Degroote début milieu fin

Le début des pieds, par Ludovic Degroote, extraits


Je l’ai évoqué en parlant il y a pile une semaine, mon premier billet du retour Indre-et-Loire, le petit empilement des services de presse à trier. J’ai plusieurs façons de lire : le livre sur lequel on termine le jour et commence la nuit, j’ai repris le Miroir des Limbes de Malraux, ne saurais pas l’expliquer, mais besoin assez irrationnel lectures qui m’expliquent ce que je fais ici et pourquoi ici – même si le rôle des lives évidemment n’est pas de fournir des réponses.

Et dans les livres de la semaine, il y a aussi celui que je laisse exprès dans la voiture pour les multiples temps de latence que réserve la vie ordinaire, attentes brèves mais suffisamment éclatées. Livre qu’au bout de la semaine on aura lu hors de la géographie d’un lieu de lecture. Le livre de voiture, ce n’est pas une lecture amoindrie, peut-être même le contraire.

Et le premier fut Le début des pieds de Ludovic Degroote. C’est à L’atelier La Feugraie, éditeur artisanal de Basse-Normandie, débrouillez-vous pour le commander, comme avec Tarabuste, qui sera le prochain dans la rubrique, c’est pas le fort question Internet.

Ce n’est pas un livre tendre pour le corps masculin (le titre même). Mais le corps toujours pris dans sa relation vie, l’espace social du dehors, de la ville, des autres, comme structuration même du saut intérieur ou de notre commune angoisse ?

Sur Le début des pieds, lire chronique d’Antoine Emaz dans Poezibao. Pour prolonger vers Ludovic Degroote, le livre par lequel j’ai commencé à le lire : 69 vies de mon père (et que j’aurais fierté à rendre disponible sur publie.net, plutôt que l’abandon où tombent ces ouvrages...).

Photo : repère de navigation spatiale, librairie Le Bateau Livre à Lille.

 

Ludovic Degroote | Le début des pieds (trois extraits)


fragment 1, vers le début

la tranquillité des chutes

ce qui fait mal ce sont les accélérations

conditions intérieures/extérieures de la chute

ce n’est pas parce que nous chutons par le dedans que l’extérieur ne joue pas. Au contraire, sans perturbation extérieure, notre chute serait relativement stable, et nous tomberions sans nous en rendre compte

les malveillances du corps perturbent cette stabilité relative. Nous nous appartenons très peu ; le plus souvent nous croyons être ailleurs

l’épuisement de notre chute s’achève avec l’épuisement de notre corps

sans doute est-ce la chute qui nous décide à ne pas nous taire. Si nous arrêtions de chuter, nous n’aurions plus envie de parler ni d’écrire. En somme nous parlons dans l’espoir de nous taire

si nous arrêtions de chuter, nous perdrions le mouvement, nous deviendrions aussitôt morts par cessation d’activité, la chute c’est la vie, la plupart veulent chuter le plus longtemps possible

si on ne nous avait pas pris dans les bras, nous aurions chuté sur le sol, et nos mères accroupies auraient mis bas car aucun processus naturel de naissance ne mène vers le haut

afin de chuter un vide suffit, dont nous sommes fort heureusement pourvus

il suffit de se pencher dedans

 

fragment 2, vers le milieu

j’étais parti de nos effondrements à l’occasion d’un pas

on voit bien où ça mène

il y a tant d’effondrements en soi qu’on ne quitte rien d’une route sans glisser dans la faille qui vous constitue

des gens parfois commencent à vivre très jeunes

j’en connais qui passent leur vie à escalader leur plaie et quand ils parviennent à sa lèvre la hauteur leur donne un tel vertige qu’ils préfèrent revenir à leur chute ils ne supportent pas leur bord ils ne cicatrisent pas tant qu’ils sont vivants ils ne portent aucune trace de ce qui n’est pas leur blessure ils ont dévoré le monde ils ne regardent même plus la télé

aussi brutal que ce soit c’est ainsi que ça se finit

 

fragment 3, vers la fin

je ferme les yeux pour que le monde ne me voie plus

on ne se retrouve qu’à des moments furtifs

car nous avons une grande facilité à nous abandonner

c’est tellement plus simple de ne pas avoir ça sur le dos alors qu’iol y a déjà de fait le dos à porter

la faille du présent est une faille sans cesse recommencée

c’est une plaie

on me dit mets un pansement ça c’est bien des mots qu’est-ce qu’on fait pour le reste du temps

*

je les regarde par le dehors alors qu’ils me parlent du dedans

ce n’est pas que nous ne soyons pas faits pour nous comprendre

c’est plutôt que nous vivons dans des corps différents

il nous est très difficile de nous entendre sur une logique commune

nous n’avons pas les yeux au même endroit

chacun l’aura compris cela complique naturellement la tâche de l’ensemble

 

© Ludovic Degroote, Le début des pieds, Atelier La Feugraie, 2010.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 5 juillet 2010
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