son environnement personnel » [3]. Passage donc à une notion de recomposition singulière des univers de contenus, via cette formulation : « L’esprit carte » est devenu un outil stratégique pour essayer de comprendre comment une information doit parvenir à un destinataire, sans être submergée par l’environnement que fabrique Internet. Et que cela vaut de façon exacte pour la création littéraire, non pas transposition, mais circulation, partage et diffusion : et la chance avant tout que des contenus singuliers puissent trouver, là où les anciennes hiérarchies faisaient obstacle, leur destinataire le plus singulier aussi.

Prendre au sérieux aussi deux formulations de Bruno Patino :
 Deuxième donnée, le numérique explose les business-models de tous les médias ainsi que de l’édition, où le tirage moyen d’un livre est revu constamment à la baisse tout comme son temps de rotation dans les circuits de distribution. Signal d’alerte ? Même plus : l’an passé encore, on nous claironnait la chance que c’était pour le marché du livre d’être stable, ce qui cachait confortablement la dégradation massive de ce qui concernait la création contemporaine [4].
  Il faut concevoir désormais de vivre avec des publics de plus en plus fragmentés. Le comportement moyen n’existe plus. Alors même le web s’en tient le plus souvent à ce modèle du comportement moyen : livres les plus vendus, billets les plus lus, et parler de ce dont tout le monde parle, on le constate jusque dans les outils comme twitter, qui a priori naissent comme résistance et antidote. La notion de public m’est indifférente ici, mais dans cette notion de fragmenté y voir précisément notre chance : développer nos contenus sur le web dans leur plus haute singularité. Avec les tablettes et les abonnements payants, le matériau-site peut lui-même être directement réinterprété comme livre, incluant l’ensemble de ses dimensions sonores ou visuelles.

L’enjeu commun ? Le texte comme vecteur de transaction commerciale a sans doute encore de beaux jours à vivre dans ses deux extrêmes : le marché de niche d’une édition artisanale (tenez, Tarabuste...), et l’industrie sauvage qu’on connaît pour la lecture loisir. Ce qui s’effondre, c’est le milieu, mais les écrivains contemporains c’est là qu’ils étaient [5] Quand le transfert de la propriété matérielle d’un texte n’est plus l’enracinement nécessaire de la transaction commerciale, quelle redéfinition neuve de l’auteur établit le saut radical dans le web ? [6] Combien je vis comme chance radicale – loin avant que nous puissions même en faire salaire ou quoi que ce soit d’économique – d’avoir établi ces premières bases collectives d’une coopérative avec mes amis web. Pour cela aussi, cet entretien avec Bruno Patino aide à dessiner les contours.

Et la joie profonde d’y voir France Culture, qualifiée de lieu numérique (et là aussi, changement sémantique d’importance) garder sa place... [7]

[1En tout cas, pas possible d’imaginer pour l’instant que la seule diffusion numérique puisse porter une maison d’édition petite mais de grande importance symbolique que Verdier, même comptant moins de 10 salaires et encore moins une moyenne de 200 (Le Seuil, Albin), mais renversement possible pour les groupes type Editis ou Hachette – d’où sans doute la guerre civile qu’ils instaurent dans l’intérieur du vieux SNE ? Corollaire sans doute de ce qui se passe avec répartition des revenus déplacée en profondeur, côté musique, par Spotify (ce sont les 2 abonnements mensuels que je paye : lemonde.fr depuis le début en 2002 et Spotify depuis mon arrivée Québec), réorganisant symétriquement les revenus artistiques des musiciens : nous réinventons nos sources de revenu, et l’intervention web y tient déjà sa place, mais le rouage éditeur dans les revenus écrivain se redispose évidemment d’autre façon.

[2La semaine dernière, un réalisateur de France Culture avait très mal pris mon refus de participer à un débat intitulé Le livre numérique va-t-il cannibaliser le livre papier, lui ayant répondu qu’une telle formulation datait d’il y a 3 ans... Me suis encore fait un ami, pas grave (avais répondu depuis ma base 2ndCup de Montréal) : j’espère que leur débat aura fait trace dans ce rendre accessible la complexité et cet inattendu que Bruno Patino met en avant pour notre indispensable chaîne culturelle ! À noter aussi que France Culture n’est pas indemne de ce travers de société – ce qu’il dénonce d’ailleurs comme caricature du journalisme ancienne manière – : la demande d’un entretien par téléphone, sujet à volonté, toujours accompagné de la formule « Ça ne durera pas longtemps, je vous promets », et s’étonner de nos gentilles réponses dilatoires.

[3Bruno Patino n’aborde pas, dans le cadre réduit de cet entretien, le fait que la notion de consommateur n’est pas forcément appropriée à l’espace de la mutation, où le déplacement de lire à un concept de lire-écrire (expression qui figure dans un texte central de Duras, elle n’a pas attendu l’âge web) interdit de réduire le destinataire de l’écrit web à un simple récepteur (au sens radio du terme), même dans le cadre d’une rémunération de l’accès au texte, comme nous le proposons via publie.net. Je le souligne uniquement parce que c’est bien ce qui se passe en partie avec l’iPad, outil génial mais enfermant son possesseur dans un schéma (principal, puisqu’il peut écrire, faire des mails, mettre un texte en ligne) de consommateur du web, là où nos ordinateurs étaient sans cesse un dispositif d’interaction symétrique... Et qu’un des enjeux purement économiques de cette mutation, là où probablement coince le plus les éditeurs traditionnels, c’est justement de se déplacer là où le lecteur n’est pas seulement un consommateur... Est-ce que j’ai jamais consommé France Culture lorsque j’en suis auditeur ? Questions.

[4Bon, pas suffisamment de façon à ce que les auteurs, apparemment, s’en préoccupent ! Mais quand même : temps moyen de présence d’un livre en librairie moins de 6 semaines, et 1,6% des titres représentant 50,4% du chiffre d’affaire.

[5Ça ne va sans doute pas durer : mais les chiffres dont chacun dispose partiellement pour cet effondrement déjà acté des tirages des auteurs contemporains – ceux que nous considérons comme principaux, ou les plus vitaux pour notre écriture – c’est un des points les plus tabous dans le parloir pourtant bien bavard des coulisses de l’édition (50% en 4 ans ?). Ce n’est pas mon rôle que d’aller là, nous on essaye plutôt de diffuser les écrits neufs... Faites vos tests, tout le monde connaît ce site pro qui permet d’accéder à résultats gratuits concernant 5 livres pour les non abonnés.

[6Corollaire : l’importance décisive, pas assez analysée, qu’a eue en Allemagne et en France (en Allemagne encore plus qu’en France, puisque chaque Land avait son propre SFB Drei et sa politique de commande de Hörspiel, voir comment Perec lui-même en a vitalement bénéficié), la commande radio de création dans l’économie des auteurs ? Pour ma part, je le mesure à la chance que j’ai eue de plusieurs commandes pour les Nuits magnétiques d’Alain Veinstein et Laure Adler, et ce que j’y ai appris, puis plus tard la confiance de Laure Adler pour premier feuilleton rock (me souviens même des réactions syndicales, du fait que j’étais seul à raconter, alors qu’on avait soigneusement transféré tout le budget d’heures acteur du feuilleton sur une création à large casting de Myron M.)... Ou les commandes de fiction en 21 minutes de Lucien Attoun, comme mon Quoi faire de son chien mort etc... Jamais les auteurs contemporains n’ont vécu de leurs droits d’auteur. Mais cette part vitale de la commande publique en 10 ans s’est considérablement réorientée. Ce n’est pas une plainte (ai encore pu bénéficier d’une de ces commandes en 2006, pour feuilleton Dylan récemment rediffusé), là aussi juste une question – mais d’importance. Toute une génération d’auteurs a pu construire son travail par cette imbrication vitale de la radio (ou Arte ensuite, de façon moins accentuée) et de ce qui lui permettait de vivre entre deux livres.

[7Petit post-scriptum :
 Bruno Patino évoque la création du site de France-Culture en 2001, pensée pour le minuscule bureau qu’occupait alors Anne Brunel et son stagiaire, et comment on avait passé là plusieurs fois quelques heures à discuter (mon site créé en 1998, j’avais de l’ancienneté !)...
 de la radio comme art de création et non de transposition ou médiation, auquel le numérique donne un vocabulaire supplémentaire : comment ne pas contribuer, à ce phénomène que note aussi Bruno Patino : le week-end, double l’audience web de France Culture. C’est parce que, comme moi, tout le monde écoute ce qui s’est passé pendant la semaine dans Passagers de la nuit de Thomas Baumgartner – intégration dans la même cinétique sonore de fiction, entretien, reportages, matière son...


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1ère mise en ligne et dernière modification le 3 avril 2010
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